Louisa CHRISTODOULIDOU
Université de l’Égée, Rhodes, Grèce
« L’ESPACE VÉCU ». LE CAS DE BLANCHE MOLFESSIS/
’Live space’. Blanche Molfessis’s case
Abstract: The narrative of this ”story” is space-timely set in Greece, Cyprus, Paris and Constantinople, before, during and after the civil war. It concerns preposterous events of Blanche Molfessis’ birth, as well as incidents of the own childhood. The narrative place, which concerns us here, is specified by two pivots: the house and the archeological place of Delphi, on the one hand for the former touches upon the personal-private moments and the latter touches upon the collective-national moments, and on the other hand, while there seems to be no organic relation between them, going back to Bachelard and Vernant we are allowed to make certain associations and show the relevance among all these. The literary reconstruction of the house and archeological place attempted by the writer, turns them into archetypal values. The house constitutes a place for her, which is depicted as an ideal setting with a striking semantic weight for her opening “conversation” with her parents’ birthplace. With her youth’s initiating and archetypal trip to Delphi, a union is achieved with the Primitive womb, the Omphalus of Earth, marked by the rebaptism in the water of the Castalia Spring, finding an outlet for her internal concerns and quests. The narrator’s textual world in her book, L’arme aux yeux, evolves in such a way that it manifests the significance of the place. The sensation of this particular space is strikingly depicted as a symbolic place. Sketching the place, the writer also traces her own internal itinerary, which constitutes a topography of her own internal being in the quest of her own identity.
Keywords: Cypriot literature, Blanche Molfessis, the quest of identity, rebirth
Notre propos est de nous pencher sur la Poétique de l’espace, telle qu’elle se manifeste dans le livre de Blanche Molfessis, intitulé L’arme aux yeux – un titre sémantiquement ambivalent – de mettre en lumière les dimensions que celle-ci prête aux termes : lieu, espace, maison, espace archéologique, espace intérieur et extérieur et de montrer comment l’espace passe de la dimension du prosaïque à celle de l’essence et de l’« espace vécu ».
Ce que l’auteur (narrateur omniscient à la première personne mais souvent aussi à la troisième personne), entreprend de recréer de façon originale, dans ce roman, ce sont principalement ses années d’enfance et de jeunesse, et tout particulièrement ses étés en Grèce. Parallèlement, elle s’efforcera de trouver ses racines à travers le méta-récit d’une période importante, qu’elle-même n’a pas vécue mais qui a déterminé et marqué la vie des siens et, partant, la sienne, dans la mesure où leur action durant la guerre civile les a contraints à élire une autre patrie, où Blanche Molfessis est née. Le récit est fait par une adulte, avec une distance relativement grande par rapport au présent de l’histoire narrée et par conséquent le temps de l’histoire et celui du récit ne s’identifient pas[1]. À travers une re-narration de l’Histoire, qui passe par une investigation personnelle, par la consignation des documents historiques, des souvenirs sporadiques de Kalli[2], mais également à travers un récit de sa propre enfance, l’auteur entreprend un voyage dans le temps et l’espace afin de se (re)composer une identité. Il est clair qu’elle consigne ici une expérience vécue puisque le roman est encadré par des faits réels. Quant aux personnages qui sont impliqués dans cette affabulation historique, ils sont bien réels, eux aussi. Ajoutons que le récit recèle des formes contradictoires qui sont toutefois agencées de façon fort ingénieuse, ce qui les rend recevables : il passe d’images de type surréaliste à des images réalistes, du concret à l’abstrait, de la tradition à la modernité.
Dans la présente étude, nous centrerons essentiellement notre attention sur ce qui a trait à la narratrice, en tant qu’héroïne, personnage principal et à son vécu personnel, toujours en relation avec l’espace. Étant convaincue que l’espace participe activement à la formation de la personnalité et qu’il caractérise la nature humaine, nous verrons comment la structure narrative s’articule par rapport à l’espace[3].
Au fil d’un récit éclaté, les événements sont transcrits à la façon dont une conscience enfantine et adolescente les a consignés dans sa mémoire. Le petit problème qui apparaît dans le traitement de l’espace et du temps – dans la mesure où il est fait état de déplacements géographiques sans qu’il y ait d’unification temporelle et où, au contraire, on observe de fréquents anachronismes – est surmonté car l’auteur précise très souvent le lieu et le temps de l’action. Dans le récit des événements, on perçoit donc un certain nombre de ruptures temporelles. Les retours dans le temps nous confortent dans l’idée que les panneaux indicateurs de la mémoire remodèlent le temps et l’espace, du point de vue de l’adulte- narrateur, certes, mais dans la perspective de la mémoire enfantine qui les a reçus et consignés. L’intrigue ne se développe pas selon un ordre chronologique pas plus qu’elle ne rend compte de relations de cause à effet et il est « difficile de comprendre pourquoi c’est telle image et pas telle autre qui s’est inscrite dans une mémoire enfantine. Pourquoi c’est tel incident plutôt qu’un autre qui marque un enfant » (Kiossè, 1996 : 37). Il est donc tout naturel que la mémoire procède par digressions, dans la mesure où le récit, dans son intégralité, repose aussi sur la mémoire d’autres personnes, s’agissant des événements antérieurs à la naissance de l’auteur : du point de vue de l’état-civil, en effet, Molfessis n’appartient pas à la génération de la guerre civile ni à celle de l’Occupation allemande. Le récit est marqué par un mouvement ininterrompu, une alternance des personnages : ce sont essentiellement les personnes de son entourage immédiat et les figures qui gravitent autour d’eux qui contribuent à faire progresser l’intrigue, les présences – références les plus stables étant celles de la tante Kalli et la grand-mère Maroula. Kalli est le personnage auquel la narratrice extorquera les informations les plus importantes qui constitueront le ferment même de ce livre. Quant à la grand-mère Maroula, elle fonctionne à la manière d’un catalyseur-refuge, puisque c’est elle qui aidera sa petite-fille dans sa quête et la conduira vers l’identification avec le lieu et vers son choix ultime; c’est donc sur ce personnage que se focalisera principalement notre attention.
Ta parole, Maroula, est un petit train d’or dans l’obscurité. La chambre est violette et hantée. Je veux grandir et te rejoindre. Ta bouche baptise et apaise. Tu te tiens sur le seuil éclairé et, une à une, les images obscures s’auréolent de lumière. Et tu te fraies un chemin de clarté à travers l’opacité de mon être, inopinément hissé sur les berges de l’existence, encore ruisselant, encore souillé de son long voyage à travers la matière.
Tu guidais mes gestes, des ébauches de gestes, et tu leur enseignais à croître dans l’espace et à se différencier. Tu guidais mes cris de ta voix et leur montrais le chemin vers la parole. (L’arme aux yeux : 19)
Un sentiment de nationalité caractérise l’écriture de Molfessis, dans la mesure où l’action qui se réfère à l’« espace vécu » de la narratrice se joue dans des lieux bien réels, en Grèce principalement (Athènes, Delphes), et dans une moindre mesure à Paris. Nous nous pencherons sur ces lieux[4] pour mettre en lumière la symbolique qui s’y attache en relation avec la narratrice. Nous nous efforcerons de montrer que l’espace qui a trait à l’« espace vécu » de la maison d’Athènes est directement impliqué dans la quête de l’identité nationale de l’auteur, alors que l’espace archéologique de Delphes répond à la quête de son identité aussi bien culturelle que nationale. Lutwack écrit que « l’espace fait irruption en littérature de deux manières, en tant qu’idée et en tant que forme : en tant qu’attitude, par rapport aux lieux et aux catégories de lieux que l’auteur choisit en puisant dans ses réserves sociales et spirituelles et dans ses expériences personnelles ; et en tant que matériau pour les formes qu’il utilise afin de restituer les faits, les caractères et sa thématique » (Lutwack, 1984: 12) ; ainsi, le lieu d’origine impose-t-il l’horizon national de l’auteur, en tant que symbole et porteur d’idées, en tant qu’élément signifiant dans la quête du national.
Notre approche s’articulera autour de deux axes. À un premier niveau, nous nous attacherons à la maison en tant qu’espace du bien vivre, et l’approche de l’espace s’effectuera sous l’angle de « l’espace heureux » ; à un second niveau, nous nous centrerons sur l’espace-monument avec ses prolongements culturels. Bachelard écrit : « Nous voulons examiner, en effet, des images bien simples, les images de l’espace heureux. Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses ; des espaces aimés. Pour des raisons souvent très diverses et avec les différences que comportent les nuances poétiques, ce sont des espaces louangés. À leur valeur de protection qui peut être positive, s’attachent aussi des valeurs imaginées, et ces valeurs sont bientôt des valeurs dominantes. L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination. En particulier, presque toujours il attire. Il concentre de l’être à l’intérieur des limites qui protègent. Le jeu de l’extérieur et de l’intimité n’est pas, dans le règne des images, un jeu équilibré » (Bachelard, 2001: 17).
Parallèlement, nous nous intéressons à l’espace intérieur et extérieur, celui qui est au-dedans ou au-dehors de la maison ou du site archéologique, l’espace matériel et animé (maison-famille : espace personnel-familial) et spirituel (Delphes : Nombril de la Terre-Centre du Monde-universalité, esprit, intellect). D’où l’émergence d’axes antithétiques : contemporain v/s antique, espace privé v/s espace public qui renvoient au « personnel v/s collectif » (Boukalas, 1996 : 10).
La maison, tout autant que le site archéologique, sont des lieux fabriqués. La maison représente la modernité, elle constitue l’espace de l’époque actuelle et exprime le présent. Le monument représente la diachronie mais également l’archaïque et l’archétypal, il constitue l’espace de l’époque antique et exprime à la fois le passé et la diachronie.
Maison
On pourrait dire que, dans la mesure où l’espace narratif reflète la réalité, son esthétique et son rôle idéologique constituent le nœud même du roman. L’espace, et principalement la maison, dans le récit de Molfessis en forme d’affabulation historique, fonctionnent comme un axe essentiel de la mise en scène, qui est obstinément mis en avant ; l’auteur s’y réfère de façon systématique (on relève 80 occurrences du mot maison). Ce qui nous invite à le lire comme un symbole. Du reste, le paragraphe sur lequel s’ouvre le livre ne fait qu’accentuer l’importance qui est accordée au lieu : la maison se profile au premier plan ; c’est sur elle que s’ouvre la narration. L’identité de l’espace est définie d’emblée :
Une maison de pierre classique et droite avec une allée de gravier et, au bout, une grille de fer. (L’arme aux yeux : 15)
C’est précisément le paragraphe cité ci-dessous qui a suscité la présente étude :
Maroula pousse la porte entrouverte, je vois luire les pièces pleines de soleil. Maroula, mon autre grand-mère. Elle vient à nous du fond de la maison, du cœur même des choses. (L’arme aux yeux : 18)
La maison génère des sentiments de sécurité et de certitude, elle fonctionne à la façon d’un refuge, d’un espace où l’on court se mettre à l’abri[5], elle s’apparente à la chaude étreinte de deux bras et inonde la narratrice d’une tiédeur réconfortante. Elle constitue sa référence stable, c’est l’espace vital, celui qui auto-définit l’individu. « Examinée dans les horizons théoriques les plus divers, il semble que l’image de la maison devienne la topographie de notre être intime » (Bachelard, 2001 : 18). Parallèlement, c’est dans la maison que se trame le tissu familial, « la maison constitue un locus amοenus familial » (Kastrinaki, 2004 : 457). Elle raffermit les liens avec les personnes et, étant donné que les êtres chers à l’auteur sont liés à la maison, cet espace l’enchante et revêt des dimensions mythiques. C’est principalement au-dedans de cet espace que la narratrice vivra des instants uniques et bouleversants, en essayant de dévider la pelote des souvenirs de Kalli ou encore en compagnie de la figure aimée de Maroula qui règne, discrètement, sur lui. Aussi assiste-t-on à l’émergence d’un lien intense et puissant avec la maison, qui constitue pour la narratrice un espace idéal. Elle se souvient de grand-mère Maroula :
dans une de ces pièces claires et calmes, qui te ressemblent[6], un vaste espace où engranger ta moisson éparse, les meubles et les enfants disséminés.
Une de ces belles maisons familiales et rangées, carrées ou légèrement arrondies en un vestige d’élégance provinciale, qui, sur les photos suivantes, ont l’air si tendre et triste, comme blessées dans leur amour – propre et pleines de cicatrices. Les stores en bois se déroulent brutalement. Elles semblent petites, trapues, mais dès qu’on y entre, tout l’or du jour se déverse des fenêtres.
Quand donc ai-je habité une maison semblable ? Il y a un demi-sous-sol en pente sur la dénivellation de la rue, une courette aveugle à côté, où pousse un arbre malade, et, sur un flanc, à califourchon sur le vide, les nervures de l’escalier de service en colimaçon, une fuite de triangles métalliques dans le ciel. La façade est ocre, ou bien d’un marron doux, toute ouatée de poussière et criblée d’anciennes balles, pointillé léger près des portes et des fenêtres, cratères larges et réguliers sous le bord de la terrasse… (L’arme aux yeux : 88-89)
La narratrice nous introduit au cœur des événements à la faveur d’une image poétique, qui n’a rien de conventionnel et qui, à notre sens, se rapproche de l’« écriture automatique » des surréalistes[7]. C’est une image allégorique ; on a l’impression qu’elle la vit sur un mode onirique, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire ou l’illusion. Elle vit une expérience étrange, à travers la rêverie[8], sans laisser transparaître si ce qu’elle décrit se passe dans son sommeil ou à l’état de veille. « L’imagination grave [les vraies images] dans notre mémoire. Elles approfondissent des souvenirs vécus, elles déplacent des souvenirs vécus pour devenir des souvenirs de l’imagination. […] Les grandes images ont à la fois une histoire et une préhistoire. Elles sont toujours à la fois souvenir et légende. On ne vit jamais l’image en première instance. Toute grande image a un fond onirique insondable et c’est sur ce fond onirique que le passé personnel met des couleurs particulières » (Bachelard, 2001 : 46-47). La demeure de la mémoire, « l’espace vécu », est transmué en une image surréaliste, de façon à permettre un dépassement de la réalité et à établir un lien avec la face cachée des choses. Ici, le dynamisme de l’imagination invente une image surréelle et énigmatique[9] qui, toutefois, est « oniriquement valable » (Bachelard, 2001 : 143).
Je me suis perdue sur la plage. Tout le monde est parti. Je voudrais rentrer chez moi mais le sentier que j’avais pris à travers la falaise n’est plus là. J’escalade les dunes, je glisse, je retombe.
Le jour s’éteint. Le sable prend la teinte du coquillage, le coquillage celle de la craie. La mer devient transparente, avec des vagues froides bordées de noir. Le ciel pâlit et, par le trou du soleil, se vide de toute sa couleur.
Soudain, surgis de nulle part, apparaissent des dindons. Je les regarde qui piétinent maladroitement, tout gonflés et cuirassés, avec des reflets bleus et verts, d’un bleu-vert chatoyant, d’un bleu-vert pharaonique, si poignant, si nostalgique que je m’élance pour les rattraper, ces guerriers multicolores, ces sérieux histrions, avec leurs jupons métalliques et leur tête coiffée d’excroissances, ses langues, ses lanières, ses lobes tout rouges qui pendent comme des bijoux de chair.
Et au milieu du silence, ils éclatent tous ensemble d’un long sanglot de rire, s’éparpillent et se regroupent, me considèrent parfois d’un oeil attristé à la hauteur du mien, d’un œil presque chagrin, et se détournent avec dédain.
Puis le troupeau se replie miraculeusement en éventail et se glisse en gloussant à travers une brèche. Je les suis en courant. De loin, j’aperçois ma maison (L’arme aux yeux : 15-16).
À travers l’expérience d’une pareille épreuve, se fait jour la sensation douloureuse qu’a la narratrice de la perte de l’espace qui, en l’occurrence, s’identifie à la maison. Elle condense l’errance dans le lieu-espace, l’errance de l’esprit, du cœur et de la mémoire. L’auteur se sent prise au piège, coincée, et cherche obstinément à se sortir de là. La perplexité première se mue en inquiétude et en effroi devant l’inconnu, l’insolite qui la cernent. À travers des tentatives désespérées qui se soldent par un échec, c’est la nostalgie de l’espace qui est suggérée. Au début, la reconquête de la maison ne semble pas possible. La solution-retournement de situation proviendra du monde naturel qui lui apporte son concours. Étant donné que l’homme se révèle incapable de s’orienter ou de se réorienter, les oiseaux interviennent. Ici, le rôle attribué aux oiseaux est celui d’un intercesseur qui facilite l’accès à la maison. Les oiseaux, investis de la fonction d’« aides-auxiliaires » (Propp, 1970 : 96), volent au secours de la narratrice qui cherche à retrouver le sentier[10] menant jusqu’à sa maison. Il y a là, de toute évidence, une allusion à l’action positive de la nature. La narratrice cherche des échappatoires, un chemin qui la ramènera à la maison et revendique la redécouverte-retour, fût-ce avec les instruments de l’imagination et du rêve. Rappelons ici le poète Kyriakos Haralambidis qui écrit avec bonheur : « Les Grecs disent avec raison qu’ils n’ont aucun sens/ de la géographie – mais pas les oiseaux » (« Vase de style libre », Famagouste régnante, Hermès, 1982). Au bout du compte, l’espace, d’inconnu qu’il était, devient connu, et d’insolite familier, au point que c’est lui qui apporte à la narratrice sécurité et sérénité. La maison peut bien « se perdre » pour un moment, que ce soit pour cause de décrépitude ou suite à un déplacement-déménagement, elle ne perd pas pour autant sa valeur diachronique, surtout lorsqu’elle est sémantiquement chargée, et tant que le maillon de la mémoire est là pour nous relier à elle, elle « existe en soi » au-dedans de nous. Ainsi, l’image de l’espace existant s’imprime-t-elle, avec ses caractéristiques conventionnelles, à partir de sensations, mais elle peut coexister avec l’image que nous en avons dans l’esprit et le cœur, cette image que produit notre imagination, lui donnant ainsi des prolongements magiques et surnaturels. De plus, « non seulement nos souvenirs, mais nos oublis sont ‘logés’. Notre inconscient est ‘logé’. Notre âme est une demeure. Et en nous souvenant des ‘maisons’, des ‘chambres’, nous apprenons à ‘demeurer’ en nous-mêmes » (Bachelard, 2001 : 19).
La perte provisoire de l’orientation, s’agissant du retour de la narratrice dans sa maison (situation d’impasse), renvoie sémantiquement à l’autre impasse que constitue la double identité linguistique et nationale de Blanche Molfessis (parler grec ou français, être Grecque ou Française ?), à ses désirs conflictuels, à ses identités conflictuelles. La tentative de la narratrice pour retrouver l’orientation de la maison est mise en parallèle avec l’effort qu’elle déploie pour élucider dans quelle direction elle doit se tourner : quelle identité elle doit « adopter » au bout du compte. Et cette démarche est due, dans une large mesure, à la confusion des sentiments et à la difficulté de faire un choix final-définitif. C’est la lutte entre deux identités qui correspondent à deux lieux chers à son cœur : le pays natal de ses parents, où à chacune de ses visites, l’attendent des personnes adorées, et son propre pays natal, le lieu où elle a appris à parler et à écrire, où elle est allée à l’école, où elle a noué ses premières amitiés. Deux mondes différents qui hantent sa pensée et sa mémoire. La redécouverte de la maison préfigure aussi le choix final de l’auteur qui, pour des raisons d’ordre sentimental, « penche » davantage vers son origine grecque, vers le pays natal de ses parents. Elle identifie la maison – lieu à une patrie. Elle ne veut pas continuer à être « un visiteur de passage » (L’arme aux yeux : 36). Elle ne veut plus que la Grèce soit pour elle une patrie mentale, elle aspire à ce qu’elle devienne sa patrie tangible. C’est à ce pays qu’elle désire appartenir corps et âme[11] et c’est là qu’elle reviendra pour s’installer définitivement.
Un autre élément mérite d’être signalé ici : le récit, invoquant la dialectique du dedans et du dehors, s’ouvre sur une porte close[12] (dehors), une grille fermée et s’achève sur l’ouverture d’une porte (dedans) :
Je ne me souviens plus si j’attends quelqu’un ou si, au contraire, je viens de dire adieu, mais je suis à la porte, le front contre la grille, et j’ai le cœur serré (L’arme aux yeux : 15).
La narratrice transcrit ici un sentiment de peur qui se traduit dans la formule « le cœur serré ». Sans doute fait-elle ici allusion à la mort de la grand-mère Maroula : « je viens de dire adieu ». Il semble bien, en effet, que ce « quelqu’un » s’identifie à la personne de la grand-mère dont le retour s’avèrera toutefois possible en définitive. Molfessis terminera son récit sur l’évocation d’une scène qui lui est chère et qu’elle a déjà vécue. Rouvrant la porte dans un geste résolu, la grand-mère Maroula, l’invisible héroïne du livre, cette présence discrète qui en habite les pages, « reviendra » ; leurs parcours se recoupent. Cette fin, qui constitue une trouvaille, marque parallèlement un nouveau commencement. Revenue dans les rêves de l’auteur ou sous forme de vision, la grand-mère continuera à lui raconter des histoires « et ce seront les récits les plus beaux, les plus magiques, qui empliront de joie et d’admiration l’heure des contes, l’heure où les enfants vont se coucher » (Iliou, 1996 : 40).
Je sentais ce nœud qui me chatouillait la gorge, un nid de brindilles. Et puis celles-ci commençaient à croître, à courir, m’entraînant avec elles dans un autrefois inconnu, bienheureux et amer.
Je me mettais à pleurer sans bruit, pour ne pas réveiller Mihalis. Quelques instants après, la porte s’ouvrait : Maroula se tenait sur le seuil éclairé. Elle se frayait doucement un chemin de clarté dans la pièce et restait, le visage obscur, à m’épier.
Elle s’assoit, et sous son poids, lest béni, le lit interrompt aussitôt sa dérive. Elle allume la lampe de chevet. Elle halète légèrement, comme lorsqu’on cherche quelque chose. C’est sa voix qu’elle cherche, de toutes ses voix, la plus basse possible. Je commence à sourire, je connais la suite… Les images arrivent, dans un souffle, un courant d’air. Les voici qui tournent maintenant autour de la lampe, papillons de nuit aux ailes couvertes d’or, de cendre et de poussière. (L’arme aux yeux : 151)
Si effectivement les choses se passent ainsi, le récit s’ouvre et se clôt pareillement sur Maroula, même si dans l’introduction, il n’est fait référence à elle que sur un mode allusif. Nous sommes donc en présence d’un récit cyclique. Ce pourrait bien être une façon de signifier la sortie du lieu natal de la narratrice qui réussit son entrée dans le lieu d’origine. Ce mouvement de sortie-entrée est le signe d’un lent accomplissement et d’une maturation. Réa Galanaki écrit : « Ce mouvement de sortie constitue peut-être, du moins pour certains écrivains ou intellectuels, un élément structurel de leur maturité créatrice, un ‘stade littéraire du miroir’. Il suffit de ne pas perdre de vue que la sortie de l’auteur de son moi, du temps et de l’espace constitue un masque choisi, son déguisement créatif institutionnalisé, une arme souvent indispensable au cours de ses quêtes mentales » (Galanaki, 2000 : 12).
Site archéologique – Delphes
En refaisant dans sa mémoire le voyage à Delphes, l’auteur montre qu’elle n’ignore pas l’antiquité et, qui plus est, qu’elle invoque un espace loué[13] à maintes reprises par la littérature. Le code de lecture auquel elle a recours restitue le site archéologique avec tout le contexte qui s’y attache et à travers lequel elle se forge son propre mythe[14]. Jouant des associations qui s’y attachent et au gré des « lectures » parallèles qu’elle entreprend, elle est amenée à se construire une mythologie personnelle[15], dont le symbolisme archétypal n’est pas absent. Delphes, dont le code culturel est reconnaissable, est un lieu sacré, qui se prête à merveille à la mobilisation de la patrie, car c’est un lieu-paysage dont émanent la sacralité, le mysticisme, la spiritualité, l’harmonie, la mesure et la culture. De plus, la référence au personnage de la Pythie renferme une notion de mystère. L’espace de Delphes, en tout état de cause, exhale un mystère qui devient un champ de connotations. Faisant valoir le mythe de la Pythie, l’auteur est conduite à une quête intérieure. Ici, sa trouvaille consiste à identifier Kalli à la Pythie, ce qui constitue une tentative de vivre le passé des siens à la façon d’un présent, en invoquant parallèlement leur passé culturel, leur patrimoine culturel qu’au titre de descendante directe elle revendique de plein droit, en cherchant la rédemption que lui apportera le choix définitif. Dans le même temps, elle s’efforce, en évoquant Delphes, de mettre en valeur caractéristiques spécifiques qui s’y attachent et sont reconnaissables; or, ce sont précisément celles vers lesquelles l’Occident s’est tourné depuis le XVIIIe siècle pour les admirer[16].
Delphes n’est pas seulement un centre cultuel de l’antiquité, ni simplement un paysage naturel de toute beauté qui constituerait pour l’auteur-narratrice une représentation du beau et un échantillon de la culture, le vestige d’un héritage antique ; Delphes n’est pas mentionnée comme une sorte de parenthèse, destinée à enjoliver son récit, pas plus qu’elle ne contribue à faire progresser l’intrigue en elle-même ; la symbolique dont est investie Delphes en tant qu’espace – une double symbolique du reste : culturelle[17] et nationale (dans la mesure où elle constitue un lieu de mémoire collective) – l’aide à dégager et à prendre conscience de questions[18] et de paramètres plus essentiels. L’espace archéologique de Delphes constitue un cadre scénique, comme la maison du reste, mais un espace scénique qui encadre la volonté de la narratrice de se mettre en quête de son identité et de la découvrir. Le site archéologique représente, par synecdoque, une quête du primitif et de l’archaïque. L’auteur vit le passé comme un « retour » personnel à ses racines.
Delphes : […] Des blocs de marbre dessinaient sur le sol quelque chose d’inintelligible, et je cherchais pourtant à comprendre car on m’avait expliqué, tout au long du voyage, qu’on allait voir le nombril du monde.
Et on me le montra. Mais au lieu de l’omphalos, cette grosse pierre ovoïde, je vis, je m’en souviens parfaitement, sa réplique négative, un trou creusé en forme d’obus, et, tout au fond, une crevasse avec de la fumée. À l’intérieur de cette crevasse habitait la Pythie. Sa présence reste dans mon souvenir sans laisser d’image, car, justement, elle ne devait pas apparaître, la lumière ne devait pas la toucher, caillou de chair, motte d’argile humaine dissimulée par la fumée, respirant au fond de cette crevasse miraculeuse qui faisait que la terre, invisible, se séparait d’elle-même en un effrayant mystère.
Puis nous nous sommes rafraîchis à la source Castalie, un peu plus loin, entourée de feuillages ; Castalie, une eau sacrée, et je me souviens bien des doigts froids de la nymphe sur mes mains.
La Pythie fume. Recroquevillée sur un rocher. À ses pieds, des mégots écrasés. Ce n’est pas un rocher, mais l’omphalos sorti de la terre où il s’était enfoncé. (L’arme aux yeux : 25-26)
Se trouvant à Delphes, Molfessis a le sentiment de se fondre avec le monde antique, mythifié ou idéal, et avec le passé collectif afin que lui soit révélée son identité. Par delà le fait que le site s’inscrit dans une « géographie sacralisée » (Lekkas, 2001: 233), la référence à Delphes n’est, par conséquent, pas fortuite, mais, à l’inverse, renferme des allusions polysémiques et fonctionne comme un prétexte, l’objectif étant d’enchâsser ses désirs plus profonds, ses rêves et ses attentes. En invoquant le site de Delphes en tant que symbole et en appariant sur un mode allusif les représentations métaphoriques auxquelles il a donné lieu avec les prolongements maternels et les associations que nous connaissons depuis l’antiquité, elle offre un exutoire à ses inquiétudes. Chacun sait que Delphes est considérée comme le Centre du Monde, le Nombril (Omphalos) de la Terre. Aussi pouvons-nous, à la faveur d’un jeu de mots, rattacher cet espace au cordon ombilical mais aussi avec l’Hestia = maison, l’archétype de la mère. À travers une hypothèse en apparence poussée à l’extrême, nous osons établir un rapprochement entre la maison (Hestia-oikos) et Delphes, en renvoyant à l’archétype de la maternité, qui constitue un élément fondamental du dialogue qui s’instaure entre maison et site archéologique. Bachelard écrit : « En parlant de la maternité de la maison dans notre livre : La terre et les rêveries du repos, nous avions cité ces deux vers immenses de Milosz où s’unissent les images de la Mère et de la Maison : je dis ma Mère. Et c’est à nous que je pense, ô Maison ! Maison des beaux étés obscurs de mon enfance (Mélancolie) ». (Bachelard, 2001: 57)
Jean-Pierre Vernant, pour sa part, note avec bonheur : « face à l’image de l’homme agent exclusif de l’œuvre génératrice, l’image non moins puissante de la femme, véritable source de vie où s’alimente la fécondité des ‘maisons’. La déesse du foyer, suivant les cas, est susceptible de justifier aussi bien l’une que l’autre de ces deux images opposés. […] Cet aspect ‘maternel’ d’Hestia renforce encore l’analogie, que nous avons déjà signalée, entre le foyer rond et cet autre objet symbolique, lui aussi de forme circulaire et à valeur de centre, qu’est l’omphalos. Sur certaines représentations, Hestia est figurée assise, non sur son autel domestique, mais sur un omphalos. On sait que l’omphalos de Delphes passait pour le siège d’Hestia. À l’époque historique, on pourra appeler l’autel du Foyer commun, de l’Hestia koinè, établi au centre de la ville, l’omphalos de cité. Renflement du sol ou pierre ovoïde, l’omphalos, qui a rapport avec la Terre et qui parfois est qualifié de Gé, représente tout à la fois un point central, un tombeau, un réservoir d’âmes et de vie. […] De plus l’omphalos désigne, en dehors du nombril, le cordon ombilical qui rattache l’enfant à sa mère, comme la tige relie la plante à la terre qui l’a nourrie. On comprend que les médecins grecs aient vu dans l’omphalos une racine, la racine du ventre, et que Philolaos, le pythagoricien du Ve siècle, en ait fait, chez l’homme, le principe de l’enracinement. Enracinement d’une génération dans la génération précédente, mais aussi enracinement du rejeton humain dans la terre de la maison paternelle. […] Corrélativement, l’autel rond du foyer, symbole de l’espace clos de la maison, peut évoquer le ventre féminin, réservoir de vie et d’enfants. […] Comme l’omphalos – et contrairement à l’Hermès quadrangulaire – le foyer d’Hestia est rond. On a toute raison de penser que le cercle caractérise en Grèce les puissances à la fois chthoniennes et féminines, qui se rattachent à l’image de la Terre-Mère, enfermant dans son sein les morts, les générations humaines et les croissances végétales » (Vernant, 1996 : 178-180).
La maison et le monument archéologique, par synecdoque, désignent les espaces-lieux qui condensent les « représentations métaphoriques de la nation et de son espace [lesquels] doivent être vus précisément dans cette perspective : en tant que codifications symboliques de la référence territoriale [lorsque] l’espace national apparaît comme ‘bateau’, ‘foyer’ (‘hestia’), ‘mère’, ‘chair’, ‘corps’ de l’âme de la nation. Et la matérialité de l’espace est partout utilisée pour enchâsser l’idée abstraite d’une entité diachronique – la communauté mentale de la nation soi-disant très ancienne, qui est perçue comme quelque chose de vivant et qui a vu le jour il y a fort longtemps » (Lekkas, 2001 : 230-231). Il s’agit de métaphores « qui transforment magiquement ce qui est prosaïquement tangible en un fantôme à forte charge affective : qui transforment, par exemple, ce qu’un tiers voit seulement comme un territoire habité par une nation en mère patrie, en foyer paternel, en terre des ancêtres, en cette terre sacrée, en un lieu où nos pères sont morts, en terre natale, en berceau de la nation et, plus souvent encore, en demeure – la demeure des nôtres » (Connor, 1994 : 205).
L’espace, et principalement l’espace vécu, devient pour l’auteur un prétexte pour nous conduire dans un hinterland, aussi bien le sien – principalement celui qui concerne la quête et la découverte de son identité – que celui des siens. Avec un art de la mise en scène consommé, l’auteur élargit les fonctions du lieu, à travers ses métamorphoses. Les approches et les représentations qu’elle nous en donne aident la narratrice à « dépasser ses limites » et contribuent au décodage des paramètres idéologiques. L’espace, ici, joue un rôle majeur, et est investi d’une fonction signifiante, puisqu’il est directement et activement lié à l’héroïne mais qu’il supporte aussi l’essence plus profonde des choses. La maison, tout comme le site archéologique de Delphes, ont été choisis à dessein : la maison, pour être mise en exergue comme « espace heureux » et maison-patrie, et Delphes, en tant que berceau national et culturel et centre du monde, puisque « le nom de ‘nombril de la Terre’ qu’ont donné à Delphes nos pères spirituels n’est pas une simple formule archéologique. C’est une vérité incontestable désormais que ce centre inoubliable a représenté, des siècles durant, la tentative la plus tenace et la plus sublime pour faire cesser l’anarchie et les désordres de son époque et apporter l’union suprême » (Sikélianos, 1980 : 441). Parallèlement, la narratrice, entreprend de traiter sa matière à travers l’imaginaire et la rêverie. La signification du lieu, à travers la recréation du pays natal de ses parents et le fonctionnement du paysage qu’elle peint, se révèle progressivement à Molfessis au travers de choses simples mais essentielles. C’est ainsi que la conscience individuelle et l’identité de l’auteur se forgent et se constituent. Son projet d’écriture qui visait à réaliser un « voyage » enchanteur dans le temps et l’espace, à travers le souvenir et le vécu, a réussi, de toute évidence. La voici désormais réconciliée avec elle-même, après avoir reconquis ses racines.
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NOTES
[1] La dimension qui est accordée au présent grammatical n’est pas celle du présent. Le présent historique est souvent utilisé au lieu d’un temps du passé. Mais cela n’invalide pas le fait que l’histoire se joue dans un temps antérieur à celui du récit.
[3] « Une approche topographique peut éclairer les parcours souterrains qui relient la géographie réelle à la géographie symbolique, explorer les modalités selon lesquelles le lieu s’inscrit dans le texte, de façon à se transformer en un lieu de la littérature. Mais à l’inverse aussi, montrer que la mythification d’un lieu par la littérature devient un élément de l’identité culturelle et de son récit. » (Karayiannis, 2001: 17-19)
[4] Un autre paramètre important dans la géographie littéraire de Molfessis est l’île, en tant que lieu d’exil. Toutefois, nous ne nous pencherons pas sur cet aspect dans la présente étude, dans la mesure où l’auteur ne l’a pas elle-même personnellement vécu, en tant que tel, n’a pas connu cette expérience.
[5] La maison ne sera pas toujours, bien sûr, un espace-refuge ni un endroit sûr pour certains des héros. Elle peut même s’avérer un espace dangereux, comme la maison de l’oncle a bien failli le devenir pour Kalli lorsqu’elle s’y est réfugiée pour y chercher son aide (L’arme aux yeux, p. 109), et pour certains rebelles malchanceux que leurs propres mères ont jetés à la porte de la maison. (Id., p. 128).
[7] Très souvent dans ce livre, nous rencontrons des images de ce type qui renvoient à l’« écriture automatique ».
[8] « La psychanalyse est plus apte à étudier les rêves que la rêverie. La phénoménologie de la rêverie peut démêler le complexe de mémoire et d’imagination. Elle se rend nécessairement sensible aux différenciations du symbole. La rêverie poétique, créatrice de symboles, donne à notre intimité une activité polysymbolique. Et les souvenirs s’affinent. La maison onirique, dans la rêverie, prend une sensibilité extrême. » (Bachelard, 2001: 42)
[9] Peut-être parce que, pendant les trois années et pendant les étés où elle a vécu à Athènes, « elle consigne la réalité sociale telle que l’ont perçue ses yeux d’enfant ; une réalité qui ne lui était pas amicale ou familière mais qui demeurait inexpliquée et énigmatique » (Kounenaki, 1996: 5).
[10] Le sentier est un autre mot-clé dans la mythologie littéraire de l’auteur. Elle l’emploie souvent tant au sens propre que métaphorique. L’auteur parle de sentiers cachés et visibles, de « chemins de terre », de « sentiers » ; elle évoque encore « un sentier mystérieux », « le sentier qui n’est plus là », ou encore « un chemin de clarté » que fraie la grand-mère Maroula. Bachelard écrit : « Et quel bel objet dynamique qu’un sentier ! Comme ils restent précis pour la conscience musculaire les sentiers familiers de la colline ! Quand je revis dynamiquement le chemin qui ‘gravissait’ la colline, je suis bien sûr que le chemin lui-même avait des muscles, des contre-muscles. » (Bachelard, 2001: 29-30)
[11] Et, de fait, Molfessis a finalement choisi de s’installer en Grèce, après avoir vécu pendant plusieurs années à Paris et à Bruxelles.
[12] Bachelard développe longuement la phénoménologie de la porte : « Alors que de rêveries il faudrait analyser sous cette simple mention : La Porte ! La porte, c’est tout un cosmos de l’Entr’ouvert. C’en est du moins une image princeps, l’origine même d’une rêverie où s’accumulent désirs et tentations, la tentation d’ouvrir l’être en son tréfonds, le désir de conquérir tous les êtres réticents. La porte schématise deux possibilités fortes, qui classent nettement deux types de rêveries. Parfois, la voici bien fermée, verrouillée, cadenassée. Parfois, la voici ouverte, c’est-à-dire grande ouverte. Mais viennent les heures de plus grande sensibilité imaginante. Dans les nuits de mai, quand tant de portes sont fermées, il en est une à peine entre-bâillée. Il suffira de pousser si doucement ! Les gonds ont été bien huilés. Alors un destin se dessine. […] Comme tout devient concret dans le monde d’une âme quand un objet, quand une simple porte vient donner les images de l’hésitation, de la tentation, du désir, de la sécurité, du libre accueil, du respect ! On dirait toute sa vie si l’on faisait le récit de toutes les portes qu’on a fermées, qu’on a ouvertes, de toutes les portes qu’on voudrait rouvrir. […] Le poète la prend pour lui. Il sait qu’il y a deux ‘êtres’ dans la porte, que la porte réveille en nous deux directions de songe, qu’elle est deux fois symbolique. » (Bachelard, 2001: 200-201)
[13] « Ce sont des espaces louangés. À leur valeur de protection qui peut être positive s’attachent aussi des valeurs imaginées, et ces valeurs sont bientôt des valeurs dominantes. » (Bachelard, 2001: 17)
[14] « Du temps de Plutarque, se rendaient en visite à Delphes des hommes qui avaient encore des traditions communes autour d’une foi qui allait en s’amenuisant, un peu comme dans la Jérusalem de notre époque. Aujourd’hui la foi commune s’est perdue et les hommes qui viennent ont chacun des mythes personnels différents. » (Séféris, 1984: 145)
[15] « Le livre de Blanche Molfessis est l’histoire vivante immédiate, racontée à la façon dont la seconde génération [de la guerre civile] a ajusté son mythe. » (Franguias, 1996 : 42)
[16] « L’idée selon laquelle la Grèce est la source harmonieuse de la culture est devenue populaire en Occident vers la fin du XVIIIe siècle ; elle est devenue dans l’imagination occidentale une sorte de topos qui continue à être nourri dans ses entrailles, parfois même avec une immense gloutonnerie. L’hellénisme, l’étude de la Grèce, sont devenues une entreprise qui s’apparente au don-quichottisme, encore qu’elle soit manifestement réservée à la consommation propre ». (Leondi, 1998: 26).
[17] Carl Darryl Malmgren soutient lui aussi que le « ‘topos’ appartient à la sous-catégorie ‘monde’ (world) avec les ‘actants’, ajoutant qu’il comprend dans le ‘topos’ non seulement l’espace géographique et scénique mais également le milieu culturel, avec les règles et les lois naturelles qui le régissent. » (Malmgren, 1985: 34-45 in Kallinis, 2003: 123)
[18] Séféris écrit : « À droite en entrant dans la grotte, est encore conservée la pierre portant l’inscription à demi-effacée à Pan et aux Nymphes. Ensuite, on a l’impression d’être descendu dans une immense matrice. Le sol est humide et glissant. […] On est heureux de renaître dans la chaleur du soleil, pas plus pauvre à coup sûr ; on sait qu’il y a encore quelque chose derrière ces choses. » (Séféris, 1984: 146)