Ionel Buşe
Université de Craiova, Roumanie
Lieux mythiques : l’Atlantide de Platon
Mythical Places: Plato’s Atlantis
Abstract: Plato offers us the first description of Atlantis in his Timaeus and Critias. Is this fiction? Is this a myth? Is this reality? The Atlantis story inspired more than 20,000 works throughout history. According to Luc Brisson, a specialist and a translator of Plato’s works into French, there are three types of exegesis which have drawn the attention of interpreters: “pure fiction, the description of a real fact, or a philosophical myth”. In this paper, we shall try to interpret this myth on the basis of one of Plato’s last dialogues: Timaeus. The key for reading an almost non-philosophical dialogue such as Critias can be found in Timaeus and in the “imaginary of Plato’s philosophy”. Plato’s reasoning seems circuitous. It starts from the myth, reaches philosophy and conceptuality, only to end (in Timaeus and Critias) with the myth, the simple story, just like in the case of Homer or Hesiod. If the first part of the dialogues seems to mark the passage from mythos to logos, the last dialogues express the return from logos to mythos. Atlantis is not just an island nor the symbol of degradation but, above all, the meeting or mediation place, triton genos, where God recreates an earthly paradise. Atlantis is the mediating image between the intelligible and the sensible, an image which generates meaning a priori and which should rather be seen as an eikôn or an intermediary than as a fantasma. Atlantis is a passage point from God to Man. Poseidon offers himself to creation through his union with Clitô. In this sense, the myth of the khôra in Timaeus can partially overlap with the myth of Atlantis in Critias. The third term is equally different from homogenous and heterogenous; it brings them closer, but keeps them apart at the same time. Atlantis – situated, just like the mythos, between the intelligible and the sensible – facilitates communication and also maintains the polarity between God and man. Zeus interferes in order to re-establish not the divine order, but the mediation. Without the latter, evolution as order would be impossible. In other words, Zeus floods Atlantis to save it. He submerges it as an island, in order to recover it as mythos. Beyond the attempts of the rationalist-positivits to situate it in time and space, to reproduce it through utopias, the reality of Plato’s Atlantis consists in the inner dynamism of its mythos, which continues to enrich the European imaginary with its metamorphosis.
Keywords: European mythology, Plato, Atlantis, utopia, khôra.
L’imaginaire européen est indissolublement lié au mythe de l’Âge d’or, mais aussi à l’imaginaire des philosophes, où Platon joue le rôle d’un grand maître, que Popper n’hésite pas à nommer ancêtre du totalitarisme. Mais nous n’aurons pas besoin des considérations de Popper concernant la pensée politique du philosophe athénien, car nous nous proposons de traiter d’un sujet devenu déjà si commun, de sort que, participant à ce colloque, nous avions craint de n’être pas pris à la légère. Il s’agit du mythe de l’Atlantide.
On retrouve dans les Dialogues de Platon plusieurs « lieux mythiques » et « cités idéales », que les exégètes appellent utopiques : Kallipolis (dans la République), Magnésie (dans les Lois) – l’ancienne cité d’Athènes – et Atlantide (dans le Timée et le Critias). Depuis plus de 2300 ans, historiens, géographes, philosophes, mythologues, etc., se demandent où l’Atlantide de Platon peut bien se situer. Depuis les textes antiques jusqu’aux productions cinématographiques contemporaines, on nous offre bon nombre d’images de la déjà célèbre île. Pure fiction ? Mythe ? Réalité ?
La plupart des exégètes de la philosophie de Platon estiment que le Timée et le Critias ont été écrits vers 355 avant J.C. , à une époque où Athènes passait par la crise politique de la deuxième Confédération et Platon était entré dans la dernière décennie de sa vie. Il paraît qu’il s’agit de l’intention d’une trilogie (Timée, Critias et Hermocrate), dont la dernière partie a été abandonnée, ou bien il se peut que le philosophe n’ait pas eu le temps de l’achever. Les personnages des deux dialogues sont : Socrate, Timée, Hermocrate et Critias. Ainsi, Timée parle de la nature de l’univers et des hommes, Socrate imagine une cité idéale et Critias raconte l’histoire de l’ancienne cité d’Athènes. En redécouvrant l’ancienne Athènes, celle de 9000 ans avant lui (par l’intermédiaire des dires de Solon qui cite les sages égyptiens), Platon nous offre ainsi, pour la première fois, dans le Timée, une image de l’Atlantide. L’ancienne cité d’Athènes, célèbre par sa grandeur et par sa vertu, donc l’archétype de celle de son époque, s’oppose à une Atlantide conquérante et corrompue, située, selon Critias, devant le détroit des Colonnes d’Hercules, c’est-à-dire le Gibraltar de nos jours, dans l’océan qui porte son nom. « Or, dans cette île, l’Atlantide, s’était constitué un empire vaste et merveilleux, que gouvernaient des rois dont le pouvoir s’étendait non seulement sur cette île tout entière, mais aussi sur beaucoup d’autres îles et sur des parties du continent. En outre, de ce côté-ci du détroit, ils régnaient encore sur la Lybie jusqu’à l’Egypte, et sur l’Europe jusqu’à Tyrrhénie » (Timée, 25 b). Toujours dans le Timée (25 d), Platon parle de la submersion de l’île en un jour et une nuit, à la suite de terribles tremblements de terre et d’inondations extraordinaires, submersion interprétée comme punition des dieux à cause de ce que la cité était devenue. Il est bien connu que le motif mythique de la peine divine était assez répandu dans la mythologie antique et celle du Moyen Âge.
Le dialogue qui traite presque entièrement du mythe de l’Atlantide est le Critias. Plus petit en étendue, celui-ci donne l’impression d’avoir été laissé inachevé au moment où Platon, représenté ici par Critias, nous raconte la décision de Zeus d’intervenir dans le devenir des choses pour punir la décadence de la cité fondée par Poséidon, fastueuse autrefois. La dispute entre l’ancienne Athènes et une Atlantide impérialiste peut être interprétée comme une allégorie destinée à mettre en exergue la grandeur de l’ancienne cité d’Athènes et la déchéance de celle de l’époque de Platon. Mais le récit de Critias sur l’Atlantide permet plusieurs interprétations. Nous allons brièvement raconter l’histoire de la fondation de la célèbre cité. Les dieux, dit Critias, « se partagèrent la terre tout entière par régions, partage qui se fit sans dispute » (Critias, 109 b). Athéna et Héphaïstos reçurent en partage le même pays, de la terre duquel ils créèrent les Pré-hellènes. Après avoir décrit élogieusement l’ancienne cité d’Athènes, Critias raconte le mythe de l’Atlantide. « C’est ainsi que Poséidon, ayant reçu en partage l’île Atlantide, installa les enfants qu’il avait eus d’une femme mortelle en un lieu de cette île… » (Critias, 113 c). La femme s’appelait Clitô et était la fille unique de deux mortels qui habitaient l’île : Evénor et Leukippè. Le dieu y fit construire des fortifications, des digues, des canaux qu’il remplit d’eau. Cet endroit-là était ainsi devenu inaccessible aux hommes. « Puis, ce fut Poséidon lui-même qui donna sa parure au milieu de l’île, chose qui lui fut facile, précisément parce qu’il était dieu. Il fit jaillir de dessous la terre deux sources, l’une d’eau chaude et l’autre d’eau froide, qui coulaient d’une fontaine, et il fit pousser de la terre une nourriture variée et en quantité suffisante » (Critias, 113 e). De l’union avec Clitô naissent cinq paires de jumeaux, entre lesquels le dieu fait partager l’île. « Il attribua au premier-né des plus âgés des jumeaux la résidence maternelle avec le lot de terre qui entourait celle-ci et qui était le plus étendu et le meilleur et il l’établit roi régnant sur tous les autres ; tandis que de ces autres il fit des rois et à chacun donna l’autorité sur un grand nombre d’hommes et le territoire d’un vaste pays. À tous ses fils, Poséidon assigna des noms. Au plus âgé, c’est-à-dire au roi, ce nom fut celui dont justement toute l’île ainsi que la mer, nommée Atlantique, tirent leur dénomination, parce que le nom de celui qui exerça le premier la royauté fut Atlas » (Critias, 114 a).
Critias raconte aussi comment les successeurs du roi régnaient sur ce pays avec toutes ses îles et ses territoires de par-delà les Colonnes d’Hercules, jusqu’en Égypte et en Tyrrhénie. La cité devint célèbre par sa richesse, sa grandeur et la beauté de ses temples, par l’ordre et les lois héritées du premier roi, Atlas, qui avait obéi aux commandements de son père, Poséidon. Bien des générations ont gardé dans leurs âmes l’héritage laissé par le dieu, en observant les lois et en les cultivant dans une cité prospère et harmonieuse. « Leurs façons de penser étaient pleines de vérité et de grandeur, à tous égards ; ils se comportaient avec une mansuétude accompagnée de modération aussi bien à l’égard des autres. Aussi, dédaignant toutes choses à l’exception de la vertu, faisaient-ils peu de cas de leur prospérité et supportaient-ils à la façon d’un fardeau léger la masse de leur or et de leurs biens » (Critias, 121 a). Mais quand « l’élément divin vint à s’étioler en eux » (Critias, 121 b) et que la partie humaine de leur caractère a commencé à s’imposer, la cité a déchu, de sorte que Zeus lui-même s’est vu obligé d’intervenir pour redresser la situation.
Le mythe de l’Atlantide, qui a fasciné l’imagination populaire, a produit au long du temps une bibliographie de plus de 20.000 titres. Certains interprètes considèrent le récit de Critias comme une allégorie destinée à illustrer la pensée politique de Platon. D’autres cherchent à situer la cité d’Atlantide dans diverses régions du globe. D’après Luc Brisson, l’un des spécialistes et traducteurs de l’oeuvre de Platon en français, il y a trois types majeurs d’exégèses qui ont retenu l’attention des interprètes : « une pure fiction, l’exposé d’un fait réel ou un mythe philosophique ».[1]
Le premier à douter de la réalité de l’Atlantide de Platon, la considérant comme fiction, n’est autre qu’Aristote, son élève. Dans l’Antiquité, son point de vue a été également adopté par Pline l’Ancien, Porphyre, Origène, etc. La fiction acquiert des formes romanesques dans les derniers siècles, produisant bon nombre d’oeuvres littéraires, dont certaines sont devenues célèbres : Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne, L’Atlantide de Pierre Benoit, Atlantide, Atlantide d’Alberto Fioretti, The Found Atlantis de D. Wheatley, etc. Elle a donné naissance aussi à beaucoup de productions cinématographiques, surtout dans ces dernières décennies.
Si l’interprétation qui nie l’existence de l’Atlantide est moins représentée, les autres, en échange, ont été pleinement illustrées par un grand nombre d’ouvrages. Depuis l’Antiquité grecque, romaine et proto-byzantine, jusqu’à l’explosion des utopies dans la Renaissance – et ce n’est pas par hasard que cela survenait après la découverte des Amériques – le monde est fasciné par l’Atlantide. Enfin, c’est la modernité qui a initié l’idée d’un fondement historique qui soutiendrait la légende. Aux tentatives d’expliquer historiquement la « réalité » de l’Atlantide – qui, de nos jours, finissent par l’identifier à la Crète minoenne – s’ajoute, au XXème siècle, l’explication géologique, selon laquelle la submersion de l’Atlantide serait survenue à la suite d’un cataclisme naturel, dans la période indiquée par Platon, période qui correspondrait à la civilisation européenne de type énéolithique[2]. Mais la modernité a également supposé la naissance du national-atlantisme. L’Espagne, la Suède, l’Italie et l’Allemagne ressuscitent le mythe des origines de leurs peuples en invoquant la splendide Atlantide. Il nous suffirait de rappeler l’ouvrage du médecin suédois, recteur de l’Université d’Uppsala, Olof Rudbeck, paru en latin en 1702, qui parle d’une Atlantide suédoise. Selon les dires de Pierre Vidal-Naquet, Rudbeck « essaya de prouver dans son grand ouvrage mythologique, historique et géographique, en quatre volumes in-folio, qu’il fallait chercher en Scandinavie toutes les origines premières des peuples de l’Europe et de l’Asie et la source de toutes leurs traditions primitives ».[3]
La troisième direction d’interprétation est celle du mythe. Selon Luc Brisson, « le récit concernant l’Atlantide ne peut être compris que si on tient les deux bouts de la chaîne : c’est un mythe, mais un mythe dont les références historiques et surtout les intentions politiques et philosophiques sont absolument évidentes. Une telle position s’accorde d’ailleurs bien avec la conception que se fait Platon du mythe ».[4]
Mais quelle est la position de Platon en ce qui concerne le mythe ? Parmi tant de modèles exégétiques du mythe chez Platon, il n’est pas facile d’en choisir un. Le but de Platon est d’instaurer un ordre moral ou politique selon les exigences de la philosophie, mais cet ordre n’est pas le but ultime ou unique de son oeuvre. L’interprétation la plus connue concernant les mythes de Platon est celle selon laquelle le philosophe userait de ces récits pour soutenir ses idées, par manque d’un discours argumentatif. Mais cela serait-il suffisant ? Il est peut-être nécessaire de renoncer à un certain excès de rationalisme – qui ne ferait que voir chez Platon la naissance tourmentée du logos à partir du muthos – et d’ignorer momentanément aussi la grille « politique » d’interprétation du mythe de l’Atlantide. « Je parlerai plutôt d’un monde anti-politique »,[5] écrit Pierre Vidal-Naquet dans son excellente synthèse de l’histoire du célèbre mythe platonicien. En ce sens, la métaphore d’une célèbre peinture pourrait nous être utile. Tout comme le symbole, la métaphore renvoie toujours à un « au-delà » du signe visible, à un « comme si » ou à un analogon. « Celui qui veut découvrir la signification philosophique du mythe d’Athènes et de l’Atlantide ne doit pas regarder le doigt de Platon (voir L’école d’Athènes de Raphaël – n.n.), comme on l’a fait, hélas, trop souvent, mais tout au contraire il doit détourner son regard vers ce que Platon lui-même avait regardé lorsqu’il avait imaginé l’histoire des deux cités ».[6]
Dans ce sens, nous allons tenter une interprétation du mythe à partir de l’un des derniers dialogues de Platon : il s’agit du Timée. La clé de la lecture d’un dialogue presque non-philosophique, tel que le Critias, se trouve dans le Timée. On y retrouve également, d’ailleurs, dans un contexte spécifique de la pensée du philosophe athénien, les premières références à l’Atlantide. Dans les deux dialogues, il y a au moins trois éléments à prendre en considération pour déceler le symbolisme de la direction vers laquelle est tendu le doigt de Platon : 1.les formes intelligibles ; 2.le Mythe du Démiurge ; 3.l’image du réceptacle. Tous ces éléments seraient à interpréter selon une lecture qui pourrait être considérée comme celle « de l’imaginaire de la philosophie de Platon ».
Il est bien connu que l’imaginaire platonicien est un imaginaire dont le schème logique n’est pas ébauché par le dialogue des protagonistes, mais, selon Jean-François Mattei, « c’est le monologue d’un personnage, qui se rapporte à un passé révolu, et non le dialogue présent entre les divers protagonistes d’une conversation ; son procédé rhétorique tient au récit linéaire, non à l’argumentation réciproque ou au combat des thèses en présence ; sa médiation symbolique passe par un jeu d’images ordonnées en séquences, et non par l’unité du concept ; sa finalité épistémologique repose sur la vérité d’une situation, non sur la vérification d’une hypothèse ; enfin, la référence ontologique à laquelle il fait appel est la totalité du monde, et non la réalité singulière de telle ou telle chose à laquelle le logos est naturellement articulé ».[7] La pensée de Platon est pareille à un mouvement en cercle. Elle part du mythe pour aboutir à la philosophie et au concept, et finit (dans le Timée et le Critias) par le mythe, par le récit, tout simplement, à la manière d’Homère et d’Hésiode. Si la première partie des dialogues semble être le passage du muthos au logos, la dernière partie exprime le retour du logos au muthos. C’est toujours Platon qui nous explicite le sens de ce retour, mais pour le comprendre il ne faut pas considérer le mythe comme une fiction gratuite, mais comme un monde symbolique ayant sa propre forme logique.
Quoique la théorie des idées (des formes pures) ait chez Platon un parcours assez compliqué, la forme intelligible peut être entendue, à un premier abord, comme « une entité non sensible, qui existe en soi toujours et absolument, qui est pure, sans mélange, qui n’est pas sujette au devenir, qui n’est pas composée, et qui surtout entretient avec les réalités particulières qui en participent un rapport de modèle à image ».[8] Le sens du terme image, ici, est celui de copie sensible. Entre le modèle et la copie, il n’y a aucune communication directe. « De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir l’objet d’opinion au terme d’une perception sensible, rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais » (Platon, Timée, 28 a). Par hypothèse, les deux mondes sont construits de manière tout à fait différente. Les attributs intelligibles du principe sont tout autres que les déterminants sensibles du devenir.
En ce qui concerne le mythe philosophique du Démiurge chez Platon, il semble faire partie d’une équation de la médiation et de l’acceptation, dans le plan intelligible, de l’idée de contradiction. Dans le Timée, le philosophe, tout comme Homère et Hésiode, « raconte » l’origine du monde, en supposant l’existence d’un démiurge, artisan et père de l’univers. Quoiqu’elle puisse sembler surprenante, l’hypothèse du démiurge créateur a comme but d’expliciter la naissance des choses particulières et leur appréhension par l’homme. Mais Platon nous attire l’attention en disant que le Démiurge, l’artisan de l’univers-devenir, ne crée pas au hasard, mais tout en figeant son regard sur le modèle, sur les formes intelligibles. Dans ce sens, sa création suppose l’apparition d’un ordre et d’une stabilité. Le devenir n’est pas un monde chaotique, puisqu’il devient une création du Démiurge. Au niveau de la communauté humaine, la cité suppose à son tour l’existence de certaines normes qui orientent la conduite individuelle et collective.[9] En effet, c’est justement ce qu’ont envisagé la plupart des interprétations de la philosophie politique de Platon.
Le mythe du Démiurge dans le Timée reprend, sur un autre plan, le problème des rapports : être – devenir, un – multiple, identité – altérité. Outre l’argumentation concernant ce qui est immuable dans le devenir, nous assistons, dans le Timée, à une construction explicative, de type symbolique, de la naissance de l’univers. Le Démiurge, appelé dieu, est, dans des termes aristotéliciens, une sorte de cause première du devenir universel, médiation, d’une certaine manière, entre l’intelligible et le sensible.
Ce troisième terme, qui apparaît chez Platon entre l’être et le devenir, entre l’identité et l’altérité, représente l’une des clés de toute sa philosophie. Dans l’anthropologie platonicienne, l’âme a une double réalité. D’une part, elle a une origine intelligible, par sa descendance du monde des formes pures et, d’autre part, elle est incarnée dans les choses sensibles. Dans le Timée, elle est d’ailleurs située à la mi-hauteur du corps, dans le thorax, comportant une partie appétante, irrationnelle et mortelle, orientée vers le bas, et une partie rationnelle, vers le haut. « Placée au milieu de l’homme, prise dans une tension entre deux pôles (les deux chevaux), l’âme, loin de n’être que banal trait d’union passif, se révèle être le centre hégémonique de la nature de l’homme, le pôle d’animation de l’être, qui donne le mouvement et sa vie, sur fond d’un mélange général du spirituel et du matériel ».[10]
Dans un autre ordre d’idées, le Démiurge est complété par la présence – considérée en quelque sorte comme ambiguë par les exégètes – d’un autre terme médiateur : la khôra ou le matériau. Réceptacle, matrice du devenir, nourrice, seuil, lieu, etc., khôra[11] est celle qui inscrit effectivement l’intelligible dans le sensible. Source des images symboliques qui ancrent la pensée dans les archétypes, khôra ne fait pas partie de la création du Démiurge, mais elle est la matière matricielle avec laquelle le Démiurge construit l’univers. Elle a une autonomie originelle, tout en étant bien différente de la forme intelligible. Quoique, proprement dit, khôra ait le sens de lieu habité par un genos, elle n’est pas un lieu, au sens de position, mais elle est un topos-atopos, une fonction pareille au muthos, intermédiaire, ici, entre les deux contraires (intelligible – sensible). Le Démiurge, en tant que porteur de l’identique, ne reçoit rien du dehors. Mais il s’offre au réceptacle (khôra), par l’intermédiaire duquel le devenir est créé en tant qu’ordre. « La fonction liminaire de khôra et des figures mythiques qui lui sont apparentées est d’être le seuil qui tient à distance le monde sensible et les archétypes intelligibles ».[12] Elle est le matériau constitutif des images modélisées par les archétypes, ou elle peut bien représenter la figuration symbolique des archétypes, assimilée ici au muthos platonicien exprimant, selon Jean-Pierre Vernant, un autre type de logique que la logique de la non-contradiction des philosophes, c’est-à-dire une logique de l’ambiguïté et de la polarité.[13]
Dans la République, il est bien connu que le philosophe crée trois niveaux de réalités, selon une hiérarchie mimétique, où le modèle est la forme intelligible, la première copie est l’image et la seconde, c’est le fantasme. L’imitation supérieure, eikôn, serait médiatrice entre le paradigme et l’idole ou le fantasme. Selon ces niveaux hiérarchiques, Platon parle de trois types d’art : l’art de la fabrication, l’art de l’utilisation et l’art de l’imitation de l’objet. Cette dernière appartient, par exemple, à l’art du poète ou du peintre. Dans la cité, ceux-ci sont considérés comme dégradant le devenir jusqu’au simulacre. De ce point de vue, Jean-François Mattei considère que le mythe de l’Atlantide oppose moins les deux cités historiques (Atlantide et l’ancienne Athènes) que, surtout, deux images de la cité idéale (le paradigme) qui entretiennent un rapport de conflit mimétique. « Le double récit du Timée et du Critias reproduit la lutte permanente des deux formes de la mimesis, présente dans le texte de Platon, avec le lit de l’artisan et le lit du peintre de la République ou la forme eikastique et la forme fantastique du Sophiste ».[14] Dans son interprétation, l’Atlantide, correspondant au deuxième type de mimesis (le fantastique), ne peut pas jouer le rôle de médiateur. Dans l’ordre religieux, tout comme dans l’ordre ontologique, chez Platon (dans le Timée), le divin ne peut se mélanger à l’humain, l’intelligible au sensible non plus. Pour que cette cohabitation devienne possible, il est besoin d’un médiateur (metaxou), dont le rôle cosmique est detenu par la khôra. « Le territoire intermédiaire, où les images des Formes déposent leurs schèmes intelligibles à partir desquels les réalités sensibles trouveront leur sens, appartient au domaine de l’icône. La khôra… est l’inscription graphique de l’idée ou, si l’on préfère, l’iconographie de l’intelligible. À ce titre, toute la physique du Timée repose sur cette instance symbolique ».[15] Dans le Critias, ajoute l’exégète français, la khôra est absente, le monde de l’Atlantide ne suppose pas de médiation. D’où, également, la responsabilité du désordre et de la décadence. En plus, « la décadence est initiale, du fait de la liaison privée d’harmonie, au centre de l’île, de l’impair et du pair, du peras et de l’apeiron, de l’homme divin et de la femme mortelle ».[16] L’ingénieuse interprétation de Jean-François Mattei, qui fait appel au symbolisme pythagoricien des nombres, part en apparence d’une nécessité intérieure de l’argumentation philosophique de Platon. Mais les choses pourraient être envisagées d’une autre manière. L’Atlantide ne serait-elle pas un autre visage de la khôra ? Platon soutient jusqu’à la fin la thèse selon laquelle les deux mondes (intelligible et sensible) sont séparés. Mais cela ne suffit pas pour expliciter les rapports entre l’Un et le Multiple, entre l’Être et le Devenir. C’est pourquoi, dans la République, dans le Timée, ou dans d’autres dialogues, il ajoute l’idée de la médiation et de la communication. Et tout cela, parce que la création ne serait pas possible si le dieu ne sortait pas de sa condition identitaire pour prêter un visage à l’altérité. Quoique Platon donne gain de cause à la cité d’Athèna et à Héphaïstos dans la lutte contre Poséidon – topos classique de la mythologie athénienne,[17] comme l’appelle Pierre Vidal-Naquet – ce dernier ne peut pas être, ontologiquement parlant, un dieu de second rang. La divinité elle-même porterait l’anathème de la dégradation. Pour les dieux, il s’agit d’un partage « sans dispute », à la suite duquel Poséidon, pour parachever sa création, obtient l’île nommée ultérieurement Atlantide. Pour que la cité soit fondée, le dieu s’offre à la médiation du réceptacle, en s’accouplant avec Clitô, une mortelle. Atlantide acquiert ainsi le statut de bâtarde, et cela non pas parce que l’union entre le dieu et la mortelle ferait péricliter le modèle, mais parce qu’elle s’institue avant tout en tant que lieu rendant possible l’union et, en dernière instance, le devenir. La khôra elle-même est bâtarde par son ambiguïté matricielle. Elle est la matière possible de toute réalité, par sa fonction autonome. Les deux contraires y viennent se rencontrer. Atlantide n’est pas simple île, ni symbole de la dégradation, mais elle est, avant tout, le lieu de la rencontre ou de la médiation, triton genos, où le dieu reconstruit un paradis terrestre, en élevant des murs extérieurs, pour le proteger contre les simples mortels. Les symboles des métaux nobles, – or, argent, orichalque – ne sont pas nécessairement des signes de la décadence, mais de l’origine divine. Critias nous dit que les successeurs d’Atlas s’en privaient volontiers en cultivant la vertu. Le premier né d’entre les jumeaux fait partie du troisième genre d’êtres, celui des rois, genre bien différent de celui des dieux, mais différent en égale mesure de celui des simples mortels. C’est le genre créateur, l’expression du devenir ayant acquis l’ordre.
Autrement dit, l’Atlantide peut être entendue plutôt comme matrice qu’en tant que résultat. Dans ce sens, elle existe avant qu’Atlas soit né, tout en étant ce topos-atopos entre le visible et l’invisible, c’est-à-dire une sorte de mundus imaginalis,[18] selon l’expression d’Henri Corbin, là où l’être et le devenir s’unissent, sans que le premier perde les attributs de l’universalité. Il est vrai que la disparition de l’île survient à cause de la dégénérescence de la partie divine, selon le récit de Platon (motif hésiodien), mais la décadence représente elle aussi des aspects (extrêmes) du devenir. Avec la contradiction surgissent, héraclitéennement parlant, la différence, l’altérité et même la dissolution. Outre cet aspect, l’Atlantide est l’image médiatrice entre l’intelligible et le sensible, génératrice a priori du sens, pouvant être énvisagée plutôt comme eikôn, ou comme intermédiaire, que comme fantasma.
Athènes, avec son muthos, a donné naissance au logos et à la rationalité. Le mythe de l’Atlantide a généré l’imaginaire utopique. Mais son interprétation seulement en tant que mythe politique est restrictive. Atlantide, comme simulacre, comme mimesis de second rang de la cité idéale, est une allégorie, non négligeable, qui permet une interprétation éthique de la pensée politique de Platon. Mais les variations du mythe de l’Atlantide, à partir des plus banales images jusqu’aux plus sophistiquées, subsistant de nos jours dans les utopies, dans les productions littéraires ou cinématographiques, renvoient à une sorte de rationalité mitigée, où l’image et le concept se retrouvent dans une sorte de hybris originaire. L’union entre Poséidon et Clitô n’aurait pas été possible sans un médiateur qui est la khôra du Timée. L’île de Poséidon, le dieu des mers, semble être suspendue entre terre et ciel. Elle n’est pas située dans un lieu ou dans un temps précis, mais constitue un lieu de passage, par l’intermédiaire duquel le devenir exige, lui-même, l’Être. Il s’agit, en effet, d’une certaine unité disharmonique, Poséidon-Clitô, mais c’est justement cette dualité contradictoire qui implique la création. La contradiction nous rend productifs, disait Goethe. D’ailleurs l’acceptation de l’idée de contradiction au plan de la pensée est le moyen par lequel le philosophe essaie d’expliquer dans ses derniers dialogues – et sur les traces d’Héraclite – la naissance des choses.
Dans le genre de la khôra, l’Atlantide existe avant l’union de la divinité et de l’homme. En tant que médiation, elle affaiblit, en effet, les attributs de la divinité qu’elle reçoit en vue de la création et de l’altérité, tout en les offrant au devenir. L’altérité d’Athéna est Héphaïstos (l’Identique, le Même). Ils créent ensemble les hommes, en les modelant avec de la terre. L’un des surnoms d’Athéna était, d’ailleurs, Héphaïstéia. En ce sens, nous pouvons dire que Platon respecte la condition ontologique identitaire de l’intelligible. L’altérité de Poséidon est Clitô. Mais elle ne devient la vraie altérité que par l’union. Mais l’union contre-nature entre Poséidon et Clitô, le « vice » intérieur considéré comme responsable de la dissolution de l’Atlantide, selon l’affirmation de Jean-François Mattei, peut être également interprété comme métaphore exprimant la voie par laquelle le devenir accède à l’être. L’Atlantide est un lieu de passage de la divinité à l’homme. Poséidon s’offre lui-même à la création par l’union avec Clitô. Dans ce sens, le mythe de la khôra du Timée peut se superposer partiellement au mythe de l’Atlantide du Critias. Ainsi, Atlas hérite, en tant que roi des rois, les terres de Clitô. Mais plus que tout mortel, il reste près des dieux.
Peut-être Platon n’a-t-il pas accordé trop d’importance à ce cheval de Troie qui s’était glissé dans la cité de la raison pure, tout comme il est bien possible que les interprétations rationalistes aient ignoré – et cela sans raison justifiée – l’imaginaire d’une pensée qui nous dit plus que l’auteur ne l’eût désiré. Mais Platon en appelle trop souvent au muthos pour ne pas être conscient de son importance. Le troisième terme est différent en égale mesure de l’homogène et de l’hétérogène, les rapprochant, mais les tenant aussi à l’écart l’un de l’autre. L’Atlantide, – tout comme le muthos, situé entre l’intelligible et le sensible, – facilite la communication, tout en conservant la polarité divinité – homme. La cité commence à subir sa dissolution au moment où la partie divine s’affaiblit et son autorité s’évanouit en faveur de l’hétérogénité, ce que Platon, tout comme Homère et Hésiode, remarque dès le début. En fait, il s’agit de la disparition graduelle du médiateur et de la contradiction. L’union entre Poséidon et Clitô contient en soi le germe de la création, mais aussi celui de la destruction. Zeus intervient dans les choses, non pas pour rétablir l’ordre divin, mais la médiation, sans laquelle le devenir même ne serait pas possible en tant qu’ordre. Autrement dit, pour employer une boutade, Zeus inonde l’Atlantide pour la sauver. Il la submerge comme île pour la sauver comme muthos, comme médiation. Platon reprend, dans ce contexte, le mythe hésiodique de l’Âge d’or et, aussi, la représentation cyclique du temps qui se renouvelle périodiquement. Zeus ne submerge pas l’Atlantide en tant que matrice de l’union des deux contraires, mais l’hétérogène de l’île que celle-ci était devenue, tout en transformant ainsi la contradiction originaire en un simulacre. La lutte entre Athéna et Poséidon ne doit pas être envisagée nécessairement comme une nécessité de fortifier une rationalité identitaire, mais de conserver la contradiction identité – altérité, ce qu’un autre type de rationalité, – une rationalité mitigée, – exprime de nos jours.
Ainsi, à la question : « où se trouve l’Atlantide de Platon ? », nous devons regarder dans la direction vers laquelle est tendu son doigt, – par une grille de lecture différente peut-être de celle de la rationalité moderne, – vers le lieu de rencontre entre visible et invisible, vers le troisième terme (le tiers inclu) qui n’est pas un simple lieu, mais une fonction symbolique, comme dirait Cassirer, responsable de toutes les créations de l’esprit. De même, selon les affirmations de Pierre Vidal-Naquet, il faut rendre l’Atlantide au mythe et à la poésie, « après en avoir désossé l’histoire ».[19] Car, par-delà les tentatives rationalistes-positivistes de la chercher dans l’histoire, de la localiser dans l’espace et dans le temps, de la copier dans des utopies, la « réalité » de l’Atlantide de Platon se trouve dans le dynamisme intérieur de son muthos, tout en continuant, par ses métamorphoses, d’enrichir l’imaginaire européen.
Notes
[1] Luc Brisson, “Introduction à Critias”, Platon, Timée et Critias, présentation et traduction par Luc Brisson, 5ème édition, Flammarion, Paris, 2001, p. 313.
[6] Cǎtǎlin Partenie, L’interprétation du Timée et du Critias, in Platon, Opere, vol. VII, Ed. Ştiinţificǎ, Bucarest, 1993, p. 111.
[7] Jean-François Mattei, “Le mythe et l’image chez Platon” in L’imaginaire des philosophes, coord. Bruno Curatolo et Jacques Poirier, Harmattan, Paris, 1993, p. 27.
[13] Jean-Pierre Vernant, “Raisons du mythe” in Mythe et société en Grèce ancienne, PUF, Paris, 1974, p. 250.