Laura T. Ilea
Université de Montréal, Canada
airarle@yahoo.com
Soumission ou capitulation? Une France antiutopique dans le roman Soumission
et dans le film L’enlèvement de Michel Houellebecq/
Submission or Surrender? A Dystopian France in the Novel Submission and in the film The Kidnapping of Michel Houellebecq
Abstract: This article analyses the novel Submission by Michel Houellebecq (2015) and the movie The Kidnapping of Michel Houellebecq by Guillaume Nicloux (2014). It highlights the idea of an anti-utopian France and the auto-immune crisis that characterizes the Western civilization at the beginning of the 21st century. The fragility of a democratic system that, according to Houellebecq, will end up in “insurrection” and “civil war” leads to the nostalgic temptation of the happiness of surrender.
Keywords: Anti-utopia; Surrender; Western Decadence; Michel Houellebecq.
1. Décadence de la civilisation européenne
Quoique controversé et problématique puisse paraître à la première vue le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission (2015), il incite à une réaction imminente. Houellebecq décrit et déconstruit un monde où il se sent étranger, où il n’est plus capable de déceler des chances de survie; un monde en pleine déchéance, dans lequel un homme en train de vieillir reconnait les traces des civilisations disparues. À plusieurs reprises, le livre est traversé par des images du Moyen Âge, revu par ses adulateurs, Péguy, Claudel et Huysmans, imbus de mysticisme et désavouant le rationalisme d’un Pascal, d’un Newton ou d’un Kant. Le livre est également traversé par des images de la Rome antique : une des scènes qui précèdent « la soumission » finale a lieu dans un appartement parisien luxueux, aux alentours des Arènes de Lutèce, le lieu où l’esprit de Rome est le plus présent à Paris.
À ce moment, la vision du personnage principal du roman – un des multiples visages de l’auteur – met en parallèle la décadence des deux civilisations, la prémonition de leur fin, au moment précis où elles se sentent au comble de leur développement historique. Un désir secret de disparition, caché sous l’apparence d’une force vitale en pleine ascension. Cette vision concerne les Romains, qui « avaient eu la sensation d’être une civilisation éternelle, immédiatement avant la chute de leur empire; s’étaient-ils, eux aussi, suicidés? Rome avait été une civilisation brutale, extrêmement compétente sur le plan militaire – une civilisation cruelle aussi, où les distractions proposées à la foule étaient des combats à mort entre hommes, ou entre hommes et entre fauves. Y avait-il eu chez les Romains un désir de disparaître, une faille secrète? » (p. 258).
Le livre d’Houellebecq est au premier abord un cruel réquisitoire de la civilisation occidentale, qui s’est suicidée au bout de quelques décennies. Si c’était son seul enjeu, il ne susciterait aucune controverse. Son auteur n’est pas le premier à l’avoir fait. Après Nietzsche, la perspective nihiliste concernant le sort de l’homme occidental, affaibli par le christianisme, la tolérance et l’effémination, est monnaie courante dans tout discours intellectuel. Mais la façon dont Houellebecq dépasse le lieu commun est spécifique à cet auteur dont la force de la vision est secondée par un érotisme dont la cruauté se nourrit de la franchise qui dévoile un homme à qui le manque de plaisir physique semble plus difficile à supporter que la mort.
En d’autres mots, Houellebecq ne se limite cette fois-ci à regarder le déclin de la civilisation occidentale ; il imagine également un avenir très proche, dans lequel la Fraternité musulmane, un mouvement islamique modéré dirigé par Mohammed Ben Abbes, remporterait de manière démocratique les élections en France. Ce n’est pas la première fois qu’Houellebecq s’attaque au problème islamique. Il l’avait déjà fait dans son livre Plateforme, où un terroriste tue l’amante du personnage principal. Dans le roman Soumission, l’élément le plus difficile à traiter est la limite extrêmement fine entre ironie et capitulation. Parce que, pour un personnage d’une intelligence décapante comme c’est le spécialiste du XIXe siècle à travers lequel l’histoire est racontée, la soumission ne signifie pas la joie de l’union de l’homme à Dieu et l’acceptation du monde, tel qu’il a été créé, mais plutôt capitulation. Capitulation devant le manque de solutions vitales, devant l’impossibilité de régénération qui caractérise un homme qui se réclame de la civilisation occidentale du début du XXIe siècle.
Quelles sont donc ses impossibilités? Qu’est-ce qui l’empêche de vivre et pourquoi la capitulation (soumission) totale peut lui sembler une solution? À chaque fois que je parlerai de la solution (finale) de la soumission, je n’oublierai pas de mentionner l’ironie avec laquelle elle est présentée, de sorte que le lecteur atteigne une zone d’indiscernable, là où ses valeurs morales sont bouleversées et son jugement annulé. S’installe la paralysie de la volonté et de la raison, où la rhétorique et la fascination de l’orthodoxie s’insinuent. C’est la même sensation que celle créée par Ben Abbes, le dirigeant de la Fraternité musulmane, au sein de la nation française, au bout de quelques apparitions télévisées: « En y réfléchissant je me rendais compte que je n’en savais rien, et au moment où s’achevait la conférence de presse je compris que j’en étais arrivé exactement là où le candidat musulman voulait me mener: une sorte de doute généralisé, la sensation qu’il n’y avait rien là de quoi s’alarmer, ni de véritablement nouveau. » (p. 109). Les journalistes les plus agressifs, les plus acharnés, sont hypnotisés en présence de Mohammed Ben Abbes, et toutes les questions légitimes qu’ils pourraient lui adresser sont réduites au silence: la suppression du régime mixte par exemple, ou le fait que les professeurs doivent passer à la croyance musulmane, afin de pouvoir continuer leur carrière.
Je pense d’ailleurs que c’est précisément ceci l’élément-clé du livre d’Houellebecq: la façon dont il est capable de raconter l’histoire de la décadence de la civilisation occidentale à travers des observations incisives qui concernent autant ses contemporains que le personnage principal.
2. Le nouveau désordre amoureux
La diagnose du début du XXIe siècle passe en premier par Huysmans, puisque le narrateur est un spécialiste en Huysmans – un écrivain passionné par le problème religieux, par la beauté de l’amour conjugal, vivant dans un monde où la grande boucherie du XXe siècle, qui avait conduit au nihilisme occidental, n’était qu’un pressentiment. On nous rappelle la tendre passion nourricière de la femme, qui épluchait et cuisinait les légumes, un plaisir désirable, même s’il n’était en fin de compte qu’une faible compensation du plaisir charnel. Comme Houellebecq nous a déjà habitués dans ses autres romans, les névroses d’inadaptation dans les sociétés contemporaines sont expliquées par le déséquilibre érotique des mâles en souffrance, auxquels le nouveau désordre amoureux soustrait le fruit de leur désir.
Les relations érotiques dans les romans d’Houellebecq sont en perpétuel déséquilibre. L’homme est pris dans une course suicidaire contre le temps, en se choisissant des amantes de plus en plus jeunes et de plus en plus indisponibles, jusqu’à ce qu’il finisse dans l’écroulement total du sentiment amoureux. Dépourvue de désirs et de la capacité de se les satisfaire, la pensée du suicide le hante. Ce qui est le plus intéressant c’est le fait qu’aucune des idiosyncrasies de la compétitivité occidentale (y compris l’échec implicite) ne peut mener Houellebecq à l’idée du suicide. Son équation est bien plus simple: la mort de la libido et de la capacité de la satisfaire signifie privation de vie, d’où le suicide. De manière cynique et élégiaque, il insinue que toutes les valeurs occidentales, telles l’autonomie, la liberté, la reconnaissance, pourraient être sacrifiées en échange de l’équilibre hormonal: le mariage d’amour a échoué lamentablement (comme l’affirme Pascal Bruckner), ce qui reste est le mariage arrangé, qui met ensemble les qualités physiques de la femme et le statut social de l’homme. Pour que les deux fonctionnent ensemble, les marieuses regagnent leur importance dans la société.
Le choix est une illusion: « On observe que tous les hommes, mis en situation de choisir, font exactement les mêmes choix. C’est ce qui a conduit la plupart des civilisations, en particulier la civilisation musulmane, à la création des marieuses. C’est une profession très importante, réservée aux femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse. Elles ont bien évidemment le droit, en tant que femmes, de voir les jeunes filles dénudées, de procéder à ce qu’il faut bien appeler une espèce d’évaluation, et de mettre en relation leur physique avec le statut social des futurs époux. » (p. 293). Vu que les hommes sont strictement déterminés du point de vue biologique, choisissant imperturbablement en fonction de critères physiques, il s’ensuit que l’évolution de l’espèce est en grande partie due à la plasticité intellectuelle des femmes, qui peuvent adapter leurs critères reproductifs, par une éducation soutenue, aux critères de la richesse ou de l’intellect. « On peut même, dans une certaine mesure, les persuader de la haute valeur érotique des professeurs d’université » (p. 294), écrit, cyniquement, l’auteur.
Par une telle équation simplifiée, la souffrance de l’homme occidental serait réduite au minimum. La situation désespérée dans laquelle « les possibilités vitales coulaient entre mes doigts avec une rapidité croissante, me laissant, comme l’aurait dit Huysmans, inému et sec » (p. 205), ou la tentation du suicide, sans désespoir, sans tristesse, « simplement par dégradation lente de la somme totale des fonctions qui résistent à la mort dont parle Bichat » (p. 207) est annulée. L’équilibre du désir masculin est assuré par la possibilité d’avoir quatre femmes. Quelle perspective rassurante, mise en parallèle avec celle de son propre père, qui « lui, avait eu… ma mère, cette putain névrosée. » (p. 227).
En échange de l’ordre amoureux réinstallé, la femme n’a qu’à renoncer à l’autonomie. Mais à quoi ça sert, la fameuse autonomie, si elle ne peut assurer le bonheur? Fuck autonomy, déclame l’intellectuel spécialiste en Huysmans; lui-même y avait renoncé avec beaucoup de facilité, avec soulagement même. Responsabilités intellectuelles et professionnelles – ne sont que des sources de malheur – se dit-il pendant un voyage dans le train, en regardant devant lui l’homme arabe qui noircit d’angoisse à chaque fois que son téléphone sonne. La seule façon de se soustraire à cette existence néfaste est la compensation créée par les deux femmes gracieuses qui l’accompagnent pendant son voyage.
Quant à elles, les femmes peuvent rester toute leur vie des enfants. En sortant de cette période idyllique, elles deviendraient tout de suite mères, bref elles replongeraient dans l’univers de l’immaturité. À quelques années près, où elles troqueraient les jeux enfantins contre les jeux sexuels, ce qui revient en gros à la même chose.
Houellebecq s’attaque aussi au sensible problème du vêtement féminin, renversant le point de vue habituel selon lequel la femme arabe est prisonnière de son vêtement, entièrement soumise à l’homme. Il nous présente la relation de la femme avec ses vêtements comme un problème de séduction qui pourrait à la rigueur jouer en faveur de la femme arabe. La femme occidentale, selon lui, regarde ses vêtements comme une empreinte sociale. Quand elle sort, elle met en jeu l’infrastructure de la séduction. Sa séduction se dirige vers le monde extérieur. L’effort social l’épuise, de sorte que, alors qu’elle se retire dans son espace privé, un t-shirt avachi soit plus que suffisant pour mettre fin à son épuisante prestation sociale. C’est exactement le contraire de ce qui se passe avec la femme arabe. Comme son rôle social est extrêmement limité, son entière capacité de séduction se dirige vers l’espace intime. Ainsi, elle s’y concentre sur la satisfaction de l’homme, telle une déesse qui pulvérise le quotidien.
Ces considérations souffrent bien évidemment de l’égocentrisme masculin occidental, dont Houellebecq se rend coupable dans la plupart de ses livres. Tout féminisme, aussi superficiel soit-il, pourrait démonter ce genre d’arguments. J’insiste là-dessus parce que, par leur caractère absurde, ils nous donnent la mesure d’une certaine tentation que l’homme occidental pourrait ressentir devant le nouveau modèle de société, d’ordre économique, amoureux et politique proposé par la Fraternité musulmane de Ben Abbes. Il ne faut pas oublier, suggère Houellebecq, qu’au comble de la civilisation romane, qui précédait de près son effacement définitif, elle donnait beaucoup de pouvoir aux femmes, tout comme la civilisation européenne actuelle. Malheureusement, semble-t-il insinuer de manière élégiaque et ironique, la sophistication de la civilisation va de pair avec les symptômes de sa décadence. Je ne vais pas trop insister sur ce genre de détails, parce que j’aimerais également présenter dans le chapitre suivant les autres avantages qui se présentent à celui qui croit au Nouveau Monde.
3. Le Nouveau Monde
Tout d’abord, du point de vue religieux, aucun bouleversement majeur n’apparaitrait puisque, en plein milieu des ardents débats présidentiels, Ben Abbes propose le dialogue autour de la laïcité, ce qui lui confère l’image de la modération. Qui plus est, pour un islamiste modéré, tel qu’il se présente, la France fait potentiellement partie de la dar al islam, la loi de l’Islam; sa doctrine s’oppose aux djihadistes, pour lesquels la France représente une terre d’impiété, dar al koufr. Les élections et la prise du pouvoir par la Fraternité musulmane ne miseraient donc pas sur des questions économiques, mais surtout sur des questions de valeurs. Là où Tariq Ramadan présentait charia comme une option novatrice, révolutionnaire, qui effrayait la population française, Ben Abbes lui restituait la valeur traditionnelle, en y ajoutant un parfum d’exotisme qui la rendait désirable, par la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et du patriarcat. La Fraternité musulmane serait en faveur de la religion chrétienne, puisque son grand ennemi n’est pas le christianisme, mais l’athéisme matérialiste et la laïcité. Les subventions allouées aux associations catholiques et à l’entretien des bâtiments religieux, en pleine déchéance, augmenteraient.
Du point de vue politique, le plan de Ben Abbes est simple, suivant d’ailleurs l’aspiration millénariste de l’Empire romain. Le point principal de sa politique externe serait le déplacement du centre de gravité de l’Europe vers le sud, ce qui ne serait pas trop compliqué, puisque ce genre d’organisations existait déjà, par exemple l’Union pour la Méditerranée. Englobant en premier la Turquie et le Maroc, et par la suite la Tunisie et l’Algérie, l’ambition du leader arabe est celle de devenir le premier président choisi de l’Europe élargie. Il ne serait d’ailleurs le seul à avoir développé une telle ambition, De Gaulle l’avait précédé, lui qui avait initié la grande politique arabe de la France.
Tétanisé par cette liste d’avantages évidents, le lecteur se retrouve devant la vision du personnage principal du roman, qui comprend que le bonheur humain réside dans la soumission absolue. La soumission de la femme à l’homme, de l’homme à Dieu. Alors que pour le bouddhisme le monde est souffrance, et pour le christianisme Satan est prince de ce monde, dans l’Islam la création divine est parfaite, un chef-d’œuvre absolu. Voici le secret du bonheur, et la conversion finale du professeur universitaire, décrite au mode conditionnel – « La cérémonie de la conversion, en elle-même, serait très simple … le hammam me serait spécialement ouvert, il était d’ordinaire fermé aux hommes; vêtu d’un peignoir, je traverserais de longs couloirs aux colonnades surmontées d’arches … Le silence se ferait autour de moi. Des images de constellations, de supernovas, de nébuleuses spirales me traverseraient l’esprit ; … de grandes forêts presque vierges… Et puis ce serait fini ; je serais, dorénavant, un musulman ; … et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente. » (p. 297-299) – porte témoignage du fait que le livre d’Houellebecq, dont la sortie était prévue le 7 janvier 2015, quand les journalistes de Charlie Hebdo furent tués par deux extrémistes arabes, n’est pas un réquisitoire islamophobe. Houellebecq parle plutôt d’une crise auto-immune. La tentation de la soumission s’insinue dans l’esprit de la civilisation occidentale parce que sa sophistication la prédispose à la névrose et au nihilisme. Le secret de la prose d’Houellebecq dans ce livre se trouve surtout dans le fait que les deux dimensions – le comique et la métaphysique, la crise auto-immune et la farce politico-religieuse – coexistent jusqu’à l’indiscernable.
4. L’enlèvement de Michel Houellebecq, un film de Guillaume Nicloux (2014)
Même si apparemment le film L’enlèvement de Michel Houellebecq se penche sur des enjeux différents, quelques scènes retracent les idées présentées dans les trois chapitres précédents. De quoi s’agit-il au juste ? Le sujet du film est l’enlèvement de Michel Houellebecq, qui vit dans un appartement style Le Corbusier, où il s’ennuie, écrit des poèmes et fume sans arrêt. Trois hommes, Luc, Max et Mathieu l’immobilisent dans l’ascenseur, puis l’amènent par force à la campagne, à la maison de Ginette et d’André (Dédé, d’origine polonaise) Suchotzky, les parents de Mathieu. L’opération se passe dans le calme ; les « agresseurs » s’entretiennent avec l’écrivain sur un ton de respect. Le seul qui a des poussées d’orgueil est Luc, un Gitan, qui ne veut pas se « faire passer pour une fausse couche » et qui ne veut pas concéder à l’écrivain sa supériorité intellectuelle. Il avait d’ailleurs écrit un poème en secondaire, qu’il se rappelle même à ses quarante-trois ans : « Des années et des années passent/Et je ne t’aime toujours pas, la chasse/J’aime les animaux en liberté/Quand on n’a pas besoin de les tuer/Existe-t-il sur terre quelque chose de plus extraordinaire/Que ces choses en plein air ? ». Surpris par l’hilarité générale suscitée par son poème, Luc jette son profond mépris au monde : « Je vous emmerde profondément ».
Enfermé à la campagne et menotté, Houellebecq attend sa libération. Mais il n’arrête pas à demander à ses « bourreaux » qui est celui qui pourrait payer la rançon, du moment où ni son agent ni sa famille ne se permettraient les 20.000 euros que les trois gars demandent pour sa libération. Le soupçon ironique de l’écrivain va en direction de François Hollande, surtout que ses agresseurs le prennent en photo avec, sur la poitrine, une image de la Libération qui montre le président français secondé par Désir de l’avenir.
L’intrigue du film est ponctuée par une série d’images antiutopiques : l’habitation dans laquelle vit l’écrivain, au tout début du film – le village vertical, le simulacre grotesque imaginé par Le Corbusier. Dans la deuxième partie du film, il est amené à la campagne, dans un décor délabré, où les voitures abandonnées s’entassent dans un paysage surréaliste. C’est précisément dans ce paysage qu’Houellebecq profère ses théories sur la nécessité de se vider, de s’ennuyer, de sortir du quotidien. C’est là que « les choses » arrivent. S’extraire du monde antiutopique de Le Corbusier et plonger dans « le monde du réveil » et du paradoxe : « La Pologne est un rêve », profère l’écrivain, affirmation qui choque les trois braves gars, dont le métier est celui de bodybuilder (Max) et de boxeur (Mathieu). L’occupation de Luc n’est pas précise, chose qui convient parfaitement à sa « race ». C’est lui qui fait les décomptes des victimes d’Auschwitz – 6 millions juifs, 2 millions gitans, 1 million de la « race de Charles Aznavour ». « Arméniens ? », demandent les autres. « Oui, Arméniens », répond Luc, comme s’il disait « Peu importe ».
Les discussions se continuent sur le même ton de farce et de grotesque. De temps en temps, Houellebecq revient à ses thèmes favoris, cette fois-ci traités du point de vue des potentiels « terroristes » : la lutte (n’oublions pas qu’Houellebecq a écrit un livre qui s’appelle L’extension du domaine de la lutte) – il est confronté à ses propres thèmes, décodés dans le langage commun, qui appartient à ceux qui ne se nourrissent pas d’utopies, mais de la réalité. Houellebecq regarde ensemble avec Mathieu l’un des combats de ce dernier. L’homme lui explique les techniques d’attaque et de défense. L’écrivain ne peut pas s’y concentrer. Il répète incessamment : « Il saigne. On peut y trouver un intérêt ? Il saigne ». Il s’intéresse à la lutte abstraite, mais le combat en tant que tel est trop saignant pour lui. Quant à l’autre, le boxeur, il lui demande s’il pouvait écrire un livre sur lui. « Pourquoi pas ? », lui répond Houellebecq.
La fragilité d’Houellebecq, sa position inhabituelle sont évidentes. N’empêche qu’il continue à proférer ses professions de foi : l’intolérance (« Il faut dire les choses », affirme-t-il), le bonheur qui se trouve dans le présent (« si la vie s’arrêtait maintenant, je ne regretterais rien. J’ai assez vécu »), l’incontournable féminin (« Voulez-vous un film porno ? », lui demande Ginette, la mère de Mathieu. « Non, plutôt une fille ». Et Ginette lui amène une jeune fille arabe, Fatima, qui se trouve dans une situation familiale précaire et qui possède un charme physique évident). Les théories présentées dans Soumission sont illustrées donc à merveille. La fin du film revient au problème de la démocratie participative – l’idéal d’Houellebecq. Il critique encore une fois la régression de l’Europe : « Ça va finir dans l’insurrection. Bruxelles – ça sera la guerre civile. Suède – c’est la dictature. C’est pire qu’en France. L’anti démocratie. »
Le film finit dans l’accélération : Michel Houellebecq, après sa libération, au volant d’une voiture (sa part de la rançon) qui roule à 250 km/heure, sur une autoroute qui efface dans l’ivresse de la vitesse le cauchemar antiutopique : les habitations style Le Corbusier et les paysages délabrés de la campagne. Michel Houellebecq rendu au vide de ses pensées, à l’écoute de la fragilité des choses.
Bibliography
Michel Houellebecq, L’extension du domaine de la lutte, Éditions Maurice Nadeau, Paris, 1994.
— Plateforme, Flammarion, Paris, 2001.
— Soumission, Flammarion, Paris, 2015.
Guillaume Nicloux, L’enlèvement de Michel Houellebecq, film (2013).
Laura T. Ilea
Université de Montréal, Canada
airarle@yahoo.com
Soumission ou capitulation? Une France antiutopique dans le roman Soumission
et dans le film L’enlèvement de Michel Houellebecq/
Submission or Surrender? A Dystopian France in the Novel Submission and in the film The Kidnapping of Michel Houellebecq
Abstract: This article analyses the novel Submission by Michel Houellebecq (2015) and the movie The Kidnapping of Michel Houellebecq by Guillaume Nicloux (2014). It highlights the idea of an anti-utopian France and the auto-immune crisis that characterizes the Western civilization at the beginning of the 21st century. The fragility of a democratic system that, according to Houellebecq, will end up in “insurrection” and “civil war” leads to the nostalgic temptation of the happiness of surrender.
Keywords: Anti-utopia; Surrender; Western Decadence; Michel Houellebecq.
1. Décadence de la civilisation européenne
Quoique controversé et problématique puisse paraître à la première vue le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission (2015), il incite à une réaction imminente. Houellebecq décrit et déconstruit un monde où il se sent étranger, où il n’est plus capable de déceler des chances de survie; un monde en pleine déchéance, dans lequel un homme en train de vieillir reconnait les traces des civilisations disparues. À plusieurs reprises, le livre est traversé par des images du Moyen Âge, revu par ses adulateurs, Péguy, Claudel et Huysmans, imbus de mysticisme et désavouant le rationalisme d’un Pascal, d’un Newton ou d’un Kant. Le livre est également traversé par des images de la Rome antique : une des scènes qui précèdent « la soumission » finale a lieu dans un appartement parisien luxueux, aux alentours des Arènes de Lutèce, le lieu où l’esprit de Rome est le plus présent à Paris.
À ce moment, la vision du personnage principal du roman – un des multiples visages de l’auteur – met en parallèle la décadence des deux civilisations, la prémonition de leur fin, au moment précis où elles se sentent au comble de leur développement historique. Un désir secret de disparition, caché sous l’apparence d’une force vitale en pleine ascension. Cette vision concerne les Romains, qui « avaient eu la sensation d’être une civilisation éternelle, immédiatement avant la chute de leur empire; s’étaient-ils, eux aussi, suicidés? Rome avait été une civilisation brutale, extrêmement compétente sur le plan militaire – une civilisation cruelle aussi, où les distractions proposées à la foule étaient des combats à mort entre hommes, ou entre hommes et entre fauves. Y avait-il eu chez les Romains un désir de disparaître, une faille secrète? » (p. 258).
Le livre d’Houellebecq est au premier abord un cruel réquisitoire de la civilisation occidentale, qui s’est suicidée au bout de quelques décennies. Si c’était son seul enjeu, il ne susciterait aucune controverse. Son auteur n’est pas le premier à l’avoir fait. Après Nietzsche, la perspective nihiliste concernant le sort de l’homme occidental, affaibli par le christianisme, la tolérance et l’effémination, est monnaie courante dans tout discours intellectuel. Mais la façon dont Houellebecq dépasse le lieu commun est spécifique à cet auteur dont la force de la vision est secondée par un érotisme dont la cruauté se nourrit de la franchise qui dévoile un homme à qui le manque de plaisir physique semble plus difficile à supporter que la mort.
En d’autres mots, Houellebecq ne se limite cette fois-ci à regarder le déclin de la civilisation occidentale ; il imagine également un avenir très proche, dans lequel la Fraternité musulmane, un mouvement islamique modéré dirigé par Mohammed Ben Abbes, remporterait de manière démocratique les élections en France. Ce n’est pas la première fois qu’Houellebecq s’attaque au problème islamique. Il l’avait déjà fait dans son livre Plateforme, où un terroriste tue l’amante du personnage principal. Dans le roman Soumission, l’élément le plus difficile à traiter est la limite extrêmement fine entre ironie et capitulation. Parce que, pour un personnage d’une intelligence décapante comme c’est le spécialiste du XIXe siècle à travers lequel l’histoire est racontée, la soumission ne signifie pas la joie de l’union de l’homme à Dieu et l’acceptation du monde, tel qu’il a été créé, mais plutôt capitulation. Capitulation devant le manque de solutions vitales, devant l’impossibilité de régénération qui caractérise un homme qui se réclame de la civilisation occidentale du début du XXIe siècle.
Quelles sont donc ses impossibilités? Qu’est-ce qui l’empêche de vivre et pourquoi la capitulation (soumission) totale peut lui sembler une solution? À chaque fois que je parlerai de la solution (finale) de la soumission, je n’oublierai pas de mentionner l’ironie avec laquelle elle est présentée, de sorte que le lecteur atteigne une zone d’indiscernable, là où ses valeurs morales sont bouleversées et son jugement annulé. S’installe la paralysie de la volonté et de la raison, où la rhétorique et la fascination de l’orthodoxie s’insinuent. C’est la même sensation que celle créée par Ben Abbes, le dirigeant de la Fraternité musulmane, au sein de la nation française, au bout de quelques apparitions télévisées: « En y réfléchissant je me rendais compte que je n’en savais rien, et au moment où s’achevait la conférence de presse je compris que j’en étais arrivé exactement là où le candidat musulman voulait me mener: une sorte de doute généralisé, la sensation qu’il n’y avait rien là de quoi s’alarmer, ni de véritablement nouveau. » (p. 109). Les journalistes les plus agressifs, les plus acharnés, sont hypnotisés en présence de Mohammed Ben Abbes, et toutes les questions légitimes qu’ils pourraient lui adresser sont réduites au silence: la suppression du régime mixte par exemple, ou le fait que les professeurs doivent passer à la croyance musulmane, afin de pouvoir continuer leur carrière.
Je pense d’ailleurs que c’est précisément ceci l’élément-clé du livre d’Houellebecq: la façon dont il est capable de raconter l’histoire de la décadence de la civilisation occidentale à travers des observations incisives qui concernent autant ses contemporains que le personnage principal.
2. Le nouveau désordre amoureux
La diagnose du début du XXIe siècle passe en premier par Huysmans, puisque le narrateur est un spécialiste en Huysmans – un écrivain passionné par le problème religieux, par la beauté de l’amour conjugal, vivant dans un monde où la grande boucherie du XXe siècle, qui avait conduit au nihilisme occidental, n’était qu’un pressentiment. On nous rappelle la tendre passion nourricière de la femme, qui épluchait et cuisinait les légumes, un plaisir désirable, même s’il n’était en fin de compte qu’une faible compensation du plaisir charnel. Comme Houellebecq nous a déjà habitués dans ses autres romans, les névroses d’inadaptation dans les sociétés contemporaines sont expliquées par le déséquilibre érotique des mâles en souffrance, auxquels le nouveau désordre amoureux soustrait le fruit de leur désir.
Les relations érotiques dans les romans d’Houellebecq sont en perpétuel déséquilibre. L’homme est pris dans une course suicidaire contre le temps, en se choisissant des amantes de plus en plus jeunes et de plus en plus indisponibles, jusqu’à ce qu’il finisse dans l’écroulement total du sentiment amoureux. Dépourvue de désirs et de la capacité de se les satisfaire, la pensée du suicide le hante. Ce qui est le plus intéressant c’est le fait qu’aucune des idiosyncrasies de la compétitivité occidentale (y compris l’échec implicite) ne peut mener Houellebecq à l’idée du suicide. Son équation est bien plus simple: la mort de la libido et de la capacité de la satisfaire signifie privation de vie, d’où le suicide. De manière cynique et élégiaque, il insinue que toutes les valeurs occidentales, telles l’autonomie, la liberté, la reconnaissance, pourraient être sacrifiées en échange de l’équilibre hormonal: le mariage d’amour a échoué lamentablement (comme l’affirme Pascal Bruckner), ce qui reste est le mariage arrangé, qui met ensemble les qualités physiques de la femme et le statut social de l’homme. Pour que les deux fonctionnent ensemble, les marieuses regagnent leur importance dans la société.
Le choix est une illusion: « On observe que tous les hommes, mis en situation de choisir, font exactement les mêmes choix. C’est ce qui a conduit la plupart des civilisations, en particulier la civilisation musulmane, à la création des marieuses. C’est une profession très importante, réservée aux femmes d’une grande expérience et d’une grande sagesse. Elles ont bien évidemment le droit, en tant que femmes, de voir les jeunes filles dénudées, de procéder à ce qu’il faut bien appeler une espèce d’évaluation, et de mettre en relation leur physique avec le statut social des futurs époux. » (p. 293). Vu que les hommes sont strictement déterminés du point de vue biologique, choisissant imperturbablement en fonction de critères physiques, il s’ensuit que l’évolution de l’espèce est en grande partie due à la plasticité intellectuelle des femmes, qui peuvent adapter leurs critères reproductifs, par une éducation soutenue, aux critères de la richesse ou de l’intellect. « On peut même, dans une certaine mesure, les persuader de la haute valeur érotique des professeurs d’université » (p. 294), écrit, cyniquement, l’auteur.
Par une telle équation simplifiée, la souffrance de l’homme occidental serait réduite au minimum. La situation désespérée dans laquelle « les possibilités vitales coulaient entre mes doigts avec une rapidité croissante, me laissant, comme l’aurait dit Huysmans, inému et sec » (p. 205), ou la tentation du suicide, sans désespoir, sans tristesse, « simplement par dégradation lente de la somme totale des fonctions qui résistent à la mort dont parle Bichat » (p. 207) est annulée. L’équilibre du désir masculin est assuré par la possibilité d’avoir quatre femmes. Quelle perspective rassurante, mise en parallèle avec celle de son propre père, qui « lui, avait eu… ma mère, cette putain névrosée. » (p. 227).
En échange de l’ordre amoureux réinstallé, la femme n’a qu’à renoncer à l’autonomie. Mais à quoi ça sert, la fameuse autonomie, si elle ne peut assurer le bonheur? Fuck autonomy, déclame l’intellectuel spécialiste en Huysmans; lui-même y avait renoncé avec beaucoup de facilité, avec soulagement même. Responsabilités intellectuelles et professionnelles – ne sont que des sources de malheur – se dit-il pendant un voyage dans le train, en regardant devant lui l’homme arabe qui noircit d’angoisse à chaque fois que son téléphone sonne. La seule façon de se soustraire à cette existence néfaste est la compensation créée par les deux femmes gracieuses qui l’accompagnent pendant son voyage.
Quant à elles, les femmes peuvent rester toute leur vie des enfants. En sortant de cette période idyllique, elles deviendraient tout de suite mères, bref elles replongeraient dans l’univers de l’immaturité. À quelques années près, où elles troqueraient les jeux enfantins contre les jeux sexuels, ce qui revient en gros à la même chose.
Houellebecq s’attaque aussi au sensible problème du vêtement féminin, renversant le point de vue habituel selon lequel la femme arabe est prisonnière de son vêtement, entièrement soumise à l’homme. Il nous présente la relation de la femme avec ses vêtements comme un problème de séduction qui pourrait à la rigueur jouer en faveur de la femme arabe. La femme occidentale, selon lui, regarde ses vêtements comme une empreinte sociale. Quand elle sort, elle met en jeu l’infrastructure de la séduction. Sa séduction se dirige vers le monde extérieur. L’effort social l’épuise, de sorte que, alors qu’elle se retire dans son espace privé, un t-shirt avachi soit plus que suffisant pour mettre fin à son épuisante prestation sociale. C’est exactement le contraire de ce qui se passe avec la femme arabe. Comme son rôle social est extrêmement limité, son entière capacité de séduction se dirige vers l’espace intime. Ainsi, elle s’y concentre sur la satisfaction de l’homme, telle une déesse qui pulvérise le quotidien.
Ces considérations souffrent bien évidemment de l’égocentrisme masculin occidental, dont Houellebecq se rend coupable dans la plupart de ses livres. Tout féminisme, aussi superficiel soit-il, pourrait démonter ce genre d’arguments. J’insiste là-dessus parce que, par leur caractère absurde, ils nous donnent la mesure d’une certaine tentation que l’homme occidental pourrait ressentir devant le nouveau modèle de société, d’ordre économique, amoureux et politique proposé par la Fraternité musulmane de Ben Abbes. Il ne faut pas oublier, suggère Houellebecq, qu’au comble de la civilisation romane, qui précédait de près son effacement définitif, elle donnait beaucoup de pouvoir aux femmes, tout comme la civilisation européenne actuelle. Malheureusement, semble-t-il insinuer de manière élégiaque et ironique, la sophistication de la civilisation va de pair avec les symptômes de sa décadence. Je ne vais pas trop insister sur ce genre de détails, parce que j’aimerais également présenter dans le chapitre suivant les autres avantages qui se présentent à celui qui croit au Nouveau Monde.
3. Le Nouveau Monde
Tout d’abord, du point de vue religieux, aucun bouleversement majeur n’apparaitrait puisque, en plein milieu des ardents débats présidentiels, Ben Abbes propose le dialogue autour de la laïcité, ce qui lui confère l’image de la modération. Qui plus est, pour un islamiste modéré, tel qu’il se présente, la France fait potentiellement partie de la dar al islam, la loi de l’Islam; sa doctrine s’oppose aux djihadistes, pour lesquels la France représente une terre d’impiété, dar al koufr. Les élections et la prise du pouvoir par la Fraternité musulmane ne miseraient donc pas sur des questions économiques, mais surtout sur des questions de valeurs. Là où Tariq Ramadan présentait charia comme une option novatrice, révolutionnaire, qui effrayait la population française, Ben Abbes lui restituait la valeur traditionnelle, en y ajoutant un parfum d’exotisme qui la rendait désirable, par la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et du patriarcat. La Fraternité musulmane serait en faveur de la religion chrétienne, puisque son grand ennemi n’est pas le christianisme, mais l’athéisme matérialiste et la laïcité. Les subventions allouées aux associations catholiques et à l’entretien des bâtiments religieux, en pleine déchéance, augmenteraient.
Du point de vue politique, le plan de Ben Abbes est simple, suivant d’ailleurs l’aspiration millénariste de l’Empire romain. Le point principal de sa politique externe serait le déplacement du centre de gravité de l’Europe vers le sud, ce qui ne serait pas trop compliqué, puisque ce genre d’organisations existait déjà, par exemple l’Union pour la Méditerranée. Englobant en premier la Turquie et le Maroc, et par la suite la Tunisie et l’Algérie, l’ambition du leader arabe est celle de devenir le premier président choisi de l’Europe élargie. Il ne serait d’ailleurs le seul à avoir développé une telle ambition, De Gaulle l’avait précédé, lui qui avait initié la grande politique arabe de la France.
Tétanisé par cette liste d’avantages évidents, le lecteur se retrouve devant la vision du personnage principal du roman, qui comprend que le bonheur humain réside dans la soumission absolue. La soumission de la femme à l’homme, de l’homme à Dieu. Alors que pour le bouddhisme le monde est souffrance, et pour le christianisme Satan est prince de ce monde, dans l’Islam la création divine est parfaite, un chef-d’œuvre absolu. Voici le secret du bonheur, et la conversion finale du professeur universitaire, décrite au mode conditionnel – « La cérémonie de la conversion, en elle-même, serait très simple … le hammam me serait spécialement ouvert, il était d’ordinaire fermé aux hommes; vêtu d’un peignoir, je traverserais de longs couloirs aux colonnades surmontées d’arches … Le silence se ferait autour de moi. Des images de constellations, de supernovas, de nébuleuses spirales me traverseraient l’esprit ; … de grandes forêts presque vierges… Et puis ce serait fini ; je serais, dorénavant, un musulman ; … et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente. » (p. 297-299) – porte témoignage du fait que le livre d’Houellebecq, dont la sortie était prévue le 7 janvier 2015, quand les journalistes de Charlie Hebdo furent tués par deux extrémistes arabes, n’est pas un réquisitoire islamophobe. Houellebecq parle plutôt d’une crise auto-immune. La tentation de la soumission s’insinue dans l’esprit de la civilisation occidentale parce que sa sophistication la prédispose à la névrose et au nihilisme. Le secret de la prose d’Houellebecq dans ce livre se trouve surtout dans le fait que les deux dimensions – le comique et la métaphysique, la crise auto-immune et la farce politico-religieuse – coexistent jusqu’à l’indiscernable.
4. L’enlèvement de Michel Houellebecq, un film de Guillaume Nicloux (2014)
Même si apparemment le film L’enlèvement de Michel Houellebecq se penche sur des enjeux différents, quelques scènes retracent les idées présentées dans les trois chapitres précédents. De quoi s’agit-il au juste ? Le sujet du film est l’enlèvement de Michel Houellebecq, qui vit dans un appartement style Le Corbusier, où il s’ennuie, écrit des poèmes et fume sans arrêt. Trois hommes, Luc, Max et Mathieu l’immobilisent dans l’ascenseur, puis l’amènent par force à la campagne, à la maison de Ginette et d’André (Dédé, d’origine polonaise) Suchotzky, les parents de Mathieu. L’opération se passe dans le calme ; les « agresseurs » s’entretiennent avec l’écrivain sur un ton de respect. Le seul qui a des poussées d’orgueil est Luc, un Gitan, qui ne veut pas se « faire passer pour une fausse couche » et qui ne veut pas concéder à l’écrivain sa supériorité intellectuelle. Il avait d’ailleurs écrit un poème en secondaire, qu’il se rappelle même à ses quarante-trois ans : « Des années et des années passent/Et je ne t’aime toujours pas, la chasse/J’aime les animaux en liberté/Quand on n’a pas besoin de les tuer/Existe-t-il sur terre quelque chose de plus extraordinaire/Que ces choses en plein air ? ». Surpris par l’hilarité générale suscitée par son poème, Luc jette son profond mépris au monde : « Je vous emmerde profondément ».
Enfermé à la campagne et menotté, Houellebecq attend sa libération. Mais il n’arrête pas à demander à ses « bourreaux » qui est celui qui pourrait payer la rançon, du moment où ni son agent ni sa famille ne se permettraient les 20.000 euros que les trois gars demandent pour sa libération. Le soupçon ironique de l’écrivain va en direction de François Hollande, surtout que ses agresseurs le prennent en photo avec, sur la poitrine, une image de la Libération qui montre le président français secondé par Désir de l’avenir.
L’intrigue du film est ponctuée par une série d’images antiutopiques : l’habitation dans laquelle vit l’écrivain, au tout début du film – le village vertical, le simulacre grotesque imaginé par Le Corbusier. Dans la deuxième partie du film, il est amené à la campagne, dans un décor délabré, où les voitures abandonnées s’entassent dans un paysage surréaliste. C’est précisément dans ce paysage qu’Houellebecq profère ses théories sur la nécessité de se vider, de s’ennuyer, de sortir du quotidien. C’est là que « les choses » arrivent. S’extraire du monde antiutopique de Le Corbusier et plonger dans « le monde du réveil » et du paradoxe : « La Pologne est un rêve », profère l’écrivain, affirmation qui choque les trois braves gars, dont le métier est celui de bodybuilder (Max) et de boxeur (Mathieu). L’occupation de Luc n’est pas précise, chose qui convient parfaitement à sa « race ». C’est lui qui fait les décomptes des victimes d’Auschwitz – 6 millions juifs, 2 millions gitans, 1 million de la « race de Charles Aznavour ». « Arméniens ? », demandent les autres. « Oui, Arméniens », répond Luc, comme s’il disait « Peu importe ».
Les discussions se continuent sur le même ton de farce et de grotesque. De temps en temps, Houellebecq revient à ses thèmes favoris, cette fois-ci traités du point de vue des potentiels « terroristes » : la lutte (n’oublions pas qu’Houellebecq a écrit un livre qui s’appelle L’extension du domaine de la lutte) – il est confronté à ses propres thèmes, décodés dans le langage commun, qui appartient à ceux qui ne se nourrissent pas d’utopies, mais de la réalité. Houellebecq regarde ensemble avec Mathieu l’un des combats de ce dernier. L’homme lui explique les techniques d’attaque et de défense. L’écrivain ne peut pas s’y concentrer. Il répète incessamment : « Il saigne. On peut y trouver un intérêt ? Il saigne ». Il s’intéresse à la lutte abstraite, mais le combat en tant que tel est trop saignant pour lui. Quant à l’autre, le boxeur, il lui demande s’il pouvait écrire un livre sur lui. « Pourquoi pas ? », lui répond Houellebecq.
La fragilité d’Houellebecq, sa position inhabituelle sont évidentes. N’empêche qu’il continue à proférer ses professions de foi : l’intolérance (« Il faut dire les choses », affirme-t-il), le bonheur qui se trouve dans le présent (« si la vie s’arrêtait maintenant, je ne regretterais rien. J’ai assez vécu »), l’incontournable féminin (« Voulez-vous un film porno ? », lui demande Ginette, la mère de Mathieu. « Non, plutôt une fille ». Et Ginette lui amène une jeune fille arabe, Fatima, qui se trouve dans une situation familiale précaire et qui possède un charme physique évident). Les théories présentées dans Soumission sont illustrées donc à merveille. La fin du film revient au problème de la démocratie participative – l’idéal d’Houellebecq. Il critique encore une fois la régression de l’Europe : « Ça va finir dans l’insurrection. Bruxelles – ça sera la guerre civile. Suède – c’est la dictature. C’est pire qu’en France. L’anti démocratie. »
Le film finit dans l’accélération : Michel Houellebecq, après sa libération, au volant d’une voiture (sa part de la rançon) qui roule à 250 km/heure, sur une autoroute qui efface dans l’ivresse de la vitesse le cauchemar antiutopique : les habitations style Le Corbusier et les paysages délabrés de la campagne. Michel Houellebecq rendu au vide de ses pensées, à l’écoute de la fragilité des choses.
Bibliography
Michel Houellebecq, L’extension du domaine de la lutte, Éditions Maurice Nadeau, Paris, 1994.
— Plateforme, Flammarion, Paris, 2001.
— Soumission, Flammarion, Paris, 2015.
Guillaume Nicloux, L’enlèvement de Michel Houellebecq, film (2013).