Monica Spiridon
Université de Bucarest, Roumanie
mspiridon@ines.ro
Symptômes d’un « syndrome » narratif : la tournure exégétique du genre romanesque
Symptoms of a Narrative ”Syndrome”: The Self Exploratory Turn of the Novel
Abstract: One of the less debatable narrative distinctions – almost universally accepted – is that between story (diegesis, histoire, fabula, das Erzahlte) and discourse (mythos, discours, and sujet, das Erzahlen). In one way or another, literary genres had to pay a tribute of attention to the semiotic functioning of its narratives, in terms of the particular strategies of the endless clash between the two narrative poles. Along the path of literary history every recipe of the novel had assigned a particular dynamics, specific motivations and distinct functions to the balance between story and discourse. My paper maps out the outcomes of this processes pointing to a series of top European novels of the twentieth century.
Keywords: Narrative theories; Twentieth Century Novel; Parody; Self Reflexivity; Story and Discourse; Cultural Memory.
Même si le lecteur moyen tient le récit romanesque pour une fenêtre parfaitement transparente, censée rendre l’ainsi dit « réel » plus convaincant, plus cohérent, plus compréhensible, plus délectable et à la limite plus significatif, en fait les univers fictifs n’existent que dans et par les discours narratifs, qui couvent leurs propres desseins et sont munis d’un arsenal stratégique raffiné. Au lieu de s’éclipser humblement derrière les évènements, le discours narratif parvient aisément à renverser le rapport usuel de forces entre soi même et l’histoire, dont, formellement, il n’est qu’un simple véhicule occasionnel.
Les romanciers européens n’ont pas ignoré la faille – théoriquement incommode – qui sépare l’histoire (diegesis, story, fabula, das Erzählte) du discours narratif (mythos, discourse, sujet, das Erzählen), ni les manières diverses dont on peut en tirer profit. (Chatman, 1978, pp. 19-20; O’Neill, 1996, p 7; pp 20-21). D’une époque littéraire à l’autre, dans des contextes culturels bien différents, les écrivains ont misé sur d’équations particulières entre les deux. Dans l’histoire séculaire du roman il y a eu une oscillation pendulaire entre deux antipodes formels.
Les écrivains ont fait semblant de croire que leur discours narratif est non problématique et strictement instrumental ou, tout au contraire, ils se sont montrés conscients du fait que celui-ci peut saboter la fable, pour des raisons et des fins variables. L’auteur qui joue la carte de la fausse transparence et de l’impersonnalité de son discours a comme alternative le créateur qui exhibe triomphalement sa condition d’artisan, mettant à nu ses trucs de fabrication, pour flatter ou bien pour contrarier les attentes conventionnelles de son publique.
Mon exposé porte sur le rapport histoire/discours en tant que symptôme d’une tournure du genre romanesque que, faute de mieux, on peut appeler exégétique. Il y est question d’un certain déséquilibre entre les deux, érigé en outil d’un roman en quête d’auto exploration. De surcroît, sur le palier nommé « diégétique » (celui de la fable), ce genre de roman puise fréquemment ses sources dans les riches entrepôts de modèles de la mémoire culturelle. Les deux tendances se soutiennent réciproquement, car l’intérêt aigu pour la nature purement culturelle et pré-fabriquée de la fable joue toujours en faveur d’un discours qui fait de son mieux pour avilir ce que le lecteur appelle naïvement « la vie». Il faut y ajouter que ces deux penchants aboutissent également au ludique, à la théâtralité, sinon à la comédie bouffonne.
Pour illustrer cette tournure j’ai choisi deux romanciers éperonnés, constamment en quête de moyens singuliers pour venir à bout des tensions narratives fondamentales : Thomas Mann et Mikhaïl Boulgakov. La tétralogie biblique Joseph et ses frères et respectivement, Le Maître et Marguerite (ayant connu 5 rédactions successives) qui font l’objet de mon exposé. Le discours narratif des deux auteurs, qui appartiennent au même age du roman européen, se trame autour d’une matière fabulatrice unique : la Sainte Ecriture ou le Grand Code de la culture occidentale européenne, si l’on fait crédit à Northrop Frye.
Dans plusieurs de ses romans ou de ses récits (Joseph und Seine Bruder, Doktor Faustu,,Der Erwählte, Walsungenblut, Tristan) Thomas Mann fait grand tapage à propos de la distance qui s’installe inévitablement dans tout récit entre d’une part, l’histoire évoquée, et de l’autre le discours qui s’en charge. On pourrait y aussi rappeler ses changements constants de technique, survenus entre Les Buddenbrook, le declin d’une famille, Le Docteur Faustus ou Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull. Par rapport à L’Elu, par exemple (ou toutes les prérogatives auctorielles sont ingénieusement concédées à un “Génie de la Narration”) le conteur de la tétralogie biblique s’y approprie non seulement sa fonction traditionnelle de mise en scène, mais aussi une fonction que Roman Jakobson appellerait « phatique », concrétisée par de nombreuses interpellations, à portée didactique, philosophique ou morale, adressées à son publique virtuel.
Formellement, l’instance narratrice de l’histoire millénaire de Joseph, consignée par le Livre de la Genèse (37, 2-4), s’arroge modestement la tache d’une ré-écriture cohérente, qui puisse fournir au lecteur commun des renseignements convenables. Néanmoins, sa matière fabulatrice particulière – l’épique biblique, familier à ses lecteurs – l’incite à faire glisser son intérêt de l’histoire vers sa mise discursive en intrigue ou, plus précisément, vers le Comment ? au détriment du Quoi ?
A maintes reprises, le lecteur est lui-même instigué à partager les doutes de ce drôle de narrateur ou son embarras du choix :
Est-ce que le conteur devrait être autre chose que la source anonyme de son récit, pour l’empêcher de se raconter par lui-même et de prétendre que tout ce qu’il dit existe vraiment, comme ça et non pas autrement, certainement et sans ombre de doute? Ou bien, on nous dira qu’il valait mieux rester coincé à l’intérieur de son histoire, s’identifier avec elle et se garder de s’en détacher, pour l’évaluer ou la justifier ?1
On ne peut guère ignorer les machinations tenaces autant que subtiles de ce conteur hypocrite, qui ne pretend que de mettre à jour une histoire ressortisant des temps sacrés : ses fausses hésitations entre les retrospections interminables et les anticipations trop révélatrices; l’abondance de ses analogies explicatives, enfin toutes ses maneuvres alambiquées, qui dilatent infiniment la dureé du spectacle discoursif, en faisant retomber l’histoire dans les abîmes insondables des débuts absolus:
Profond est le puits du passé. Ne devrait-on pas l’appeller insondable? Car, plus on le prospecte en profondeur, plus on tatonne, plus on s’ y enfonce irreversiblement, plus la genese de l’Humanite, son Histoire et sa Civilisation se mettent à reculer vers l’immensité.2
Une telle recette de fabrication sert d’échafaudage à une intrigue de type régressif, qui nage obstinément à contre-courant et défie le modèle téléologique de la narration canonique. Un des ses outils préférés est la période tortueuse, qui vous retire d’une main ce qu’on vous a déjà offert de l’autre. Presque accablé par sa mission de mettre en ordre, d’expliquer et d’interpreter les faits, le discours finit par engloutir l’histoire racontée, pour rendre compte d’un evenement unique : sa propre genèse : ”La phrase meme de Mann, cette phrase un peu lente, parfois lourdement descriptive, trainant avec elle dans le dialogue les precautions oratoires et les formules courtoises d’un monde revolu, est moins hermétique qu’exégétique” – remarque à juste titre Marguerite Yourcenar. (Yourcenar, 1962, pp. 224-271)
On pourrait y ajouter une remarque convergente de Michel Deguy: “La phrase manniene, grosse de tout le passe du récit, exhibitionniste de sapropre gestation, récupère pourtant une sorte de sérénité classique. Elle fait montre de soi, ironique dans sa substance, longue phrase enveloppant le souvenir de sa propre construction.” (Deguy, 1973, p.188)
Chez Thomas Mann, la légitimité du récit historique, le statut d’auteur, les modèles du roman ainsi que le processus de sa mise en intrigue sont autant de sujets à débattre par le narrateur ou bien par ses personnages fictifs. Avant qu’un évènement ne se produise, il a été depuis longtemps écrit et “vivre”ne veut plus dire que relire tel ou tel « livre ». D’ailleurs, toute l’histoire est déjà écrite et nous la vivons et la lisons ensemble, riant et pleurant en même temps – nous prévient Joseph, à plus d’une reprise.
Dans un horizon culturel encore plus vaste, la biographie singulière de Joseph est rendue explicable par rapport à des destins épiques illustres. Lors de ses morts et de ses renaissances successives, Joseph ne manque jamais de se faire reconnaître soit comme Gilgamesh, soit comme Osiris-Tammuz, soit comme son vieil ancêtre de la cité de l’Ur (Abraham). D’ailleurs Gilgamesh est rituellement identifié par le protagoniste de Mann comme son propre double. N’oublions pas le goût du travestissement, endémique dans la tétralogie : celui de Jacob en Esau; de Léa en Rachel; d’Eliezer en ses propres ancêtres ou en Abraham lui-même, ou celui de Joseph en Etranger pour ses frères etc.
Dans une conférence anniversaire – Freud et l’avenir – l’écrivain allemand amorce occasionnellement le thème des paradigmes de la création. Le conférencier y prend pour exemple le mythe, qui procure à la lecture un point indispensable d’appui dans le déjà connu. Pour Thomas Mann lire veut dire avant tout reconnaître, en vertu de l’identité du nouveau crée avec une instance légitimante prestigieuse. Quelquefois, le culturel finit par justifier la vie elle-même, à laquelle il procure une bonne raison d’exister et un sens nettement discernable : « Le mythe légitime une vie : c’est par lui, c’est en lui qu’elle prend conscience d’elle-même. Une vie qui s’exprime en citations, la vie dans le mythe, est une sorte de cérémonie religieuse : en tant que commémoration, elle devient une cérémonie solennelle. (Mann, 1960, pp. 206-207).
Si telle est l’opinion du conférencier Thomas Mann, le prosateur, lui, il s’adonne à des variations narratives fastidieuses sur ce thème et conçoit des relations aussi variées que possible entre l’auteur et son lecteur virtuel, dont il met à l’épreuve la perspicacité, la sagacité, la mémoire et la subtilité culturelle.
Animé par une nostalgie euphorique de ses origines, qui descendent à perte de vue dans l’abîme de la mémoire écrite, Joseph prend au pied de la lettre l’héritage culturel – de l’Ecriture sainte, à l’épopée de Gilgamesh ou aux fabulations mythologiques sur Osiris-Tammuz. Ce genre de personnage, ou si l’on veut ce type de destin narratif, fait l’objet d’un commentaire révélateur de Thomas Mann, dans la conférence que je viens de citer plus haut :
Tel est le regard que le narrateur initié au mythe porte sur le réel et, vous le voyez bien, c’est un regard qui domine les choses dans l’ironie. Mais qu’adviendrait-il si cet aspect mythique devenait subjectif, passait dans le moi qui joue son rôle, y devenait conscient de sorte qu’il se rendit compte, avec un orgueil triomphal, ou sinistre, de ce qu’il est une réplique ? (Mann, 1960, p. 204.)
Dans sa tétralogie biblique, clignant complice de l’œil vers son lecteur, l’auteur exalte une pareille attitude, autant qu’il la compromet. Il ne se fatigue jamais de dresser l’inventaire des raisons livresques des gestes les plus banales de Joseph “avec une pédanterie rabbinique’’- pour citer une fois de plus Marguerite Yourcenar. C’est toujours au lecteur qu il s adresse, au moment ou il identifie carrément son roman « à un véritable spectacle dans un Temple », ayant comme protagonistes des divinités arrogantes. Il y a dans ce passage un mot-clef, tout à fait digne de retenir : « le spectacle ».
Un des outils efficaces de l’exercice conjoint de l’excès discursif d’une part et du penchant paradigmatique des personnages fictifs de l’autre, est la théâtralité, le ludique, le spectacle ou le lecteur est astucieusement entraîne par l’auteur. Il en résulte un effet global introspectif ou exégétique, que Mann appelle le sentiment épique : « L’art peut contempler la vie d’un point de vue mythique, d’où celle-ci apparaît comme une farce, comme une pièce de guignol ou des personnages mythiques, incarnés dans de marionnettes, dévident et exécutent une «action» immuable qui s’est mille fois accomplie et redevient pressent, un présent facétieux. Et il suffirait que cette perspective devienne celle des personnages eux-mêmes, dans leur représentation, qu’ils apparaissent comme ayant eux-mêmes conscience de leur jeu, dans toute sa noblesse mythique, pour que naisse un sentiment épique, du genre de celui qui se manifeste assez étrangement dans les Histoires de Jacob. (Mann, 1960, 207)
A son tour, l’écrivain russe Mikhaïl Boulgakov prend pour point de départ le Grand Code et pour l’encrer, lui, plus ostensiblement dans le profane.
Rangé par les typologies litteraires sous la rubrique-parapluie du roman dans le roman ou du récit spéculaire, Le Maitre et Marguerite est soutenu par une charpente narrative à deux paliers:le roman sur le Maitre, cantonné dans le Moscou stalinien des annees 1930 et le roman produit par le Maitre, placé dans le Jerusalem biblique de Ponce Pillate. Les dureés des deux histoires emboitées – quatre journées caniculaires de printemps, de mercredi au coucher du soleil jusqu’à samedi soir – se recouvrent parfaitement. Un dernier chapitre commun, ou les deux fables paralleles ratrappent le discours de l’auteur, reunit les protagonistes des deux plans, dans un debat moderé par Satan.
Le roman sur Ponce Pilate est centré sur la conspiration de Judas l’Iscariote, orchestrée par le grand pretre Caiphe contre le prophete Yeshua Ha Nozri (alias Jésus-Christ). Le Maître en designe péniblement la trame, sans parvenir à y ajouter une fin qu’il juge convenable. Suggerée par le Diable en personne – qui dans sa descente terrestre prend le surnom de Woland – cette fin sera l’assasinat de Judas, couvé par Ponce Pilate et mis en oeuvre par Afranius, le chef de ses services secrets.
Le Prince des tenebres prend en charge la navette entre les deux paliers de cette structure narrative en abyme. Sur la toute vraisemblence, il serait aussi l’auteur virtuel du roman produit par le Maitre, vue que dans une des rédactions successives de son livre, Boulgakov appelle le manuscrit de ce dernier L’Evangile de Woland.
Montée par le Diable, afin de punir les abus totalitaires du Moscou communiste et d’y organiser son grand bal annuel, la cabale qui tourne autour du Maître et de sa bien aimée Marguerite est téléologique et apocalyptique. Chaque moment des quatre journées moscovites est prédit par la suite diabolique du professeur Woland avec une pédanterie suspecte, mais les clous révélateurs, généreusement fournis par le discours narratif, ne sont jamais aperçus qu’après coup par les personnages fictifs de l’histoire. Néanmoins, de l’allusion voilée à l’avertissement explicite – à la limite brutal – un taux de moyens de prévision se trouvent à la portée du lecteur idéal averti.
Au-delà des contingences moscovites de son histoire, Boulgakov projette un horizon intégrateur immense, ou tout avait été depuis longtemps pré-écrit: la Mémoire culturelle.
De ce point de vue, le romancier assigne au Maître une position aussi ambiguë que riche en conséquences théoriques. En tant que personnage, il reste un « revenant » de la littérature, un simple artéfact de la mémoire culturelle ou plus précisément, de l’abondante tradition littéraire descendante de l’Ur Faust (la légende originaire du Docteur Faust.) Le Maître passe symboliquement le contrat diabolique pour faire aboutir son projet romanesque, attaqué violemment par la critique communiste. Dans la troisième rédaction de son roman, Boulgakov identifie explicitement son personnage écrivain à ce modèle prestigieux, grâce au titre d’un de ses chapitres : Faust et Marguerite. Mais en tant qu’auteur fictif d’un roman également paradigmatique, le Maître reflète sa condition en abyme. De cette manière, la lucidité du personnage est projetée à un niveau plus haut, celui d’une axiomatique élaborée.
L’écrivain russe n’hésite pas à admettre carrément devant ses lecteurs que toute écriture prend le déjà crée pour un de ses modèles essentiels. La mise en intrigue de son roman est marquée d’une façon singulière par ce type de logique paradigmatique, qui mène de main de maître la production et la lecture du texte, dans une direction nettement programmée. Le Voici pourquoi potentiel, qui d’après Gérard Genette serrait offert par tout écrivain à son lecteur, y veut simplement dire : Parce que tout ça avait été déjà prévu par la littérature.
Tel qu’il est présenté par certaines personnages de Boulgakov, dans des combats enflammés, prisant la surenchère discursive, tout comme Joseph, Jésus descendrait lui-aussi d’une longue lignée de prototypes mythiques – comme par exemple Mithra ou Osiris-Tammuz. Ce détail place les histoires canoniques de la Bible – un des maîtres modèles de la littérature européenne – dans une suite infinie de répétitions, ce qui compromet leur dignité de Sources originaires de la Mémoire et du Sens :
« Il n’y a pratiquement pas une seule religion orientale, disait Berlioz, ou l’on ne puisse trouver une vierge immaculée mettant un dieu au monde. Les chrétiens ont crée leur Jésus exactement de la même façon, sans rien inventer de nouveau. (…) La voix de ténor de Berlioz résonnait avec éclat dans l’allée déserte. Et à mesure que Mikhaïl Alexandrovitch s’enfonçait dans un labyrinthe ou seuls peuvent s’aventurer, sans risquer de se rompre le cou, des gens d’une instruction supérieure, le poète découvrait à chaque pas des choses curieuses et fort utiles sur le dieu égyptien Osiris, sur le dieu phénicien Tammuz, sur Mardouk le dieu de Babylone… » et ainsi de suite. (Boulgakov, 1968, p. 28)
Pour ce qui est de sa technique discursive, érigée en simple spectatrice des évènements, l’instance narrative de Boulgakov professe une ignorance hypocrite et, dans de nombreuses adresses à ses lecteurs, décline trop tapageusement et d’une façon suspecte, toute compétence explicative en quoi que ce soit. Les évènements nous sont d’habitude rapportés par tant de voix parallèles et dans des perspectives si variées qu’en fin de compte, grâce à une telle « diversion discursive », les évènements proprement dits perdent toute consistance et toute crédibilité, ce qui les rend confus, nébuleux et surtout discutables.
Le Maitre et Marguerite nous fournit, donc, un exemple parfait d’ordre et de cohérence narratives, ou la mise en intrigue discursive et le palier diégétique se rejoignent et se soutiennent grace aux bonnes offices du Diable. Un dessein narratif tellement sophistiqué rend indispensable une demarche interpretative complementaire. Bulgakov nous fait assez clairement comprendre que la façon la plus convenanble de rendre compte des événements racontés dans son roman serait le débat herméneutique, mis en branle par Satan mais qui finit par engager, tour à tour, le Maître et ses critiques communistes, Marguerite, les écrivains Bezdomnyi et Berlioz, le citoyens ordinaires de Moscou stalinien et, en fin de compte, Ponce Pilate et Jésus lui-même.
De ce point de vue, le roman qui porte sur le jugement de Ponce Pilate produit par le Maître fictif, pourrait être pris pour une contre-Bible ou pour une Bible-apocryphe (une réplique à la version canonique), inspirée par Satan.
Plus ou moins transparent dans les rédactions successives du roman, le but d’un tel texte puisse être la ré-interprétation des Evangiles, d’une perspective distante, parfois grave, parfois ironique, quelques fois bouffonne, ce qui rend Boulgakov très proche de Thomas Mann, auteur du Docteur Faust. André Dabezies, un des commentateurs les plus avertis du mythe littéraire de Faust, range Boulgakov parmi les auteurs qui mettent en valeur surtout les virtualités parodiques de leur thème, (Dabezies, 1972, p. 221.) Mikhaïl Boulgakov s‘est d’ailleurs formellement impliqué dans les débats publics de son temps, concernant l’opportunité artistique et les fonctions de la parodie moderne. (A. Colin Wright, 1973 :1162 –1173 ; Cinzia De Coro, 1986).
Si toute mise en scène de la lecture littéraire finit fréquemment par engendrer des récepteurs fictifs, chez Boulgakov aussi Jésus est érigé en juge de son propre roman et de son destin romanesque. Dans le final symbolique de la quatrième rédaction du roman, une polémique portant sur le statut du discours fictif par rapport à l’histoire est engagée entre le Maître, Jésus et le professeur Woland. Il s’en ensuit assez évidemment que pour Boulgakov l’incarnation de la compétence idéale de lecture reste le Diable. On peut y discerner une hypothèse sous-textuelle, riche en suggestions théoriques. Elle vise un certain coté «démoniaque» de l’herméneutique, autrement dit, la dimension “diabolique” de toute explication experte de texte : « Interpretare diabolicum. » ?
En guise de conclusions
Le jeu sophistiqué et imprévisible entre histoire et le discours narratif s’avère assez bien muni pour se mettre au service de l’auto exégèse du récit romanesque, soutenue et même instiguée par une mise en question des modèles et des contre modèles du roman.
Il faudrait peut être y entrevoir une ouverture vers ce que Robert Alter appelle dans un de ses livres (The Other Great Tradition), « L’autre grande tradition » du roman, c’est à dire vers une vénérable lignée narrative, illustrée par des auteurs comme Italo Calvino ou Günter Grass, John Fowles, Hermann Hesse ou Graham Greene si l’on choisit au hasard et uniquement parmi les modernes et les post-modernes.
On pourrait néanmoins se demander si ce type de « crise diégétique », rendue manifeste par l’emphase excessive du discours, parfois à portée herméneutique, et soutenue par les modèles atemporels de la fable, devrait être tenue pour une fatigue générique du roman ou, tout au contraire, pour une recette de jouvence?
Les romantiques par exemple avaient presque abusé du potentiel narcissiste du roman et surtout des disponibilités du discours narratif d’interférer avec l’histoire, sinon de la brouiller complètement. D’après Linda Hutcheon, la fiction romantique ne serait qu’un simple anneau de la longue chaîne narrative auto référentielle qui fait son début avec Cervantès pour aboutir au roman post-moderne :
Il y a – explique-t-elle – une continuité évidente dans ce type d’auto réflexivité, qui commence avec Cervantès, se poursuit avec Sterne et le Künstlerroman et aboutit au «roman sur le roman » de nos temps. Chaque fois que cette filière narcissiste a l’air d’étaler des changements visibles, il n’y est qu’une question de degré, jamais de substance. (Hutcheon, 1984: 12-13)
Il serait donc plus prudent d’en conclure qu’un pareil penchant est inscrit dans l’héritage génétique du roman et qu’il devient plus saillant dans des contextes particuliers, ou il s’impose comme fonctionnel et profitable.
Boulgakov, par exemple, s’en sert pour prendre ses distances par rapport à la matière évangélique de son roman, dans les dures circonstances du communisme stalinien et de ses mécanismes répressifs, surtout de la censure.
Chez Thomas Mann, qui ne s’est jamais lassée de mettre à l’épreuve le discours narratif pour explorer ses effets, ses pièges et ses failles, ce type de manœuvres exégétiques devraient être jugées dans la logique d’une œuvre romanesque visiblement obsédée par les matrices atemporelles de l’héritage culturel occidental.
Si l’on dresse un bref bilan théorique de notre exposé, visant les ressources déployées par la littérature afin d’activer sa mémoire littéraire et de parader sa portée théorique et méthodologique, on pourrait en conclure que le clivage narratif histoire/discours se prête parfaitement aux efforts stratégiques du roman moderne de mettre à profit son potentiel auto réflexif et de marquer sa position particulière dans la longue histoire des formes littéraires.
Bibliographie
Alter, Robert. 1975. Partial Magic: The Novel as a Self-Conscious Genre, Berkeley: University of California Press
Baal, Mieke. 1985. Narratology: Introduction to the Theory of Narrative. Translated by Christine van Boheemen. Toronto: University of Toronto Press
Boulgakov, Mickhail. 1968. Le Maître et Marguerite, traduit du russe par Claude Ligny, Paris: Robert Lafont
Chatman, Seymour. 1978. Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. Ithaca, NY, London: Cornell University Press
Dällenbach, Lucien. 1977. Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme. Paris: Editions du Seuil
Deguy Michel, « La Phrase », dans Cahiers de L’Herne, Thomas Mann, ed. Frederick Tristan, Paris: Editions de L’Herne, 1973, pp. 187-194
Genette, Gérard. 1973. Figures III. Discours du récit. Paris: Editions du Seuil
Hutcheon, Linda, 1984, Narcissistic Narrative the Metafictional Paradox, New York and London: Methuen
O’Neill, Patrick. 1994. Fictions of Discourse. Reading Narrative. Toronto, Buffalo, London: University of Toronto Press
Newman, Robert. ed. 1996. Centuries’ Ends, Narrative Means. Stanford, California: Stanford University Press.
Spiridon, Monica. 2000. Melancolia descendentei. O fenomenologie a memoriei generice in literatura. (La Mélancolie de la descendance. Une approche phénoménologique de la mémoire littéraire). Iassy, Polirom.
Todorov, Tzvetan. 1978. Les genres du discours. Paris: Editions du Seuil
Yourcenar, Marguérite.1962. “Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann” dans Sous bénéfice d’inventaire. Paris : Gallimard
Atti del Convegno Mikhail Bulgakov, A cura di Eridano Bazzarelli e Jitka Kresalova, Milano: Mondadori. 1986.
Dabezies, Andre, 1972. Le Mythe de Faust, Paris: Armand Colin
Mann, Thomas, 1933-1943. Joseph und seine Bruder, I-IV, Berlin, Wien, Stockholm: S. Fischer Bucherei
Mann Thomas, « Freud et l’avenir » dans Noblesse de l’esprit, Essais, traduit de l’allemand par Fernand Delmas, Paris, Albin Michel, 1960
Rose, Margaret, 1979. Parody & Metafiction. An Analysis of Parody as a Critical Mirror to the Writing and Reception of Fiction, London: Crom Helm
Wright, Colin A., 1973. Satan in Moscow. An Approach to Bulgakov’s The Master and Margarita, PMLA, 8
Notes