Alexandru Matei
“Spiru Haret” University, Bucarest, Romania
amatei25@yahoo.com
Est-ce qu’on peut parler d’une esthétique du communisme ? /
Can we speak of Communist Aesthetics?
Abstract: The paper grows out of a personal experience of Romanian’s communist political regime during the last years of Ceausescu, including the last hours of his reign and the passage to a new political regime. This experience is above all affective and my paper aims to focus on it through some concepts: the “distribution of the sensible” (Jacques Rancière) as dimension of each political and cultural regime, and the “historical feeling” as the way to measure the transformation from a certain radical modern history, of progress and human rationalization, to a low profile history, the democratic and capitalist one, wherein the aesthetic category of sublime is no longer possible and no sacred power sticks anymore to our consciousness.
Keywords: Romania; Communism; Nicolae Ceausescu; Aesthetics; Modern Art; Jacques Rancière.
L’esthétique du dénouement
La perspective résolument personnelle de ce texte n’est tout de même pas innocente: elle met en scène les traces d’un vécu. „La Philosophie commence comme une aspiration vers une thérapeutique.”, car elle „se voit elle-même comme un guide de l’âme, ou bien du moi, de la prison de soi vers la lumière ou vers l’instinct de la liberté.”[1] Tout registre d’énonciation possède ses propres présupposés et une histoire qu’un autre racontera peut-être. Stanley Cavell croit que l’autorité du discours philosophique – et, par extension, le discours „scientifique” – ne peut s’appuyer que sur deux arguments exclusifs: soit la fidélité envers la loi impersonnelle du fonctionnement du langage (la logique d’une certaine grammaire), soit la fidélité envers soi-même comme possesseur de ses propres dits, par le recours à l’autobiographie. Car „qui d’autre que moi pourrait m’octroyer l’autorité de parler pour nous?”[2] C’est pourquoi les énoncés de ce texte diront „je”, d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une étude dont l’objet soit une construction toute théorique, mais d’une réflexion sur les limites et plutôt sur les liens, les attaches (bounds) qui continuent à nous envelopper dans une affectivité que le totalitarisme communiste roumain produit encore, par-delà les tombes des époux Ceausescu et des héros morts contre eux et contre tout ce qu’ils incarnaient.
Je dirai alors que la fin des Ceausescu met en question toute une ontologie sociale, à savoir „le sentiment de l’histoire”. Que l’histoire bouge, personne ne peut le contester, à plus forte raison après septembre 2001. En revanche, il devient de plus en plus net que cette histoire-là s’est éloignée de nous, citoyens roumains, et que la démocratie que nous voulions de tout notre être comme un nouveau – et peut-être ancien et mémorial – régime affectif collectif, à savoir une sorte de corporatisme spirituel et politique dont la revue 22 s’est voulue au début le porte-drapeau, a instauré une nouvelle distance: une distance de l’absence, impossible dès lors à conjurer, qui remplace une distance de la présence (l’ubiquité réputée de Ceausescu donnait à tous une raison d’agir ou tout au moins de sentir ou bien pour ou bien contre), cette distance que Jacques Derrida thématise du point de vue d’une „hantologie” dans Spectres de Marx[3], pointant par là un élément fondamental de l’affectivité „post-”. J’essaierai de parler dans ce qui suit de la nostalgie après l’effacement du sentiment de l’histoire, une nostalgie typiquement moderne, devenue elle-même une version „démocratique” de ce sentiment: car la fin des Ceausescu n’en est pas une: il s’agit plutôt d’un dénouement.
Le procès des Ceausescu à Targoviste (ville à 80 km de Bucarest) peut être considéré comme le dénouement de la modernité dans sa version roumaine: nous employons là „dénouement” dans la version qu’en donne Lionel Ruffel[4] lorsqu’il parle de la littérature française d’Antoine Volodine. Le dénouement ne veut pas dire clôture, fin, quoique ce n’en est pas moins un événement: tout ce qui s’ensuit s’en ressent, en subit le sceau, mais cela ne signifie ni une rupture totale avec un „ancien régime” (du genre „la fin des Ceausescu est la fin de la modernité roumaine”) ni ne peut être relégué au statut d’illusion à dénoncer (du type „la fin de Ceausescu n’a en réalité rien changé en Roumanie, en dépit de l’importance que cet événement revêt pour tous ceux qui ont été pris au piège tendu par les manipulateurs”). Ce qui a pris effectivement fin – une structure étatique et un régime public de vie – n’est que la „structure de surface” d’un discours et surtout d’une sensibilité qui, elle, change beaucoup moins vite et agit beaucoup plus subrepticement. C’est en quoi consiste le legs „esthétique” de l’„Époque d’or”.
Deux décennies sont passées depuis la fin du seul régime politique autarchique qu’ait connu la Roumanie moderne. Opulence de carton, incarcération, délire, éradication de l’individu; systématisation utopique, fouriériste, vues invariablement panoramiques, „beaucoup plus de constructions construites par papa en dix ans que nous n’en repeindrons jamais”[5]: réalités dont j’ai saisi quelques bribes. Le seul régime „exhaustiviste” de l’histoire roumaine s’est pitoyablement brisé, dans la promiscuité d’une caserne de Targoviste, sous les regards de Roumains plutôt révoltés, plus ou moins vengés. Ces propos ne rendent pas compte d’une quelconque lecture bibliographique, bien que des livres et des revues contenant la transcription de différentes prises de positions de Ceausescu ou des récits de sa chute me soient connus. Ce qui fait leur intérêt est, dans la perspective adoptée ici, la position de l’énonciateur. Il y a d’une part des auteurs qui prennent leurs distances avec la personnalité de Ceausescu – autrement dit avec sa présence – tout en essayant d’en discriminer les composants : je pense ici au récit d’Adrian Cioroianu qui porte un titre inspiré par celui derridien cité plus haut : Ce Ceausescu qui hante les Roumains. L’historien roumain y inscrit son adhésion à l’idée d’un mythe de la présence dans le récit du règne de Ceausescu. Il y a d’autre part des auteurs qui enjambent en courant les embûches de l’ambiguïté que toute énonciation instille dans le sens d’un énoncé et écrivent dans un style purement objectiviste : « Nicolae Ceausescu a été un dictateur sans scrupules, faisant preuve d’une roublardise paysanne et d’une ambition démesurée de s’emparer du pouvoir. (…) Le communisme qu’il a promu a été un communisme tribal. »[6] Rien de la force de sa présence ne perce dans ce texte, de sorte que le lecteur pourrait s’étonner à apprendre qu’un dictateur « sans scrupules » ait pu embobiner une nation européenne plus de deux décennies avec son « communisme tribal ». Or, l’explication, difficile à rendre en termes strictement argumentatifs, réside justement dans le dévoilement d’une présence projetée sur un vécu – et c’est d’ailleurs l’hétérogénéité de cette superposition, ajoutée certes aux impératifs d’un nouvel ordre politique européen, qui l’a fait vaciller et disjoindre en fin de compte.
Entracte. Le panorama s’est fissuré, la vue s’est troublée, la mosaïque s’est détachée et cassée. „Les sommets” ont été taillés, puis ils se sont épointés, ils se sont faits poussière, les gens ont rompu leurs chaînes, ils ont commencé à parler, personne n’a plus rien écouté. Jusqu’à ce que certains se suicident, et que d’autres s’immolent par le feu, les uns et les autres inutilement. Plus rien, aujourd’hui, ne peut être héroique – tout effort ne peut être que ridicule.
Si la vie n’est ni réelle ni sérieuse et qu’à sa fin ne nous attend que la tombe, il est peut-être ridicule de nous prendre au sérieux. D’un autre côté, si nous ne pouvons pas vivre sans nous prendre au sérieux, peut-être que nous devons nous habituer à l’idée que nous sommes ridicules.[7]
Le beau redevient d’usage individuel – cessant d’occuper sa position, idéale, de noeud dans le „partage du sensible” (Jacques Rancière), tout comme le bonheur. Le sublime de l’histoire n’a plus besoin d’attendre plusieurs années pour se transformer en ridicule: il est ridicule dès le début. Il va de même pour le monologue politique. Non seulement ce qui vole ne se mange plus mais plus rien ne vole. Je dois avouer que ce qui m’a fasciné dans le régime de Ceausescu c’était le spectacle de l’ordre, que j’avais appris le langage officiel et que pour moi son caractère injonctif n’avait pas seulement la résonance de mots creux. Il transmettait la force, la force de l’ordre. Dans mon journal, le 22 décembre 1989, je n’ai rien pu écrire. Le dernier signe de mon statut de citoyen de République Socialiste de Roumanie est le 15 novembre 1989, le jour du match de football entre la Roumanie et le Danemark, lors de la qualification de notre équipe pour la Coppa del Mondo. Plus tard, le 27 décembre 1989, j’écrirai une autre page, impersonnelle. A cette époque, lorsque j’étais enthousiaste, j’écrivais dans le style exact du journalisme de l’époque: redondant, d’une sollicitude autiste. Parce que, je souligne, ce langage me donnait une impression de cohésion indestructible, et que c’était la seule expression (re)connue de la joie, de l’enthousiasme collectif. Puisqu’il s’agissait d’un langage qui conférait au réel une orientation, des balises et qu’il ne fallait plus douter, mais il fallait penser au bien-fondé du sens qui intégrait tout ce réel. Son vacillement, après 1989, me rend le sentiment de vivre dans un monde fonctionnel mais impersonnel, dépourvu d’enthousiasme. Avec les mots de Novalis:
La haine personnelle contre la foi catholique s’est transformée peu à peu en haine contre la Bible, contre la foi chrétienne, contre la religion tout simplement. Plus encore, la haine de la religion s’est attaquée tout naturellement et logiquement à tous les objets de l’enthousiasme: le sentiment et l’imagination poétique, la morale et l’amour de l’art, le futur et le passé… l’univers devenant ainsi un moulin sans architecte (…).[8]
En changeant ce qui est à changer, le contexte historique reste donc un moment d’hyperception de la réalité, une atmosphère où ce genre de discours naît et se réalise. Du début du XIXe siècle jusqu’à la fin du siècle dernier, la religion du syntagme „la haine de la religion” s’est transformée en idéologie, mais l’une et l’autre sont investies de la même fonction de sauvegarde sociale. L’idéologie n’était et n’est qu’une version de religion dans une société de masse récemment alphabétisée, dans laquelle tout le monde peut lire des textes simples et dont la compréhension ne suppose pas la connaissance d’une quelconque tradition, parce qu’ils sont pensés et exécutés pour rencontrer un impact immédiat et viscéral. L’un des effets collatéraux de l’ascension de la littérature sur la scène de la société occidentale – ou peut-être qu’il s’agit tout simplement d’une concomitance – est la propagation des énoncés illocutionnaires, s’adressant à la sensibilité du lecteur, non pas par des poètes ou prosateurs, ce qui aurait été plutôt normal, mais par tous ceux qui publiaient. Ce que Novalis incrimine ne devrait pas être la haine de la religion, parce qu’il n’est pas question de haine, mais d’indifférence. Du point de vue historique, la haine, l’enthousiasme, la religion et les objets de l’enthousiasme (parmi lesquels „le futur et le passé” – c’est-à-dire l’Histoire) sont toujours associés. Mais pendant le romantisme, la littérature a été le fournisseur du langage idéologique le plus fertile. Il n’est donc pas étonnant que l’époque de Ceausescu n’ait pas oublié le romantisme.
Fin de la modernité roumaine
Le processus qui sépare „l’âge d’or”[9] de celui de la petite lumière au bout du tunnel[10] a été la mise en scène, maladroite et grotesque, d’un acte de tragédie qui a consacré un martyr: Nicolae Ceausescu est mort pour une cause et a été tué à la suite d’un jugement évidemment illégitime du point de vue de la procédure. On connaît le serpent-éléphant de Saint-Exupéry. Avec l’éléphant dans ses entrailles, le serpent qui habituellement n’est absolument pas éléphant emprunte sa forme afin de le supprimer une bonne fois pour toute. C’est l’une des métaphores qui peut résumer la dialectique de ce pseudo-procès, plus hallucinant que tous les congrès du Parti Communiste Roumain. Le fantomatique FSN, Front de Sauvegarde National (organisation dont même le procureur du procès des Ceausescu ne connaissait le nom, bien qu’il officiait en son nom!) ne pouvait poignarder l’infernal PCR, qu’en prenant, dans un acte inaugurateur et constitutif, une seule fois – la dernière – le visage du monstre. C’est ainsi que l’acier s’est durci.
Scène: le complot du jugement, à gauche de l’écran, protégé d’une visibilité centripète, déroulé de profil, car il est encore illégitime; les inculpés, à droite, occupant plus de la moitié de l’écran, mais „de dos”, en fin de course, accusés, y compris par le cadre dans lequel ils apparaissaient, soumis à ce panoptique foucaldien, le premier reality show roumain où le couple n’est plus uni par les liens du mariage, physiquement repoussant et mourrant en direct.
Gorgée de refoulements séculaires, l’histoire roumaine a trouvé dans Ceausescu le héros par excellence de l’Indépendance, „seul contre tous”, le plus résistant dictateur roumain. L’histoire roumaine précaire, aux pieds d’argile, a attisé un orgueil aveugle chez Ceausescu. Elle l’a nourri de douleur et doté de la volonté de rédemption d’un complexe s’enfonçant sous une calotte crânienne que des appareils perfectionnés ne cessent depuis de raser, s’enfonçant ensuite comme une seringue pleine d’hallucinogènes. Nous en avons d’abord payé les conséquences, puis son tour est venu. Ceausescu souhaitait une indépendance totale, économique, culturelle, il se voulait un „despote illuminé”[11] et vigilant et croyait que le communisme était le cadre qui pouvait perpétuer son dessein, de par son opposition au monde capitaliste des flux. Il voyait dans le communisme nationaliste l’idéologie parfaite de l’isolationnisme récupérateur, car pour se remettre d’un retard historique, il fallait que la Roumanie sépare sa dynamique propre de celle globale où elle se trouvait immergée: ainsi pourrait-elle devenir un Fonds Monétaire pour les pays du tiers monde, tel que le projetait Ceausescu qui ne cessait de faire des visites dans les coins les plus éloignés du monde (de la République du Cap Vert au Bangladesh) et échapper en quelque sorte à la globalisation qui hiérarchise les régions selon les tarifs de la production. Celui qui assume son histoire (chèrement payée, comme Dostoievski l’a brillamment démontré dans Les Démons) n’apparaît pas moins grandiose, pas moins sublime: les héros de la modernité sont les traces vivantes de l’ère du sublime, qui se revendiquent d’une esthétique humaniste, métaphysique, d’essence chrétienne. Même s’ils formaient un couple sordide de dictateurs, humiliant pour n’importe qui réduit à l’état de sujet, les époux Ceausescu ne pouvaient pas être extraits de la réalité institutionnelle dont les procédures étaient établies par la loi. Nicolae Ceausescu ne pouvait être déchu de sa fonction exécutive de président qu’illégalement. A l’époque, le 25 décembre 1989, le FSN se trouvait encore dans l’illégalité. Ceausescu, se prévalant de la loi, avait tout le droit de nier l’autorité du tribunal militaire extraordinaire (tout comme Milosevici, celle du Tribunal Pénal International de la Hague[12]). D’un autre côté, l’instance devait prononcer une sentence qui a sans doute avalisé un crime, seulement justifiable par la conviction qu’il allait être le dernier, un crime absous dans son dernier acte de tuer le criminel.
Le beau fait sa mue jour après jour, le sublime – qui se dépouille des limites morales du Bien et du Mal – nomme la perception esthétique extrême, la sensation extrême de l’Infini (celui de Pascal ou de Lévinas). Son „corrélatif négatif”, le sublime vidé de tout contenu, est le ridicule. Ceausescu, en mourrant, a supprimé son ridicule. D’un côté, son idéalisme irraisonnable ne lui permettait pas de prendre conscience de la valeur criminelle de ses actes de violence, de l’autre, il savait que sa mort transformerait l’infraction politique du 22 décembre en fait pénal. Ceausescu a vécu sa réalité qu’il a colorée du rouge de son nom, puis de tant d’autres anonymes. Jusqu’à la fin, il ne l’a jamais troquée, pas un seul instant. Il avait refusé la Glasnost de Gorbachev et il est mort avec la dignité d’un vrai dictateur, que seul le crime et puis la mort peuvent révéler. Ses crimes, directs ou indirects, existent. Et le crime perpétré contre lui, le plus grandiose: le seul moment sublime, le premier et le dernier, du nouveau pouvoir FSN. Les passions dévastatrices nuisent à la santé mais, une fois leur nocivité connue, comment pourrions-nous passer à côté des autres sans même les observer? Le XXe siècle a été, comme le dit Bernard Henri-Lévy, Le Siècle de Sartre, et non celui d’Aron. Est-ce important que le dernier „ait eu raison” et que le premier ait été un philosophe pour le Tiers Monde? Et ç’a été le siècle de Gide dans Retour de l’URSS ou de Simone de Beauvoir dans Tout compte fait, qui refusaient d’accepter le sens de l’expérience soviétique, irrésolus, ne cessant de relater leurs symptômes.
La modernité, qui a célébré et imposé l’esthétique du sublime, a expiré, comme il fallait s’y attendre, après avoir consommé ses aliments et spolié des pensées et des vies. La postmodernité institue la rationalité éthique comme le juste critère de l’action, et l’Autre comme la juste „figure de proue”. Il n’existe pas, assurément, une troisième voie entre le Moi de la modernité et l’Autre de nos jours. Les deux, lorsqu’ils sont supralicités, deviennent des monstres. C’est pourquoi je ne saurais dire combien de temps nous resterons les égaux d’une force qui peut nous faire perdre la raison: l’équilibre que nos vies tiennent pour se maintenir est instable, et c’est peut-être la vitesse accrue qui conjure la chute, tout comme le chevauchement d’une bicyclette est impossible en arrêt.
Aujourd’hui on n’écrit plus de tragédies et l’inventivité ludique est en passe de rester le seul moteur artistique: c’est ce qui entérine la séparation totale de l’expression artistique et du discours politique, réalisé déjà aux États-Unis et dans les pays de l’Europe de l’Est[13]. Le procès des époux Ceausescu reste le dernier crime moderne en Europe: une tragédie de seconde main, mais une tragédie quand même. Les deux derniers monologues de l’histoire moderne de la Roumanie: Ceausescu qui ne répond pas aux traîtres du pays et le peuple, le juge, apothéotique, qui l’accuse du lent génocide du peuple. De chaque côté, le peuple, au nom duquel, on a commis le plus de crimes, le peuple cloué qui écoute le silence de la dernière mort héroïque de Roumanie.
L’histoire moderne s’est terminée et, après 2001, elle a emprunté une autre voie. Nous assistons maintenant à l’agonie de la mémoire historique. Quelques (inter)faces – payées par ceux qui gouvernent véritablement le pays, les véritables capitalistes, les garçons malins et les filles blondes des pouvoirs politique et médiatique (la distinction est peut-être beaucoup plus simulée qu’elle ne paraît) – brouillent, noient et éliminent les dernières traces discriminantes de deux types de régime historique: l’un où le métadiscours est mis en mode silencieux, l’autre où l’on peut dire n’importe quoi, on peut même nier la différence entre celui qui parle et celui dont on parle.
Par la délégitimation de la mémoire historique et par l’indifférence face à notre formation sociale et culturelle, nous arriverons, finalement, à oublier l’histoire – au moment où l’histoire ne sera plus possible qu’à titre d’interromption par une catastrophe sans lien direct avec la raison humaine et sans qu’une voix quelconque prenne l’initiative d’inscrire l’événement quelque part. Si la génération des 30 ans sait qu’il existe un passé, mais se comporte compulsivement, si la génération des 21 ans ne regrette pas encore le sentiment d’histoire, la génération des 11 ans aura, à 31 ans, un contenu mnésique si différent de nous – privatisé d’un côté, personnalisé de l’autre, pragmatique et avec une dynamique extrêmement grande – que Ceausescu apparaîtra, en fulgurance, comme un cookie qui empêche le flux des informations, comme l’un des objets qui nagent dans l’eau de la Zone, dans Stalker de Tarkovski, mais enregistré par un regard qui s’est deshabitué, comme les animaux, à observer autre chose que le mouvement.
Or, qu’est ce d’autre l’Histoire dans la modernité si ce n’est l’objet du désir de l’éternité – ou le revers de la peur de la mort ? Peut-être que nous guérissons plus facilement par cynisme ou inconscience, que si nous tentions de le faire les yeux grands ouverts.
Bibliographie
Alexandre, Maxime, Romantiques allemands, I, Paris, Gallimard, 1963.
Cavell, Stanley, A Pitch of Philosophy. Autobiographical exercices, Harvard U. P, 1994.
Cesereanu, Ruxandra, Decembrie ’89. Deconstructia unei revolutii, Polirom, 2009, 2e édition.
Cioroianu, Adrian, Ce Ceausescu qui hante les Roumains. Le mythe, les représentations et le culte du Dirigeant dans la Roumanie communiste, Bucuresti, Curtea veche, AUF, 2004.
Nagel, Thomas, Qu’est-ce que tout cela veut dire?, édition roumaine, Bucuresti, All, 1998.
Ruffel, Lionel, Le Dénouement, Paris, Verdier, 2005.
Sârbu, Adrian, Polgar, Alexandru (coord.), Genealogii ale postcomunismului, Cluj-Napoca, Idea, 2008.
Ginzburg, Carlo, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.
Notes
[4] Lionel Ruffel, Le Dénouement, Verdier, 2005 : le concept d’une solution de continuité, qui marque une césure dans notre modernité, entre l’époque progressiste et celle d’atomisation et de retrait que nous vivons après la chute du communisme.
[5] Nicu Ceausescu, dans les années 1990. Valentin Ceausescu dira plus tard: „Si au moins cela avait mené à quelque chose de mieux”, interview dans Gazeta Sporturilor, 11 août 2009.
[6] Ruxandra Cesereanu, Decembrie ’89. Deconstructia unei revolutii (Décembre 1989. La Déconstruction d’une révolution), Polirom, 2009, 2e édition, p. 191.
[7] Thomas Nagel, Qu’est-ce que tout cela veut dire?, édition roumaine, Bucuresti, All, 1998, p. 74.
[8] Novalis, in Romantiques allemands, I, édition présentée et annotée par Maxime Alexandre, Gallimard, 1963, p. xiii.
[10] S’opposant à « l’âge d’or », cette image rend compte de l’époque de transition qui lui a succédé.
[11] Sur la modernité du despotisme, voir M. Joly, Dialogue aux enfers de Machiavel et Montesquieu , ou la politique de Machiavel au XIXe siècle par un contemporain, Bruxelles, 1964, cité in Carlo Ginzburg, « Mythé », in Carlo Ginzburg, A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Gallimard, 2001, p. 65 : « Le despotsime est l’unique forme de gouvernement adaptée aux conditions sociales des peuples modernes. » Or, la faute au communisme de Ceausescu n’a pas été l’idée de se poser comme un régime despotique, mais de ne pas s’être rendu compte que le despotisme, pour qu’il fût moderne, devait être « prévoyant et doux ».
[12] Voir un excellent article de Pierre Manent dans la revue Le Débat, no 116, septembre-octobre 2001.
[13] Je voudrais renvoyer le lecteur à l’article de G. M. Tamas, « Un capitalisme pur et simple », La Nouvelle Alternative, vol. 19 (2004), no 60-61, p. 13-40, repris dans Genealogii ale postcomunismului, editura Idea, Cluj-Napoca, 2008, p. 9-28. Là, entre autres choses, le philosophe hongrois estime qu’à l’Est, le capitalisme est aujourd’hui beaucoup plus pur qu’en Occident, car il évolue sans résistances. Il soutient que, dans l’Europe de l’Est, il n’y a pas d’éléments quasi-féodaux ou socialistes mêlés au capitalisme. Même si j’en doute, du moins en ce qui concerne l’absence d’éléments féodaux, j’ajouterais seulement que ce qui est spectaculaire pour ces pays anciennement appelés socialistes, c’est l’absence d’éléments socialistes.