Jean-Pierre Dubost
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II, France
jpdubost@gmx.fr
Fortune et infortune du dialogue érotologique de l’Antiquité au XVIIIe siècle
Outcome and misfortune of the erotological dialogue from Antiquity to 18th Century.
Abstract: If the dialogue is well known as a key genre of philosophical discourse since Plato, it was also, since its very beginning, doubled and undermined by its contrary – the erotic dialogue. Platos Symposion can be read on one hand as a trial to conceptualize eros as on the other hand as the ontological fact that eros withstands logos; Xenophon’s Symposion stresses even more the ambiguity of this unstable relationship between logos and eros, especially in its dramatical conclusion. Even if we are not aware of the existence of a specific type of dialogue strongly attached to erotic representation and discourse, there is as a matter of fact a mutual dependence between the dialogic tradition of philosophical dialogues about eros and the tendency of erotical dialogues to deconstruct subversively the philosophical discourse by the use of the same means. Although Plato’s and Xenophon’s Symposia can be considered as prototypes, the long lasting tradition of dialogues about erotic topics displays as well an unending struggle of opposites as the necessity of consider both forms as the dialectic struggle of asymmetrical generic strategies and finalities, inextricably intertwined from antiquity to the end of the 18th Century. This paper suggests outlooks from an historical and methodological angle for the treatment of this “erotological” tradition from Plato to Sade.
Keywords: Plato; Xenophon; Lucian; philosophical dialogue; erotics; Aretino, Ragionamenti; Chorier, Académie des dames; Sade, Philosophie dans le boudoir.
Les réflexions qui suivent n’on pas pour but d’intervenir dans le débat sur la fortune et de l’infortune des genres littéraires en y apportant des éléments de réponse d’ordre général et théorique. Sans ignorer pas pour autant l’existence de discussions auxquelles ces réflexions répondent par certains côtés et quelles croiseront inévitablement, elles sont avant tout le fruit d’une constatation et résultent d’une longue lecture des textes qui seront ici évoqués et que mon propose rassemble sous le nom générique de « dialogue érotologique ». Il ne s’agira pourtant pas de délimiter un genre, car le « genre » en question ne correspond pas à une filiation historique univoque. Aucune tradition n’existe qui permettrait de le faire apparaître comme tel et l’on ne peut pas affirmer qu’il correspond à une tradition assumée comme telle.
Non seulement le traitement de ce corpus ne peut pas correspondre à la description d’un genre historiquement définissable comme un donné, mais sa propre dénomination suffit à aborder la question de ce « genre » non pas sur le mode descriptif, mais par un biais réflexif. En effet, si la question du dialogue philosophique est une question parfaitement canonique, qui relève aussi bien de la théorie des genres (dans la mesure ou le dialogue philosophique peut être défini comme un sous-genre du genre dialogique) que de la tradition philosophique (dans la mesure ou, de l’Antiquité à l’Age classique, de Platon à Descartes, Fontenelle, Hume ou Diderot le discours philosophique a largement utilisé les potentialités génériques du dialogue à des fins philosophiques, d’ailleurs extrêmement diverses), le terme ici proposé, à savoir celui de « dialogue érotologique », ne trouve pas spontanément sa place dans le paysage générique habituel. La dernière publication collective française consacrée à la tradition du dialogue philosophique, à savoir l’ouvrage intitulé Le dialogue : introduction à un genre philosophique publié sous la direction de Frédéric Cossutta en 2004, [1] ne fait que le confirmer.
Or il existe de fait une continuité évidente sur la très longue durée, depuis le Symposion de Platon jusqu’à la Philosophie dans le boudoir de Sade, de ce que l’on pourrait appeler un « dialogue érotique », que je préfère pour ma part appeler érotologique, me réservant le droit de préciser peu à peu les raisons de cette dénomination.
Parler de « dialogue philosophique », c’est évoquer une tradition qui a joué un rôle déterminant dans l’histoire du discours philosophique. Ce que je baptise « dialogue érotologique » n’est pas un genre que je propose de distinguer du genre – ou du sous-genre – « dialogue philosophique ». Je pars bien d’un constat de continuité de l’un comme de l’autre, mais je considère que cette continuité ne peut faire apparaître le genre en question que si on le considère comme un doublet du genre « dialogue philosophique ». C’est cette histoire d’un genre dédoublé que je voudrais thématiser.
En effet, depuis le Symposion de Platon jusqu’à La philosophie dans le boudoir, les textes que je propose de traiter ensemble n’ont cessé, malgré les nombreux traits qui les opposent, de se répondre, de se mimer, de se pervertir et de se repousser dans une longue lutte faite d’autant d’inimitié que de complicité. Cette cohabitation forcée dans le conflit a suscité une chaîne générique sur la très longue durée, mais elle ne peut être repérée comme telle que si l’on concède à des textes classés dans la catégorie générique « dialogue érotique » d’avoir des visées philosophiques et aux textes classés dans la catégorie générique « dialogues philosophiques » de ne pas en avoir – sauf à déroger gravement à la dignité inhérente au genre.
Or ce « genre » dont on est donc tenu de forger le nom, bien qu’il ait été à peine repéré – ou plutôt royalement ignoré par les théoriciens ou les historiens des genres, – a connu une fortune considérable, aussi remarquable et continue que celle du dialogue philosophique.
Nous n’avons donc pas à faire à un genre, mais à une lutte de force et de finalité entre deux traditions, l’une étant en quelque sorte une machine de guerre dirigée contre l’autre. Mais s’il s’agit bien de deux traditions antagonistes, on ne peut pas les aborder ensemble comme si elles étaient simplement deux traditions opposées. Car si l’une, la dissipée et la perverse – c’est-à-dire celle qui repose sur l’ironie, la perversion ou le dévoiement de l’autre – est de toute évidence opposée à l’autre, à la tradition dite « sage », elles sont toutes deux historiquement emmêlées. Elles ne le sont pas seulement malgré ce qui les oppose et les fait lutter l’une contre l’autre, mais elles le sont aussi à l’état de lutte interne, à l’intérieur de chacun de ces deux genres solidaires et ennemis. Car, comme je vais tenter de le montrer, chacun des deux genres porte l’autre en creux et l’exclut en même temps. Fortune donc d’un genre littéraire, mais à condition de prendre toutes ses distances face à ce qui, dans la théorie des genres, se préoccupe essentiellement de la distinction, de la délimitation, de la détermination de traits pertinents, alors qu’il s’agit ici comme je voudrais le montrer d’un échange mutuel de traits divergents dispersés d’un côté comme de l’autre. Ces opposés sont bien des opposés, mais il s’agit d’opposés emboîtés.
Fortune donc de ce genre double, sur la très longue durée et jusqu’à sa disparition. On peut en définir sans peine les époques et en citer les grandes étapes et les textes majeurs : l’Antiquité grecque d’abord (avec le Symposion de Platon, celui de Xénophon, l’Erotikos de Plutarque); la Renaissance (avec le De Amore de Ficino, mais aussi les Ragionamenti de l’Arétin, le Colloquio de las Damas en Espagne, et d’autres textes issus de l’officine de l’Arétin comme par exemple La Cazzaria d’Antonio Vignale) ; puis c’est l’âge classique (au XVIIe La Puttana errante, L’Alcibiade fanciullo a scola de Ferrante Pallavicini, L’école des filles, la Satira Sotadica ou Académie des dames dans sa version française), puis Vénus dans le cloître, puis La philosophie dans le boudoir, qui en est à la fois la continuité et l’anamorphose romanesque). La Satira Sotadica a connu de nombreuses traductions anglaises de d’autres en Allemagne, et en Angleterre aussi en 1660 The wandering whore a donné lieu à plusieurs autres variantes, différentes de The Accomplished Whore, traduit bien plus tard , etc. N’entrons pas plus dans le détail et mettons entre parenthèse les nombreuses questions d’ordre philologique, comme notamment la question de savoir si le dialogue intitulé La puttana errante, paru en italien en Hollande en 1660 avec d’autres textes de l’Arétin et traduite en français au XVIIIe, qui porte le même titre qu’un poème italien provenant de l’officine de l’Arétin, est issu de la même époque ou s’il a-t-il été écrit plus tard. Bien du travail reste encore à faire pour éclaircir les cheminements européens de cette tradition, tant elle a été négligée par la recherche, pour ne pas dire totalement occultée.
L’ensemble de ces textes correspond bien aux traits génériques qui définissent le genre du dialogue. Ils ont tous un objet commun, que le prédicat « érotique » désigne de manière adéquate, et si l’on est en droit de parler de genre « érotologique », c’est parce que, conformément à la nature du dialogue, le discours y tient une place centrale et qu’ils laissent tous clairement apparaître un rapport de finalité intrinsèque entre la forme dialogique et l’objectif de connaissance et de vérité qui la commande. On doit les distinguer d’une foule d’autres exemples où apparaissent d’évidentes affinités de forme et de contenu, mais dans lesquels le dialogue ne structure pas l’ensemble du texte. Dans ce cas, l’on rencontre plutôt des « moments dialogiques » englobés par une forme textuelle différente. Il peuvent s’insérer dans des romans ou des nouvelles, ou dans des dispositifs plus complexes et parfois très hétérogènes incluant une multiplicité générique, comme c’est par exemple le cas dans l’œuvre de Rabelais.
On peut et doit aussi distinguer ces textes d’autres dialogues propres à la tradition libertine que l’on peut parfaitement définir comme dialogues érotiques, mais qui eux tournent le dos à ce duel sur place des genres qui caractérise la relation complexe qui fait l’originalité du dialogue érotologique ou l’origine philosophique du dialogue est à la fois réactivée et transformée. On peut inscrire dans cette catégorie distincte les dialogues de Crébillon-fils, le Tableau des mœurs du temps de La Popelinère et Crébillon fils ou Le diable au corps d’Andréa de Nerciat. Et lorsque l’on reprend les choses à leur origine, on doit se demander si les Heteraikoi logoi, le Dialogue des courtisanes de Lucien doit être considéré comme un des points de départ de la longue série des dialogues érotologiques ou s’il relève plutôt de cette troisième catégorie.
Il serait tentant, sur le plan théorique, d’expliquer l’existence de ce doublet par le fait que le genre dialogique est par lui-même moins un genre mais plutôt, comme le pense Dominique Maigueneau, un « hypergenre ». Les hypergenres, nous dit Dominique Maigueneau, « ne sont pas des dispositifs de communication définis historiquement, mais des modes d’organisation textuelle aux contraintes pauvres qui sont en vigueur sur des périodes parfois très longues et qui autorisent les mises en scènes de la parole les plus variées ». Le dialogue – ajoute Maigueneau – « nous semble un bon exemple d’hypergenre : il suffit de faire converser au moins deux personnages pour parler de dialogue ».[2] De même, Maignueneau parle d’hypergenre épistolaire, et considère l’essai, le recueil d’aphorisme etc. comme autant d’hypergenres. Et il oppose cette conception qu’il appelle « faible » du dialogue à la théorie des genres de Jean-Marie Schaeffer, dont la logique, poussée à son terme, conduit à penser que « la consistance du genre ‘dialogue philosophique’ tiendraient à ce que les œuvres qui en relèvent appartiendraient à une même ‘classe généalogique’, c’est-à-dire qu’elles prendraient la forme d’un dialogue de par leur ressemblance plus ou moins grande à un texte opposé comme prototypique ».[3]
Si l’on suit le raisonnement de Maigueneau, on pourrait être tenté de dire que la tradition ironique ou perverse du doublet en question a utilisé le genre philosophique du débat autour de la nature et de la finalité de l’éros en parasite, voire comme ce mollusque que l’on appelle un bernard l’hermite et qui vient pour ainsi dire « squatter » le coquillage vide d’une espèce différente.
Quant à la position de J.M. Schaeffer, elle me semble totalement inadéquate dès que l’on entre dans le détail de l’écriture. Le Symposion de Platon (et celui de Xénophon) constituent bien les prototypes de cette tradition, mais celle-ci n’est intéressante que par les dérives, les devenirs et les déformations qui entraînent le modèle ailleurs et, ce faisant, en dégagent en même temps les ambivalences, lesquelles caractérisent et même constituent le genre dès l’origine.
En effet, dès le premier prototype, le Symposion de Platon, le rapport du dialogue philosophique au sujet est tout à fait original. Certes, il s’agit bien aussi d’exposer par le jeu des arguments la différence entre autant de points de vue sur l’eros, objet insaisissable du discours, mais aussi objet de la recherche de la sagesse. Mais à la différence du dispositif de filtrage des arguments ou des stratégies par lesquelles Socrate accule dans la plupart des autres dialogues son interlocuteur jusqu’au moment où celui-ci ne peut que lui donner ou lui rendre raison, le texte ici accorde une très large autonomie aux différents points de vue. Il est moins un dispositif de filtrage progressif qu’un jeu complexe de nuances organisé afin de mettre en place une merveilleuse progression. La cosmogonie d’Hésiode rappelée par Phèdre, le mythe de l’Androgyne rappelé par Aristophane, la distinction entre l’Aphrodite pandemos et la Vénus céleste exposée par Pausanias, sont autant d’approches modélisantes et signifiantes de l’Eros. Le discours de Diotime rapporté par Socrate oppose à tous ces points de vue fragmentaires mais chargés de sens une dialectisation du sujet, exacerbée d’un stade à l’autre de l’argumentation, qui les englobe finalement tous et les utilise comme autant de matériaux pour la méthode. Mais il reste que l’on ne peut guère comparer le dispositif d’ensemble à ce que deviendra à l’âge classique le jeu subtil des arguments, l’individuation des arguments et des perspectives que met en scène par exemple Hume dans ses Dialogues sur la religion naturelle.
Dans le Banquet de Platon comme dans tous les dialogues platoniciens, il est légitime de poser la question « Qui parle? », et ce qu’André Laks désigne comme « dés-egotisation » chez Platon[4] est effectivement un trait important du dialogue platonicien. Dans le cas du Symposion, il est particulièrement clair que l’objet résiste au discours, ou plutôt que le dispositif textuel, bien que très consistant sur le plan conceptuel (car dans le discours de Diotime rapporté par Socrate la gradation vers le Vrai est parfaitement orchestrée) maintient de par sa forme délibérément complexe, par le jeu entre ses différents registres, une béance entre le Quid et le Quod – entre les discours successifs des personnages du dialogue exposant tour à tour ce qu’est l’eros et celui de Socrate qui demande « Qu’est-ce que l’eros ? »- afin de redonner à l’eros toute l’ambivalence qui lui revient.
En effet, tout dans le Symposion est organisé pour laisser déborder hors du cadre conceptuel plusieurs dimensions non argumentatives qui relèvent de la théâtralisation, de la mise en spectacle inhérente à la tradition des banquets. Tout est fait pour laisser ici librement le concept jouer avec cette autre chose qui relève du plaisir ou du bonheur de la représentation et qui, en tant que dispositif de représentation, ne se distingue en rien de son objet. Les détails concrets liés au genre du symposion (la « gueule de bois » des convives avant même que le discours commence, le hoquet d’Aristophane qui l’oblige à donner la parole à Eryximaque, les récits intercalés, les oublis avoués, l’irruption d’une bande de jeune fêtards accompagnés d’une joueuse de flûte[5], d’où surgit Alcibiade passablement éméché qui vient faire une belle scène de jalousie à Platon) sont intimement mêlés à l’architecture conceptuelle du texte. Alcibiade, qui parle en dernier, annonce qu’il dira la vérité. Et la vérité qu’il décline en parlant de Socrate est de façon indissociable aussi bien une déclaration d’amour et de jalousie que l’exposé du dépassement dialectique d’un eros qui ne serait que désir. Car son discours a bien aussi pour but d’accuser la nature énigmatique de Socrate, dont les derniers mots n’ont rien d’un discours philosophique, puisqu’ils s’adressent à Agathon, à qui Socrate demande de venir s’allonger près de lui, en réponse à la jalousie d’Alcibiade – qui ne manque pas de remarquer que ce geste, même s’il est enrobé d’arguments, vise tout autre chose que le concept.
Le prototype des dialogues érotologiques est donc marqué par une profonde ambivalence. Au niveau du discours, l’amour charnel est un obstacle tant qu’il empêche sa sublimation, mais un obstacle nécessaire, car sans lui la différence entre le désir et l’idée n’apparaîtrait pas. Il est dépassé mais à condition d’être maintenu. En termes hégéliens, il s’agit bien d’une authentique « Aufhebung ». Mais ce que le discours dialectise est en même temps dangereusement encerclé par le terme à dépasser. Quelque chose de la raison se refuse à la raison pure, et par son organisation interne le dialogue met délibérément en balance la kallokagatia et le désir.
Le Banquet de Xénophon accuse encore plus nettement la même ambivalence, et celle-ci apparaît d’autant plus clairement si l’on prend en compte le dispositif d’ensemble. Sur le plan du discours en effet, le texte de Xénophon met en scène un Socrate plus figé dans ses positions, mais tout ce qui dans le texte relève de la fiction va d’autant plus contredire la pureté du discours. C’est le même Socrate qui montre que l’amour charnel ne peut mener à rien de bon ni de beau et qui répond à Antisthène qui lui dit être passionnément amoureux de lui : « Laisse-moi tranquille pour le moment ; je suis occupé, tu le vois bien ».[6] Il faudrait être bien atteint de surdité pour ne pas entendre la concession de principe que le discours sur l’éros fait ici – ne serait-ce que par le non-dit que cette seule réplique creuse dans le discours – à l’eros vécu et désiré en tant que tel et en dehors de toute dimension discursive. Les exégètes ont souvent débattu des mérites respectifs des deux textes et souligné la tonalité très réaliste du Banquet de Xénophon, mais aucun ne s’est attardé sur cette aggravation de l’ambivalence dans le jeu interne des forces entre le discours et son objet. Et peu de commentateurs se sont étonnés de la stupéfiante conclusion du dialogue. Alors que chez Platon, l’irruption d’Alcibiade à la fin basculer le dialogue vers son versant sensuel et passionné, tout en maintenant les distinctions philosophiques essentielles du dialogue, chez Xénophon le personnage du Syracusain, qui aura l’initiative de la mise en spectacle bien peu philosophique par laquelle le dialogue se conclut, est l’un des deux bouffons que le texte met en scène. Le premier, Philippe, s’invite au début du banquet qu’il transforme en comédie, et le second, appelé le Syracusain, organise les amusements, notamment des danses, que le parasite, Philippe, s’empresse d’ailleurs de tourner en dérision. Et c’est par un tableau vivant dansé présenté par le Syracusain que le dialogue se termine.
Qu’un dialogue à intention philosophique puisse se clore ainsi sur un spectacle de danse, voilà qui est déjà étonnant. Mais ce n’est pas n’importe quel spectacle. Au son de la flûte qui entame un air bachique, on voit Ariane recevoir avec empressement Dionysos et l’enlacer avec tendresse, la scène étant plus dansée que mimée. C’est bien un theatrum eroticum qui a le dernier mot chez Xénophon.
« On put alors les voir », dit le dialogue pour finir, «prendre les attitudes des amants qui se baisent et s’étreignent. Et voyant que ce Dionysos si vraiment beau et cette Ariadne si vraiment charmante ne simulaient plus les baisers, mais joignaient réellement leurs lèvres, tous les spectateurs se sentirent vivement excités ».[7] A tel point d’ailleurs que ce qui met fin au texte est la précipitation avec laquelle les convives quittent le lieu : « Ceux qui n’étaient pas mariés jurèrent de prendre femme, tandis que ceux qui l’étaient montaient sur leurs chevaux et couraient rejoindre la leur afin de goûter ces plaisirs ».[8]
Conclusion certes bien peu philosophique, mais particulièrement révélatrice de la nature de doublet générique dont je suis parti.
Rien de plus libertin que cette conclusion. Cette manière de placer par les moyens du discours ce spectacle devant les yeux des assistants ne se distingue en rien du procédé cardinal de la poétique libertine, à savoir l’hypotypose érotique, et l’on a bien saisi qu’un épisode mythique (à savoir celui du viol d’Ariane endormie, abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos et surprise dans son sommeil par Dionysos, motif qui est à l’origine d’une très longue tradition iconographique qui conduit au cœur de la représentation libertine du XVIIIe par l’intermédiaire de la tradition iconographique des Amours des dieux).[9] Faut-il rappeler que dans La Vie des douze Césars, Suétone raconte que Tibère incitait les jeunes gens à s’accoupler devant lui pour raviver ses désirs ; en plaçant devant eux le livre ouvert des Figurae Veneris d’Eléphantis et d’autres exemples semblables ?
Si tel est l’aboutissement de l’érotologie chez Xénophon, comment évaluer alors la nature du Dialogue des courtisanes, les Heteroikoi logoi de Lucien ? Il y a bien peu de philosophie chez Lucien, et en revanche beaucoup de réalisme, et pour sûr strictement rien de platonicien. Mais il n’est guère possible de dire que Lucien s’adonne ici, comme c’est le cas dans d’autres dialogues, à une dérision du platonisme et du discours philosophique en général. Il s’agit plutôt d’une comédie des mœurs. Toute érotologie, tout ce qui relève du discours sur l’eros, est éliminé, est éliminée de ces dialogues le seul but est de théâtraliser la vie de simples courtisanes.
Mais que voudrait dire « éliminée » ? A des degrés divers, l’érotologie est solidaire d’un donner à voir, d’une mise en spectacle aussi bien chez Platon que chez Xénophon, et Xénophon, contemporain de Platon et disciple de Socrate comme lui, s’avance très loin avec son banquet dans l’utilisation d’un dispositif scénique qui fera plus tard l’essentiel de la représentation libertine. Si le texte de Lucien ne prend pas – ou très peu seulement – la philosophie et les philosophes comme objet de dérision comme dans le Philopseudos en revanche il s’attaque de front au dispositif complexe utilisé par Platon et Xénophon, et il est de toute évidence le prototype antique de la troisième Giornata des Ragionamenti, la Vitta delle puttane.
Revenons à la théorie du prototype proposée par Jean-Marie Schaeffer. Le groupe de texte qui nous intéresse ne renvoie pas à un seul prototype, mais à deux : Xénophon et Platon d’un coté, Lucien de l’autre. La présence ou l’absence d’un discours sur l’eros semblerait faire la différence. Mais nous venons de voir que celle-ci n’est pas pertinente, car les deux dialogues philosophiques contiennent aussi en eux les ingrédients essentiels de ce qui définira plus tard la représentation libertine, dont on peut légitimement localiser l’origine à Venise et à Rome au début du Cinquecento, elle aussi dédoublée en textualité et iconographie. Si maintenant l’on considère les seuls rapports érotologiques au sens de doctrine de l’Amour, le cas du De Amore de Ficino est lui aussi éclairant. Car s’il est en quelque sorte un commentaire réactualisé du Symposion de Platon, il n’est pas un dialogue, mais un traité élaboré à partir d’une matière première dialogique, et par ce biais il exclut aussi bien la part comédie, de mise en scène, et partant aussi toute l’ambivalence profonde des dispositifs d’origine.
Aucun exemple ne montre d’ailleurs aussi clairement que le De Amore, mais par l’exclusion, que le dialogue érotologique repose sur une relation duale mais instable, difficilement soluble dans une démarche dialectique. L’ « érotologie », comme part constitutive des dialogues sur l’éros, a toujours accompagné, sauf exclusion de principe comme chez Ficino, une « érotographie », un jeu d’écriture séduisant et érotisé. Dans cet emmêlement observable sur la très longue durée, et sans lequel l’écriture libertine du XVIIIe siècle aurait manqué de solides assises, l’une est l’autre cohabitent dans un jeu de force inégal par nature : l’érotologie domine son sujet, l’érotographie l’anime. Le rôle de l’écriture libertine a précisément été devenir troubler l’équilibre de ce jeu de forces asymétriques par nature, en dénaturant leur relation et en renversant leurs rapports de force. L’érotographie devient alors le versant dominant, et l’érotologie n’est plus qu’un matériau discursif auquel la rationalité des Lumières donne une dignité nouvelle et inouïe.
Ce distinguo ne se négocie pas en traits distinctifs ou en catégorise formelles. Ce qui relève de l’érotographie – le jeu ironique, la proximité du langage à son sujet, l’aveu de complicité, le dispositif scopique accouplé au discours, etc. – bref, tous les jeux d’écriture propres à remettre en cause la perfection des idéaux et l’assurance qu’ils assurent à l’encerclement du désir par l’idéal -, tout cela nous permet de comprendre que la longue fortune des prototypes grecs d’origine se confond aussi avec la longue histoire de la dérive d’écriture qui va désormais ouvrir la voie à l’écriture libertine.
Il n’est pas possible d’en évoquer même de très loin toutes les étapes dans le cadre de cet article. Mais rappelons que le De Amore de Ficino, écrit autour de 1475, ouvre la voie au néo-platonisme : Bembo, Castiglione, Boiardo, Francesco Colonna, Léon l’hébreu etc. écrivent de la fin du quinzième à la fin du XVIe plus d’une trentaine de dialogues, puis c’est l’expansion européenne des dialogues d’amours, la poésie d’inspiration néoplatonicienne, l’introduction du sujet dans les autres genres – essentiellement roman et poésie.
Formidable fortune que celle du banquet de Platon ! Mais l’expansion une fois encore n’est pas seule, car désormais et sans cesse jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et dans l’ensemble des genres littéraires, c’est une longue lutte qui va s’engager, une très longue partie de reversi. Ce n’est pas exagérer les proportions que de dire qu’elle va décider du devenir de l’Occident.
Si c’est à partir de ce matériau textuel, et notamment dans le sillage de l’écriture arétine, que le dialogue libertin des XVIIe et XVIIIe siècle prend son essor, les origines antiques ne sont nullement oubliées. C’est ainsi que se constitue alors progressivement une érudition libertine propre, qui constitue la matière érotologique des grands dialogues libertins classiques.
Infortuné Platon aussi, jamais oublié, toujours remis en jeu sur la base même de ce qui fait la force et la beauté de son Banquet, mais remis en scène comme sa propre ligne de fuite interne. Employons à dessein ce concept deleuzien, qui semble bien plus apte à rendre compte de toute cette longue histoire que toutes les théories de genres dont nous disposons – sauf preuve du contraire bien sûr.
Concluons ces réflexions par quelques remarques sur ce qui s’est joué entre L’Académie des dames et La philosophie dans le boudoir. L’Aloisia Sigea,[10] texte latin publié autour de 1660, puis traduit en français en 1680, est dans toute cette longue histoire un texte charnière. Le dialogue de Nicolas Chorier atteint un rare niveau de perfection dans le retournement du dispositif platonicien, tant sur le plan philosophique que pour l’ensemble du dispositif dialogique. Sur le plan discursif, nous sommes à l’opposé des Ragionamenti, qui sont pourtant bien le coup de semonce de deux cents ans pendant lesquels la représentation érotique va mener une lutte incessante d’encerclement des discours de la sagesse, de la vertu et de la convenance. En effet les Ragionamenti, comme le Dialogue des courtisanes de Lucien, amputent délibérément le dispositif originaire de sa part érotologique, alors que L’Académie des dames, et c’est là toute la force subversive du texte, maintient en équilibre, comme chez Platon, éros et raison. La raison est ici cartésienne, méthodique, elle procède par examen rationnel de son sujet et avance progressivement en partant des plus simples évidences – à savoir que la jouissance est naturelle et bonne, et que sa fin naturelle est le « Souverain Bien », le summum bonum des théologiens, lequel se confond bien sûr ici entièrement avec la jouissance sexuelle. Il s’agit bien d’une recherche de la Vérité de par les propres forces de la raison – d’une raison résolument hédoniste. Et la progression du dialogue vers la Vérité (c’est l’un des derniers mots du dialogue) y est inséparable de son envahissement par une narration pornoscopique qui transpose élégamment la réalisme de l’Arétin dans un theatrum eroticum classique, et dans une langue qui n’a rien à envier aux meilleurs auteurs de l’époque.
Sade héritera de cette perfection dans le retournement des prototypes grecs. On peut pour ainsi dire qu’avec L’Académie des dames le dernier tour d’écrou était donné, et il est donc indécidable de dire si La philosophie dans le boudoir est l’ultime maillon de cette longue chaîne ou s’il est de l’ordre de l’exception absolue.
Par définition, le genre, si c’en est un, comportait dès l’origine inscrite en soi sa propre ligne de fuite. Là où il parvient au plus grand écart interne, que ce soit chez Platon ou chez Nicolas Chorier, il permet de donner à l’un des deux pôles de tension qui le constituent la plus grande force. Là où il délaisse l’un de ces deux pans, comme chez Lucien ou avec l’Arétin et dans tous les textes qui en dérivent, la structure dialogique n’est qu’un moyen de forcer le dispositif à basculer vers une intensité d’ordre mimétique et à tourner en dérision toute sa part rationnelle. Dès que le registre conceptuel fait défaut, le genre dialogique devient l’instrument d’exposition de styles et de savoirs de vie, et la place accordée au récit devient considérable. L’érotographie se passe alors entièrement d’érotologie. Mais aucune de ces oppositions ne permet de définir la place – ou plutôt l’impossible positionnement – du texte sadien dans la série.
On ne peut pas simplement dire qu’il en est la monstrueuse anamorphose, car cela vaut tout aussi bien pour les Ragionamenti. On ne peut pas dire non plus qu’il retourne la kalokagatia en une simple apologie du Mal, car l’Arétin le faisait aussi, et plus particulièrement dans la IIIe journée. Il faudrait plutôt dire, en deux mots et pour mettre fin à ce qui demanderait un long discours, que c’est la nature de l’objet donné à voir qui change radicalement. Depuis Platon, tout ce qui pouvait être affublé du signe moins (la sensualité vulgaire, l’abandon à l’Aphrodite pandemos, le comique grotesque du désir brut) était une négativité esseulée, et dialectisable parce que séparée. Le dialogue en avait besoin, il était inhérent au genre de l’exposer un peu plus que comme une simple idée.
Ce n’est qu’avec Sade que ce négatif, en devenant idée pure, devient exposition radicale du Mal, et cela aucun dialogue précédent de cette longue série ne l’avait imaginé. Ce faisant, le texte est bien inclus dans la série (tous les ingrédients s’y retrouvent), laquelle n’atteint pas son terme, mais s’effondre plutôt en soi. C’est une sorte de vidage définitif du dispositif, dont on peut dire indifféremment qu’il est totalement ruiné ou absolument révélé dans son envers –je préfère pour ma part parler de son « revers ». Car si ce qui était alors invisible devient monstration, cette monstration est insupportable au regard. C’est encore et toujours l’histoire de la Vérité, mais son hypotypose n’est plus un jeu factice et théâtral, elle devient sa face interdite. C’est pourquoi la recomposition des rapports entre érotologie et érotographie y est entièrement inédite. Français encore un effort, corps étranger au dialogue, est l’empreinte formelle de cette raison cruelle et sophiste que le discours érotologique avait toujours à la fois sollicitée et recouverte.
Concluons en disant que ramener la longue durée d’un genre à l’unique repère en amont, jusqu’au soi-disant prototype, serait une sorte d’illusion narrative à reculons. La très longue fortune du Symposion de Platon, et son infortune libertine n’ont ni début ni fin, ni centre ni contour. Si l’on parle de prototype, alors parlons aussi d’hypertype, pourquoi pas – l’un comme l’autre se répondant dans un temps à la fois historique et sans vectorisation possible, ni évolutif ni narratif. Ce n’est qu’une seule et même histoire, sur place, dans le temps de la forme dialogique, c’est-à-dire dans son battement interne, où s’est joué une partie très serrée sur quelque 2.500 ans, partie sans fin ni dedans ni dehors. N’en déplaise à Foucault, le « langage à l’infini » était toujours déjà là dans ce destin, cette fortune du dialogue érotologique, qui fait de lui l’un des noms par lesquels il est possible de désigner ce qu’Occident veut dire.
Notes
[1] Le dialogue : introduction à un genre philosophique, sous la direction de Frédéric Cossutta, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
[4] Cf. André Laks, « Qu’importe qui parle ? Remarques sur l’anonymat platonicien et ses antécédents », in Le dialogue, introduction à un genre philosophique, éd. cit. p. 107-121.
[5] La joueuse de flûte fait bien partie du personnel obligé des « banquets » grecs, et surtout de ceux qui n’ont rien de philosophique, qu’Athénée rappelle et compile dans ses Déipnosophistes.
[6] Xénophon, Banquet, Apologie de Socrate, Paris, Belles lettres, 1961, p. 14 (Banquet, VIII, 4,5).
[9] Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette scène est à l’origine d’un motif iconographique qui, sur la très longue durée, s’est perpétué depuis l’antiquité grecque jusqu’aux illustrations libertines du XVIIIe siècle. La scène en question est le viol d’Ariane par Dionysos qui la surprend endormie sur l’île de Naxos, après la fuite de Thésée. Dans de nombreuses variantes célèbres dans l’histoire de la gravure et de la peinture Dionysos (ou Bacchus sont remplacés par un satyre ou par Jupiter, et Ariane par Antiope. Sur cette longue tradition iconographique, cf. mon article « Avatars du mythe d’Ariane dans l’illustration libertine », Revue des sciences humaines, n° 271, 3/2003, p. 99-120.