Maria Eduarda Keating
Universidade do Minho, Portugal
mekeating@ilch.uminho.pt
“Romans à tiroirs” d’hier et d’aujourd’hui : parodie et expérimentation romanesque
Ancient and Modern “Romans à Tiroirs”: Parody and Literary Experimentation
Abstract: According to dictionaries of literature, the Roman à Tiroirs is a kind of novel wherein the main story is constantly delayed and interrupted to make room to new stories and new narrators, in the tradition of The 1001 Nights or the Decameron. This narrative model enjoyed a great success in Europe during the 17th and 18th centuries, with major works like Don Quijote, Tristram Shandy or Jacques le Fataliste and was somehow “forgotten” with the rise of Romanticism and Realism and the success of 19th century’s novels, which introduced a new model in the writing of fiction. This essay considers those 18th century’s romans à tiroirs both as recreations of the traditional art of oral storytelling (the pleasure of hommo narrativus) and as essential texts using parody to discuss the craft of writing narratives. Therefore, they have played a major part in the development of the European novel. It also studies some contemporary authors – like Perec, Calvino or Pamuk – who appear as “postmodern heirs” of the roman à tiroirs, using the multiplication of stories and the discussions on storytelling to experiment new modes of writing and raise questions about the status of storytelling in the novel, the pleasure or rejection of stories, the “boundaries” between fiction and representation, the reflections on literary writing and about the novel as a genre in contemporary society.
Keywords: roman à tiroirs; European novel; storytelling; self-consciousness; 18th century; postmodern.
L’expression « à tiroirs » pour désigner des romans ou des pièces de théâtre renvoie depuis le 18e siècle (1752)[1] à un mode de présentation d’une histoire marqué par l’interruption systématique de l’intrigue principale par une prolifération de scènes ou de récits courts, ceci menant à la prolongation apparemment indéfinie de cette intrigue principale qui fonctionne comme « cadre » des récits seconds. Bien qu’il s’agisse d’une expression assez répandue – « roman à tiroirs » ; « comédie à tiroirs » ; « pièce à tiroirs » ; « récit à tiroirs »[2] – elle n’est pas souvent précisée et semble se rapporter à des « objets » assez différents, ce qui nous oblige à commencer par essayer de définir ce que nous entendons ici par « roman à tiroirs ».
L’expression semble avoir été d’abord utilisée dans le contexte du théâtre et élargie ensuite aux textes narratifs fonctionnant selon les mêmes principes de retardement d’une intrigue principale par insertion de narrateurs et d’épisodes plus ou moins autonomes à l’intérieur d’un cadre narratif principal. C’est d’ailleurs par rapport au théâtre que l’on peut trouver des informations un peu plus détaillées, en opposition à la parcimonie et au laconisme des références au roman « à tiroirs » dans les dictionnaires et encyclopédies :
Comédie à tiroirs
– « Dont les scènes n’ont entre elles aucune liaison nécessaire. Ex : Les Fâcheux de Molière » (Encyclopedia Universalis).
– « Dans ce type de pièce, le personnage principal se retrouve généralement entraîné dans une série de courtes scènes qui sont juxtaposées sans autre souci que de donner à voir une galerie de portraits ou de broder des variations autour d’un thème » (Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre, de M. Corvin).
Pièce à tiroirs
– « Elle propose une série de scènes qui se suivent sans lien apparent, comme si chacune avait été sortie d’un tiroir. C’est Edme Boursault (1638-1701) qui, avec « Ésope è la ville », est considéré comme le fournisseur du plus ancien modèle du genre » (/Dictionnaire de la langue du théâtre, Agnès Pierron, Le Robert, 2002).
– « Dont l’intrigue comprend des scènes étrangères à l’action principale, intercalées et comme emboîtées dedans » (Petit Robert)
Roman à tiroirs :
– « Avec des récits (racontés par un personnage, etc.) à l’intérieur du récit principal » (Robert de la Langue Française)
– « Comportant des passages étrangers à l’action principale » (Lexis – Larousse)
– « Roman où se trouvent des histoires particulières qui forment hors-d’œuvre et qui ne sont pas nécessaires à l’action principale » (Wiktionnaire).
Bref, ce type d’organisation narrative semble appartenir à une très ancienne tradition romanesque à l’origine de textes comme Le Satyricon de Pétrone ou Les Mille et Une Nuits, fixée en quelque sorte par le Décaméron de Bocacce au 14e siècle pour devenir un élément de la formation du roman européen.[3] En Europe, le « roman à tiroirs » renvoie donc au départ à ces nouvelles (novellas) du Moyen Age et de la Renaissance, constituées par des « collections » de récits courts, de contes, organisés à partir d’un récit-cadre les motivant sur le plan fictionnel. Il s’agit de romans polyphoniques dans lesquels, comme il arrive dans le Décaméron ou dans le Heptaméron de Marguerite de Navarre (1558), des personnages de courtisans, réunis et isolés suite à un événement quelconque, prennent à tour de rôle la parole et racontent des histoires aux autres éléments du groupe.
Ainsi, ces récits sont structurés à partir d’enchâssements narratifs utilisés pour multiplier des histoires à un niveau métadiégétique : les personnages du premier niveau narratif – le récit-cadre – deviennent les narrateurs du deuxième niveau et d’ailleurs, n’existent que pour raconter ces histoires – c’est pourquoi Todorov (1978) les a appelés des « hommes-récits ». Comme c’est le cas de manière très visible dans Les mille et une nuits, les histoires racontées par les personnages motivent constamment de nouvelles histoires, introduisant de nouveaux personnages-narrateurs et d’autres niveaux d’enchâssement narratif.
Il s’agit de récits fondés sur la digression narrative : l’intrigue « principale » y est « évincée » ou du moins très retardée par la prolifération de récits seconds qui n’ont le plus souvent rien à voir avec l’histoire initiale, entraînant à la fois l’ « intérêt romanesque » lié au plaisir ancestral d’écouter (ou de lire) des histoires et un effet déceptif, producteur de suspense (comme dans l’histoire de Shahrazade, par exemple).
En même temps, ces récits sont parcourus en permanence par une « conscience romanesque » qui fonctionne à l’intérieur de l’univers romanesque et aussi à la lecture des textes. Car en effet, ces personnages-narrateurs ne se contentent pas de raconter leur histoire – ils écoutent les autres, discutent entre eux et font des commentaires[4]. Ceci introduit dans ces livres une dimension métafictionnelle et métatextuelle qui fera fortune beaucoup plus tard, à des périodes de critique et de transformation de l’écriture romanesque, notamment au 18e siècle et à la fin du 20e.
Ces romans sont donc, au départ, des « machines à raconter » (Todorov op.cit., 45) structurées de façon à motiver, à enchaîner et à organiser des contes et fondées sur une volonté de raconter et de multiplier des histoires et des voix. Cette prolifération plus ou moins hétérogène de contes « encadrés » par une intrigue romanesque principale, qui fit fortune au long du 17e siècle avec le roman baroque[5], serait reprise par certains écrivains du 18e siècle, comme Laurence Sterne ou Diderot, intégrée maintenant dans une approche du roman issue d’une tradition parodique et satirique marquée par Rabelais et Miguel de Cervantès. La tradition du « roman à tiroirs » devenait ainsi un instrument de la critique des formes traditionnelles et/ou de la recherche de nouvelles stratégies de l’écriture romanesque.
Je me propose d’aborder ici très brièvement des romans du 18e siècle et de la deuxième moitié du 20e qui semblent s’intégrer dans ce mouvement de réécriture et de transformation des « romans à tiroirs » d’autrefois.
En commençant par le 18e siècle, il faudrait référer tout d’abord des romans comme La vie et opinions de Tristram Shandy, de Laurence Sterne (écrit entre 1759 et 1767), et Jacques le Fataliste et son maître de Diderot (écrit entre 1762 et 1780)[6]. Parues dans un contexte critique et social de revendication de la Raison et affirmation de l’individu, d’interrogation philosophique sur la réalité et la représentation, de contestation politique des pouvoirs et des codes anciens et de transformation du roman en objet à valeur économique, ces deux œuvres s’inspireront des formes romanesques précédentes – dont le « roman à tiroirs » et le roman picaresque – pour les intégrer dans une approche critique et parodique du roman. Par ailleurs, la publication par Roger Caillois (1958) d’une partie du Manuscrit trouvé à Saragosse, écrit entre 1797 et 1815 par le polonais Jan Potocki, a fait découvrir un roman dont la complexe structure à enchâssements et la multiplication virtuellement infinie d’histoires constitue une sorte d’expérience limite des potentialités du roman à tiroirs classique.
Tous ces romans commencent par définir un cadre romanesque dans lequel viennent s’ancrer, soit à travers les digressions du narrateur principal, soit par les « voix » des personnages, les histoires « secondaires » qui dominent les récits. Le voyage de Jacques et de son maître dans l’œuvre de Diderot, le projet autobiographique de Tristram Shandy dans le roman de Sterne ou encore la traversée de la Sierra Morena par Alphonse van Worden, héros du roman de Potocki, constituent les cadres intégrant et motivant globalement les récits seconds. Néanmoins, l’irruption du digressif et du métadiégétique dans ces trois romans fait piétiner – ou met clairement en échec – les projets initiaux des récits. Jacques n’arrivera jamais à faire le récit de ses amours, constamment promis et remis à plus tard dès la deuxième page du livre; Tristram Shandy passera les neuf volumes qui composent le roman à essayer de dépasser sans succès le récit de sa naissance ; les aventures, les parcours et les rencontres d’Alphonse van Worden en Espagne le mènent à chaque fois, inexplicablement, à son point de départ.
Bien que les modes d’insertion des histoires secondaires, ainsi que les cadres énonciatifs qui les prennent en charge soient assez différents dans les trois romans, ils semblent tous participer d’un même goût pour l’accumulation et l’imbrication d’histoires, ainsi que d’une conscience critique poussée à l’égard de l’écriture romanesque.
Le Manuscrit retrouvé à Saragosse est présenté d’entrée, dans une note de l’éditeur, comme un récit « au second degré » : la traduction française d’un manuscrit espagnol retrouvé à Saragosse par un soldat de l’armée napoléonienne.
Le roman fonctionne un peu à la manière des Mille et une nuits. L’enchaînement à l’infini des emboîtements narratifs avec toutes sortes de récits, d’histoires plus ou moins courtes qui mélangent picaresque et fantastique, roman d’amour et d’aventures, conjugué à la « circulation » permanente de personnages et à la reprise de motifs romanesques similaires dans plusieurs niveaux narratifs ou dans des histoires tout à fait différentes, « paralysent » complètement l’intrigue principale et obligent le lecteur du livre au même égarement, à la même perte de points de repère que le héros du roman.
Encadrée par le récit de ce voyage qui n’arrive pas à avancer, la lecture du roman passe du suspense à la déception, pour ce qui est de l’intrigue principale, et finit par se prendre au seul plaisir des histoires et à tous les jeux d’enchâssement. Et comme c’est précisément le cas du « héros » Alphonse van Worden, ce n’est qu’après avoir accepté son « destin », c’est-à-dire l’impossibilité de tout comprendre et de tout prendre en mains, que héros et lecteur seront en mesure de réussir le voyage ou de connaître la fin de l’histoire. La prolifération des contes et des conteurs fonctionne donc comme instrument d’un voyage initiatique – celui du protagoniste – et comme expérience des limites de l’accumulation d’histoires et de leur organisation et intégration dans un roman, rappelant cette autre expérience de vertige syntaxique et sémantique, un siècle plus tard, celle de Raymond Roussel dans Nouvelles Impressions d’Afrique.
Quant au récit de la vie et des opinions de Tristram Shandy, de Laurence Sterne, il constitue radicalement une vraie mise en scène de l’impuissance narrative[7]. Ce récit raté de la vie du « héros », narrateur qui se bat sans succès au long de neuf volumes pour achever le récit de sa propre naissance et raconter sa vie, est une interminable dérive « conteuse ». Les histoires y enchaînent en permanence d’autres histoires et les commentaires – et commentaires de commentaires – enchaînent des explications et des explications d’explications qui se multiplient à l’infini, débordant sans cesse le cadre proprement narratif pour toucher l’organisation même du livre (de la séquence des chapitres à la mise en page)[8].
Dans cette « sorte de délire verbal qui se nourrit de sa propre volonté de raconter »[9] tous les codes romanesques et représentatifs se retrouvent subvertis par la force des associations verbales et des digressions narratives qui soulignent les possibilités infinies et le caractère arbitraire et insuffisant de la narration et des mécanismes de représentation dont dispose le langage.
Cette approche de déconstruction ludique et parodique du roman se retrouve d’ailleurs dans Jacques le Fataliste et son Maître, où Diderot reprend et parodie l’œuvre de Sterne[10]. Le récit se présente d’emblée comme le résultat d’une construction arbitraire, d’une fiction que le Narrateur commentera sans cesse au long du livre s’adressant systématiquement à son « Lecteur » :
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? »
C’est donc ce dialogue Narrateur/ Narrataire qui encadre et justifie le récit des aventures de Jacques et de son maître ainsi que les proliférations et emboîtements de récits qui composent le livre. On est là dans le domaine du dialogue, de l’oralité : entre Jacques, le maître et les personnages qu’ils croisent sur leur chemin ainsi qu’entre le narrateur et le narrataire. Les histoires se succèdent de manière désordonnée, au fil des rencontres, des conversations entre les personnages et des commentaires du narrateur, reprenant l’indéfinition et l’arbitraire du voyage de Jacques et de son maître énoncé dès l’incipit.
Dans cet univers de conteurs qui sont surtout des « causeurs », l’alternance des rôles est une constante, les personnages passant sans cesse de narrateurs à auditeurs et vice-versa, s’interrompant constamment pour ajouter une autre histoire ou un nouveau commentaire. Et le narrateur premier – et son lecteur avec lui – participe dans ce cercle de paroles et d’histoires, s’interrogeant sur les pouvoirs de représentation du langage et sur les enjeux de cette nécessité de raconter et d’écrire des histoires à travers la transgression et la parodie des codes romanesques.
Dans ces romans dominés par l’envie de conter et d’accumuler des histoires, l’imbrication des récits est inséparable du goût de la parodie et de la critique des codes romanesques. Les « tiroirs » narratifs n’y sont plus produits « mécaniquement » par la seule succession et juxtaposition des voix narratives, mais ils résultent également des associations d’idées des narrateurs, des interactions entre personnages ou des réflexions des écrivains, rendant les contenus romanesques inséparables de l’écriture et de la lecture. Tous ces livres fonctionnent en effet comme démonstration/expérimentation des limites du roman, du point de vue de sa construction et de sa capacité à raconter des histoires et à rendre compte du réel. Ceci implique une « conscience technique» et philosophique de l’écriture romanesque, inscrite plus ou moins ostensiblement, et le plus souvent de manière ironique, dans les commentaires métafictionnels des personnages et dans les énoncés métatextuels lisibles dans tous ces textes.
A la deuxième moitié du 20e siècle nous retrouverons ce modèle du « roman à tiroirs » comme « espace » d’expérimentation et de réflexion sur l’écriture romanesque[11]. Dans le cadre d’une postmodernité qui inscrit dans les romans leur propre critique et exhibe les réflexions/interrogations des habitants des métropoles contemporaines sur le langage, les rapports personnels, les rapports à l’espace, à l’Histoire, à la ville, de nombreux romans reprennent, subvertissent ou réhabilitent les anciens modes de raconter. Dans un essai de 1990 intitulé « Pour une définition du métarécit », on peut lire le propos suivant de Jiri Srámek :
« Les récits métadiégétiques qui présentent des histoires achevées, enchâssées dans un cadre déterminé selon un schéma préconçu et permettant de multiplier éventuellement les niveaux narratifs, du genre des Millet et Une Nuits, du Décaméron et de l’Héptaméron et ainsi de suite, sont une catégorie historique et appartiennent au passé. (…) Dans la littérature moderne on trouve de plus en plus des métarécits dont l’insertion même devient de beaucoup plus subtile que n’est celle qui caractérise les métarécits classiques ».
En effet, le principe classique du « roman à tiroirs » en tant que « machine à multiplier les contes » semble constituer de nos jours un des procédés de l’esthétique de l’insertion textuelle moderne et postmoderne et inspirer des écrivains dans le cadre des recherches contemporaines sur l’écriture du roman, ainsi que dans le contexte de redécouverte, dans nos sociétés urbaines contemporaines, de ce que l’on pourrait appeler le « plaisir du conte »[12].
Dans certains romans contemporains qui reprennent ce goût des contes associé à une connaissance profonde de la littérature et à une approche ludique et critique de l’écriture littéraire, nous retrouvons ainsi de nouvelles « machineries romanesques », inspirées des anciens procédés, renouvelés maintenant par les approches de Diderot et Sterne, mais aussi par celles de Balzac et Zola, de Proust et de Joyce, de Robbe-Grillet ou de Queneau. Evidemment, comme le remarquait Srámek, ce principe multiplicateur est aujourd’hui beaucoup plus complexe et diversifié ; l’esthétique de l’enchâssement dépasse largement le narratif et même le métafictionnel pour s’étendre à tous les niveaux de l’écriture du texte et de sa réception et fait partie de poétiques qui sont bien plus globales et profondes que le seul « plaisir romanesque ». Mais il me semble que des romans comme, par exemple, La vie mode d’emploi de Georges Perec (1978), et surtout son roman inachevé « 53 Jours » (publié en 1989), ainsi que Si par une nuit d’hiver d’Italo Calvino (1982), sont issus de cette tradition : il s’agit de romans qui, à partir d’une situation-cadre, sur le plan romanesque et énonciatif, explorent les potentialités de l’enchâssement narratif et représentatif pour multiplier des histoires, des personnages et des narrateurs, ouvrant, par le jeu entre plaisir et déception romanesques, un espace d’interrogations et de réflexions visant l’acte de lire et d’écrire, la réalité et la fiction et les enjeux des représentations langagières, les enjeux de la littérature.
J’aimerais m’arrêter un peu sur deux livres qui reprennent assez explicitement le modèle du « roman à tiroirs » classique – notamment du Décaméron et des Mille et une nuits – tout en les modifiant profondément : Le château des destins croisés (Il Castello dei destini incrociati, 1972) d’ Italo Calvino et Mon nom est rouge (Benim Adim Kirmizi, 1998) d’Orhan Pamuk.
Le château des destins croisés, en réalité un récit « double » – 1ère partie intitulée « Le château des destins croisés », 2ème partie « La taverne des destins croisés » – met en scène la situation romanesque classique « à devisants », présentant un groupe de voyageurs – dont le narrateur/ auteur – réfugiés dans un château/une taverne, qui se racontent des histoires. Privés de leur voix à la suite d’un enchantement, ces personnages racontent leurs histoires en combinant des cartes de tarot, reproduites dans chaque chapitre en accord avec chaque histoire, chaque personnage-« narrateur » combinant les cartes du narrateur précédent de manière à « raconter » une nouvelle histoire.
Il s’agit donc d’un « faux » roman à tiroirs, puisqu’il n’y a qu’un narrateur qui « rapporte » toutes les histoires, ou plus précisément qui interprète les cartes et raconte les histoires des autres personnages – ou plutôt des hypothèses d’histoires –, tout en nous faisant part de ses hésitations de lecture, de l’ambiguïté des cartes-signes, des différentes possibilités de développement des histoires ouvertes par une même carte. Les histoires se multiplient ainsi au gré des interprétations du narrateur et du « désir de parler » des personnages.
Le modèle classique du roman « à devisants » est ici au service d’un nouveau mode d’écriture et de lecture fictionnelles – à savoir de l’écriture d’un « hypertexte fictionnel», tel que l’étudie Mikhail Vizel[13], ouvrant un espace de lecture non-linéaire. Dans ce fonctionnement hypertextuel du récit,
« le nombre d’histoires-interprétations n’est limité que par l’imagination du lecteur, c’est-à-dire, pratiquement non-limité. C’est justement la prise de conscience de cet état de faits au 20e siècle, de la forme potentielle, non-réalisée des textes, qui sert de mobile principal à la création d’hypertextes non-linéaires » (Vizel, op.cit.).
La logique du récit, ainsi que son fonctionnement, changent complètement : le narrateur se confond avec l’auteur (puisque le livre est écrit à partir du dispositif visuel, un ensemble de cartes) et se retrouve plié aux mêmes contraintes que ses personnages (construire du sens en combinant les cartes). Et le lecteur est invité à son tour à construire ses propres récits à partir de l’interprétation et de la combinaison d’images. La narration de ces aventures de construction et de recherche de sens finit par s’étendre à la réflexion plus générale sur la représentation, les motivations du récit et les mythes littéraires, les mécanismes de l’écriture et de la lecture romanesques devenant inséparables des contenus fictionnels proprement dits.
Cette liaison intime entre les contenus romanesques, le mode de narration et l’écriture du texte est visible également dans le roman turc Mon nom est rouge, qui apparaît lui aussi à la lecture comme une sorte de « multiplicateur » de contes.
Dans l’ensemble, ce roman d’Orhan Pamuk constitue un roman « hybride », tendu entre la culture européenne et la culture islamique, entre le roman policier occidental et les contes arabes[14]. Au cours d’un entretien à propos de ce roman, Pamuk considérait d’ailleurs cet hybridisme comme le trait essentiel de son projet d’écrivain : « Chacun de mes livres est né d’idées volées sans honte aux expérimentations du roman occidental, et mélangées avec les contes de la tradition islamique. Du contact de ces deux styles dangereusement assemblés naît une étincelle violente, éclectique, dadaïste »[15]
Le roman se déroule à Istanbul à la fin du 16e siècle, dans le milieu des ateliers de miniaturistes de la cour du Sultan Murat III, partagés entre les techniques et les conceptions picturales de la tradition islamique et les « nouveautés » venues de l’Europe de la Renaissance. L’intrigue principale est une énigme de type policier qui sera sans cesse mise au deuxième plan par l’hétérogénéité de voix et d’histoires qui fusent au long des six cents pages du roman.
Mon nom est rouge est un roman polyphonique : tous les personnages sont narrateurs et racontent à tour de rôle des histoires de meurtres, de conflits, d’amour, d’aventures ou de peinture, discutant les rapports entre l’Islam et l’Occident, la tradition et la modernité. Ils s’adressent tantôt les uns les autres, tantôt au public d’un café d’artistes, tantôt au lecteur du livre lui-même. Il n’y a pas de narrateur-régisseur visible, chaque chapitre étant pris en charge par une voix différente qui s’adresse directement au narrataire/lecteur – la voix des peintres miniaturistes de la cour du Sultan et de leur entourage, mais aussi celle du cadavre dont le meurtre motive l’intrigue, du Diable lui-même, des personnages peints sur les miniatures des artistes, ou encore celles d’un arbre, d’un chien, d’une pièce de monnaie, ou de la couleur rouge.
Cette « équivalence » et cette profusion des voix narratives, qui ramènent au même niveau la vie et la mort, l’humain et l’animal, l’animé et l’inanimé, la réalité et la représentation, recréent ainsi, au niveau de la narration, la non-perspective qui caractérise la peinture islamique, à l’inverse de la peinture occidentale – le conflit entre ces deux manières de regarder et de représenter le monde constituant l’aspect fondamental du roman sur le plan thématique. D’après les propos de l’écrivain, son but aura été de « raconter mon histoire à la manière des maîtres Persans » :
« Ces changements de point de vue reflètent aussi la question principale du roman : regarder le monde de notre point de vue versus le point de vue d’un être suprême. Tout cela est lié à l’utilisation de la perspective en peinture ; mes personnages appartiennent à un monde où les restrictions de perspective n’existent pas, donc ils parlent en leur propre voix, avec l’humeur qui leur est propre».[16]
Par conséquent, chaque personnage/narrateur déploie sa vision personnelle du monde en exposant, de manière plus ou moins structurée et plus ou moins cohérente, ses références culturelles, donc en racontant les histoires qui forment son identité. Les histoires s’enchaînent à l’intérieur de chaque chapitre, de manière plus ou moins « décousue », au plaisir de la « conversation » de chaque narrateur et chaque nouveau chapitre recommence de manière autonome, avec de nouvelles histoires et de nouvelles associations d’idées, ignorant – apparemment- ce qui a été dit et raconté dans les chapitres précédents. Le roman est une accumulation de voix autonomes, d’histoires individuelles ou de versions individuelles d’une même histoire, et c’est la somme des multiples histoires irréductiblement personnelles qui finira par créer l’image globale du quotidien d’Istanbul au 16e siècle et par permettre le dénouement de l’intrigue policière du roman.
La multiplication des récits se fait donc ici par la multiplication et la juxtaposition de voix individuelles indépendantes, qui semblent discrètement « régies » par un narrateur extra-diégétique invisible et muet qui leur donne la parole. Cependant le dernier paragraphe du livre, assuré par le principal personnage féminin, Shékuré, viendra remettre en question cette image du roman, tout en en suggérant une autre « version » et en reprenant la question des possibilités de représentation du récit et de la « vérité artistique »:
« Dans l’espoir que, peut-être, il puisse mettre par écrit cette histoire impossible à mettre en images, je l’ai racontée à Orhan. (…) Avec son caractère emporté, sa mélancolie, son sale caractère, il n’a pas peur d’être injuste, surtout avec ceux qu’il n’aime pas. Il ne faudra donc pas vous fier à lui s’il peint Le Noir plus distrait que nature, Shevket plus vilain, notre vie plus pénible qu’elle ne l’est, et moi plus belle et effrontée que je ne suis en vrai. Car Orhan ne recule, pour enjoliver ses histoires et les rendre plus convaincantes, devant aucun mensonge ».[17]
Bref, ces romans contemporains me semblent relever des « machineries narratives » d’autrefois, en ce qu’ils constituent des recherches de « dispositifs » narratifs permettant de raconter et de multiplier des histoires et des voix narratives. Il ne s’agit plus, dans ces romans de la fin du 20e siècle, de faire une démonstration de l’impuissance narrative, comme chez Laurence Sterne, mais plutôt d’assumer et d’affirmer la puissance des récits, dans une sorte de renouvellement du plaisir du conte et d’affirmation et inscription dans les textes d’un héritage d’écriture partagé, qui est inséparable d’une conscience critique et d’une posture interrogative concernant la création littéraire.
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Notes
[2] Une recherche rapide sur Google permet de rencontrer presque mille entrées rien que pour « roman tiroirs ».
[3] Parmi les études très nombreuses et très diverses sur la genèse et l’histoire du roman, voir bibliographie, par exemple les travaux de R.-M. Albérès 1962 ; V. Chklovski 1965 ; B.Eikhenbaum 1965 ; M. Raimond 1966 ; F. Deloffre 1967 ; J. Kristeva 1970 ; R. Bourneuf & R. Quellet, 1972 ; V. Aguiar e Silva 1994.
[4] Comme il arrive par exemple dans le Héptaméron qui s’éloigne de son modèle bocaccien par les revendications de « vérité » énoncées dès le Prologue: « qui en délibèrent de faire autant, sinon en une chose différente de Bocacce : c’est de n’écrire nulle nouvelle qui ne soit véritable histoire ». A propos du fonctionnement narratif et textuel du Heptaméron, cf. les études réunies par J. Lyons et Mary B. Mckinley (1993).
[6] Pour le problème des dates d’écriture et d’édition de Jacques le fataliste, cf. l’introduction de Laurent Versini à ce récit dans l’édition des œuvres de Diderot de 1994(Œuvres – Tome II – Contes, Robert Laffont 1994), pp.710-711).
[8] Cf. par exemple la disparition du chapitre XXIV du 4e volume, à l’origine d’une disparition de 10 pages du roman, longuement discutée au chapitre XXV.
[10] « … le Tristram Shandy de Sterne dont la découverte inspire à Diderot de véritables décalques au début et à la fin, et une grande liberté d’écriture partout » (Versini op.cit., 700)
[11] Bien qu’en tant que modèle narratif le « roman à tiroirs » ait inspiré régulièrement un grand nombre de romanciers (cf. par exemple les Contes et Nouvelles de Maupassant).
[12] Cette « redécouverte du plaisir du conte », qui dépasse le seul texte littéraire, inclut aujourd’hui des réalisations comme les courts-métrages cinématographiques, les dernières générations de jeux vidéo, les vidéoclips, etc., ainsi que la renaissance du conte oral en contexte urbain, dont témoignent la réapparition du métier de conteur et la réalisation un peu partout de spectacles et festivals de contes.
[13] Cf. la traduction française en ligne de l’article de Mikhail Vizel « Les derniers romans d’Italo Calvino comme hypertextes », traduit du russe par Nadejda Ivanova. Hypertexte y est défini comme « présentation de l’information comme un réseau de nœuds reliés, dans lequel les lecteurs sont libres de naviguer d’une façon non-linéaire. Il autorise la possibilité d’une pluralité d’auteurs, la dissolution des fonctions d’auteur et de lecteur, des ouvrages élargis aux frontières floues et une pluralité de lectures ». http://hypermedia.univ-paris.8.fr/Groupe/documents/Calvino.html .
[14] Cf. l’essai de Rezzan Kocaöner Silkü (2004), une lecture du roman de Pamuk dans l’optique des études postcoloniales.
[16] Entretien en ligne à “The Borzoi Reader”, http://randomhouse.com/knopf/authors/pamuk/qna.html (trad. fr.)
[17] La “coïncidence” du prénom de l’auteur du livre avec celui d’un personnage fictionnel, le fils de Sékuré, ne manque pas d’insinuer ironiquement une incertitude qui touche le pacte de lecture, ainsi que l’image du roman dans l’ensemble : le dernier paragraphe ouvre plusieurs possibilités, se gardant bien d’en choisir une.