Alina Bîrsan
Université Paris 8, Vincennces Saint-Denis, France
abyrsn@yahoo.fr
« Résistance » et « résilience » du sujet ordinaire
dans le contexte totalitaire communiste roumain.
Déclinaisons du politique à l’épreuve de la psychologie clinique
“Resistance” and “Resiliency” of the Ordinary Subject in the Romanian Communist Totalitarian Context:
Configurations of Politics in the Light of Clinical Psychology
Abstract: In an attempt to analyse the internal psychological processes involved in ”adapting” within the totalitarian frame, that is to say the treatment of trauma, we try to show that “resistance” encompasses more varied patterns than what is usually appointed by the term ”political resistance” or ”dissidence”. These multiform resistances already entered the attention of political philosophers like Foucault and sociologists like Maffesoli or Michel de Certeau, as practices of urban everyday life. In our knowledge, they were never yet studied in the view of internal processes, that is, as internal relation to trauma and coercion. The present article sets out to describe and interpret the modalities by which the subjects of a totalitarian regime – in this particular case the communist totalitarian regime in Romania – have recourse to personal, social and cultural resources in order to render meaning to their life, in a process of subjectivation and symbolization of the traumatic everyday life. The study presents certain modalities and strategies, extracted from 21 narratives by means of a qualitative research methodology, carried out in research toward a doctoral thesis at University Paris 8 Vincennes-Saint Denis.
Keywords: Romania; Communism; Totalitarianism; Resistance; Resiliency; Subjectivation; Symbolization.
En psychologie, la « résilience » est définie de manière générale comme la capacité de se développer normalement, voire d’avoir des réussites d’exception, malgré des risques pré-existants ou des traumatismes importants subis. Il existe toujours peu d’études de la résilience adulte et communautaire, la plupart des recherches se déroulant dans le domaine de la psychologie de l’enfant. Quant au contexte politique, la résilience continue à être peu explorée.
La résilience se fonde sur un paradoxe: les enfants pauvres qui réussissent à l’école; les enfants ayant subi des abus qui deviennent de bons parents; les enfants autistes qui sont insérés socialement; les rescapés composant des œuvres ou s’impliquant dans des actions humanitaires… Boris Cyrulnik[1] captait cette particularité de la résilience dans la figure de l’oxymoron, en titre de plusieurs de ses livres: « Un merveilleux malheur », « Autobiographie d’un épouvantail », « Parler d’amour au bord du gouffre » etc.
Pour ce qui est de la Roumanie communiste, je pense que la relative floraison de la littérature et des cénacles littéraires, malgré la censure toute-puissante, illustre bien ce paradoxe (avec ce qui a été appelée par les intellectuels roumains « la résistance par la culture »). Les paradoxes foisonnent également dans la littérature mémorialiste des prisons communistes roumaines. Des personnalités exemplaires comme Nicolae Steinhardt[2] ou Nicole Valérie-Grossu[3] ont respectivement baptisé leur autobiographie de prison « Journal de la félicité », « Bénie sois-tu prison », exprimant, dans un cas comme dans l’autre, d’étonnantes capacités de spiritualiser la souffrance.[4]
Assurément, toutes les trajectoires de vie ne connaissent pas une évolution aussi spectaculaire, aussi épatante que dans les exemples précités. Dans beaucoup de cas, la survie « décente » dans un régime totalitaire s’appuie sur la tentation de se tenir de côté, dans une logique d’économie de ressources, plutôt que de puiser à ce dialogue hasardeux, fût-il de type subversif, avec le pouvoir. Dans d’autres cas, ce dialogue se met effectivement en place, de manière plus ou moins dissimulée, plus ou moins ouverte.
On a beaucoup parlé, et avec une connotation généralement négative, de la duplicité et du double jeu comme étant des comportements propres aux régimes dictatoriaux et totalitaires. S’accommoder ou faire le jeu d’un pouvoir abusif et corrompu traduit parfois effectivement des manquements de caractère ou la présence de certaines pathologies. Mais, dans la polymorphie que revêt la vie psychique et sociale, d’autres figures de cas de la duplicité se font possibles et c’est précisément là que la résilience est capable d’apporter des éclaircissements. Michel Maffesoli[5] se penche, dans une perspective sociologique, justement sur la pluralité de duplicités, qu’il considère constitutives à toute société et même structurantes de la trame psychique. La duplicité, le masque, par le moyen d’une certaine ritualisation de l’existence, permettent à l’individu de conserver une liberté à soi, voire une morale à soi, une certaine dose d’anti-conformisme intérieur, aidant à s’échapper, à se protéger, à contrôler et à se régénérer. Maffesoli parle de la duplicité comme d’une « secondarisation » nécessaire à la vie:
Que ce soit par la gaieté artificielle, exubérante et éclatée (opéra bouffe) ou par la distance intérieure, il s’agit de montrer que l’existence ne saurait être réduite au primaire, il y a un secondaire dans la vie qui n’est pas seulement spatial. Parler des “résidences secondaires” ne renvoie pas à un simple mode d’habitation de vacances ou de fin de semaine, c’est en fait un style de vie, un mode d’être qui permettent à chacun de se préserver au sens stricte du terme. Le rituel de la vie urbaine donne des multiples exemples de cette secondarisation de l’existence, qui sont comme autant de moments ou autant de lieux qui permettent d’échapper, de s’échapper. C’est dans une telle secondarisation que se marque le mieux la pulsion créatrice de l’homme sans qualité. [6]
Dans la compréhension des régimes totalitaires nazi et communiste, l’approche de la vie quotidienne marque des déplacements importants d’accent depuis les interprétations saturées en évaluations idéologiques et morales vers des perspectives s’inspirant de la manière d’être de l’homme ordinaire. La compréhension « d’en bas » relativise des faits qui, par rapport à une échelle de valeurs, sont aberrants. Mais cette relativisation est à comprendre dans le sens de la possibilité laissée ouverte à l’analyse de l’épisode nazi ou communiste par rapport à d’autres épisodes de l’histoire, ou par rapport à d’autres régimes dictatoriaux et totalitaires.
Kershaw[7] rappelle le concept-clé de « Resistenz », développé dans le « Projet bavarois » par Broszat et coll.[8], ouvrage explorant l’histoire du nazisme sous l’angle de l’évolution sociale en Allemagne. Le terme, emprunté à la médecine, signifie « en dehors de toute connotation morale, une sorte d’imperméabilité ou encore d’immunité, plutôt qu’une opposition militante et idéologiquement motivée. Ce concept a permis d’étendre les investigations à ces zones grises et brouillées où, lorsque la réalité impose des ajustements et des accommodements avec le régime, se mêlent collaboration et opposition, conformisme et anti-conformisme politique, adhésion et refus »[9].
Du côté de l’histoire du communisme, Fitzpatrick[10] dirige la parution d’une collection d’articles marqués par ce qu’elle appelle « la nouvelle vague ». Il s’agit des historiens des années ‘90 cherchant à se démarquer, dans l’étude du régime soviétique, tant du modèle de la répression totalitaire, que de celui marxiste-révisionniste. Le premier, dominant dans les années voisinant la deuxième guerre, s’inspire des réflexions philosophiques et politiques de H. Arendt, ou bien de la littérature d’un Orwell ou d’un Koestler. Le courant révisionniste des années ‘70, d’inspiration marxiste ou néo-marxiste, tâche d’envisager les mouvements et les structures sociales caractéristiques au régime soviétique à partir d’une analyse « d’en bas ».
En revanche, les historiens de la nouvelle vague, tout en étant plus proches des révisionnistes que des tenants de la conception totalitaire-répressive, tirent leur inspiration des modèles de pensée radicalement différents: Foucault, Derrida, Habermas, Bourdieu, Michel de Certeau etc. En prenant l’habit de l’anthropologue et du sociologue, ces historiens s’intéressent moins aux dimensions économiques et politiques qui apparaissent au travers d’un certain fonctionnement social, qu’aux pratiques sociales, aux discours et rituels formant une civilisation et une culture en soi: la manière d’être de l’homme soviétique. L’ouverture des archives secrètes a fait remonter à la surface un immense matériel sous forme de récits de vie, témoignant, selon ces auteurs, non seulement du caractère répressif du stalinisme, mais également des modalités variées de participation des citoyens à la mise en place et à la stabilisation de ce régime.
Sans surprise, la décantation des facteurs sociaux et politiques qui s’insinuent dans tout fonctionnement psychique, n’est pas une tâche d’élection au regard de la psychologie clinique; l’étude clinique dans les contextes de répression politique ne l’est non plus. Quand ce genre d’études se font présentes, la perspective psychopathologique prévale. Illustratif en est l’ouvrage collectif des psychanalystes témoins de la dictature de droite en Argentine, coordonné par J. Puget[11]. Comme dans le cas de nombre de chercheurs roumains, leur statut de témoins les rend assurément beaucoup plus sensibles à la dimension répressive du système et aux effets psychopathologiques induits au niveau individuel et collectif. Et pour cause, puisque les régimes dictatoriaux et totalitaires sont à même de générer, de manière plus ou moins visible, une gamme des processus pathologiques persistants. Dans la vision de plusieurs auteurs de l’œuvre citée, l’état de menace chronique au sein du totalitarisme amènerait le sujet à ne plus distinguer la source et la portée du danger, dans ces conditions s’installant tantôt la dépendance totale à l’agent même du traumatisme, tantôt la fausse solidarité collective par un fonctionnement de type archaïque fusionnel.
Ce qui semble critique dans leurs analyses c’est l’affirmation de l’abolition, dans le contexte de la répression politique, de toute marge intérieure possible. Or, certains témoignages, dans diverses conditions de violence, montrent que le sujet peut opérer, de manière variable, un aménagement psychique lui permettant la reprise psychologique dans l’après-coup du traumatisme, ou bien même l’évolution sur le plan psychique et spirituel, en concomitance à la présence de la menace[12]. La résilience viendrait là pour compléter le tableau des effets engendrés par la répression politique.
Où finit la résilience, où commence la résistance (politique et culturelle) ? On ne peut que se prévaloir de leur contiguïté sémantique et linguistique, riche de significations. Dans la mesure où la résilience s’exprime par des comportements et des attitudes, elle devient possiblement, dans un régime totalitaire, de la résistance. En effet, dans le régime totalitaire tout est politique. Néanmoins, la résilience et la résistance ne coïncident pas sur le plan conceptuel. Un geste tel celui de Liviu Babeş s’immolant par le feu sur une piste de ski à Braşov en 1989 avec le proteste « Arrêtez le massacre », pour singulièrement courageux, tragique et héroïque qu’il soit, n’entre pas dans la sphère de la résilience, mais se qualifie de résistance politique dans le sens le plus propre du terme. La résilience a affaire à la vie, c’est un « narcissisme de vie », étalant des comportements hors du commun aux comportements « acceptables », pour peu qu’ils parviennent à surpasser un traumatisme sans porter atteinte à l’autre (et à soi-même !).
Inversement, certaines attitudes d’accommodation au pouvoir peuvent être considérées, selon moi, résilientes, puisqu’elles font du sens à la personne, mais elles ne représentent pas, assurément, d’attitudes de résistance politique. Les attitudes résilientes ne sont pas nécessairement résistantes dans le sens d’exemplarité sur le plan politique et / ou culturel qu’on prête habituellement à la résistance[13]. Cependant, selon certains auteurs, le questionnement moral et éthique doit se poser quant à la résilience – tout comme il est essentiel pour une notion comme la résistance. On voit que les deux notions, dans le contexte de l’étude d’un régime politique particulier, se touchent de près, et c’est pour cela que l’on peut qualifier l’approche présente de « clinico-politique ».
Si la résistance s’oppose à un système politique répressif, la résilience s’oppose à son correspondant intérieur, le traumatisme. Cette dernière s’exprime par des mécanismes de défense et d’adaptation traduisant un rapport interne au traumatisme – que j’aborderai ici comme « subjectivation » du traumatisme. Qu’est-ce qui pourrait mieux saisir « l’homme quelconque » que la notion de sujet, située entre une position aussi générale et neutre qu’une fonction grammaticale[14], et celle intime et indéfinissable du « propre » à soi ? La théorie du sujet s’attelle à rendre compte de la position et de l’évolution de l’individu dans sa singularité, mais également par rapport au tissu social dans lequel il s’insère. J’entends mettre en avant la valeur explicative du concept de subjectivation, afin d’éclairer les dimensions complexes de la résilience dans le contexte particulier du totalitarisme. Le concept a pris de l’essor ce dernier temps non seulement au regard de la philosophie politique et de la sociologie, mais également dans le domaine psychanalytique (avec d’importantes influences existentialistes).
L’État totalitaire vise la création d’une société radicalement nouvelle et d’un « homme nouveau ». Cela suppose la mise en place d’opérations complexes inscrites dans un langage idéologique révolutionnaire, et qui se déroulent d’une manière systématique et intentionnelle. La désarticulation sociale, l’attaque de la culture et des structures d’étayage, la réduction de l’individu à son corps et à sa matière psychique première, exprimant un processus de désubjectivation, s’associent à la création de subjectivités artificielles par les tentatives de modification de personnalité et par l’induction des convictions appartenant au système idéologique dominant. Comment, dans ces conditions, le sujet parvient-il à se préserver et à évoluer ? Comment la résilience a pu se constituer au sein d’un régime qui ciblait la destruction identitaire et des structures traditionnelles (la destruction des cadres de sens d’un peuple) ?
Une première figure de cas se profile en tant qu’opposition à l’invasion traumatique. Je définis par « opposition » un mode de subjectivation caractérisé par les efforts du sujet de se délimiter du trauma, de créer son propre espace psychique et son propre sens en dehors de celui imposé par le système.
J’ai désigné par opposition active la prise de distance par rapport au trauma, par le moyen d’un travail de pensée et / ou de création. La subjectivation par opposition active se passe au sein de la contrainte, qui plonge le sujet dans une crise qu’il tente de surmonter. Pour importante que soit pour le sujet la prise de conscience de la conjoncture politique et de sa propre précarité existentielle, l’opposition active ne s’exprime pas pour autant, nécessairement, en tant que résistance politique. L’opposition active n’est pas toujours une opposition envers le système, mais une opposition au traumatisme propre, se manifestant comme élaboration du trauma de manière active: des processus, des comportements et des actes se déroulant sur la toile d’un projet de vie personnel, l’expression personnelle allant à l’encontre de l’uniformisation, le travail d’introspection et de confrontation avec les autres, la recherche de solutions et de voies pour pouvoir exister, un tant soit peu, de manière authentique, se forger un sens et une philosophie personnelle.
Les sources et les cadres d’analyse du contexte politique et économique local et international, pour peu nombreuses qu’ils aient été pendant le communisme en Roumanie, permettaient de se distancier d’un cadre oppressant pour engager un dialogue plus authentique avec soi-même et avec les autres. Le poste « Europa Liberă », avec ses analyses réalistes et percutantes amenant aux Roumains la vision d’un autre monde possible, constituait une brèche de liberté dans le projet et dans l’idéal, se heurtant à l’infirmité réellement perçue. Écoutée souvent en solitaire et en cachette, l’oreille tendue pour capter le message derrière les ondes brouillées par les autorités, la radio arrachait la pensée la plus intime pour l’articuler à l’alphabet de la démocratie. Le poste a souvent été cité comme l’un des fomentateurs importants de la révolution anti-communiste.
Les journaux intimes, les écrits politiques défendus, assimilés à la « littérature du tiroir » représentaient une autre forme de dialogue intime comme alternative à la propagande communiste. S’adonner à l’écriture à caractère protestataire représentait alors un acte de déceler la vérité dans un monde de mensonge, une herméneutique, un vif exercice de la pensée et une catéchèse bien différente de l’éducation idéologique transmise par tous les moyens. Le journal politique se substitue symboliquement à l’acte, lorsque ce dernier devient impossible.
Pour partager ses difficultés, les cercles d’amis intimes et de collègues devaient être bien « vérifiés ». Se rassembler signifiait alors combler l’infirmité, l’impuissance, le vide, le manque, auxquels on s’était souvent confronté de manière accrue dans le milieu professionnel, et puis la jouissance de retrouver la vie ensemble.
La solidarité des exclus de la société communiste, des terriens, des grands ou petits bourgeois, des minorités, se trouvant accrue avec les persécutions subies, reposait sur une puissante identité de groupe et sur la mise en contraste avec d’autres catégories sociales, à la lumière du « narcissisme de petites différences ». Certaines communautés religieuses pouvaient étayer un élément identitaire de la « roumanité », significatif non en tant que concurrençant le national-communisme officiel, mais pour s’être constitué en facteur de résilience.
Croire et activer au sein de sa confession revenait à reconnaître que la pensée politique de l’époque n’était pas règne du sens et de la vérité personnelle. L’éducation religieuse, réalisée à l’abri du regard du Parti, se présentait comme une modalité active d’inscription dans la continuité des croyances et des pratiques traditionnelles. En ce sens, la formation religieuse était vue comme essentiellement antagonique aux préceptes athées et a-culturels adoptés par les activistes de parti.
Quant aux grandes communautés de travail au sein des usines, elles comportaient, de manière saisissante, une marque fusionnelle-persécutrice des liens. L’état de menace propagé par la police politique, installé au sein de la communauté par ses représentants mêmes, cohabitait étrangement avec un esprit de corps se voulant sans faille.
La famille, autour des fêtes chrétiennes, les attaches familiales faisant écho à leurs matrices archaïques – la patrie, la terre natale – entendaient, surtout pour une génération ayant subi des pertes et des humiliations, recomposer un monde doté d’un sens originaire. Les valeurs transmises d’une génération à l’autre, telles que le travail, la civilité, les objets culturels, passaient pour des référents essentiels, tranchant le champ de sens entre le bien et le mal, avant et après, nous et eux. Dans un milieu prédisposé à la corruption et aux abus, suivre des idéaux éthiques (s’investir pour les autres ou pour des idées) permettait de préserver l’estime de soi. Ce type de pensée normative et axiologique se révèle d’importance surtout pour la génération née avant les années 50.
Dans la génération plus jeune, les modèles deviennent beaucoup plus ex-centriques, éloignés du pays, imprégnés de l’imaginaire, de la rêverie du lointain. Ces modèles, liés à l’idéal de s’enfuir du pays, représentent aussi des incitations, sur le mode identificatoire, à la croissance personnelle. Les sachant loin du pays, intangibles, protège de la désillusion.
A côté de dévorantes discussions alimentaires, et presque sans gradation, les livres constituaient une monnaie d’échange répandue à l’époque, faisant contrepoids à la prohibition d’autres formes de pensée et d’expression. La consommation de livres revêtait aussi un aspect narcissique de survie spirituelle, d’enrichissement spirituel à l’encontre de l’uniformisation.
L’humour devenait significatif et actif dans le système totalitaire par le manque de neutralité de son contenu. S’agissant de répondre à l’absurde par l’absurde, pour le dénoncer, l’humour politique marque une transgression et une distance par rapport au trauma. La joie instaure un certain narcissisme avec le mépris d’un autre jusqu’alors redouté, le rapport de forces s’inverse. Le genre d’humour évoqué fait appel au « bon sens », c’est-à-dire au principe de la réalité : par le moyen de la caricature, sont montrées du doigt la déraison, la médiocrité et la vanité.
Les divers types de refus, directs ou, surtout, par des moyens détournés, constituaient, par la négation, des stratégies de conserver une position subjective à minima, une attitude propre à soi. Contrairement aux refus directs et aux protestations, les arguments fallacieux et les sophismes s’appliquent à cultiver l’illusion, en conservant toutefois un contenu agressif d’opposition. Techniques de « manipulation » symétriques à celles diffusées par le pouvoir, les dernières représentaient le jeu par excellence, dans une communication implicite avec le pouvoir. Au-delà du jugement moral, ces modalités de s’exprimer au sein de la contrainte apparaissent comme mise en balance de l’idée de juste pour soi face à l’idée de juste pour le système. Voyons quelques exemples très illustratifs pour l’ambiance intellectuelle de l’époque, plutôt sophistiquée par certains côtés, malgré l’arrière-plan idéologique réducteur.
« Argumentum ad hominem » représente un type de sophisme où l’attaque est dirigée envers une personne particulière, et non pas à l’encontre du système ou de l’idéologie dont la personne est mandataire. « La fausse objection » se retrouvait dans un jeu d’ « autocritique », non dépourvu d’humour fin, comme parodie de la même technique communiste de formation de l’homme nouveau. Derrière des calculs suggérant le machiavélisme, l’attitude de dire « oui » en pensant « non » pouvait reposer sur la fidélité envers soi-même au sein d’un monde construit pour inculquer des réponses réflexes. De même, l’attitude de dire « oui » tout en désobéissant, retrouvable dans tout système politique ou idéologique, permettait de conserver une attitude propre à soi, laquelle restait cependant, le plus souvent, non-affichée et non-assumée. Cultiver l’équivoque, le double sens, consistait dans les efforts de codifier les messages, en visant qu’ils soient déchiffrés par les camarades de souffrance.
Tenter de cerner et de respecter, au cœur de la propagande idéologique, « la vraie culture » et « la vraie éducation » s’avérait être une entreprise souvent difficile, un véritable travail de pensée et de création, bien que différencié selon la familiarité avec le monde de la culture.
Faire des choix propres dans sa vie (pour les femmes par exemple, se prendre la liberté de divorcer dans un monde à moralité rigoriste) donnait le sentiment d’avoir une certaine maîtrise de soi et de ne pas être complètement assujetti à la ligne de conduite fixée par le Parti.
Dans l’opposition passive, le sujet se distancie du trauma en fabriquant un univers personnel, un monde « parallèle » où il vit comme complètement disparate de l’univers du politique, voire du quotidien, qui ne lui convient pas. Le sujet, se définissant en dehors d’un monde qu’il rejette, vit le traumatisme de manière perceptive et non élaborative. Sa première pensée est de se protéger soi-même et les siens. Le traumatisme est évité en bloque, le travail de pensée est axé sur la réception passive et sur les activités créatives « neutres », dans des secteurs ou des interstices non-idéologisés.
Avoir une vie sociale « normale » pouvait se traduire par des efforts incessants de construire un monde apparemment sans soucis, de savourer tous les petits moments, de spéculer tout moment de jouissance, d’une manière même amplifiée dans l’ambiance générale maussade et menaçante. Les cercles d’amis composaient des espaces de vie « parallèles» à la société, avec comme règles l’oubli et la fête.
Avec leurs cadres bien établis, les rituels religieux pouvaient entretenir, en dehors de leur signification personnelle et culturelle, un sentiment que le monde « tient » malgré tout. Classée antérieurement comme « opposition active », la foi peut renvoyer à une signification plus passive, celle de se sentir « tenu » dans le monde alors même que le support social ou physique s’efface.
La possibilité de trouver un espace physique de refuge (à la compagne, dans l’intimité de sa chambre, dans les montagnes, à l’Église ou dans les monastères…) devenait importante dans les conditions où sortir dehors, dans l’agora, s’associait à un sentiment de menace et de persécution. Le déni ponctuel du cadre étouffant et angoissant de la ville créait ainsi, généralement, une protection temporaire.
Le travail pouvait être une zone de refuge surtout dans la mesure où il impliquait des aspects techniques neutres du domaine de l’idéologie, l’exercice professionnel compétent permettant dans ce cas d’acquérir un certain sentiment d’accomplissement.
Différents « objets » (dans un sens autant anthropologique que psychanalytique), en tant qu’appendices du sujet, suppléaient aux besoins en souffrance – le plaisir du lien, le prestige social – les lois du rassemblement ou de la compétition faisant surface même dans un système visant le nivellement social: « l’alcool » comme liant, le « magnétoscope » et la « TV en couleurs », la « voiture » etc. Certains de ces objets évoquent aussi le plaisir de la propriété, comme contrepoids par rapport au sentiment de « devoir » renoncer à ses biens ou au sentiment de se faire voler ou déposséder par l’État. La subjectivation passe parfois par « avoir ».
Des codes implicites de communication, jouant souvent au niveau de la psychologie collective, se tissaient facilement derrière les variantes textuelles passées par la censure. Les codes implicites avaient la fonction de mettre à l’écart et de protéger les évidences bien établies dans la culture et la conscience collective, par rapport à ce qui s’affichait comme vérité officielle. Garder le sens de la réalité, ne pas devenir fou, étaient la mise importante de ce genre de décodifications. Dans le domaine de l’art, les décodifications faisaient paire au langage codifié créé, en tant qu’opposition active, afin d’ironiser la propagande, ou d’évoquer la vie de misère dans laquelle se trouvait la société roumaine.
Les évitements du type « Ne pas comprendre » traduisent la résistance, le plus souvent inconsciente, de se soumettre aux injonctions ou d’assimiler des notions contrevenant fortement aux convictions personnelles. Ces évitements se manifestaient généralement malgré la bonne volonté de la personne, ce qui en psychologie peut être qualifié de comportement « passif-agressif ». « Faire la sourde-oreille » était également une manière passive d’éviter les situations conflictuelles ou désagréables.
Une autre solution fréquente consistait à tenter de se fondre dans la masse et parfois même d’effacer un nom ou une filiation non agréés par le régime. Le fait d’avoir une famille s’avérait fondamental pour nombre de sujets, par rapport à la tonalité et au sens de leurs actions. Avoir un enfant, avoir des proches, portait à rester prudent et réfléchi dans ses attitudes, même pour ceux qui généralement se manifestaient de manière plutôt active et opposante.
Par l’appropriation de la contrainte, le sujet tente de faire face à l’adversité en l’intégrant dans le tissu de son histoire et de son optique de vie personnelles. La subjectivation opère dans ce cas par des liens créés entre le passé et le présent, le travail de création consistant à trouver ou à créer des filiations par rapport à l’expérience forcée à l’assimilation.
Sans recul par rapport aux événements que l’on vit, l’adaptation se produit comme une sorte de « climatisation ». S’adapter se manifeste en ce cas comme vivre d’un jour à l’autre et sans rêves, être pressé, ne pas se plaindre. « Rendre la contrainte tolérable » signifiait ne plus la percevoir finalement comme contrainte, mais en tant que limite normale et même souhaitable. L’attitude d’ « annuler la limite » revenait à percevoir que les limites n’existaient pas, parce qu’elles n’étaient pas importantes pour soi. « Accepter la limite » exprime une attitude plus profonde de prise de conscience du fait que dans toutes les sociétés, les limites existent bel et bien, qu’elles font partie de la vie et sont même nécessaires. La limite est tenue ici pour « logos » structurant. « Négocier la limite » impliquait de s’adapter à la limite en s’y moulant dans la manière du compromis. Une autre forme subtile d’adaptation consistait à créer de la limite une barrière refoulante. L’État totalitaire à la place de la religion est institué en seule norme, norme morale comprise. On se pose la question si les domaines bannis d’une manière ou d’une autre – la religion même, la culture « rétrograde » ou « décadente » etc. – ne pouvaient pas passer dans la zone de l’ « intime », de la même manière que la sexualité est intime par rapport aux censures religieuses.
Les manifestations artistiques « thématiques », parfois grandioses, entendaient stimuler le sentiment patriotique et, non pas dernièrement, de divertir, s’agissant en propre de « divertir » de possibles mécontentements et frustrations.
Les processus accélérés d’urbanisation dans un pays aspirant à passer d’une économie prépondérant rurale au statut de pays industrialisé, ouvraient un champ considérable de travail. Se laisser alors emporter par la fièvre de la construction ressemblait à un travail créatif, en oubliant que la construction se faisait au prix des destructions, le plus souvent dramatiques.
Mais le sujet se trouvait parfois dans une douloureuse ambiguïté, capté comme il était entre deux dogmes, celui familial et celui politique. La signification du travail, à la fois comme éthique de vie et comme obligation, converge paradoxalement dans les deux systèmes de loyauté, qu’en apparence tout sépare dans le régime totalitaire. Une manière de respecter la valeur du travail, prônée par le régime communiste, était de s’identifier au modèle stakhanoviste. Également, les efforts d’assimiler l’éthique collectiviste socialiste aux préceptes bibliques, rendaient plus supportable l’engagement envers le Parti, venant des personnes avec une forte tradition familiale et religieuse.
La non-subjectivation relève de l’assimilation du traumatisme en l’absence d’un travail de pensée et de création. Le sujet ne vit ni à l’intérieur, ni en dehors, mais au-delà du traumatisme. Le traumatisme prend emprise du sujet, étant assimilé ou bien évacué avant que sa signification ne soit élaborée dans l’espace psychique.
Largement pratiquée, la quête de sources parallèles de subsistance constitue en soi une forme de désubjectivation: la réduction du sujet à la préoccupation alimentaire, la survie pure. Elle se subjectivisait dans la mesure où cela a pu créer des rapports de solidarité, ou si elle visait l’entretien de la famille (ce qui était le plus souvent le cas !)
Des pensées fort traumatiques, le trauma transmis, la terreur, se trouvent dans l’impasse de se faire symboliser, rendant difficile ou impossible leur appropriation. La transmission muette, au sein du milieu familial, du traumatisme subi par des générations passées (meurtres, emprisonnement…), amène le vide à prendre la place à la communication vivante. Des enfants, censés à ramener la vie, sont porteurs, eux, des contradictions indicibles planant dans la famille. Le sentiment de privation absolue de liberté, le vécu de « robotisation », expriment la désubjectivation, la dépossession de soi-même, le sujet se laissant conduit par l’agresseur pris en soi.
Tel qu’on peut le remarquer, le concept de résilience – présenté dans le cadre d’un contexte politique particulier – est susceptible de situer autrement, par rapport à la « résistance », le questionnement éthique. Si la résistance se définit essentiellement comme attitude à la fois radicale et possédant une légitimité morale, la résilience – surtout par son élément processuel que nous avons étudié ici sous l’angle de la subjectivation – complexifie la discussion en apportant dans l’équation encore d’autres problématiques, celles de l’adaptation et de la santé mentale. Il s’agit de « comprendre » le sujet et les motivations de ses actes, les ressources dont il dispose dans des situations extrêmes, le critère moral ou éthique se posant alors comme idéal, exemplarité, et non plus comme norme.
Notes
[1] Boris Cyrulnik, ethologue et neuropsychiatre très populaire en France, connu pour avoir introduit le concept de « résilience » dans les milieux universitaires françaises, tout comme dans le public large.
[4] Tout comme Frankl, dans les ténèbres d’Auschwitz, découvrait du sens à sa vie… (Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie, Éditions de l’homme, Montréal, 1998).
[12] Il est tout aussi vrai qu’une étude différenciée d’un régime à l’autre s’impose, concernant le type, la sévérité, la durée du traumatisme etc.