Corin Braga Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie CorinBraga@yahoo.com
Réversion des espèces et réduction à l’absurde. Paraboles antiutopiques animalières
Species Reversal and “reductio ad absurdum” Dystopian Animal Parables
Abstract: An important device of dystopian literature has been the animal parable. Various authors such as Bernard Mandeville, Jonathan Swift, Émeric de Vatel, Han Ryner, Anatole France, Karel Capek, George Orwell and Pierre Boulle, among others, have used the figures of bees, ants, dogs, horses, insects, penguins, farm animals, apes, etc., as metaphors for human moral and social behavior. Besides satirically targeting the evils of human societies, such race reversals convey deep collective anxieties. Using animals as (counter)models for humans implies an inversion of the biological hierarchy on Earth. A utopia led by animals is in fact a dystopia in which man is possessed by the beast inside.
Keywords: Dystopia; Race Reversal; Animal Parable; Bernard Mandeville; Émeric de Vatel; Han Ryner; Anatole France; Karel Capek; George Orwell; Pierre Boulle.
En continuant en quelque sorte la censure religieuse imposée par le Concile de Trente sur toute pensée « pélagienne », la critique que des auteurs comme Gabriel Daniel (Voyage du monde de Descartes, 1690) ou Gilles Bernard Raguet (Nouvelle Atlantide de François Bacon chancelier d’Angleterre, 1702) font des constructions théoriques et utopiques prépare ce que Raymond Trousson appelle « le procès de l’utopie » et Jean-Michel Racault « la faillite de l’utopie » au siècle des Lumières. Des doutes sur la possibilité logique d’existence des sociétés idéales avaient été déjà formulés auparavant, comme ceux exprimés par Ludovico Zuccolo dans son Aromatorio, overo della Republica d’Utopia (1625). Des lieux infernaux, des cités du mal, avaient été déjà opposés aux utopies optimistes et eudémoniques de la Renaissance, des auteurs comme Joseph Hall et Artus Thomas ayant produit, comme nous pensons l’avoir démontré[1], l’acte de naissance des utopies négatives au XVIIe siècle. Et c’est pendant ce même siècle que le terme d’utopie avait acquis la signification péjorative courante, de projet impossible, illusion, mirage.
Mais c’est au siècle des Lumières que se mettent en place les contestations ouvertes, ayant pour cible directe la mentalité utopique. Plusieurs dystopies, des topies négatives « réalistes », démontrent que le paradis social promis par les utopistes ne saurait être atteint, que l’idéal utopique est voué à l’échec. Des essais comme Various Prospects of Mankind, Nature, and Providence de Robert Wallace (1761)[2] et des romans comme Le philosophe anglais ou Histoire de Monsieur Cleveland de l’abbé Prévost (1731), The Prince of Abissinia: A Tale de Samuel Johnson (1759), Asem. An Eastern Tale d’Oliver Goldsmith (1765), l’Histoire des Galligènes, ou Mémoires de Duncan de Charles-François Tiphaigne de la Roche (1765), Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre (1788), ou l’« Histoire de Sainville et de Léonore » dans Aline et Valcour, ou le Roman philosophique du Marquis de Sade (1795), sont des considérations théoriques et des expériences narratives qui remettent en question la possibilité de l’homme de construire des communautés parfaites, à cause des particularités de la nature humaine même.
Dans cette étude, nous nous pencherons sur des contre-utopies qui, utilisant des registres de lecture qui se réclament du féerique, du fantastique, ou tout simplement de l’absurde, produisent la preuve que les modèles sociaux construits sur des principes utopiques ne mènent point aux résultats proposés par les réformateurs, mais à leur contraire, à leur échec. Toute une classe de ces antiutopies sont de paraboles animalières, qui revisitent le genre de la fable. Citons en exemple les récits de la duchesse de Montpensier (Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans), La relation de l’Isle imaginaire (1659), Bernard Mandeville, The Fable of the Bees (1714), Jonathan Swift, le quatrième des Voyages de Gulliver (1726), Samuel Brunt, A Voyage to Cacklogallinia (1727), Émeric de Vatel, Les Fourmis (1757), Pierre-Jules Hetzel [P.-J. Stahl], Vie et opinions philosophiques d’un pingouin (1842), Han Ryner [Henri Ner], L’homme-fourmi (1901) et Les Surhommes (1929), Anatole France, L’île des Pingouins (1908), Joseph et Karel Capek, De la vie des insectes (1921), Lao She, Mao Cheng Ji (1933, traduit en anglais comme Cat Country, a Satirical Novel of China in the 1930’s, 1970), George Orwell, Animal farm; a fairy story (1945), ou Pierre Boulle, La planète des singes (1963)[3].
Le désigné allégorique de ces récits est l’Europe ou la civilisation humaine en général. S’agissant de satires ésopiques, ils visent en transparence « notre » monde, le présentant dans de termes critiques et ironiques, sous leurs aspects ridicules et méprisables. Ces caractéristiques sociales, politiques, économiques, etc. sont pour la plupart réalistes. Néanmoins, même si les lecteurs sont conscients de la convention allégorique, le fait d’être attribuées non à des hommes, mais à des animaux, oiseaux, insectes, etc., leur confère, à l’intérieur du monde fictionnel, une dimension fantastique. La « consistance ontologique » égale des animaux intelligents et des hommes pose ces récits comme des antiutopies féeriques. En définitif, les chevaux raisonnables de Swift ne sont point différents des singes évolués de Pierre Boulle : ils appartiennent à des races sinon extraterrestres, du moins extra-humaines.
La Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1723) et Les Fourmis d’Émeric de Vatel (1757) sont des fables utopiques qui se penchent sur les espèces d’insectes avec la vie collective la mieux organisée, capable de reproduire, de manière métaphorique, la complexité de la société humaine. Dans l’espace de La ruche mécontente (le titre sous lequel le texte est paru initialement en 1705), Mandeville conçoit une « expérience de pensée » à l’encontre des principes utopiques courants. Pour ce faire, il imagine deux manières successives d’organisation sociale de la ruche : un État actuel, relativement chaotique et dynamique, qui est une allégorie de l’Angleterre contemporaine de l’auteur, et un État futur, produit par la volonté des dieux, qui y imposent une moralité parfaite et austère.
Dans son état actuel, la ruche présente des traits équilibrés, elle est un mélange de bien et de mal qui devrait reproduire une image « neutre » de la monarchie constitutionnelle anglaise, c’est-à-dire ce que nous appelons le mundus : « Jamais abeilles ne furent mieux gouvernées, / Plus inconstantes, ou moins satisfaites. / Elles n’étaient pas asservies à la tyrannie, / Ni conduites par la versatile démocratie, / Mais par des rois, qui ne pouvaient mal faire, car / Leur pouvoir était limité par des lois[4] ». Toutefois, en assumant les observations des critiques courants de l’Angleterre, Mandeville penche la balance axiologique et morale du côté négatif : aussi, la ruche est-elle viciée par des escrocs, des avocats sans scrupules, des médecins imposteurs, des vilains, des coquins, etc.
C’est à partir de ce jugement que commence l’« expérience de pensée » : comme un deus ex machina, Jupiter décide de « redresser » la ruche en enlevant tout le mal et la malhonnêteté des âmes de ses habitants. Les abeilles deviennent d’un jour à l’autre vertueuses, pieuses et justes. La ruche commence à pratiquer tous les principes mélioratifs et réformistes prêchés par les utopistes de l’âge classique : probité, sincérité, austérité, modestie, compassion, pacifisme, etc. Les riches renoncent à leurs avoirs et privilèges, les fonctionnaires se mettent au service exclusif des citoyens, le gouvernement abandonne ses politiques coloniales et militaristes, l’exploitation et les guerres sont abolies. La ruche devient l’État idéal, l’utopie !
Et pourtant, dans peu de temps, la ruche commence à dépérir. Les palais, les monuments, les grands domaines, les manifestations opulentes d’une « société de l’ostentation » sont en ruine. L’éradication de l’instinct de propriété et de toutes ses formes immorales d’application fait cesser la majorité des activités économiques et commerciales. La crise financière s’approfondit, les prix baissent, le chômage monte, la pauvreté, présentée comme une vertu, se généralise. Les structures de l’État s’effondrent, sa force militaire est diminuée et finalement la ruche est envahie et conquise par des nations étrangères. L’utopie morale est, comme on dit aujourd’hui, « insoutenable ».
De son temps, le texte de Mandeville a été reçu comme un scandale. L’auteur pose que le luxe, le vice, l’avarice, la cupidité, sont des valeurs qui soutiennent la bonne marche de la société et que leur annihilation mène à l’extinction de la communauté et de la civilisation humaine. En fait, il oppose deux modèles de bonheur et bien-être collectif, que François Grégoire a identifié comme l’idéal ascétique chrétien de renoncement aux tentations du siècle, et le nouvel idéal capitaliste introduit par ce que Max Weber appelle l’éthique protestante[5]. La Fable des abeilles procède à une démonstration par l’absurde, en montrant que l’application du premier modèle mène à l’auto-implosion d’une humanité qui prospère et avance selon les valeurs du second modèle.
Dans ce sens, Jean-Michel Racault observe que « la fable de Mandeville ne se place pas sur le terrain des vérités couramment admises, mais sur celui du paradoxe. L’auteur subvertit les notions reconnues du bien et du mal ; il prétend montrer l’utilité sociale des vices et de la corruption, la nécessité de l’injustice sociale, de l’inégalité et de l’argent. Cette axiologie inversée s’oppose tout à la fois aux normes morales communes et aux idéaux utopiques traditionnels […] C’est à ce titre d’abord que la Fable des Abeilles peut apparaître comme une anti-utopie[6] ».
L’ébranlement des structures étatiques, sociales, morales et spirituelles traditionnelles, la « crise de la pensée européenne » à la fin du XVIIe siècle rendent vétustes les utopies classiques et ouvrent la voie à leur critique contre-utopique, ressentie comme une nécessité. Le texte de Bernard Mandeville constitue, selon Raymond Trousson, « une véritable mise en procès de la perfection utopique qui ignore les instincts, les intérêts, l’émulation, la concurrence ; les paradis vertuistes ne sont ni viables ni souhaitables parce qu’ils font bon marché de la dynamique humaine et sociale […] À l’idéalisme utopique s’oppose ici une réaction fondée sur l’hédonisme. La cité utopique ne peut être obtenue que par la mutilation de la nature humaine ; travaillons au bonheur, sans doute, mais pour l’homme tel qu’il est, non tel qu’on le rêve. C’est donc le réalisme qui, par le biais même de l’utopie, porte le premier coup à l’optimisme utopique des Lumières[7] ».
Dans ce type de textes, le mécanisme allégorique de la fable fait des animaux des simples porteurs des traits humains que l’(anti)utopiste trouve bon de satiriser. Dans La relation de l’Isle imaginaire de la duchesse de Montpensier (1659), les chiens ont institué une « manière de République », en fait « yne vraye Monarchie, yn Roy, yne Reyne & toute leur maison », qui évoque en caricature les camarilles qui se confrontent pour le pouvoir : « ce sont les Leuriers qui regnent maintenant : Il m’a mesme parû qu’ils ont disputé long temps auec les Espagneux : mais ce party estoit le plus foible, puis qu’il n’estoit soustenu que des Bichons, & que les chiens courans, les dogues, les Turcs, les chiens d’Artois, les mastins, & toute autre espece auoient recõnu les Leuriers comme leurs veritables Princes[8] ».
Des oiseaux intelligents du Voyage to Cacklogallinia de Samuel Brunt (1727) aux arbres pensants du Voyage de Niels Klim dans le monde souterrain de Ludvig Holberg (1741), toutes les espèces animales et même végétales peuvent fonctionner comme des miroirs pour la civilisation européenne. Dans le premier de ces textes, le narrateur se confronte, dans le continent austral, à un monde renversé, où la race dominante est celle des oiseaux. Les autres animaux, les humains inclus, y sont des bêtes, et le surnom du protagoniste, Probusomo, est interprété à l’inverse, devenant d’un « homme probe » un « monstre de la nature ». Cela n’empêche que le royaume des oiseaux soit une société cupide et sans scrupules, colonialiste et violente, prête à s’élancer à la conquête du vieux monde et de la Lune, image caricaturale de l’Angleterre expansionniste, mais aussi de la France (du « coq gaulois ») de l’époque.
S’intégrer dans des communautés animales, celle des fourmis par exemple, une autre espèce à côté des abeilles ayant une forte organisation sociale, rend l’homme conscient de sa position relative dans l’univers. Dans la petite fable morale Les Fourmis (comprise dans le recueil Poliergie, ou Mélange de littérature et de poésie, 1757), Émeric de Vatel met en parallèle la civilisation humaine avec celle d’une fourmilière. Miniaturisé par la magie d’un sage brahmane, le narrateur se voit intégré aux problèmes et soucis d’une communauté de fourmis, futiles et ridicules par rapport à ceux des humains[9]. Cette comparaison est une bonne occasion de mettre en perspective, depuis une vision déiste, les prétentions de grandeur de notre civilisation. Face à un Dieu incommensurable et à un univers infini, l’homme n’est qu’une minable créature, qui ne saurait assumer le rôle de « roi de la création ». À l’instar du Micromégas de Voltaire (1752), le télescopage de la perspective permet à Émeric de Vatel de donner une leçon de modestie anthropologique par le rabaissement de notre race aux dimensions physiques et à la condition biologique des insectes, c’est-à-dire par une réduction à l’absurde.
Le même mécanisme de comparaison reste en action dans le petit roman L’homme-fourmi de Han Ryner [Henri Ner] (1901). Une fée inverse les positions d’un homme et d’une fourmi, leur faisant embrasser à chacun la condition de l’autre. La fourmi devenue homme n’a pas de problèmes à adopter le mode de vie d’un fonctionnaire, son esprit de subordination l’intégrant à merveille dans l’engrenage bureaucrate de la civilisation humaine. En revanche, l’homme-fourmi trouve bien plus difficile d’accepter le rôle de simple pion dans une société insectoïde matriarcale parfaitement hiérarchisée. On remarquera chez Han Ryner la critique de souche moderniste de la civilisation technologique massificatrice, qui broie les individualités pour les intégrer dans un idéal utopique totalitaire.
Les frères Joseph et Karel Čapek s’inscrivent aussi dans ce schéma avec leur pièce de théâtre De la vie des insectes (1921). Un narrateur-témoin, le Vagabond, assiste, on ne sait pas très bien si c’est en état d’ébriété ou de délire fatal, à plusieurs scènes du monde minuscule, où les insectes prennent la forme des hommes. La communauté des papillons y connote l’inconstance dans les mœurs amoureuses. Les prédateurs constituent un petit enfer des péchés dans un registre insectiforme : les cafards sont des avares prêts à se sacrifier pour leur « capital » (une boulle de crottin), les cigales sont des profiteurs des biens d’autrui, les scorpions – des assassins violents, les parasites – des meurtriers cachés, les fourmis – des fanatiques militaristes. Furnicaria est d’ailleurs l’allégorie de ce que d’autres (anti)utopistes du début du vingtième siècle appelaient Meccania ou le Super-État. La métaphore contre-utopique la plus cynique est celle des éphémérides, insectes d’un jour qui font l’éloge de l’immortalité ! La même satire désenchantée de l’idéal de longue vie, tel qu’il était incarné à l’époque par le Retour à Mathusalem de Bernard Shaw (1921), revient dans une autre pièce de Karel Čapek, L’affaire Makropoulos (1922).
Les auteurs modernes n’ont pas hésité à reprendre le mécanisme sémiotique des fables antiutopiques. Des exemples en sont la Vie et opinions philosophiques d’un pingouin de Pierre-Jules Hetzel [P.-J. Stahl] (1842) et L’île des Pingouins d’Anatole France (1908). Pour mettre en scène l’allégorie animalière, ce dernier s’inspire du corpus de voyages merveilleux médiévaux celto-chrétiens, dont ceux de saint Brendan et de saint Malo. Dans les immrama irlandais, des héros plus ou moins païens ou christianisés, comme Bran, Mael Duin, les frères Hui Corra ou les moines Snegdus et Mac Riagla, entreprennent une expédition sur mer qui les mène finalement à des îles de féerie, l’Île des femmes (Tir nam Bán), l’Île des éternellement jeunes (Tir na n-Og), la Terre Promise (Tir Tairngirne), ou même le Paradis terrestre situé sur une île en plein océan[10].
Anatole France christianise la figure de Mael Duin et en fait un moine, saint Maël, qui, à l’instar de saint Patrick en Irlande, devient l’apôtre d’une île sur laquelle il est jeté par une tempête. Seulement, le peuple local que le bon père, presque sourd et aveugle, s’empresse de baptiser en masse, n’est pas humain mais aviaire. Le baptême de cette population de pingouins pose donc un grand problème théologique, celui de l’efficacité du baptême sur des animaux (oiseaux) sans âme et donc sans possibilité de salut. Pour résoudre le problème, une grande assemblée est convoquée au Royaume des Cieux, présidée par le Seigneur en personne.
Parmi les solutions proposées par les docteurs et les saints de l’Église, l’une rappelle les races monstrueuses du Moyen Âge: que Dieu transforme les Pingouins en des créatures amphibies, mi-hommes mi-oiseaux, avec une âme moindre, néanmoins immortelle. Les mappemondes T-O médiévales situaient ces monstres sur les marges de l’oïkoumènê, dans les zones les plus éloignées de l’Europe mais aussi du centre (la Jérusalem), indiquant ainsi la distance axiologique et anthropologique qui les sépare de nous. Proches de l’origine du monde (dans l’espace et dans le temps), ces figures étaient ce qu’on peut appeler des créations incomplètes, restées au stade intermédiaire entre bête et homme. Toutefois, le Seigneur décide que sa miséricorde lui impose une solution complète, celle de transformer les Pingouins en hommes. De plus, il donne à saint Maël le pouvoir miraculeux de transporter l’île, des régions polaires, dans la proximité de la Bretagne.
Cette intrigue surnaturelle permet à Anatole France d’expérimenter, comme tout utopiste qui se respecte, le concept d’une population prélapsaire. Déliés par le baptême du péché originaire, élevés au rang d’hommes, les Pingouins bénéficient d’une seconde naissance sur un échelon phylogénétique supérieur. Ils peuvent commencer l’histoire à zéro et bâtir une société idéale, exempte de vices. Malheureusement, il semble que la nature humaine est viciée dans son gène puisque, à peine devenus hommes, les Pingouins répètent les gestes d’Adam et Ève au Paradis : ils développent des tendances et des fantaisies sexuelles, ils commencent non seulement à s’habiller mais aussi à goûter le luxe et l’ostentation, ils découvrent la propriété privée et sèment ainsi le grain des inégalités, des violences, des guerres, etc.
L’histoire de Pingouinie (recueillie dans des traités comme Gesta Pingouinorum !) est une allégorie de l’histoire de la France et de la civilisation européenne. Mise à part l’origine fantastique de la nation, qui donne le caractère antiutopique du récit, la description des périodes historiques est passablement réaliste, suivant de près les grands cycles historiques : temps anciens, mythiques (dont le merveilleux est expliqué de manière positiviste), Moyen Âge, Renaissance, Révolution et Empire napoléonien (Trinco), République, controverses entre royalistes et républicains, affaire Dreyfus (Pyrot) et Zola (Colomban), agitations socialistes, etc. Ces tableaux historiques permettent à l’auteur de critiquer et d’ironiser plusieurs figures et les mœurs de ses contemporains, faisant de Pingouinie une satire dystopique.
Le final, qui se présente comme une prévision des « temps futurs », pousse cependant le pessimisme au delà du réalisme satirique. Le progrès industriel, économique, financier et commercial finit par rendre insurmontables les différences entre milliardaires et ouvriers. L’État entre dans une vrille de décadence, le chômage, la pauvreté et la famine montent de manière vertigineuse, les crimes et les épidémies deviennent endémiques, l’anarchie et les attentats ruinent les villes. « Le commerce, l’industrie dépérirent : la civilisation abandonna ces contrées qu’elle avait longtemps préférées à toutes les autres. Elles devinrent stériles et malsaines ; le territoire qui avait nourri tant de millions d’hommes ne fut plus qu’un désert[11] ». Ce pessimisme anthropologique décadentiste est renforcé par l’introduction du thème nietzschéen de l’éternel retour : après des siècles de barbarie, les Pingouins reprendront le chemin du lent progrès de la civilisation, parcourront les mêmes étapes historiques et finiront condamnés à la même catastrophe. L’« expérimentation pingouine » échoue donc, accusant l’humanité d’être incapable de forger une société vraiment utopique.
Le monde des animaux est un miroir déformateur et critique de la société humaine. George Orwell donne un texte exemplaire dans ce sens dans la Ferme des animaux (1945). Tout d’abord on peut signaler un renvoi oblique à Thomas More : le type de production familiale, physiocrate, attentive à la flore et la faune, mis en pratique par les animaux révoltés remplit l’idéal d’agriculture du chancelier anglais. Toutefois, l’allégorie directe vise le monde moderne, plus précisément l’idéal de société communiste promu par les socialistes anglais et transformé en réalité en Union Soviétique. De même que la ruche de Bernard Mandeville, la ferme d’Orwell permet l’expérimentation imaginaire d’un modèle social sur lequel les opinions de l’auteur ne semblent pas très claires au début.
Aussi, faut-il noter que les raisons de la révolte des animaux sont bien motivées du point de vue moral : de même que les capitalistes exploitent la classe ouvrière, les hommes (Mr. Jones en premier) utilisent les animaux comme des esclaves. Le discours que Sage l’Ancien, le cochon idéologue, tient à ses « camarades » animaux est une diatribe impeccable contre l’exploitation. Depuis cette perspective, la « révolution » des animaux contre le fermier ne peut attirer que l’adhésion et la sympathie des lecteurs. Les principes conducteurs de la nouvelle communauté animale sont des plus généreux et « humains » : « jamais un animal n’en tyrannisera un autre. Quand tous sont frères, peu importe le fort ou le faible, l’esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne tuera un autre animal. Tous les animaux sont égaux[12] ». Dans la fable d’Orwell, la séparation utopique communiste entre le bien (les ouvriers) et le mal (les exploiteurs) est ainsi renvoyée allégoriquement à la distinction entre les animaux et les hommes.
Néanmoins, ces auspices favorables pour l’utopie animale ne se confirment pas. Malgré l’expropriation de l’homme, en tant que parasite, et la redistribution des possessions aux animaux, la richesse individuelle et le niveau de vie de chacun chutent rapidement et tous commencent à souffrir de faim. Certains types de travaux, basés sur des artefacts humains, deviennent impossibles et l’indigence générale s’accroît. Pour contrôler leurs semblables, les cochons, soutenus par les chiens, font table rase des généreux principes de la fraternité et introduisent le mensonge, les boucs émissaires, la terreur, les procès, les condamnations à mort, etc. La fable d’Orwell vise d’une manière assez transparente l’évolution de l’État soviétique, démontrant qu’une société communiste n’est pas soutenable. Un des fermiers avec lesquels s’allient les cochons a le mot juste concernant la fraternisation des riches contre les pauvres, à travers les espèces : « Si vous avez affaire aux animaux inférieurs, nous c’est aux classes inférieures[13] ».
Mais il y a quelque chose de plus inquiétant que cet échec du « phalanstère » animal. Les espèces animales de la ferme, les cochons, les chiens, les chevaux, les moutons, les poules, etc. construisent un tableau de la nature humaine, dans toutes ses typologies. Toutefois l’allégorie animalière ne reste pas un simple signifiant pour le monde humain, elle devient une catachrèse et acquiert sa propre densité fictionnelle, irréductible à la transparence satirique. Ainsi, à la fin, voit-on les cochons s’appropriant de plus en plus les habitudes et les tares des hommes et finissant non seulement par fraterniser avec l’ennemi humain, mais par se transformer en hommes : ils se mettent à marcher à deux pattes, à s’habiller, à utiliser les lits et les linges, la vaisselle et les habits de table des hommes, etc. Atterrés, « les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre[14] ».
Ce qui est déroutant dans ce final n’est pas la transformation des cochons en hommes, ce qui est une parabole morale parfaitement raisonnable de la corruption inévitable de tout exploiteur, mais la suggestion que le riche est de la même espèce que le cochon, que l’homme est habité par une bête. De même que chez Swift, l’impasse angoissant sous-liminal de La ferme des animaux est d’attribuer l’utopie à des animaux. Faire des Huyhnhnms les artisans d’une société déiste et rationaliste, faire des cochons les maîtres d’une communauté socialiste, d’une utopie sociale quelconque, c’est renverser la « grande chaîne de l’être » et poser comme « couronne de la création » des espèces habituellement considérées comme inférieures à l’homme. Attribuer le rôle de porteurs de l’idéal à des bêtes est une démonstration par la réduction à l’absurde : ceux qui bâtissent des utopies sont pris en otage par le monstre intérieur.
Ces textes dépassent la critique des systèmes sociaux utopiques et s’en prennent à la nature humaine même. Combiné avec le vecteur du temps qui se fait jour dans les (anti)utopies modernes, le schéma du mundus inversus produit, chez Pierre Boulle par exemple, une réversion visant la phylogenèse de notre race. Dans La Planète des singes (1963), il semble que l’humanité aura épuisé et même détruit, par ses explorations génétiques ainsi que par son armement autodestructif, son potentiel d’évolution et devra passer le relais à ses cousins simiens. La planète des singes est une antiutopie qui double l’« ailleurs » astral négatif avec un « ailleurs » temporel tout aussi négatif, à savoir un futur apocalyptique de notre planète et de notre espèce.
Bien que l’intrigue soit empruntée à l’arsenal de la littérature de science-fiction, La Planète des singes est beaucoup plus proche dans l’esprit des intentions de l’antiutopie swiftienne. Le cadre technologique (les voyages interastraux à des vitesses relativistes) est plaqué sur les réminiscences des voyages de l’Âge des explorations. L’espace cosmique est ressenti comme un océan, sur lequel de petits navires de loisir pratiquent la navigation « à voiles » (des parachutes utilisant la pression des rayons cosmique). Le récit est offert par un manuscrit retrouvé littéralement dans une bouteille, jetée dans l’immensité de l’univers au gré du hasard. Et le protagoniste du récit, le cosmonaute de fortune (de fait, un journaliste embarqué dans une mission d’exploration) Ulysse Mérou, est un navigateur errant ayant perdu son point d’attache, la Terre qui devrait être son Ithaque.
L’équipage du professeur Antelle découvre, dans le système de Bételgeuse, une planète similaire à la Terre, qu’ils appellent en conséquence Soror. Mais, à l’instar de Houyhnhnmland, ce monde est un monde à l’inverse. Avec la précision sémantique des caricatures médiévales, où les chevaux chevauchent les hommes et les poissons cuisent les chefs dans des poêles, sur la planète étrangère les rôles entre les humains et les simiens sont inversés. Le protagoniste assiste à une chasse où les gorilles tuent à coup de feu et font attraper dans des filets les spécimens d’une humanité non encore sortie de la condition animale. Les humains capturés sont utilisés dans des expériences de laboratoire comme celles de Pavlov : « Il s’agissait ici d’expérimenter sur les hommes les réflexes qu’il avait étudiés sur les chiens[15] ». Et ceux-ci remplissent à merveille le rôle des animaux enfermés dans des cages.
Dans l’imaginaire traditionnel, le singe est une caricature de l’homme, de même que le diable est une caricature de Dieu. Construire une civilisation des singes est donc un dispositif idéal pour satiriser la société humaine. Et, en effet, comme tout voyageur (et journaliste !) (anti)utopique, Ulysse Mérou a l’occasion de visiter une citée simiesque et d’en juger divers aspects, comme le gouvernement, le niveau technologique ou l’organisation sociale triadique, comprenant les trois races dominantes : les gorilles, les orangs-outans et les chimpanzés. Mais, bien que ce triumvirat ironise trois typologies de la nature humaine (les maîtres brutaux, les conservateurs « pompeux, solennels, pédants, dépourvus d’originalité et de sens critique, acharnés à maintenir la tradition, aveugles et sourds à toute nouveauté, adorant les clichés et les formules toutes faites[16] », et les gens intelligents et ouverts), la mise du roman est plus profonde que celle d’une simple satire.
Après tout, le monde de Bételgeuse reproduit assez bien le monde terrestre, il n’est pas soumis aux procédés de séparation et d’extrapolation (anti)utopique qui en feraient soit un miroir positif, soit un miroir négatif de la Terre. À part un petit retard dans le développement scientifique (les simiens ne sont qu’au stade du lancement de satellites dans l’espace, alors que les Terriens auront déjà inventé le voyage interstellaire), la planète des singes est au même niveau historique que le mundus terrien. Cette similitude est une parade pour mieux mettre en relief le noyau de la vision antiutopique : le renversement des races.
Dans ce miroir angoissant, homo sapiens est remplacé par simius sapiens. Les arbres phylogénétiques en sont modifiés et la branche qui, à partir des primates, monte vers le sommet de l’évolution, est celle des singes. L’humanité y fait figure de Yahous swiftiens : les humains n’ont pas d’intelligence et de raison, ils n’ont pas l’usage de la parole et utilisent uniquement des glapis, ils vont nus, mangent de la chair crue, en un mot, appartiennent au règne animal. Ce qui est encore plus inquiétant dans cette vision, c’est que même les visiteurs de la Terre ne sont point sécurisés dans la condition humaine : fait prisonnier et soumis à des tests visant son intelligence, Ulysse Mérou se retrouve dans la position gênante, voire déprimante, de savourer ses « réussites », alors que le professeur Antelle régresse carrément et irrémédiablement à la condition de bête sans conscience de soi.
Assimilant cette leçon sur la fragilité de la condition humaine, le protagoniste réussit tout de même à assumer et manifester sa nature d’être intelligent. Provocant la perplexité de tout un public de savants simiens, aidé par le couple de chimpanzés compatissants Zira et Cornélius, il clame son droit d’être traité comme un égal des singes. Même plus, selon le schéma des utopies de voyage, il fait devant ses hôtes la présentation de sa propre civilisation et de sa hiérarchie raciale inverse. Et comme tout narrateur naïvement convaincu de l’excellence de son propre monde, il finira par être projeté dans une « position dystopique » et sera obligé de fuir la planète.
La méfiance des singes envers le narrateur s’accroît lors des découvertes faites par Cornélius et Zira, qui démontrent que, dix milles ans auparavant, la race dominante de Soror était celle humaine. Les fragments de mémoire collective extraits du cerveau d’une femme utilisée comme cobaye relèvent que, à un certain moment de l’histoire, il y a eu un renversement des races, les singes sont devenues intelligents et ont repris à leur compte la civilisation des humains, reléguant ceux-ci dans la forêt et leur imposant la condition de sauvages et finalement de bêtes. Cette révélation est terrifiante autant pour Ulysse que pour ses hôtes, parce qu’elle infirme la théorie « neutre » et rassurante de l’évolution parallèle, sur la Terre et sur Soror, de deux branches distinctes de primates, les hommes et les singes, et la remplace par la théorie selon laquelle les deux races sont en rapport de concurrence et de succession.
Ulysse est atterré non seulement à l’idée de dégénérescence de sa race, mais aussi à celle de son remplacement par le maillon qui la précède dans la chaîne de l’évolution. La possibilité que les hommes soient détrônés par les robots par exemple (une perspective qui sera exploitée par des séries de films comme Terminator ou Matrix), confesse-t-il, est tout de même moins angoissante, puisque « les machines seront toujours des machines », alors que dans le cas des singes « il s’agit de créatures vivantes possédant un certain degré de psychisme[17] ». Les singes de Soror, à leur tour, commencent à redouter la possibilité que la « race reversal » ne soit à nouveau réversible, qu’Ulysse ne devienne une sorte de Messie des bêtes humaines, en leur infusant ses gènes et en réactivant leur conscience et leur esprit.
La leçon sur la condition humaine que la planète Soror donne à Ulysse n’est pas finie, deux autres surprises attendent le protagoniste et les lecteurs. Le premier coup de théâtre se produit au retour des trois rescapés (Ulysse, Nova et Sirius leur fils) sur la Terre. De même que les héros des immrama irlandaises qui se heurtaient à un important décalage temporel lors de leur retour des îles des femmes de féerie, Ulysse découvre que, à cause des effets relativistes du voyage à la vitesse de la lumière, la Terre est plus vieille de quelques sept cent ans. Et que, dans cet intervalle, la même mutation que sur Soror a eu lieu et que la civilisation humaine a été remplacée par une civilisation des singes. Le deuxième coup arrive à la fin du roman, quand les deux lecteurs incrédules du manuscrit d’Ulysse se révèlent être eux aussi des singes, membres d’une civilisation galactique simienne.
Le noyau antiutopique du roman de Pierre Boulle vise, de même que chez Swift, la position de l’humanité en tant que dernier échelon de la « grande chaîne des êtres ». Dans un monde renversé, le protagoniste n’arrive plus à affirmer, de manière spontanée et auto évidente, la « noblesse » de sa condition humaine. Comme chez les sceptiques libertins qui demandaient ironiquement si les bœufs ont un Dieu en forme de bœuf, chez Pierre Boulle l’homme ne peut plus soutenir l’axiome théologique qu’il a été « créé à l’image de la divinité[18] ». Déconstruisant le mythe narcissique de l’humanité comme « couronne de la création », les habitants de Soror affirment, rappelant toujours le relativisme libertin et déiste, que « le singe est, bien sûr, la seule créature raisonnable, la seule possédant une âme en même temps qu’un corps[19] ».
Et enfonçant encore plus profondément le clou du sarcasme, les lecteurs du manuscrit d’Ulysse manifestent leur incrédulité face au récit, invoquant une « vérité » qui est pour eux apriorique et indiscutable : « Des hommes raisonnables ? Des hommes détenteurs de la sagesse ? Des hommes inspirés par l’esprit ?… Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur a passé la mesure[20] ». Pierre Boulle reprend et approfondit la misanthropie noire de Swift. Les prétentions de l’homme de représenter la pointe de lance de l’évolution biologique sont bafouées par un renversement humiliant des rôles, qui le rabaisse à la condition de bête. Le traitement allopathique, par le remède contraire, de l’orgueil des hommes convaincus d’être des anges est de les réduire à des bêtes.
Le succès que le livre a connu à travers de ses mises-à-l’écran autant dans les années 1960-70 (Planet of the Apes, 1968 ; Beneath the Planet of the Apes, 1970 ; Escape from the Planet of the Apes, 1971 ; Conquest of the Planet of the Apes, 1972 ; Battle for the Planet of the Apes, 1973) que dans les années 2000 (Planet of the Apes, 2001 ; Rise of the Planet of the Apes, 2011 ; Dawn of the Planet of the Apes, 2014), témoigne de son pouvoir de fascination, du fait qu’il exploite un fantasme angoissant et obsessif, plus viscéral que la leçon de modestie raciale. Quelle est cette angoisse ?
Les abeilles, les fourmis, les chiens, ou les races extraterrestres peuvent bien offrir des modèles ou de contre-modèles à notre civilisation, toutefois la description de ces sociétés ne nous touche que comme une allégorie. Avec les chevaux intelligents de Swift, les choses deviennent plus compliquées, puisque, dans les traités de logique de l’époque classique, l’exemple stéréotype pour faire la différence entre la bête et l’homme était justement le cheval. Le cheval représentait la classe « animal », l’homme la classe supérieure « animal rationale ». Or, Swift en renversait les positions, retirant à l’homme la qualité de l’intelligence en tant que différence spécifique et la ré-attribuant au cheval.
Le roman de Pierre Boulle reprend le procédé de réversion dans le contexte moderne de l’anthropologie darwinienne et de la psychologie des profondeurs. Dans le schéma évolutionniste, les singes sont l’espèce la plus proche de celle humaine, ils représentent la bête en nous, la couche inférieure de notre cerveau mammalien sur laquelle s’est développé le cortex de homo sapiens. Ils sont le meilleur symbole de notre inconscient racial. En inversant les positions entre l’homme et le singe on connote une prise en possession de l’individu rationnel par son inconscient animal. Une société des singes suggère une communauté en proie à l’ombre collective, possédée par les pulsions tératologiques que l’homme civilisé est supposé maîtriser.
Une (o)utopie des singes est donc une contradiction dans les termes. Proposer les singes comme porteurs d’une société meilleure, c’est inverser la direction de ce que la « vulgate » de la science biologique nous présente comme l’axe de l’évolution. Une civilisation idéale, quelqu’en soit l’excellence, portée par de singes, supposerait que, pour l’atteindre, l’humanité devrait non pas évoluer, mais régresser à des stades pré-humains. L’anxiété viscérale darwinienne de nous voir écartés par une espèce plus compétitive est, dans le cas des singes, aggravée par l’angoisse que c’est la race humaine elle même qui provoque son propre échec, par la déchéance de sa position de « animal rationale ». Imaginer une (o)utopie des singes est la démonstration parfaite du procédé antiutopique de réduction à l’absurde.
Mais vaut-il mieux être ange plutôt que bête? Han Ryner (pseudonyme d’Henri Ner) donne, dans Les surhommes, roman prophétique (1929), une réponse sarcastique à ce souhait. Partant du thème nietzschéen du surhomme, il imagine un futur où l’humanité aurait évolué, par quelques-uns de ses individus, vers des conditions supérieures à celle actuelle. Les mutations commenceront lors d’une catastrophe globale, dans l’esprit de ces théories bizarres de Michel Savigny sur l’évolution à travers des réincarnations et métamorphoses des êtres vivants[21]. L’apparition d’un deuxième soleil (« le soleil fou ») dans notre système provoquera le réchauffement de notre planète à des températures presque invivables, qui déclencheront un bouillonnement général de la biosphère.
Dans cette atmosphère apocalyptique, les épigones de Savigny, les « hexagrammistes », jouent le rôle de prophètes et de prêtres de l’avènement d’une humanité nouvelle. Les options d’évolution sont multiples, les uns désirent l’immortalité, d’autres des ailes connotant une vie d’amour, et d’autres une intelligence et des pouvoirs accrus. Or, voilà que, dans un futur lointain, les élus auront donné naissance, par réincarnation, à trois variantes de « surhommes » ou « kéroubims » : 212 Immortels, des êtres métalliques, rétrécis, vivant isolés dans des cavernes pour se protéger des accidents ; 62 Suranges, des êtres ailés, proférant l’amour et la compassion, par des émanations d’énergie animique ; 147 Suréléphants, des « dieux » de la taille des mammouths, à deux trompes et quatre bras, à peau rugueuse et épaisse, d’une force supérieure à tous les êtres.
Le reste de l’humanité, quelques 8 milliards d’individus, demeurera dans sa condition antérieure, en tant qu’esclaves des « Dominateurs » ou Maîtres éléphantins. Le « soleil fou » responsable de cette évolution ressemble à un astre noir de l’inconscient collectif, qui sépare en l’homme le Surange ailé de la bête pachydermique. Malheureusement, le message d’harmonie et d’amour des Suranges ne saurait s’imposer face à la force brute et la volonté de pouvoir des Suréléphants. « La Ligue pour le plus profond amour des Dieux », inspirée par les premiers, ne peut empêcher les violences des Maîtres, qui, partagés en deux partis, ceux de l’Est avec la capitale à Eor et ceux de l’Ouest avec la capitale à Oor, se combattent farouchement, provocant la mort de millions de leurs sujets humains.
Le problème métaphysique des Suréléphants sont le Vide et l’Ennui, « deux noms d’abîme et de bâillement » : « L’ennui semble émaner de l’ennuyé et à la fois irradier de toutes choses vers l’ennuyé. C’est une faim qui tord les entrailles et c’est un froid qui endolorit et engourdit[22] ». Les surhommes de Han Ryner héritent donc du nihilisme moderniste, de l’Apocalypse selon Nietzsche. Pour s’assouvir de la pression du néant et de la nausée, les Suréléphants ne se contentent pas de dominer les humains, ils soumettent les Immortels aussi et tentent de capturer les Suranges.
Et quand cette tentative échoue, Marbal, le plus hardi des Dominateurs, fait le projet d’une future réincarnation dans un « Surdieu ». Cet être sera fait d’énergie pure et possédera un corps électrique, il ne se nourrira plus de fruits et d’enfants humains mais de matières allégées, de flammes, il voyagera partout dans l’espace, dans tous les systèmes solaires qui lui plairont, et maîtrisera le temps, replongeant dans le passé, modifiant le futur, explorant les formes alternatives d’existence. Malheureusement, l’image du Surdieu n’est qu’une rêverie compensatrice des Suréléphants, qui restent embourbés dans la matière. La « Surutopie » (pour garder l’obsession linguistique de l’auteur pour le « supra ») semble vouée à un échec criant : Quoi de plus ridicule et tragique que de voir le surhomme nietzschéen incarné dans un Superpachyderme ?
Bibliographie principale
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This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Corin Braga, Les antiutopies classiques, Paris, Classiques Garnier, 2012.
[2] Robert Wallace, Various Prospects of Mankind, Nature, and Providence, London, Printed for A. Millar. 1761.
[3] Pour quelques uns de ces textes, voir Bruce Shaw, The animal fable in science fiction and fantasy, Foreword by Van Ikin, Jefferson (N.C.), McFarland & Co., Publishers, 2010.
[4] Bernard Mandeville, La fable des abeilles, Paris, 1998, p. 29.
[5] François Grégoire, Bernard de Mandeville et la « Fable des Abeilles », Nancy, 1947, p. 94-95.
[6] Jean-Michel Racault, De l’Utopie à l’Anti-utopie. Le procès de l’attitude utopique dans quelques utopies narratives françaises et anglaises à l’aube des Lumières, Paris, 1981, p. 150.
[7] Raymond Trousson, « L’utopie en procès au siècle des Lumières », », in Jean Macary (éd.), Essays on the age of Enlightenment, Genève, 1977, p. 316-317.
[8] [Anne-Marie-Louise-Henriette d’Orléans, Melle de Montpensier], La relation de l’Isle imaginaire, & L’Histoire de la princesse de Paphlagonie, [Bordeaux], 1659, p. 45-46.
[9] Émeric de Vatel, Les Fourmis, in Pierre Versins (éd.), Outrepart : Anthologie d’Utopies, de Voyages extraordinaires et de Science fiction, autrement dit, de Conjectures romanesques rationnelles, Paris, Éditions de la Tête de feuilles, 1971.
[10] Voir Corin Braga, La quête manquée de l’Avalon occidentale. Le Paradis interdit au Moyen Âge 2, Paris, 2004, Chap. « Les immrama », p. 113-169.
[11] Anatole France, L’île des Pingouins, Paris, Calmann-Lévy, 1964, p. 433.
[12] George Orwell, La ferme des animaux, Traduit de l’anglais par Jean Quéval, Paris, 2008, p. 16.
[13] Ibidem, p. 148.
[14] Ibidem, p. 151.
[15] Pierre Boulle, La planète des singes, Paris, 1963, p. 66.
[16] Ibidem, p. 105.
[17] Ibidem, p. 144.
[18] Ibidem, p. 79.
[19] Ibidem, p. 87.
[20] Ibidem, p. 182.
[21] Voir Mariano Martín Rodríquez, Postface à Han Ryner, Les surhommes, roman prophétique, Saint-Martin de Bonfossé, 2016, p. 127.
[22] Han Ryner, Les surhommes, roman prophétique, Saint-Martin de Bonfossé, 2016, p. 80.