Corina Moldovan
Babeş-Bolyai University, Cluj, Romania
Rhétoriques « fin de siècle »
‘Fin-de-Siècle’ Rhetorics
Abstract: Any attempt to define the ‘fin de siècle’ syntagm faces the usual ambiguity of labels. The word ‘fin’ encourages critics to put forth value judgments which translate biological or chronological notions (such as aging, exhaustion, a recurring End of the Century) into aesthetic equivalents. The arbitrary character of such analogies has already been assessed; furthermore, as a consequence of the rising interest in this phenomenon, there is now an entire inventory of so-called ‘decadent’ themes and motifs. Paradoxically, the originality of the ‘fin de siècle’ consists, in our opinion, on the one hand, in its impressive activism, which contradicts its own manifestos, and on the other, in the surprisingly modern rhetoric that this artistic ‘nebula’ produced.
Keywords: ‘Fin-de-Siècle’, Decadents, Modernism, crisis.
1.« Fin de siècle »
« Littérature de décadence ! Paroles vides que nous entendons tomber, avec la sonorité d’un bâillement emphatique, de la bouche de ces sphinx sans énigme qui veillent devant les portes saintes de l’Esthétique classique. » Charles Baudelaire
Louis Sérizier, dans Le Voltaire du 4 mai 1886, écrit : « d’autres sont soldats, magistrats, ingénieurs, avocats,/…/, lui, il se contente d’être fin de siècle. Le mot ne date que d’hier, mais il fait fortune. C’est une si belle trouvaille ! Il y a deux ans c’était un décadent ; il fut déliquescent à la saison dernière. Le voilà fin de siècle aujourd’hui ». Cette condamnation, bien qu’elle ne s’adresse pas à Baudelaire, devenu malgré soi le patron spirituel, avec Paul Bourget, de l’esprit décadent, surprend l’ambiguïté et l’énervante difficulté de la définition de la notion de « fin de siècle ».
La confusion est d’autant plus grande que son emploi oscille entre une période chronologiquement repérable, celle comprise entre 1890 et 1900, la caractérisation d’un état d’esprit particulier et une sorte de dénominateur commun, une parapluie qui couvre la totalité des ismes de l’époque, ainsi que la considère Fernand Brunetière, en 1889, qui ne faisait aucune différenciation précise entre l’esthétisme, le symbolisme, l’expressionnisme et le décadentisme, courants littéraires munis pourtant de poétiques et de manifestes plus ou moins précisées, mais « fin de siècle ». Au pôle opposé, comme on l’a vu, il s’agit d’un vocable dépourvu de sens, une notion qui, « touche les modes, les mœurs, au mieux les aspects en surface d’un style ; mais, tournée vers le passé, elle ne peut pas éclairer ce qui fait l’avenir d’une oeuvre »[1]. Les paroles de Baudelaire.
Ainsi , la notion de fin de siècle est…une notion, mais dont le pouvoir de séduction est indéniable, ainsi que la richesse, aujourd’hui reconnue, des thèmes et des formes qu’elle a produit et ne cesse de produire.
2. « Un imaginaire de la crise »
On retrouve, dans le livre innovateur et exhaustif de Jean Pierrot, l’analyse de l’ ensemble complexe de l’imaginaire « fin de siècle », qui est caractérisé par des traits bien particuliers : « refus fondamental du monde et d’une réalité jugée intenable pour l’homme et pour l’artiste ; conviction que dans l’existence la somme des souffrances l’emporte de beaucoup sur le bonheur possible, et du même coup pessimisme fondamental; négation, par contrecoup, de la réalité de ce monde honni et l’affirmation d’un idéalisme qui prend diverses formes, idéalisme philosophique, subjectivisme et solipsisme, ou mysticisme et occultisme ; volonté pour l’artiste de fuir par tous les moyens possibles en se créant différents paradis et en recourant à diverses évasions : par le raffinement de la sensation sophistiquée et poussée jusqu’à l’hallucination, par le rêve et les stupéfiants, par l’exotisme imaginaire et la reconstitution historique et poétique des civilisations disparues ; refus de la nature sous toutes les formes-paysages naturels, nature humaine et à l’inverse la célébration d’un artificiel recherché, des perversions sexuelles ; enfin refus de participer à la vie politique et sociale de son temps, au nom de la pureté même d’un art que des considérations pratiques ne pourraient que souiller »[2].
En mettant l’accent sur le principe de la négativité, comme base de l’imaginaire fin de siècle, Jean Pierrot souligne aussi son caractère poly-valent inter-esthétique. Survolons en vitesse les frontières élargies de ce phénomène vraiment international et européen, avec, à part les collègues français plus connus, Ruben Dario en Espagne, D’Annunzio en Italie, Marie Hertzfeld en Autriche, Mateiu Caragiale en Roumanie, Oscar Wilde en Angleterre, des artistes comme Moreau, Redon, Beardsley, Klimt, Horta, Galle, les chevaliers du Jugendstil allemand, el modernismo espagnol, etc.
Cette extrême diversité, une effervescence créatrice sans précédant, constituent le contrepoint de l’image négative que les contemporains eux-mêmes s’efforçaient a créer ; ainsi, « notre jugement sur la précédente fin de siècle, au moins sur le plan culturel, n’a rien à voir avec la vision désolante des contemporains. Là où d’autres annonçaient le déclin de la France, la fin de la culture, le dérèglement de la politique, la perte des valeurs, nous verrions plutôt une révolution culturelle, un approfondissement de la démocratie, une nouvelle exigence morale et intellectuelle, un de ces moments rares où Paris et la culture française accueillaient des artistes et des écrivains venus du monde entier et où, en sens inverse, les avant-gardes européennes suivaient les débats français avec passion »[3].
3. Fin de siècle et décadence
On m’a demandé après mon intervention dans le cadre du colloque Les Imaginaires Européens si je voyais un rapport entre les notions de « fin de siècle » et « la décadence ». J’ai répondu alors que ne voyais dans « la décadence » qu’une autre formule qui a d’autant moins de pertinence que la notion même de siècle n’est qu’une invention, une convention admise par consensus dans une aire culturelle déterminée. Il est vrai pourtant que la « décadence », tout comme l’idée de « fin », sont en même temps des projections du vécu humain, des limites, perçues ou imaginaires, de la longévité (arbitraires elles aussi comme on le sait, car vivre cent ans par exemple ne signifie plus, au moins dans les théories scientifiques et médicales actuelles la limite maximale…)
De la même manière, l’idée de « siècle » correspond à l’image d’un grand corps animal, qui connaîtrait dans ses « premières âges » un apprentissage, ensuite un épanouissement dans sa « maturité » et une dégradation dans son « automne ». De telles métaphores, empruntées aux mondes animal et végétal et au cycle des saisons, disent la permanence de l’analogie comme système de la représentation de l’histoire.
Le modèle biologique s’applique ainsi à tout ce qui est sujet à mutations, les sociétés qu’on dira saines ou malades, les cultures anémiées ou florissantes, mais aussi les littératures et les langues, guettées par le déclin et l’extinction, après un stade de perfection; rien n’incarne mieux l’analogie que la figure du décadent, jeune homme « très pâle, maigre, estimé dans certaines brasseries littéraires…qui procède également du bock et d l’absinthe verte », ou, chez Bourget, qui « se proclama décadent et il rechercha, on sait avec quel mépris de bravade, tout ce qui, dans la vie et dans l’art, paraît morbide et artificiel aux natures plus simples . Ses sensations préférées sont celles que procurent les parfums/…/sa saison aimée est la fin de l’automne/…/ses heures de délice sont les heures du soir/…/la beauté de la femme ne lui plaît que précoce et presque macabre/…/ tout ce qui chatoie la phosphorescence de la pourriture/…/ la part une fois taillée à la légende, il demeure que cet homme supérieur garda toujours quelque chose d’inquiétant et d’énigmatique, même pour ses amis intimes »[4].
Le passage aux traits spirituels est fait dans ce portrait par extension : si le terme de décadence, auquel l’expression « fin de siècle » est intimement lié, signifie avant tout dégénérescence physique- d’où le parallèle très apprécié à l’époque avec l’époque de la décadence romaine – alors la santé détraquée du corps entraîne en effet d’avalanche un chaos pathologique social semblable à l’apocalypse ; rien n’est plus révélateur de cette sombre perspective que le texte d’Octave Mirbeau :
« L’anémie a tué nos forces physiques ; la démocratie a tué nos forces sociales. Et la société moderne, rongée par ces deux plaies attachées à son flanc, ne sait plus où elle va… »[5].
Le phénomène « fin de siècle » se définit donc comme une métaphore organique : la société détraquée, dont l’activité chaotique entraîne au niveau des individus une fatigue endémique (et inversement) : ce thème sera d’ailleurs largement exploité par les écrivains de l’époque dont les personnages sont tous « nés fatigués », « épuisés », « lassés de vivre » .
Si, en effet, les notions de « fin de siècle » et de « décadence » sont si étroitement liées qu’elles deviennent quasiment synonymes au moins en ce qui concerne la fin du XIXe siècle, une précision s’impose : c’est qu’on ne pourrait y voir qu’une association arbitraire[6], facile, mais qui fonctionne à la fois comme moteur idéologique (c’est-à-dire politique, poétique, philosophique) et deuxièmement, ce qui est le plus important en ce qui nous concerne, rhétorique.
4. Fin de siècle et modernité littéraire
Au même temps qu’apparaissent les bilans et les diagnostics de l’état de dégénérescence contemporaine, se produit le glissement progressif vers le projet conscient de création d’une littérature nouvelle, basé sur l’annulation de la tradition, par la suppression de toutes les règles, de tous les liens qui rattachent au passé ; de ce point de vue, nous sommes d’accord à voir, avec Mariella di Maio[7], un rapport très étroit entre la décadence, le symbolisme, l’esthétisme, etc., c’est à dire tous les mouvements abrités sous la parapluie « fin de siècle » et l’avant-garde, car tous ces mouvements sont étroitement liés, dans le sens où ils naissent de la même nausée diagnostiquée par Bourget, tout en étant orientés vers l’avenir ; « Fin de siècle » signifie dans ce sens moderne, dans la mesure où le moderne est justement conscience de la crise, rupture et exaltation du nouveau ; ainsi, paradoxalement, le phénomène « fin de siècle » tout en étant une « fin », se transforme progressivement dans un projet fortement orienté vers l’avenir.
Mais la négativité sous- jacente, inévitable dans une définition qui comporte en elle – même un terme négatif peut être, sinon contredite, au moins atténuée par d’autres aspects, qui, à notre avis, n’ont pas été trop exploités : un d’eux serait donc justement le contrepoint positif qui se manifeste sous la forme de l’humour « fin de siècle », aspect sur lequel nous nous pencherons, brièvement, en ce qui suit. Il nous est nécessaire, pourtant, à ce propos, de faire un peu d’histoire littéraire : la période qui nous concerne, c’est à dire celle intermédiaire entre la fin de la guerre franco – allemande et la Commune d’une part, est le théâtre de ce qu’on a appelé « la dernière bohème ». Des groupes éphémères s’y constituent pour se dissoudre presque aussitôt en faveur d’un autre groupement tout aussi éphémère, où l’on retrouve sensiblement les mêmes protagonistes : les Zutistes en 1871, les Vilains Bonhommes, les Hydropathes en 1898, les Hirsutes, les Jemenfoutistes en 1883 –1884. Le climat de dérision qui y règne non seulement autorise que l’on taxe de Décadents ceux qui s’y manifestent mais annonce sans doute les exploits tout aussi ambigus du Dada.
Mais, derrière toute cette agitation, il y eut une véritable atmosphère d’effervescence littéraire ; dans le salon de Nina de Villard par exemple, se coudoyaient, comme nous le rapporte Guy Michaud, des artistes aussi divers en apparence comme Leconte de Lisle, Mendès, Zola, Daudet, Gambetta et aussi des agitateurs et des révolutionnaires plus ou moins anarchistes fichés à la Préfecture de police ; ici, on se dévouait « à toutes les débauches de la pensée, à toutes les clowneries de la parole, remuant les paradoxes les plus crânes et les esthétiques les plus subversives. »[8] De ce point de vue il est clair qu’on ne peut pas restreindre l’art « fin de siècle » à sa connotation « négative » , laquelle suppose la subversion du monde par les moyens de l’imagination, du rêve, de la légende, du fantastique ; il y a aussi le côté positif, c’est à dire le recours à la raillerie, à la parodie, au grotesque, à l’accentuation, quelque fois jusqu’à l’insoutenable, jusqu’au délire, de ce réel sapé par cette odeur insoutenable de « cuisine » de laquelle parlait Mallarmé. C’est à partir de ce sens général de révolte contre la réalité quotidienne que des études récentes ont pu insister heureusement justement sur l’idée générale et sous-jacente de transition, d’ouverture et de modernité des divers manifestations littéraires et artistiques de la «fin de siècle », terme que d’ailleurs on tend de plus en plus à remplacer avec d’autres plus compréhensifs, de « tournant du siècle » ou de « l’avant – siècle ».
La « fin de siècle » est de ce point de vue pour nous, et malgré ses faiblesses, un temps intense et original de bouillonnement et de recherches.
5. Les sens de la modernité « fin de siècle »
Nous sommes d’accord à voir dans l’ambivalence antithétique l’essence de la problématique « fin de siècle », et qui se manifeste à plusieurs niveaux : coexistence comme on l’a vu d’une littérature et d’une presse morose et d’une réalité joyeuse, érotisme et puritanisme, individualisme et effervescence de la vie artistique, revendication de la modernité et refus du moderne, anti-traditionalisme et recours à la tradition, sérieux et dérision, etc. Une caractéristique essentielle de la « fin de siècle » serait donc l’éclatement de la notion même de système, de tout ordre, philosophique, artistique ou social préétabli. Nous y verrons donc, ainsi que nous y invitent les travaux de Jean de Palacio ou de David Weir, un esprit particulier, une sorte de nébuleuse[9] qui, par delà les frontières des diverses écoles – car, au fond, ainsi qu’on a pu le démontrer dans d’autres études, l’opposition entre le naturalisme et le symbolisme n’est qu’une coexistence, même parfois une connivence – et des divers pays, hanterait la littérature européenne de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Les spécialistes ont mis au centre de la rupture qui institue la modernité « fin de siècle » -il faut pourtant préciser que le terminus ad quo généralement accepté dans ce sens est exactement celui qui fixe la moitié du XIXe siècle, plus précisément l’année 1850[10]– l’ effet d’un long processus de perte des repères absolus : les points de repère naturels, qui fondaient l’ordre du monde pour les cultures traditionnelles et qui perdent leur signification mythique, ou les points de repères surnaturels, qui deviennent, comme l’affirme Yves Vadé[11], affaire de croyance individuelle. Il s’agit donc essentiellement des manifestations d’un processus de subjectivisation, longtemps préparé par un questionnement ontologique, dans lequel le Moi se voit réduit à ses seuls moyens, à sa propre expérience où les choses s’effacent et où l’objet et le sujet se confondent. Cette « voie royale » de la subjectivité sort du cogito cartésien, renvoie à Locke, à Berkeley, à Kant, aux romantiques et mènera à un solipsisme[12] dont le XXe siècle ne saura pas se détourner.
Le subjectivisme s’accompagne aussi par une conception fondamentalement nouvelle du temps ; pratiquement tous les critiques s’accordent à reconnaître qu’une conception fondamentalement nouvelle du temps est à la base de la modernité. Selon Ricardo Quinones, il se produit à la « fin de siècle » une rupture « dans la continuité historique impliquant automatiquement le rejet de toute prétention d’éternité en faveur d’une conscience aiguisée de précarité et de fugacité. Cela conduit d’une part à un relativisme historique, voire à une rupture avec le passé, de l’autre à une esthétique de la contemporanéité et du changement, dont le promoteur a été Baudelaire. Ces deux éléments, le fugitif et le subjectif constituent, selon Yves Vadé, les points cardinaux de la modernité « fin de siècle », qui se caractérise comme rapport à la modernité historique. Or ce rapport au monde moderne est, dans la plupart de la production artistique « fin de siècle » négatif, instituant, ainsi que l’on l’a nommée une « modernité anti-moderniste »[13] :
« modernité en tant qu’elle suppose une conscience de l’historicité et qu’elle se situe par rapport à la dynamique qui emporte le monde moderne, mais c’est pour s’en écarter, dénoncer souvent ou plus radicalement prendre ces distances et chercher ailleurs »[14].
La modernité « fin de siècle », comprise dans l’hétérogénéité de ses manifestations, suppose donc d’un côté un rapport au réel ( qui implique aussi un choix des moyens à saisir et à exprimer celui-ci) et un rapport au réalisme en tant que doctrine littéraire. Comme Jean Weisgersber l’affirme, la crise de systèmes, philosophiques, scientifiques ou même politiques trouve au tournant du siècle son corollaire dans la littérature, se manifestant comme une explosion de « ismes » : « Le Weltbild positiviste et réaliste, dont on a déjà noté le caractère labile, s’émiette, se parcellise/../La désagrégation touche bien sûr les formes artistiques »[15].
La modernité se nourrit donc d’un Beau qui n’est plus de l’ordre des essences stables, mais qui est à la fois subjectif et historique, et qui se définit comme une tyrannie du transitoire. Paris étant avant tout le théâtre de l’éphémère, une esthétique du non fini, du fragmentaire, de l’indétermination lui répond. Mais aussi, au pôle contraire, une esthétique du trop plein, de l’agglomération des signes, dans laquelle nous voyons se manifester une théâtralité subversive ; le dandysme, l’étonnement, l’hétéroclisme, le maquillage, la modernité, ce ne sont que les techniques expérimentales du parfait chimiste que veut être et doit être, envers et contre tout et tous, l’auteur.
6. La redéfinition du langage artistique
Si la « fin de siècle » est l’expression d’une crise, celle-ci ne se justifie que par son rapport au processus de la création artistique, laquelle devient non seulement principe de vie, seul moyen d’expression artistique, mais aussi unique instrument de connaissance ; cet aspect a été très bien surpris par Benedetto Croce[16], lequel voyait dans le dilettantisme la caractéristique majeure de l’esprit « fin de siècle », dans le sens où le dilettantisme pour le critique italien signifie la primauté de l’esthétique au détriment de l’éthique, de la philosophie, de tout ce qui constitue yeux « les forces, les idées du patrimoine spirituel du monde » ; rompant ses liens classiques avec le reste des valeurs, l’oeuvre d’art devient à la « fin de siècle » res absoluta, la seule réalité qui soit.
On assiste donc à la « fin de siècle » à un processus de redéfinition la « forme » artistique, qui suit, elle aussi, les chemins de la singularisation; comme on l’a vu, l’esprit « fin de siècle » se caractérise par une explosion d’individualisme artistique, individualisme qui se manifeste à plusieurs niveaux : il s’agit tout d’abord des formes que prend le subjectivisme : de ce point de vue la « fin de siècle » est idéaliste, dans la mesure où l’idéalisme signifie la rupture totale des rapports entre le moi et le monde au profit de la seule conscience de l’artiste qui devient l’unique réalité :
« le monde extérieur n’est jamais qu’une projection de chaque conscience individuelle, et, dans ces conditions, rien ne permet de distinguer l’hallucination et la perception, ou plutôt la distinction entre les deux n’a plus de raison d’être »[17]. Ce qui veut dire d’une part que l’artiste doit trouver la forme qui exprime « les sens mystérieux des aspects de l’existence », qu’ils s’appellent rêve, dédoublements, hallucinations, états de transe mystique ou folie; le langage artistique suivra les perturbations de la conscience, sera de « l’âme sur l’âme », sorcellerie évocatoire, suggestion ou de la pure musique ; de l’autre côté, et c’est celui qui nous intéresse, l’artiste donnera libre cours à son imagination en vue de la création d’un univers aussi puissant que celui réel, ce qui résume le mouvement contraire, le primat de l’intellectuel sur tout le reste :
le monde comme représentation../…/le monde comme représentation signifie à la fois que le monde est une idée de moi, et que le monde est un théâtre régi et ordonné par moi. Un spectacle (ou représentation) totale/../la création naturelle s’abolissait dans le pur délice d’être artistiquement recréée [18].
Magie et art sont désormais le lieu privilégié de l’expression ontologique. Le texte prolifère alors autour de la figure de l’auteur, omniprésent, et pour ne rien mettre finalement en valeur que cette figure-là ; les personnages du texte deviennent le plus souvent des marionnettes, qui permettent à l’auteur de mener le lecteur où il entend, c’est à dire, comme il arrive le plus souvent, nulle part, car il n’y a pas à prouver, mais à montrer dans le texte.
L’abandon de la réalité extérieure au niveau du contenu sera doublé par le retournement de l’art sur lui-même, par ce qu’on appelle l’éviction de la fonction mimétique par les moyens d’expression. En effet, le langage subit lui aussi les effets de la crise, tant bien que sa problématique se transforme en thème littéraire. Si le réalisme classique concevait le langage comme purement instrumental, avait confiance en sa fonction pratique, en son aptitude de communiques, à la « fin de siècle » il se produit une prise de conscience des carences du code linguistique, son inadéquation à l’art. Après Flaubert, les témoignages dans ce sens se multiplient ; il s’agira donc soit de renouveler l’idiome littéraire (comme on le verra dans le cas du roman) soit à défaut, se taire, tentation à laquelle on cédé comme on le sait beaucoup d’ambitions avant-gardistes.
Puisque la réalité diffère d’un individu à l’autre et que la parole s’écarte plus que jamais de la réalité qu’elle est censée exprimer, le langage tourne autour de lui-même, tandis que la manière ( le style, comme on le verra)l’emporte sur la matière, le message.
Les aspects essentiels de cette nouvelle esthétique ont été brillamment surpris à l’époque par José Ortega y Gasset, lequel, dans son essai « La déshumanisation de l’art »[19], nomme les tendances de la nouvelle sensibilité : le non-mimésis (« l’art doit fuir les formes vivantes »), le détachement (« la création artistique suppose « le froid ), la tendance à l’abstractivité, l’art vu comme jeu et auto-ironie, la non-transcendance de l’art.
S’y ajoutent, selon Gobbers, « la tendance accrue au formalisme et à l’expérimentalisme, la perte du caractère organique de l’oeuvre d’art et finalement son hermétisme »[20].
Pourtant, le processus de l’ « autonomisation » de l’art qui commence à la «fin de siècle » doit être compris d’une manière complexe et nuancée : si la négativité et le refus du réel constituent l’essence de ce que les critiques appellent une « crise de la représentation », cette crise est avant tout un phénomène spirituel car, comme l’affirme José Pierre, la « fin de siècle », avant d’être « une crise esthétique, ce fut avant tout une crise morale : non point seulement un problème concernant l’art et la littérature, mais une « difficulté d’être » et de vivre ». C’est la difficulté de vivre des artistes qui se voient entourer par une culture de masse, de plus en plus productive. De ce point de vue, l’esprit « fin de siècle » se veut élitiste, cultivant à l’excès la différence, l’aliénation, voire la non-communication. Au pôle contraire, le processus de la création, soumis aux règles de la « reproductibilité » et de la perte de l’unicité de l’oeuvre d’art, devra trouver les moyens de récupérer ce réel qu’elle refuse : c’est peut-être l’aspect le plus intéressant de l’art « fin de siècle », qui se trouve obligé de trouver de nouveaux procédés d’intéresser le lecteur et qui se manifestent surtout par la pratique de ce qu’on appelle « les modes de l’affirmation suspendue qui sont l’ironie, l’excès, le pastiche, le factice, le paradoxe »[21].
[1] Jean Levaillant, Essai sur l’évolution intellectuelle d’Anatole France, Paris, Armand Colin, p. V
[6] Entre autres, Eugène Weber souligne la curieuse coexistence dans la France « fin de siècle »d’une littérature et une presse morose et une réalité « joyeuse », basée sur l’essor économique, les révolutionnaires découvertes dans tous les domaines, l’expansion colonialiste, etc.
E. Weber, Fin de siècle. La France à la fin du XIXe siècle, Paris, Fayard, 1986
[9] Une « fuite sans fin » comme l’appelle Georges Balandier dans Le détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 45.
[10] Cf. Jean Weisgerber, Panorama d’un siècle (1850-1950): Discordia Concors ?dans The turn of the century, Modernism and modernity in Litterature and the arts, Paris, Christian Berg éd., 1995, p.568.
[12] Ce que Jean Starobinski appelle « narcissisme » dans son étude Breve storia della coscienza del corpo, dans Intersezioni, nr.4, 1996.