Repenser le politique à travers des imaginaires dispersés
Le thème du numéro 30 des Cahiers Echinox s’est imposé de soi à la suite du colloque Repenser le politique à travers des imaginaires dispersés (www.imaginaires-disperses.com), qui a eu lieu à Montréal les 18 et 19 septembre 2015. Ce colloque interuniversitaire a eu l’intention de signaler d’un côté le partenariat entre les trois laboratoires de recherche qui se consacrent à l’exploration de la pensée en mouvement (les processus sociaux, politiques et de création), sur les récits du soi mobile et sur les structures de l’imaginaire – le SenseLab de l’Université Concordia, le Laboratoire sur les récits du soi mobile de l’Université de Montréal et le Centre Phantasma de l’Université Babes-Bolyai; il a souligné de l’autre côté l’entente entre le Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal et le Département de littérature comparée de Cluj-Napoca et élargi le débat envers d’autres centres de recherches provenant de France et du Québec – Université Michel de Montaigne (Bordeaux 3), le Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS) de l’Université Blaise Pascal (Clermond Ferrand), le Centre de Recherche Société, Droit et Religions de l’Université de Sherbrooke et le centre Film and Moving Image Studies de l’Université Concordia. Le colloque a été appuyé par le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), avec la contribution du Laboratoire sur les récits du soi mobile, du SenseLab, du Centre Phantasma, du Vice-Doyen de la Faculté des Arts et des Sciences de l’Université de Montréal, du Département de littérature comparée de Cluj-Napoca et du Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal. Il s’est consacré à la question de l’efficacité des sciences humaines dans des contextes géopolitiques différents et s’est posé la question de comment imaginer un avenir des sciences humaines qui déplace la géopolitique de la connaissance.
Le thème s’est davantage enrichi par des contributions externes qui ont accepté le défi de repenser le début du XXIe siècle à travers des imaginaires dispersés, c’est-à-dire en faisant un exercice immanent d’interprétation à partir des figures qui ont dominé les constructions identitaires de manière récurrente. Ce n’est pas un exercice de rationalité; c’est plutôt un exercice de reconfigurer certains paradigmes de l’espace vital à travers les limites de l’être, de la pensée et de la connaissance.
Les cinq chapitres qui composent le volume présent constituent autant d’axes de redistribution du « sensible » qui formulent l’expérience politique : I. Imaginaire spatial et réflexion politique ; II. Éthique du commun et puissance ; III. Arts et politique ; IV. Utopies et hétérotopies ; V. Politique et mentalités, avec un adagio, Thèses politiques.
I. Imaginaire spatial et réflexion politique
En se penchant sur l’imaginaire spatial, Amaryll Chanady se demande comment la pensée politique pourrait se constituer en une réécriture littéraire du visible (Rancière) ? Elle emploie la figure spatiale du banc pour mettre en valeur la différence entre ce qui originellement représentait l’empreinte de la solidarité et aujourd’hui une machination de la production capitaliste. Une autre figure analysée est celle du cercle, qui signifie l’alternative, mais une alternative située dans une réserve, dans le manque de liberté. Pour mettre en relief ces différences, l’auteure s’appuie sur deux romans issus de la littérature migrante : Émile Ollivier, Regarde, regarde les lions, Paris, Albin Michel, 2001 et Mona Latif Ghattas, Le double conte de l’exil, Montréal, Boréal, 1990. Nicolas Beauclair, quant à lui, s’intéresse aux stratégies décoloniales, fondées sur la pensée frontalière d’un côté, qui assume la modernité, mais se positionne depuis la différence coloniale; et sur l’ontologie, définie par l’anthropologue Mario Blaser et inspirée par le philosophe Bruno Latour, de l’autre. L’article de Nicolas Beauclair soutient que chez les autochtones, l’ontologie participe de la pensée frontalière et devient un outil d’affirmation identitaire et politique. Dans son texte dédié à la route et à la loi du père, Simon Harel rappelle le propos de Lacan sur la fameuse distinction entre le réel, l’imaginaire et le symbolique pour saisir les contours du fantasme du hobo, fantasme tour à tour euphorique et dysphorique. L’auteur estime que dans le cas de Kerouac la route est une métaphysique, une bande d’asphalte qui se déroule sans fin jusqu’à la frontière. Harel observe que dans l’esprit du mouvement beat, il avait pour ambition de ne pas se limiter au réel que nous percevons dans la banalité de nos repérages. Par le biais d’atteintes chroniques au corps propre (principalement grâce à la consommation d’alcool et d’hallucinogènes), l’auteur se donnait les moyens d’épier dans chaque aspérité du territoire un monde à venir. Ainsi la route était-elle un codex, un manuscrit, empreinte de traces, de scarifications qui modifiaient perceptiblement l’aspect de nos territoires habités. Yoshiro Sakamoto dresse un parallèle entre la « vision archipélagique » proposée par le poète japonais Ryuta Imafuku et le créolisme, l’hétérologie des cultures présente chez le poète roumain Ștefan Baciu. Cette vision partagée par les deux poètes dissout la perception moderne dominante et normative dans la fluidité de l’océan, dans le non-essentialisme et l’élasticité. Dana Bizuleanu interroge la façon dont la migration et la mémoire européenne semblent être interconnectées. Plus précisément, elle se demande comment la migration dans l’espace allemand entre en dialogue avec la littérature roumaine, en faisant référence à des auteurs tels que Norman Manea, Oskar Pastior et Herta Müller. Enfin, Silviu Lupașcu se penche sur le système de pensée d’Ibn Khaldūn, qui conçoit la réalité des espaces politiques, spirituels, angéliques, comme manifestation de la volonté théocratique, du pouvoir d’être (kun) par lequel le Dieu des religions abrahamiques a prononcé in illo tempore l’existence des mondes visibles et invisibles, des mondes de la réalité irréelle et des mondes de la réalité réelle, des êtres humains et des êtres angéliques.
II. Éthique du commun et puissance
Dans son texte concernant l’élément anonyme de la pensée, Érik Bordeleau se demande que faire de l’expérience communiste en partant de l’idée que cet épisode est souvent considéré comme une anomalie dans le déroulement de l’Histoire, une sorte de régression ou de délai dans l’avancée du capitalisme. Pour l’auteur, la question la plus urgente serait « comment sauver le commun du communisme ». Érik Bordeleau estime que nous avons besoin de faire de nous-mêmes les précurseurs d’un nouveau type de communisme de la résonance sensible plutôt que d’un communisme de la volonté. Il se demande aussi – selon l’interrogation de Derrida – si ce courant de pensée est une abstraction dont il faut se sauver. L’auteur observe par la suite que la pensée du commun coïncide avec celle des pratiques relationnelles. L’art joue un rôle important en regard du politique, donc la proposition d’un communisme de la résonance sensible s’élabore tout naturellement à la jonction de l’esthétique et du politique. Isabelle Galichon, quant à elle, fait référence à Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, qui propose une expérience collective et communautaire qui s’appelle le « Parlement des invisibles ». Ce projet s’inscrit dans la création d’une collection – « Raconter la vie » – aux éditions du Seuil et d’un site internet participatif portant le même nom. En fait, il propose une « représentation-narration » qui vise à analyser dans quelle mesure « l’esprit du récit » peut constituer un outil démocratique pour marquer le politique. Sa conclusion est la suivante – ce type de récit ne peut pas prétendre à « redonner la voix », il accède seulement à une représentation politique inachevée. Les sujets-écrivains sont situés, comme le souligne Guillaume le Blanc, dans un régime d’actes minoritaires qui est sans effet sur les rives majoritaires qui forment le cours du monde. La visibilité du témoin précaire procède de ce défaut de participation. Horea Poenar se pose par la suite la question si l’art est-il une manière de disloquer le monde ? À l’inverse, l’art peut-il se constituer dans une manière de répondre à la dislocation du monde ? Ses réponses à ces interrogations s’appuient sur les réflexions de Walter Benjamin, de Theodor Adorno, d’Hannah Arendt et de Georges Didi-Huberman. L’art en tant qu’œuvre mouvante englobe selon l’auteur ce qui est humain et commun à tous. Cette dimension conduit à une éthique du commun qui est plus que jamais fondamentale dans le contexte actuel de la mondialisation. Hubert Gendron-Blais explore dans son étude la topologie sonique du politique dans l’actualisation des communautés affectives. Afin de pouvoir créer ces communautés, il propose le dépassement de l’approche figurative, l’attention à ce qui est inaudible sur le plan politique, notamment la relation créative entre musique et épuisement. Selon lui, repenser le politique permet d’en savoir davantage sur ce que le son ouvre, montre et nous apprend sur le commun. Ion Copoeru interroge la voix de la subjectivité honteuse, surtout sa capacité de rendre le soi capable de discours à travers la polarisation de l’affect. Sa conclusion porte sur la possibilité narrative – transformation d’un regard qui destitue en suppléance restauratrice. La narration de la honte crée un espace de la substitution, la possibilité et l’effectivité de la suppléance. Claudio Clivio analyse la possibilité de surmonter l’idéal néolibéral dominant, en envisageant deux critiques adressées à Toni Negri: celle d’Emanuele Severino, qui voit la « Technique comme volonté de puissance » et qui a comme objectif l’annulation de la pénurie, en opposition au Capital qui, pour survivre, doit provoquer la pénurie des biens ; et celle de Diego Fusaro, à contre-courant des théories actuelles, qui propose une structure basée sur la recomposition des politiques des États-nations prête à affronter l’économie globalisée. Ainsi, la politique locale est réévaluée, suscitant par le fait même l’éveil de la conscience des classes à saveur marxienne. Enfin Francis Douville Vigeant, dans une perspective sociologique, aborde la démarche d’un auteur comme Stefan Zweig qui laisse la liberté de repenser le politique en soutenant un discours pacifiste par l’entremise de son imaginaire littéraire.
III. Arts et politique
En mettant l’écrivain Andrei Codrescu sous la loupe de l’anarchétype – qui relève d’une sous-herméneutique qui n’envisage l’interprétation du sens, mais son infra-construction –, Ruxandra Cesereanu souligne l’imprévisibilité, la déviation et l’évolution multi directionnelle spécifiques à cet écrivain qui s’adresse aux post-humains dans ses « critifictions ». L’auteure cite une affirmation mémorable : « For the posthumans of the future, the Dada spirit could be a form of sanity since its inhumanity could serve as a primary energy source, like a Dionysian engine in a world that is excessively controlled by Apollonian technology and technocracy. » Dada serait ainsi l’option virale pour contrecarrer une virtuelle certitude. Pour enchaîner dans la même liste d’écrivains anarchétypiques, mon article (Laura T. Ilea) se penche sur le théâtre de Vlad Zografi et surtout sur l’idée d’imaginaire apolitique. J’ai fait le choix de parler, tout particulièrement, de Pierre ou les Taches solaires pour mettre en valeur l’imaginaire dispersé à partir duquel Zografi s’attaque à la civilisation et à la barbarie, à l’impossibilité de changer l’humain et à la fragilité de l’action dans le contexte des deux solitudes au cœur de l’Europe. Cette pièce de théâtre, qui a connu un succès retentissant, a été jouée parmi d’autres pièces de l’auteur à la Bonner Biennale et représente une synthèse théâtrale de son message politique, métaphysique et poétique. Călina Părău dédie son article au cinéma de Jean-Luc Godard et de Wim Wenders, capable de construire une territorialité qui remplace la narration de l’histoire à l’intérieur du visuel. Selon elle, le cinéma a la responsabilité de capturer le moment qui se trouve entre le signe de l’événement et le temps de l’événement. Ce genre de cinéma nous rappelle qu’il y a aussi une force de l’Irréel qui se joue à l’intérieur de l’histoire, là où le temps de l’âme converge avec le temps du monde. Cristina Eșianu Farcaș se penche sur les réflexions de Judith Butler et d’Athena Athanasiou dans Dispossession: The Performative in the Political (2013) concernant la dépossession ontologique et la dépossession matérielle, la biopolitique de contrôle et la précarisation afin d’analyser le documentaire animé d’Anca Damian, Le voyage de M. Crulic. Dans ce film, le processus d’individuation et de subjectivation du corps médiatisé du protagoniste est complexifié par sa condition « hantologique » mentionnée par Derrida dans Spectres de Marx : Crulic s’exprime post-mortem à travers la voix off d’un acteur. Nicoleta Blanariu propose la prose de l’écrivain Vintilă Horia comme anticipatrice du concept de trans-disciplinarité, affirmant une métapolitique étroitement liée aux techniques de la connaissance, celles-ci intolérantes à l’immanentisme de Nietzsche, Marx, Freud ou Darwin. Vintilă Horia renvoie plutôt à un esprit donquijotesque et engage un dialogue explicit avec des auteurs qui l’ont précédé : Ovide, El Greco, Platon et Boethius, pour n’en nommer que quelques-uns.
IV. Utopies et hétérotopies
Expert d’utopies et d’antiutopies, Corin Braga traite de quelques paradigmes féministes modernes et de leurs rêves de parthénogénèse. Ce thème est le résultat logique d’une expérience de pensée qui se demande comment garantir l’autonomie et l’indépendance d’une société des femmes ? Il représente moins une démarche sociale réaliste qu’une mise en garde contre les périls de la perpétuation d’une société discriminatrice. Le projet conduit bien évidemment à une réappropriation, parmi d’autres thèmes antiques, de la figure des Amazones. Subsistant seules, sans coopération avec les hommes, les Amazones constituent un symbole dont peuvent s’inspirer les femmes modernes dans leur quête d’émancipation sociale, morale et spirituelle. Les œuvres commentées dans l’article de Corin Braga, Mary E. Bradley Lane, Mizora. A Prophecy (1890), Charlotte Perkins, Herland (1915), Charlotte Perkins, With Her in Ourland (1916) et Joanna Russ, The Female Man (1975), explorent les conséquences sociales et anthropologiques que le manque de relations hétérosexuelles et l’engendrement unisexué provoquent dans des sociétés utopiques féminines. Marius Conkan se penche sur les géographies de l’exclusion, de la migration et de l’altérité, qui construisent des identités fluides qui transgressent ces espaces. Parmi les géographies de l’altérité, Marius Conkan utilise l’hétérotopie comme matrice conceptuelle afin de redéfinir le genre fantastique. Radu Toderici insiste dans son texte sur l’idée que l’utopie n’est pas seulement la représentation d’une communauté idéale, irréaliste, mais, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, elle gagne le statut d’argument politique ou légal. Des efforts ont été faits pour légitimer un sous-genre littéraire (le « roman politique ») afin de promouvoir des idées subversives sur le pouvoir politique, sur la monarchie héréditaire, sur la tolérance et sur l’égalité.
V. Politique et mentalités
Dans son article sur l’année 1968 en Roumanie, vue dans la perspective de quelques œuvres littéraires (les romans d’Eugen Uricariu et de Ştefan Bănulescu), Ştefan Borbely met en évidence l’idée que la contreculture roumaine n’envisageait pas à l’époque l’establishment, mais essayait plutôt de trouver un modus vivendi marginal à l’intérieur du système, en articulant une syntaxe du comportement, un langage et un groupe de symboles, propres à une sous-culture de l’évasion. Ces symboles créent des géographies littéraires des zones imaginaires marginales – spécifiques à une fiction postmoderne expérimentale. Adrian Matus écrit un texte sur la réception de la contreculture américaine dans la Roumanie communiste entre les années 1960 et 1975. À travers une démarche multidisciplinaire, il met en évidence la manière dont le contexte politique et social avait déterminé des variations du phénomène américain original. Il se penche également sur des concepts qui ont été assimilés par les artistes roumains (marxisme, nationalisme et mysticisme), en faisant deux analyses de cas : Dorin Liviu Zaharia et Phoenix. Doru Pop se penche sur les discours patriarcaux et sur les attitudes antiféministes dans la culture politique et média roumaine. Il se propose ainsi de déchiffrer les principaux types de représentations féminines dans plusieurs domaines de la culture visuelle; de décrire les rôles sociaux attribués aux femmes dans la culture roumaine; et de cartographier les images des femmes dans l’espace public et privé de la Roumanie contemporaine. Il dénonce ainsi le patriarcat comme une manifestation psychoculturelle, dont le paroxysme avait été atteint par l’interdiction de l’avortement à l’époque de Nicolae Ceauşescu et par le contrôle des corps et des systèmes reproductifs des femmes socialistes. En faisant référence aux théories de Pierre Bourdieu, Denis Fleurdorge traite du politique du point de vue du corps des professionnels de la représentation. Il explore également la tension inhérente à l’image de l’homme politique – symbolisation du pouvoir qu’il incarne, mais aussi de sa propre personne, les jeux dialectiques des représentations politiques, et l’idée de politique comme expérience de la représentation. Représentation qui signifie selon lui une sorte de désubstantialisation politique. Dans le même ordre d’idées, Jean Libis se penche sur l’âge d’or des gauchismes français, en traitant le marxisme du point de vue de l’histoire de ses propres contresens (M. Henry). De plus, affirme-t-il, en France « la révolution est désirée comme un orgasme collectif et l’imaginaire de la révolution est jouissance. »
À travers les cinq chapitres, dont les lignes directrices ont été esquissées ici, auxquels s’ajoutent les « thèses sur la ré-imagination politique » de Călin-Andrei Mihăilescu, qui soutiennent l’image politique en tant que représentation (Vorstellung) représentative (vertretend) et l’idée que la politique s’ancre dans les grands paysages d’entre les lois, où elle se fait boucler, l’exercice de repenser le politique devient non seulement un essai de récupération mais aussi de reconfiguration, qui part de la présupposition de non-exhaustivité. C’est un non-exhaustif qui pose ce problème dans la perspective d’une récupération de la mémoire traumatique, des constructions de la différence, de l’écriture migrante et de l’imaginaire spatial comme paradigme littéraire qui permet la réflexion.
Laura T. Ilea
Repenser le politique à travers des imaginaires dispersés
Le thème du numéro 30 des Cahiers Echinox s’est imposé de soi à la suite du colloque Repenser le politique à travers des imaginaires dispersés (www.imaginaires-disperses.com), qui a eu lieu à Montréal les 18 et 19 septembre 2015. Ce colloque interuniversitaire a eu l’intention de signaler d’un côté le partenariat entre les trois laboratoires de recherche qui se consacrent à l’exploration de la pensée en mouvement (les processus sociaux, politiques et de création), sur les récits du soi mobile et sur les structures de l’imaginaire – le SenseLab de l’Université Concordia, le Laboratoire sur les récits du soi mobile de l’Université de Montréal et le Centre Phantasma de l’Université Babes-Bolyai; il a souligné de l’autre côté l’entente entre le Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal et le Département de littérature comparée de Cluj-Napoca et élargi le débat envers d’autres centres de recherches provenant de France et du Québec – Université Michel de Montaigne (Bordeaux 3), le Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS) de l’Université Blaise Pascal (Clermond Ferrand), le Centre de Recherche Société, Droit et Religions de l’Université de Sherbrooke et le centre Film and Moving Image Studies de l’Université Concordia. Le colloque a été appuyé par le Conseil des recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), avec la contribution du Laboratoire sur les récits du soi mobile, du SenseLab, du Centre Phantasma, du Vice-Doyen de la Faculté des Arts et des Sciences de l’Université de Montréal, du Département de littérature comparée de Cluj-Napoca et du Département de littératures et de langues du monde de l’Université de Montréal. Il s’est consacré à la question de l’efficacité des sciences humaines dans des contextes géopolitiques différents et s’est posé la question de comment imaginer un avenir des sciences humaines qui déplace la géopolitique de la connaissance.
Le thème s’est davantage enrichi par des contributions externes qui ont accepté le défi de repenser le début du XXIe siècle à travers des imaginaires dispersés, c’est-à-dire en faisant un exercice immanent d’interprétation à partir des figures qui ont dominé les constructions identitaires de manière récurrente. Ce n’est pas un exercice de rationalité; c’est plutôt un exercice de reconfigurer certains paradigmes de l’espace vital à travers les limites de l’être, de la pensée et de la connaissance.
Les cinq chapitres qui composent le volume présent constituent autant d’axes de redistribution du « sensible » qui formulent l’expérience politique : I. Imaginaire spatial et réflexion politique ; II. Éthique du commun et puissance ; III. Arts et politique ; IV. Utopies et hétérotopies ; V. Politique et mentalités, avec un adagio, Thèses politiques.
I. Imaginaire spatial et réflexion politique
En se penchant sur l’imaginaire spatial, Amaryll Chanady se demande comment la pensée politique pourrait se constituer en une réécriture littéraire du visible (Rancière) ? Elle emploie la figure spatiale du banc pour mettre en valeur la différence entre ce qui originellement représentait l’empreinte de la solidarité et aujourd’hui une machination de la production capitaliste. Une autre figure analysée est celle du cercle, qui signifie l’alternative, mais une alternative située dans une réserve, dans le manque de liberté. Pour mettre en relief ces différences, l’auteure s’appuie sur deux romans issus de la littérature migrante : Émile Ollivier, Regarde, regarde les lions, Paris, Albin Michel, 2001 et Mona Latif Ghattas, Le double conte de l’exil, Montréal, Boréal, 1990. Nicolas Beauclair, quant à lui, s’intéresse aux stratégies décoloniales, fondées sur la pensée frontalière d’un côté, qui assume la modernité, mais se positionne depuis la différence coloniale; et sur l’ontologie, définie par l’anthropologue Mario Blaser et inspirée par le philosophe Bruno Latour, de l’autre. L’article de Nicolas Beauclair soutient que chez les autochtones, l’ontologie participe de la pensée frontalière et devient un outil d’affirmation identitaire et politique. Dans son texte dédié à la route et à la loi du père, Simon Harel rappelle le propos de Lacan sur la fameuse distinction entre le réel, l’imaginaire et le symbolique pour saisir les contours du fantasme du hobo, fantasme tour à tour euphorique et dysphorique. L’auteur estime que dans le cas de Kerouac la route est une métaphysique, une bande d’asphalte qui se déroule sans fin jusqu’à la frontière. Harel observe que dans l’esprit du mouvement beat, il avait pour ambition de ne pas se limiter au réel que nous percevons dans la banalité de nos repérages. Par le biais d’atteintes chroniques au corps propre (principalement grâce à la consommation d’alcool et d’hallucinogènes), l’auteur se donnait les moyens d’épier dans chaque aspérité du territoire un monde à venir. Ainsi la route était-elle un codex, un manuscrit, empreinte de traces, de scarifications qui modifiaient perceptiblement l’aspect de nos territoires habités. Yoshiro Sakamoto dresse un parallèle entre la « vision archipélagique » proposée par le poète japonais Ryuta Imafuku et le créolisme, l’hétérologie des cultures présente chez le poète roumain Ștefan Baciu. Cette vision partagée par les deux poètes dissout la perception moderne dominante et normative dans la fluidité de l’océan, dans le non-essentialisme et l’élasticité. Dana Bizuleanu interroge la façon dont la migration et la mémoire européenne semblent être interconnectées. Plus précisément, elle se demande comment la migration dans l’espace allemand entre en dialogue avec la littérature roumaine, en faisant référence à des auteurs tels que Norman Manea, Oskar Pastior et Herta Müller. Enfin, Silviu Lupașcu se penche sur le système de pensée d’Ibn Khaldūn, qui conçoit la réalité des espaces politiques, spirituels, angéliques, comme manifestation de la volonté théocratique, du pouvoir d’être (kun) par lequel le Dieu des religions abrahamiques a prononcé in illo tempore l’existence des mondes visibles et invisibles, des mondes de la réalité irréelle et des mondes de la réalité réelle, des êtres humains et des êtres angéliques.
II. Éthique du commun et puissance
Dans son texte concernant l’élément anonyme de la pensée, Érik Bordeleau se demande que faire de l’expérience communiste en partant de l’idée que cet épisode est souvent considéré comme une anomalie dans le déroulement de l’Histoire, une sorte de régression ou de délai dans l’avancée du capitalisme. Pour l’auteur, la question la plus urgente serait « comment sauver le commun du communisme ». Érik Bordeleau estime que nous avons besoin de faire de nous-mêmes les précurseurs d’un nouveau type de communisme de la résonance sensible plutôt que d’un communisme de la volonté. Il se demande aussi – selon l’interrogation de Derrida – si ce courant de pensée est une abstraction dont il faut se sauver. L’auteur observe par la suite que la pensée du commun coïncide avec celle des pratiques relationnelles. L’art joue un rôle important en regard du politique, donc la proposition d’un communisme de la résonance sensible s’élabore tout naturellement à la jonction de l’esthétique et du politique. Isabelle Galichon, quant à elle, fait référence à Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France, qui propose une expérience collective et communautaire qui s’appelle le « Parlement des invisibles ». Ce projet s’inscrit dans la création d’une collection – « Raconter la vie » – aux éditions du Seuil et d’un site internet participatif portant le même nom. En fait, il propose une « représentation-narration » qui vise à analyser dans quelle mesure « l’esprit du récit » peut constituer un outil démocratique pour marquer le politique. Sa conclusion est la suivante – ce type de récit ne peut pas prétendre à « redonner la voix », il accède seulement à une représentation politique inachevée. Les sujets-écrivains sont situés, comme le souligne Guillaume le Blanc, dans un régime d’actes minoritaires qui est sans effet sur les rives majoritaires qui forment le cours du monde. La visibilité du témoin précaire procède de ce défaut de participation. Horea Poenar se pose par la suite la question si l’art est-il une manière de disloquer le monde ? À l’inverse, l’art peut-il se constituer dans une manière de répondre à la dislocation du monde ? Ses réponses à ces interrogations s’appuient sur les réflexions de Walter Benjamin, de Theodor Adorno, d’Hannah Arendt et de Georges Didi-Huberman. L’art en tant qu’œuvre mouvante englobe selon l’auteur ce qui est humain et commun à tous. Cette dimension conduit à une éthique du commun qui est plus que jamais fondamentale dans le contexte actuel de la mondialisation. Hubert Gendron-Blais explore dans son étude la topologie sonique du politique dans l’actualisation des communautés affectives. Afin de pouvoir créer ces communautés, il propose le dépassement de l’approche figurative, l’attention à ce qui est inaudible sur le plan politique, notamment la relation créative entre musique et épuisement. Selon lui, repenser le politique permet d’en savoir davantage sur ce que le son ouvre, montre et nous apprend sur le commun. Ion Copoeru interroge la voix de la subjectivité honteuse, surtout sa capacité de rendre le soi capable de discours à travers la polarisation de l’affect. Sa conclusion porte sur la possibilité narrative – transformation d’un regard qui destitue en suppléance restauratrice. La narration de la honte crée un espace de la substitution, la possibilité et l’effectivité de la suppléance. Claudio Clivio analyse la possibilité de surmonter l’idéal néolibéral dominant, en envisageant deux critiques adressées à Toni Negri: celle d’Emanuele Severino, qui voit la « Technique comme volonté de puissance » et qui a comme objectif l’annulation de la pénurie, en opposition au Capital qui, pour survivre, doit provoquer la pénurie des biens ; et celle de Diego Fusaro, à contre-courant des théories actuelles, qui propose une structure basée sur la recomposition des politiques des États-nations prête à affronter l’économie globalisée. Ainsi, la politique locale est réévaluée, suscitant par le fait même l’éveil de la conscience des classes à saveur marxienne. Enfin Francis Douville Vigeant, dans une perspective sociologique, aborde la démarche d’un auteur comme Stefan Zweig qui laisse la liberté de repenser le politique en soutenant un discours pacifiste par l’entremise de son imaginaire littéraire.
III. Arts et politique
En mettant l’écrivain Andrei Codrescu sous la loupe de l’anarchétype – qui relève d’une sous-herméneutique qui n’envisage l’interprétation du sens, mais son infra-construction –, Ruxandra Cesereanu souligne l’imprévisibilité, la déviation et l’évolution multi directionnelle spécifiques à cet écrivain qui s’adresse aux post-humains dans ses « critifictions ». L’auteure cite une affirmation mémorable : « For the posthumans of the future, the Dada spirit could be a form of sanity since its inhumanity could serve as a primary energy source, like a Dionysian engine in a world that is excessively controlled by Apollonian technology and technocracy. » Dada serait ainsi l’option virale pour contrecarrer une virtuelle certitude. Pour enchaîner dans la même liste d’écrivains anarchétypiques, mon article (Laura T. Ilea) se penche sur le théâtre de Vlad Zografi et surtout sur l’idée d’imaginaire apolitique. J’ai fait le choix de parler, tout particulièrement, de Pierre ou les Taches solaires pour mettre en valeur l’imaginaire dispersé à partir duquel Zografi s’attaque à la civilisation et à la barbarie, à l’impossibilité de changer l’humain et à la fragilité de l’action dans le contexte des deux solitudes au cœur de l’Europe. Cette pièce de théâtre, qui a connu un succès retentissant, a été jouée parmi d’autres pièces de l’auteur à la Bonner Biennale et représente une synthèse théâtrale de son message politique, métaphysique et poétique. Călina Părău dédie son article au cinéma de Jean-Luc Godard et de Wim Wenders, capable de construire une territorialité qui remplace la narration de l’histoire à l’intérieur du visuel. Selon elle, le cinéma a la responsabilité de capturer le moment qui se trouve entre le signe de l’événement et le temps de l’événement. Ce genre de cinéma nous rappelle qu’il y a aussi une force de l’Irréel qui se joue à l’intérieur de l’histoire, là où le temps de l’âme converge avec le temps du monde. Cristina Eșianu Farcaș se penche sur les réflexions de Judith Butler et d’Athena Athanasiou dans Dispossession: The Performative in the Political (2013) concernant la dépossession ontologique et la dépossession matérielle, la biopolitique de contrôle et la précarisation afin d’analyser le documentaire animé d’Anca Damian, Le voyage de M. Crulic. Dans ce film, le processus d’individuation et de subjectivation du corps médiatisé du protagoniste est complexifié par sa condition « hantologique » mentionnée par Derrida dans Spectres de Marx : Crulic s’exprime post-mortem à travers la voix off d’un acteur. Nicoleta Blanariu propose la prose de l’écrivain Vintilă Horia comme anticipatrice du concept de trans-disciplinarité, affirmant une métapolitique étroitement liée aux techniques de la connaissance, celles-ci intolérantes à l’immanentisme de Nietzsche, Marx, Freud ou Darwin. Vintilă Horia renvoie plutôt à un esprit donquijotesque et engage un dialogue explicit avec des auteurs qui l’ont précédé : Ovide, El Greco, Platon et Boethius, pour n’en nommer que quelques-uns.
IV. Utopies et hétérotopies
Expert d’utopies et d’antiutopies, Corin Braga traite de quelques paradigmes féministes modernes et de leurs rêves de parthénogénèse. Ce thème est le résultat logique d’une expérience de pensée qui se demande comment garantir l’autonomie et l’indépendance d’une société des femmes ? Il représente moins une démarche sociale réaliste qu’une mise en garde contre les périls de la perpétuation d’une société discriminatrice. Le projet conduit bien évidemment à une réappropriation, parmi d’autres thèmes antiques, de la figure des Amazones. Subsistant seules, sans coopération avec les hommes, les Amazones constituent un symbole dont peuvent s’inspirer les femmes modernes dans leur quête d’émancipation sociale, morale et spirituelle. Les œuvres commentées dans l’article de Corin Braga, Mary E. Bradley Lane, Mizora. A Prophecy (1890), Charlotte Perkins, Herland (1915), Charlotte Perkins, With Her in Ourland (1916) et Joanna Russ, The Female Man (1975), explorent les conséquences sociales et anthropologiques que le manque de relations hétérosexuelles et l’engendrement unisexué provoquent dans des sociétés utopiques féminines. Marius Conkan se penche sur les géographies de l’exclusion, de la migration et de l’altérité, qui construisent des identités fluides qui transgressent ces espaces. Parmi les géographies de l’altérité, Marius Conkan utilise l’hétérotopie comme matrice conceptuelle afin de redéfinir le genre fantastique. Radu Toderici insiste dans son texte sur l’idée que l’utopie n’est pas seulement la représentation d’une communauté idéale, irréaliste, mais, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, elle gagne le statut d’argument politique ou légal. Des efforts ont été faits pour légitimer un sous-genre littéraire (le « roman politique ») afin de promouvoir des idées subversives sur le pouvoir politique, sur la monarchie héréditaire, sur la tolérance et sur l’égalité.
V. Politique et mentalités
Dans son article sur l’année 1968 en Roumanie, vue dans la perspective de quelques œuvres littéraires (les romans d’Eugen Uricariu et de Ştefan Bănulescu), Ştefan Borbely met en évidence l’idée que la contreculture roumaine n’envisageait pas à l’époque l’establishment, mais essayait plutôt de trouver un modus vivendi marginal à l’intérieur du système, en articulant une syntaxe du comportement, un langage et un groupe de symboles, propres à une sous-culture de l’évasion. Ces symboles créent des géographies littéraires des zones imaginaires marginales – spécifiques à une fiction postmoderne expérimentale. Adrian Matus écrit un texte sur la réception de la contreculture américaine dans la Roumanie communiste entre les années 1960 et 1975. À travers une démarche multidisciplinaire, il met en évidence la manière dont le contexte politique et social avait déterminé des variations du phénomène américain original. Il se penche également sur des concepts qui ont été assimilés par les artistes roumains (marxisme, nationalisme et mysticisme), en faisant deux analyses de cas : Dorin Liviu Zaharia et Phoenix. Doru Pop se penche sur les discours patriarcaux et sur les attitudes antiféministes dans la culture politique et média roumaine. Il se propose ainsi de déchiffrer les principaux types de représentations féminines dans plusieurs domaines de la culture visuelle; de décrire les rôles sociaux attribués aux femmes dans la culture roumaine; et de cartographier les images des femmes dans l’espace public et privé de la Roumanie contemporaine. Il dénonce ainsi le patriarcat comme une manifestation psychoculturelle, dont le paroxysme avait été atteint par l’interdiction de l’avortement à l’époque de Nicolae Ceauşescu et par le contrôle des corps et des systèmes reproductifs des femmes socialistes. En faisant référence aux théories de Pierre Bourdieu, Denis Fleurdorge traite du politique du point de vue du corps des professionnels de la représentation. Il explore également la tension inhérente à l’image de l’homme politique – symbolisation du pouvoir qu’il incarne, mais aussi de sa propre personne, les jeux dialectiques des représentations politiques, et l’idée de politique comme expérience de la représentation. Représentation qui signifie selon lui une sorte de désubstantialisation politique. Dans le même ordre d’idées, Jean Libis se penche sur l’âge d’or des gauchismes français, en traitant le marxisme du point de vue de l’histoire de ses propres contresens (M. Henry). De plus, affirme-t-il, en France « la révolution est désirée comme un orgasme collectif et l’imaginaire de la révolution est jouissance. »
À travers les cinq chapitres, dont les lignes directrices ont été esquissées ici, auxquels s’ajoutent les « thèses sur la ré-imagination politique » de Călin-Andrei Mihăilescu, qui soutiennent l’image politique en tant que représentation (Vorstellung) représentative (vertretend) et l’idée que la politique s’ancre dans les grands paysages d’entre les lois, où elle se fait boucler, l’exercice de repenser le politique devient non seulement un essai de récupération mais aussi de reconfiguration, qui part de la présupposition de non-exhaustivité. C’est un non-exhaustif qui pose ce problème dans la perspective d’une récupération de la mémoire traumatique, des constructions de la différence, de l’écriture migrante et de l’imaginaire spatial comme paradigme littéraire qui permet la réflexion.
Laura T. Ilea