Corin Braga
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
Corin Braga@yahoo.com
La raison contre l’imagination au XVIIe siècle
Reason against Imagination in the Seventeenth Century
Abstract: The modern conflict between myth and logos began with the ”new philosophy” of the seventeenth century. Rationalist philosophers, such as Descartes, Malebranche and Spinoza, and humanist thinkers, such as Thomas Browne and Robert Burton, made the distinction between senses, imagination and reason, considering that only the first and the third faculties are reliable, while fantasy is the source of all errors. This is how imagination became, metaphorically, the ”madwomen of the house”. Excluded from the ”method” of correct thinking, it was considered responsible for the superstitions, heresies, fantasies and other fallacies of the common sense and collective representations.
Keywords : Seventeenth Century Philosophy; Rationalism; Imagination; Heresy; Common Errors; Descartes; Spinoza; Malebranche; Thomas Browne; Robert Burton.
Platon et la philosophie antique avaient distingué entre mythos et logos, les posant comme des modes différents de la pensée et de la connaissance. Mais cette séparation était censée renfoncer les deux instruments et non les débiliter ou annuler réciproquement. Le mythe était un complément et une aide de l’entendement, et non son ennemi et destructeur. Ce n’est qu’avec la méthode cartésienne et la nouvelle philosophie du XVIIe siècle que la raison et l’imagination se sont enfoncées dans un procès de divorce radical qui continue aujourd’hui encore et est responsable de la grande schizoïdie de l’homme moderne.
Les philosophes de la pré-modernité se sont engagés dans la reconstruction du cogito par une critique poussée autant de la théologie scolastique que de la philosophie neóplatonicienne de la Renaissance. Pour les philosophes partant de Marsile Ficin, le concept central dans la définition de la fantaisie était le « phantastikon pneuma » ou « spiritus fantasticus », faculté humaine consubstantielle et en communication directe avec l’Anima Mundi. A travers elle, les mages étaient supposés pouvoir transmettre leur influence mentale dans tout l’univers, matérialiser leurs désirs et manipuler le grand organisme cosmique.
Cette conception ésotérique, qui sous-tendait les disciplines occultes de la Renaissance, a été considérée, dès la moitié du XVIe siècle, comme hétérodoxe, voire hérétique. La réaction des Eglises établies de l’époque contre la pensée magique réémergente n’a pas tardé de se manifester. Par des mesures dures, mises au point au Concile de Trente, la culture de la Renaissance à été soumise à ce que Ioan Petru Couliano appelle la « grande censure de l’imaginaire »[1]. La fantaisie a été traitée comme l’agent du diable dans l’homme, comme la source des erreurs de foi qui avaient perverti la pensée des mages, des alchimistes, des kabbalistes et des humanistes.
Au XVIIe siècle, après la censure religieuse, ce fut le tour du rationalisme de s’attaquer aux « illusions » et aux « erreurs » de la pensée magique. Si l’Eglise voyait dans l’imagination un facteur de corruption, qui poussait au pêché, les nouveaux philosophes ont commencé à traiter la fantaisie comme la source des erreurs et des faux jugements, qu’il fallait par conséquence éliminer de la « méthode » de bien penser. Comme le dit très plastiquement Marie-Rose Carré, la « folle du logis » était en train de se faire incarcérer dans « les prisons de l’âme »[2].
Le déclin subi par la fantaisie dans l’anthropologie et la psychologie prémoderne a été entamé par René Descartes. La démarche du philosophe français concordait, paradoxalement, avec celle de la théologie chrétienne. Cette synchronisation pourrait être expliquée par la formation jésuite de Descartes. Pour émerger de la pensée hermétique, avec laquelle il avait eu un contact plus important de ce qui transparaît dans son système, l’auteur des Méditations a revisité les schémas aristotéliciens et thomistes que la Contre-Réforme avait remis au jour[3]. Ecartant le néoplatonisme, il a replacé l’imagination dans la position d’infériorité par rapport à l’intellect que lui avait attribuée la philosophie d’Aristote et de l’Ecole.
Dans un petit traité resté inédit du temps de la vie de son auteur, mais circulant en copies manuscrites, Regulae utiles et clares ad ingenii directionem in veritatis inquisitione (écrit vers 1628), Descartes soutient que l’« ingenium » ou la force cognitive (« vis cognoscens ») se manifeste par quatre facultés : le sens, la mémoire, l’imagination et l’entendement[4]. Revisitant et utilisant dans ses propres fins Aristote et la tradition scolastique, Descartes attribue à la fantaisie une place intermédiaire entre les perceptions et l’intellect. Quelles sont donc les relations que l’imagination entretient avec la faculté inférieure, respectivement avec celle supérieure ?
En ce qui concerne le premier volet de ces relations, le trajet de la connaissance parcourt à peu près ces étapes : chose, sens externe, sens commun, imagination[5]. Le corps extérieur agit sur les organes des sens et provoque en eux l’agitation de ce que Descartes et les philosophes du XVIIe siècle appellent les « esprits animaux ». Circulant par les nerfs, les figures du « sens externe » meuvent le sens commun. Le sens commun, à son tour, « s’acquitte encore du rôle de cachet pour former dans la fantaisie ou imagination comme en une cire ces même figures ou idées »[6]. Les images sont donc des traces, des empreintes corporelles faites par les esprits animaux dans le cerveau[7].
Suivant le Traité de l’âme d’Aristote [8], Descartes voit dans le sens commun ou opinion (« doxa ») un facteur de modélisation des figures « pures » des sens (« aesthesis ») qui agissent sur la « cire » de la fantaisie (« phantasia »). Apparemment l’imagination ne peut pas recevoir des figures génuines, parfaitement nouvelles et totalement différentes l’une de l’autre dans les infimes détails, il faut qu’auparavant le sens commun procède à une sorte de simplification, de massification et de réduction à des classes de figures. Le sens commun fonctionne donc comme une grille apriorique, mais d’origine plutôt sociale, collective, et non organique, innée.
Tout comme la fantaisie est mue par les images qui lui viennent des sens externes, par le filtre de l’opinion commune, de même elle peut à son tour provoquer des mouvements dans les nerfs qui tirent leur origine du cerveau : « l’imagination peut agir sur les sens par la force motrice en les appliquant aux objets, ou au contraires eux sur elle, à savoir en y inscrivant les images du corps »[9]. Dans Les Passions de l’âme (1649), Descartes modifiera légèrement cette conception. Réservant le rôle actif de l’âme à la volonté, il traitera l’imagination comme une passion, c’est-à-dire comme un effet du mouvement des esprits animaux sur l’âme, et non plus comme une action, c’est-à-dire comme une source d’agitation des esprits animaux. Si la fantaisie peut donner l’impression d’activer nos gestes, c’est parce que la volonté vient s’y associer. Formellement, l’activisme est dû à la volonté qui anime ces images, et non à l’imagination en soi, qui reste une faculté passive[10].
Ceci nous amène au deuxième volet des relations de l’imagination, celles avec la faculté supérieure, l’entendement. Dans le cadre de la dichotomie cartésienne entre matière étendue et esprit, l’imagination est plus proche de la « res extensa » que de la « res cogitans ». En tant que passion, elle est obligée de se rapporter au corps, d’utiliser les images, ces empreintes dans la « cire » du cerveau. Il est vrai qu’elle peut influencer et être à son tour influencée par la « vis cognoscens » : « l’entendement peut être mû par l’imagination, ou au contraire agir sur elle »[11].
Néanmoins la séparation entre les deux substances tend à laisser l’imagination du côté de la « res extensa ». La « vertu d’imaginer », affirme Descartes dans Les Méditations (1641), ne s’identifie pas à la « puissance de concevoir » et « n’est en aucune sorte nécessaire à ma nature ou à mon essence, c’est-à-dire à l’essence de mon esprit ; […] d’où il semble que l’on puisse conclure qu’elle dépend donc de quelque chose qui diffère de mon esprit »[12]. Bref, la fantaisie est tournée vers le corps, vers la « res extensa », alors que la « pure intellection » est tournée vers l’esprit réfléchissant même, vers la « res cogitans ».
Pour respecter la nature étendue des images et ne pas les transformer automatiquement en des idées abstraites, les figures des choses véhiculées par les sens externes doivent être conservées comme des empreintes spatiales. Ceci amène Descartes à la conclusion que non seulement les images, mais encore l’imagination est elle-même un corps réel, étendu et figuratif. En tant que « cire » chargée de fixer les impressions des choses extérieures, « la fantaisie est une vraie partie du corps, et d’une dimension assez considérable, pour que ses diverses parties puissent revêtir plusieurs figures distinctes les unes des autres, et les retiennent habituellement assez longtemps : et c’est alors la même qu’on appelle mémoire »[13].
La mémoire est le support organique de la fantaisie et de toutes les facultés de l’« ingenium ». Elle est constituée par « les traces des impressions qui ont précédé dans le cerveau », correspondant aux figures concrètes que les « cachets » des sens ont laissé dans la « cire » de l’âme. En tant que réservoir de perceptions passées, la mémoire rend possible l’actualisation mentale présente des expériences antérieures. Chaque fois que le flux des esprits animaux emprunte la voie d’une trace mnésique préexistante, il forme dans l’imagination la même image que celle qui a été suscitée au moment de la formation de la trace. De même que la fantaisie, la mémoire est aussi une faculté passive, qui ne saurait être mise au « nombre des actions de l’âme »[14].
L’existence de cette source d’images « in absentia » – la mémoire –, qui peut faire concurrence et se substituer à la source des images « in praesentia » – les sens –, s’avère fatale pour la fiabilité de l’imagination en tant que faculté de l’âme. En principe, affirme Descartes dans la Méditation seconde, « imaginer n’est autre chose que contempler la figure ou l’image d’une chose corporelle »[15]. Du point de vue de la connaissance, tout va bien aussi longtemps que l’imagination construit des images basées sur les perceptions qui lui parviennent par les nerfs. Dans ce cas, elle reflète, d’une manière en principe correcte, les choses extérieures. Les seules erreurs qui puissent apparaître dans le processus cognitif sont dues aux éventuels défauts du sens externe (les organes de perception), ou du sens commun (aux opinions qui nous influencent), mais non à la fantaisie même, dont les opérations imaginantes restent fiables.
Les problèmes surgissent quand les « esprits animaux », « étant diversement agités, et rencontrant les traces des impressions qui ont précédé dans le cerveau, ils y prennent leur cours fortuitement par certains pores plutôt que par d’autres »[16]. Alors les figures des sens externes se voient combinées aux figures de la mémoire ou même remplacées par elles. Si les choses extérieures garantissent par leur présence la véracité des figures de l’imagination, les traces mnésiques sont moins fiables. En l’absence des choses passées qui les ont engendrées, les figures de la mémoire risquent de perdre leurs contours nets, de se superposer et de se recombiner de manière fantastique. C’est ainsi que naissent les personnages et les monstres de la mythologie et des superstitions, comme les chimères ou les hippogriffes[17].
L’imagination perd sa crédibilité parce qu’elle peut utiliser avec autant d’aisance les deux sources des images, les sens externes, qui produisent des images en la présence de la chose extérieure, et la mémoire, qui crée des images en l’absence de la chose. La fantaisie chimérique est la fantaisie qui erre libre par les traces mnésiques et génère des figures inexistantes. C’est ainsi que, conclue Jean H. Roy, « l’imagination se trouve écartée de la recherche de Descartes et de la découverte du cogito et de l’existence de Dieu. Si le rêve, autrefois, créateur, est devenu malin génie, l’imagination, autrefois mère de la science, est devenue maîtresse d’erreurs »[18].
Dans sa structure, l’imagination n’a pas d’instrument propre pour séparer les deux types d’images, les vraies et les fausses. Pour la corriger, il faudra faire appel aux facultés voisines, soit aux sens (ce sera la voie de l’empirisme baconien), soit à la raison (c’est la voie du rationalisme cartésien).
La faculté supérieure de la « vis cognoscens » est l’entendement ou la raison. L’entendement est une manifestation pure de la « res cogitans » et, en tant que tel, il n’a rien de la nature de la « res extensa ». Un abîme sépare l’imagination de l’entendement, c’est la distance entre les deux substances. La fantaisie est une passion, à cause de sa nature de « cire » organique dans laquelle sont imprégnées les images des sens. La raison est une action de l’âme, qui n’est point soumise au déterminisme de l’étendue et se manifeste librement. La seule influence directe qu’elle subit est celle de Dieu. La raison est la seule faculté à pouvoir recevoir et contempler sans médiation les « lumières divines ». Par leur nature, les deux facultés ont chacune leur domaine de prédilection : l’imagination s’applique aux substances corporelles et visibles, alors que l’intellect formule les idées abstraites et non-figuratives de la substance spirituelle. La fantaisie est incapable d’imaginer la « res cogitans », de représenter l’âme en tant que telle, et encore moins Dieu[19].
Cependant le fossé ontologique creusé entre l’imagination et la raison n’empêche pas leur collaboration. Il est vrai que, pour méditer sur les idées incorporelles, abstraites, l’entendement doit d’un côté se détourner des sens et de l’autre vider l’imagination, la dépouiller de toutes les figures qui la peuplent. En revanche, s’il veut refléter les choses corporelles, l’entendement doit se retourner vers les sens et vers l’imagination et les utiliser d’une manière qui évite les erreurs et les égarements. La « méthode » proposée par Descartes pour dégager des idées correctes sur le monde physique est d’isoler dans l’imagination des figures distinctes et claires des substances étendues[20].
En ligne générale, la cognition consiste dans la réduction des natures composées et mélangées du monde physique aux idées pures de l’esprit, qui correspondent au plus haut degré possible aux actions du Logos créateur. En conséquence, la science doit isoler dans les choses composées les natures simples et former sur elles des propositions claires. Il en résulte un programme cohérent : sur le plan des sens externes, le chercheur doit séparer, dans les choses corporelles, autant qu’il lui est possible, les éléments simples ; sur le plan de l’imagination, il doit isoler les images simples des autres images parasites formées par la fantaisie ; sur le plan de la raison, il doit former les idées correctes qui résument et rendent abstraites les images corporelles simples.
Bien que la raison soit la seule faculté qui permet finalement l’accès à la vérité, Descartes ne dédaigne pas l’apport de l’imagination. L’entendement doit « être assisté par l’imagination, le sens, et la mémoire, afin que nous n’omettons d’aventure rien, d’entre les biais que comporte notre industrie »[21]. Plus précisément, ce que peut faire la fantaisie pour assurer une compréhension complète est de fournir les idées générales de la substance spirituelle avec des exemples d’espèces particulières de la substance corporelle. Si l’entendement aide l’imagination à défaire les images composées et souvent fausses en des images simples et correctes, l’imagination aide l’entendement à visualiser, à se représenter d’une manière étendue les idées abstraites.
Les erreurs proviennent de toute déviation de cette distribution des charges. La discrimination insuffisante entre fantaisie et raison amène à la confusion des plans, comme par exemple dans le cas des pythagoriciens. Imaginer des choses composées de plusieurs unités est une activité imaginative ; concevoir des nombres abstraits est une fonction de l’entendement. Les figures composées sont bien utiles pour réfléchir sur les nombres abstraits, mais les deux opérations ne doivent pas se confondre. L’erreur des pythagoriciens ou des kabbalistes, qui « accordent aux nombres d’étonnants mystères et de pures niaiseries », est de ne pas saisir que « le nombre est distinct des choses nombrées »[22], d’attribuer à une idée spirituelle la nature d’une image étendue.
Les illusions, les fantaisies naissent chaque fois que « notre âme s’applique à imaginer quelque chose qui n’est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu’elle s’applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable »[23]. La « pensée enchantée » serait le résultat du croissement de frontières et d’attributions entre l’imagination et les autres facultés, le sens, la mémoire et l’entendement. Les erreurs apparaissent quand la fantaisie substitue ses images aux figures des sens, quand elle construit des images complexes superposant plusieurs traces mnésiques sans relations entre elles et quand elle prétend visualiser des idées irreprésentables et inimaginables. On peut conclure, avec Geneviève Lewis, que, chez Descartes, « l’imagination est tantôt une auxiliaire, tantôt un obstacle pour l’esprit. Elle repose, ou stabilise le progrès de la pensée. Son usage illégitime est la source de presque toutes les incompréhensions »[24].
La conception cartésienne sur l’imagination se retrouve presque sans modifications chez Nicolas Malebranche. Converti au « cartésianisme », l’augustinien dédie tout un livre (le deuxième) de son traité De la recherche de la vérité (1674) au problème de l’imagination[25]. Il étaye son système sur le présupposé anthropologique des deux substances. L’âme et le corps sont radicalement distincts, le premier n’a pas d’étendue et de mouvement, le deuxième n’est point capable de sentiment et d’inclinations. La complémentarité de l’esprit et de la chair « consiste dans une correspondance naturelle et mutuelle des pensées de l’âme avec les traces du cerveau, et des émotions de l’âme avec les mouvements des esprits animaux »[26].
Les facultés les plus importantes de l’âme sont les mêmes que chez Descartes : les sens, l’imagination, la mémoire et l’entendement. L’imagination reste « la puissance de l’âme de se former des images des objets ». Cependant, l’envergure que lui concède Malebranche est plus restreinte que celle prise en considération par Descartes. L’auteur de La recherche de la vérité distribue les images de l’âme entre les sens et la fantaisie, selon la source du mouvement des esprits animaux. Quand les esprits sont mus par le contact avec un objet extérieur, alors « l’âme sent et juge ». Quand ils sont ébranlés par l’agitation interne des nerfs, alors « l’âme imagine, et juge ce qu’elle imagine ». L’image sensorielle représente l’objet comme présent, tandis que l’image imaginaire « aperçoit un objet comme absent »[27].
Entre sentir et imaginer il y a une différence d’intensité, ce qui rend possible la discrimination entre le réel et le fantastique. Toutefois, une intensification de la faculté imaginative peut troubler la capacité discriminative, comme dans le cas des excitants (le vin), des maladies (la fièvre), des passions, des pratiques mystiques (les jeûnes, la veille), « de sorte que ces personnes sentent ce qu’ils ne devraient qu’imaginer »[28]. Les individus qui traitent les images des objets absents comme des images d’objets présents sont des « visionnaires ». Au demeurant, Malebranche fait une distinction percutante entre les « visionnaires des sens », chez lesquels l’imagination se substitue à la perception, faisant passer les images de la fantaisie pour des sensations (c’est le cas des fous), et les « visionnaires d’imagination », chez lesquels l’imagination perturbe seulement l’entendement, substituant aux images des choses réelles des images inventées (ce qui produit des erreurs de jugement)[29].
La deuxième faculté importante pour expliquer le fonctionnement de l’imagination et de l’âme en général est la mémoire. Malebranche exploite d’une manière encore plus poussée (plus mécaniciste) que Descartes la métaphore aristotélicienne du cachet et de la cire. Chaque mouvement important des esprits animaux imprime dans le cerveau des empreintes, des traces mnésiques. En vertu de la correspondance biunivoque entre le corps (« res extensa ») et l’âme (« res cogitans »), à chaque trace du cerveau correspond une idée ou une image : « les traces réveillées dans le cerveau réveillent des idées dans l’esprit ; […] des mouvements excités dans les esprits animaux excitent ces passions dans la volonté »[30].
Les phénomènes de mémoire sont produits par la réactivation des traces mnésiques, par la reconduite du flux d’esprits animaux sur les empreintes qu’ils ont gravées antérieurement : « la mémoire consiste dans les traces, que les mêmes esprits ont imprimées dans le cerveau, lesquelles sont causes de la facilité que nous avons de nous souvenir des choses »[31]. Les empreintes mnésiques sont de deux types, naturelles et acquises. Les traces naturelles sont innées et inchangeables et étayent ce qu’on appellerait aujourd’hui les instincts de la race (les gestes réflexes de la survivance, par exemple). Les traces acquises sont artificielles, parfois volontaires, et sont formées au cours de la vie. Moins durables, elles peuvent être approfondies et fixées par des exercices de réflexion, ou peuvent s’effacer et disparaître.
La « cire » du cerveau sert de support à toutes nos activités réitérés et répétitives. Les traces mnésiques sont une sorte de canal de prédilection par lequel les esprits animaux s’engagent plus facilement que par les zones vierges et les « pores » non encore fréquentés. Chaque fois que les esprits revisitent une empreinte du cerveau, la même image ou idée empreinte auparavant réapparaît dans l’âme. Ce sont les phénomènes de mémoires. Le même mécanisme explique les « habitudes ». Nos habiletés et dextérités, comme par exemple le mouvement des doigts pour jouer d’un instrument de musique, mais aussi l’apprentissage des langues étrangères, sont dues à la facilité avec laquelle les esprits animaux parcourent certains trajets mnésiques longuement pratiqués[32]. Suivant de près Descartes, Malebranche donne ainsi une explication physiologique très cohérente à des processus que les époques postérieures viendront à traiter comme « inconscients »[33].
Les préjugés et les stéréotypes, et en général toutes les opinions reçues, sont des habitudes mentales. Le fait que « les esprits animaux vont d’ordinaire dans les traces des idées qui nous sont les plus familières » nous amène souvent à ne point juger « sainement les choses ». Malebranche dresse un inventaire des causes qui nous font accepter aveuglément les opinions anciennes comme vraies et rejeter sans discernement les théories nouvelles comme fausses : paresse ou incapacité de méditer, l’attachement aux apparences imagées et l’inaptitude pour les abstractions, le préjugé sur la supériorité des anciens et le snobisme de les préférer aux auteurs contemporains, l’incapacité de distinguer les « vérités de la tradition » (dont dépend la foi) et les « vérités de la raison » (qui constituent la science)[34].
Malebranche apporte là un argument de taille dans le grand débat entre le respect à la tradition et à l’autorité et l’innovation et la créativité soutenue par l’expérimentation et la méditation personnelle. Commencée à la Renaissance, avec l’infirmation par les grandes découvertes de la grande tradition géographique des pères, cette contestation des dogmes hérités se proposait de balayer les obstacles et les inerties de pensée qui empêchaient le vrai jugement et la constitution de la « méthode ». Malebranche, quant à lui, différencie la « science de mémoire » de la « science d’esprit ». Les penseurs qui se basent exclusivement sur l’érudition, sur la lecture des autorités, ne sont que des pédants, alors que les vrais philosophes sont ceux qui posent l’entendement au dessus de la mémoire et jugent par leurs propres idées[35].
Finalement, après les sens et la mémoire, la troisième faculté discutée par Malebranche en relation avec l’imagination est l’entendement. Se basant sur la dichotomie cartésienne entre les deux substances, l’auteur de La recherche de la vérité considère que la perception, l’imagination et les souvenirs portent sur la substance étendue, sur le corps, et qu’uniquement l’esprit pur est capable de refléter la substance incorporelle. Les premières facultés forment des images confuses et fausses, dues à leur concupiscence et dépendance du corps, alors que seul l’entendement est capable de voir à travers les « illusions de nos sens » et les « visions de notre imagination » et de formuler des « idées claires et distinctes »[36].
Tout comme Descartes, Malebranche ne nie cependant pas l’utilité de l’imagination dans le processus cognitif ; il recommande même aux pédagogues d’instruire les enfants par les sens et par l’imagination, mais uniquement « lorsque la raison ne suffit pas »[37]. La capacité « d’imaginer fortement les choses » n’est pas un défaut. Au contraire, elle est « l’origine de la finesse, et de la force de l’esprit », pourvu que l’âme en reste le maître. Autrement, si l’imagination domine sur l’âme, l’homme perd la lumière du bon entendement et sombre dans une espèce de confusion mentale et de folie[38]. La conclusion est que la fantaisie peut être utile si elle est rigoureusement soumise à la raison.
Plus que Descartes qui, bien qu’en gardant Dieu dans le système, l’utilisait peu dans ses considérations psychologiques et anthropologiques, Malebranche est accueillant avec les théories de l’Ecole, qu’il essaie d’adapter à son échafaudage. Partant de l’axiome cartésien que l’esprit pur reçoit les idées claires et évidentes « par l’union qu’il a nécessairement avec le Verbe, ou la Sagesse et la Vérité éternelle »[39], Malebranche construit une dichotomie moralisante de coloration augustinienne entre les facultés de l’âme. Il met en contraste le « dérèglement de l’imagination » et le bon fonctionnement de la raison à l’aide des oppositions entre l’impureté et la pureté, entre « l’esprit du monde » et « l’esprit de Dieu »[40]. Les deux substances cartésiennes et les facultés qui leur correspondent sont ainsi plaquées sur les deux valeurs théologiques du mal et du bien, sur les deux Cités de saint Augustin.
Donner libre cours à la fantaisie revient à pactiser avec le prince de ce monde, à contrevenir à l’esprit de Dieu. Cette espèce de réinterprétation allégorisante de la « science nouvelle » à travers les catégories de la théologie chrétienne se retrouvait à la même époque chez Thomas Hobbes, pour qui les erreurs et les illusions de l’entendement équivalaient au diable, et la science vraie et correcte à la lumière divine. Evidemment, comme tous les philosophes qui prétendent voir plus clairement que les théologiens, Malebranche a des doutes sérieux sur la réalité ontologique des êtres surnaturels. S’il accepte à la limite que « le démon […] exerce quelques fois sa malice sur les hommes par une permission particulière d’une puissance supérieure », en général il se déclare persuadé que « les véritables sorciers soient très rares, que le sabbat ne soit qu’un songe, et que les Parlements qui renvoient les accusations des sorcelleries, soient les plus équitables »[41]. En accord avec la grande pensée humaniste, Malebranche traite les superstitions et les apparitions démoniaques comme des figures de l’imagination.
La mythologie et les superstitions populaires sont le produit de la fantaisie échappée au contrôle de la raison : « Le plus étrange effet de la force de l’imagination, est la crainte déréglée de l’apparition des esprits, des sortilèges, des caractères, des charmes des lycanthropes ou loups-garous, et généralement de tout ce qu’on s’imagine dépendre de la puissance du démon ». La magie, la sorcellerie et tous les arts surnaturels ne sont que des illusions dans lesquelles les hommes se complaisent à cause de leur propension pour l’extraordinaire et leur faible pouvoir de discrimination rationnelle. Par leur penchant aux miracles, les crédules « se font un plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses, de la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à s’épouvanter eux-mêmes »[42].
La diabolisation de la fantaisie était une stratégie vénérable et cohérente de la tradition judéo-chrétienne. Dans la Torah la cause du péché originel était attribuée à la faculté de créer (« yatsar »), à l’imagination (« yetser »), dont Dieu avait fait don à sa créature. Distinguant l’homme des animaux et le rapprochant de la divinité, cette faculté l’a pourtant mené à sa perte, puisqu’elle l’a poussé à vouloir imiter Dieu[43]. Si Adam et Eve ont été attirés par le fruit interdit, c’est parce qu’ils étaient imaginatifs (créateurs) ! D’où la suite, adoptée par la grande majorité des pères chrétiens, que le diable s’insinue dans l’individu par la fantaisie.
Reprenant le thème de la fantaisie démoniaque, Malebranche conçoit une explication organique et physiologique du péché originel. Partant de l’idée qu’il y a des traces innées, il admet que le traumatisme de la chute, qui a dû marquer profondément et indélébilement les cerveaux d’Adam et Eve, se transmet à la configuration cérébrale de tous leurs descendants. Si les pères de l’Eglise expliquaient la transmission de la nature déchue en termes d’image (« imago ») et de ressemblance (« similitudo ») perdues[44], Malebranche traite la nature pécheresse comme un complexe hérité de traces mnésiques.
Plus précisément, l’empreinte du péché se manifeste dans l’inclination de l’imagination vers les choses corporelles : « le péché originel n’est autre chose que le règne de la concupiscence », l’attachement aux objets sensibles[45]. Avant le péché, l’âme d’Adam était tournée vers Dieu, et la faculté qui le dominait était l’esprit pur, le seul capable de contempler la substance spirituelle. La faute a été due précisément à une défaillance de l’entendement, à une activation de l’imagination (provoquée par le diable). La chute de l’Eden a été une dégringolade psychique, une descente du niveau de la raison à celui de l’imagination et des sens. Tant qu’elle ne se soumet pas à l’intellect, et donc aux lumières divines, la fantaisie nous lie à la substance étendue, à « l’esprit du monde » (syntagme qui recueille la signification démonique de celle du « prince de ce monde »).
Grâce à la théorie des traces mnésiques, Malebranche peut aussi réinterpréter le concept médiéval et renaissant de « vertu imaginante » (« vis imaginativa »). Les philosophes antérieurs postulaient que l’imagination de la mère gestante influence et détermine la configuration physique du fœtus. Ils associaient à cette doctrine plusieurs exemples pittoresques, qui migraient d’une manière presque stéréotypée d’un traité à l’autre. Malebranche reprend quelques uns de ces exemples, les expliquant par le fait que « les mères sont capables d’imprimer dans leurs enfants tous les mêmes sentiments dont elles sont touchées »[46]. Les passions des parents se transmettent par la réduplication des traces mnésiques de l’engendreur dans l’engendré.
Bien plus, les passions de la mère peuvent modeler non seulement le cerveau et donc les pensées de l’embryon, mais aussi l’anatomie de son corps. Si tel enfant ressemble tant à un certain tableau, c’est que sa mère l’avait formé par la force de son imagination en regardant intensément le portrait peint. Et ce n’est pas tout. S’il y a des ressemblance entre les individus d’une même famille, et si les hommes constituent une espèce distincte des autres espèces animales, cela est dû à une configuration mnésique commune, responsable de la transmission des traits (familiaux ou génériques) collectifs. Malebranche explique ainsi par la théorie des traces cérébrales ce qui est aujourd’hui décrit comme des configurations chromosomiques et un patrimoine génétique.
La réceptivité et la malléabilité du cerveau sont la cause de la transmission incontrôlée des images de la fantaisie dans les masses. Malebranche fait le réquisitoire de ces contagions imaginaires, de ces folies collectives, qu’à la même époque Thomas Browne traitait de « pseudodoxia epidemica » (« pseudo-sciences épidémiques »). Certains individus ont une « imagination forte », qui consiste dans « une facilité de s’exprimer d’une manière forte et vive ». Grâce à ce don, ils arrivent à persuader facilement les personnes qui « ne sont pas capables de juger sainement les choses » et n’ont pas « la liberté de penser »[47]. La suggestion, la hypnose, la télépathie et autres phénomènes de manipulation psychologique, que les néoplatoniciens et les hermétistes de la Renaissance expliquaient par l’action de la pneuma magique, reçoivent ainsi une explication physiologique.
Car Malebranche s’applique assidûment à cerner les causes organiques de cette « communication dangereuse de l’imagination ». Il en identifie deux : l’activité des esprits animaux et la disposition du cerveau. Le flux d’esprits peut être agité (ce qui intensifie la formation d’images fantaisistes) par plusieurs agents : les aliments et les boissons ingurgités, l’air que l’on respire, les humeurs des nerfs (la bile, la mélancolie, etc.). Ces modifications sont pourtant temporaires et n’affectent l’entendement que de manière superficielle.
En revanche, la disposition du cerveau, c’est-à-dire la « délicatesse » ou l’ankylose des fibres cérébrales, a des conséquences plus profondes. Les enfants et les femmes ont des fibres plus molles, flexibles et délicates, ce qui explique leur suggestibilité accrue, leur capacité de recevoir aisément les impressions extérieures. Ils sont les victimes les plus vulnérables des individus à forte imagination. Les vieillards, à leur tour, ont des fibres durcies et inflexibles, qui ne reçoivent que difficilement des nouvelles traces. En conséquence, ils pensent dans des catégories déjà formées, dans des clichés et des préjugés, et ne sont plus capables d’accepter la nouveauté. La « perfection de l’âge » va de trente à cinquante ans, quand la flexibilité modérée des fibres permet aux individus de rester ouverts aux informations, mais les protège en même temps des contaminations imaginaires envahissantes. Le conseil que donne Malebranche à ceux qui veulent garder leur mobilité et acuité d’esprit est « d’exercer à méditer, sur toutes sortes de sujets, afin d’acquérir une certaine facilité de penser à ce qu’on veut »[48].
Avec cette diagnose et ces recommandations, Malebranche espère mieux dégager la méthode de bien penser. Les sens, la mémoire et la fantaisie font figure de sources d’images, nécessaires sans doute, mais risquant de mener, sans le contrôle de la raison, à des erreurs et des illusions. L’imagination, surtout, intensifiée par les dérèglements des flux d’esprits et des fibres du cerveau, est la cause des « contagions » fantasmatiques qui font sombrer les individus et les peuples dans les superstitions et les chimères. Plus que chez Descartes, elle est une faculté problématique, dont il faut se méfier dans l’exercice de l’entendement correct.
Toutefois, malgré les doutes qu’ils exprimaient sur la fiabilité de la fantaisie, Descartes et Malebranche voyaient en elle un support et un accessoire de la rationalité. Avec Spinoza nous assistons à une contestation dure de la possibilité de cohabitation et de collaboration entre l’imagination et l’intellect. Si Descartes ou Malebranche désavouaient uniquement l’usage illégitime de la fantaisie, sa substitution aux autres facultés de l’âme, Spinoza arrive à la conclusion que la fantaisie est, de par soi, la source des erreurs. Ce n’est pas la « mal praxis » intellectuelle, ce n’est pas l’intrusion des images fantaisistes dans le champ des sens, de la mémoire ou de l’entendement qui égarent la recherche, c’est l’existence même des images qui corrompt notre capacité de compréhension.
Dans le petit traité propédeutique Tractatus de intellectus emendatione et de via qua optime in veram rerum cognitione digitur (resté lui aussi inédit jusqu’après la mort de son auteur), Spinoza exclut l’imagination de la « méthode » cognitive. Pour refléter d’une manière adéquate et véridique les « éléments premiers » de la nature, le philosophe doit élaborer une méthode capable de séparer les « idées claires et distinctes » des « idées fausses et confuses ». Les idées correctes présentent les choses très simples ou les choses qui ont été décomposées en des éléments simples ; par contre, les fictions sont composées de plusieurs idées confuses, qui reflètent des choses composées, que l’homme n’a pu saisir que partiellement et indistinctement[49].
Bien qu’invoquant l’adéquation entre l’idée intellectuelle et la réalité extérieure, Spinoza n’opte pas pour une solution empiriste, dans la lignée de Bacon, mais pour une solution rationaliste, de type cartésien[50]. Selon lui, le critère de véridicité qui distingue les idées vraies des idées fausses est à chercher dans l’intellect seul : « la forme de la pensée vraie doit être située dans cette pensée elle-même sans relation avec d’autres ; et elle ne reconnaît pas un objet comme une cause, mais doit dépendre de la puissance même et de la nature de l’entendement »[51]. La connaissance ne suppose pas l’induction de la vérité à partir des choses extérieures, mais le discernement de l’« idée vraie » (qui coïncide avec l’essence objective) du complexe confus des perceptions et représentations de l’âme.
L’appel à la raison permet aussi la distinction entre les perceptions diurnes et les rêves, entre les images des sens et les images de la fantaisie. Contrairement à Malebranche ou à Thomas Hobbes, qui considèrent que les images en absence de la chose sont, par rapport aux images en présence de la chose, des sensations affaiblies, Spinoza ne fonde pas la capacité de discriminer entre le sentir et l’imaginaire sur l’intensité des images (fortes ou faibles), mais sur la « conscience des raisons qui prouvent à l’âme qu’elle ne rêve pas », donc sur les opérations de comparaison faites par l’intellect[52].
Postulant une homologie entre l’essence objective des choses et l’idée adéquate que s’en fait le philosophe, Spinoza impose les catégories du raisonnement comme critères de certification cognitive. Puisque l’unique connaissance correcte, qui soit en accord avec le logos divin de la création, ne peut être formée que par la substance spirituelle, la « méthode » doit se situer entièrement au niveau de l’intellection et éviter les images des autres facultés.
Plus exactement, Spinoza conçoit la « méthode » comme un métadiscours idéationnel. Les idées qu’on se fait des choses peuvent être correctes ou fausses, parce que, justement, elles partent des sensations et des images qu’on se forme de ces choses. La méthode pour discerner les idées vraies des idées fausses est de générer des idées de ces idées. L’idée de l’idée n’a pas pour « idéat » (ou désigné) une chose extérieure, appartenant à la substance étendue, mais un objet spirituel, participant de la substance pensante. Dans ces idées des idées l’essence s’identifie sans reste à l’idée, ce qui garantit leur exactitude. En conséquence, la « méthode » consiste dans la « connaissance réflexive », qui discerne et vérifie par les idées secondes (les idées des idées) la rectitude des idées primaires (celles qui reflètent les essences des choses)[53].
Grâce à cet instrument de différenciation, Spinoza définit plusieurs types d’idées, selon la relation entre l’essence (ou la nature) et l’existence des choses. Les objets de la connaissance (les idées primaires) sont soit nécessaires (quand leur nature est en contradiction avec leur inexistence), soit possibles (quand leur nature admet autant leur existence que leur inexistence), soit impossibles (quand leur nature est en contradiction avec leur existence)[54]. Les objets nécessaires sont les idées claires de l’intellect, qui reflètent les choses vraies de la nature ; les objets impossibles sont des fictions construites par l’imagination, qui n’ont pas une essence ou une existence réelle ; les objets possibles génèrent le plus souvent des erreurs d’interprétation, par l’attribution erronée à une existence donnée d’une essence incompatible avec elle.
L’intellect est l’unique faculté capable d’indiquer les règles de conception des objets nécessaires, alors que l’imagination est responsable de la propagation des fictions et des erreurs. C’est à la fantaisie qu’il faut attribuer la prétention que « des arbres parlent, que des hommes sont changés en un instant en pierres, en sources, que des spectres apparaissent dans des miroirs, que rien devient quelque chose, que des Dieux se changent en bêtes, et en hommes, et une infinité d’autres choses de ce genre »[55]. De la religion chrétienne et les mythologies antiques aux superstitions populaires et aux conceptions animistes de la magie culte, l’imaginaire enchanté de la Renaissance est relégué en bloc par Spinoza dans les limbes des idées confuses et fausses.
Dans un autre manuscrit posthume, Ethique démontrée suivant l’ordre géométrique et divisée en cinq parties (1677), Spinoza développe une conception plus raffinée de l’imagination. Par rapport à Descartes et à Malebranche, il étend la définition de l’imagination à toutes les fonctions « représentatives » de l’âme. Descartes différenciait les images de la perception, de la mémoire et de l’hallucination en fonction de leurs sources, alors que pour Spinoza percevoir, se souvenir, halluciner sont autant de formes d’imaginer. Cela revient à dire que toutes les informations que nous recevons du monde extérieur sont entièrement contenues dans l’espace de la fantaisie, que toutes les représentations qui correspondent aux traces du cerveau, indépendamment de leur origine, sont des objets « imaginaires », que « notre conscience fonctionne elle-même dans l’imaginaire »[56].
La fantaisie constitue un compartiment distinct de l’âme. L’image (imago) est située à un étage intermédiaire entre la trace mnésique (« vestigium »), qui est son support organique, et l’idée de l’image, qui est une représentation formée au niveau de l’esprit (« imaginatio mentis »)[57]. Elle a sa propre consistance et actualité, indifféremment des choses qu’elle représente et des idées qui la reflètent. Si les affects sont toujours actuels et leurs objets sont toujours présents, les représentations sont à leur tour toujours actuelles, quand bien même leurs objets sont absents[58]. L’actualité psychologique des images garantit l’autonomie de l’imagination en tant que faculté mentale.
La charge de l’imagination est de traduire les affections du corps en images mentales. La fonction de l’entendement est de discerner ces images et de les sublimer en idées claires et distinctes. Pour ce deuxième pas, l’âme n’a plus besoin de se vérifier et de se confirmer par les choses extérieures. Pour construire la vérité, il lui suffit de se conformer à ses propres exigences, « car l’entendement et la vérité ne font qu’un : verum sive intellectus »[59]. Spinoza appelle le concept clair formulé par la méditation « idée adéquate », « une idée qui, en tant qu’on la considère en elle-même, sans relation à l’objet, a toutes les propriétés ou dénominations intrinsèques d’une idée vraie »[60]. Les idées adéquates sont vraies parce qu’elles se conforment aux lois de la raison.
Or, la démarcation nette entre imagination et entendement amène Spinoza à accepter que « les imaginations de l’âme considérées en elles-mêmes ne contiennent aucune erreur ; autrement dit, que l’âme n’est pas dans l’erreur, en tant qu’elle est considérée comme privée d’une idée qui exclut l’existence de ces choses qu’elle imagine comme lui étant présentes »[61]. Les images de la fantaisie ont leur propre justification, conférée par leur actualité psychologique, même si les choses extérieures qu’elles devraient refléter sont absentes ou inexistantes. Le rôle de discerner entre affects et représentations revient à l’entendement, qui doit décider si telle image possède ou non un référent réel. Les idées adéquates sont celles qui combinent une image avec une chose qui existe en réalité, alors que les idées inadéquates attribuent à une image une chose qui n’existe pas.
De là résulte que les verdicts de vérité ou de fausseté ne doivent pas être formulés par l’imagination en soi, qui est toujours actuelle et manifeste psychologiquement, mais par l’esprit, qui doit décider de la nature des choses reflétées par les représentations imaginaires. La fantaisie peut être dans le vrai, même quand elle invente des objets irréels, si elle est accompagnée de l’idée de l’inexistence extérieure de choses respectives ; ou peut être dans l’erreur si elle est accompagnée de l’idée de l’existence réelle des choses imaginées. C’est à la raison que revient la responsabilité de patronner et d’illuminer les images de la fantaisie.
Comme les « imaginations » ont une actualité psychologique constante indifféremment de la réalité ou de l’irréalité des choses, extérieures ou intérieures, qu’elles représentent, Spinoza affirme que « l’homme éprouve par l’image d’une chose passée ou future la même affection de joie ou de tristesse que par l’image d’une chose présente »[62]. De la même manière, il peut être similairement affecté par des fictions et des inventions que par des choses réelles. L’office de séparer le réel de l’imaginaire ne revient ni aux sens extérieurs, ni à la fantaisie, mais à l’entendement, qui doit indiquer à l’individu s’il doit croire en l’existence ou en l’inexistence de la chose reflétée par l’image respective.
Sur ces bases, Spinoza reformule les principes de servitude et de libre arbitre. Si Descartes associait la prédestination aux passions de l’âme, et le libre arbitre aux actes volontaires guidés par la raison, Spinoza en restreint la responsabilité à la raison seule. Nous sommes otages des affections quand nous jugeons incorrectement, quand nous nous trompons sur leur nature, quand l’esprit se plait dans des idées inadéquates. Nous sommes libres quand notre esprit forme des idées adéquates sur les passions et les images qui l’affectent et discerne leurs véritables nature et portée. Autrement dit, la servitude de l’homme est l’erreur, et sa liberté, la vérité[63].
La fantaisie est ainsi exclue de la « méthode » de bien penser. Si elle n’est pas responsable en soi de l’erreur, elle n’est pas non plus compétente pour formuler des critères de vérité. Sans l’entendement, l’imagination est dans l’indistinction, dans l’incapacité de décider de la validité de ses images. Portée par sa propre actualité et autosuffisance psychologique, elle risque de s’égarer dans des fictions et des chimères qu’elle n’est pas capable de distinguer de la réalité. Même quand elle forme des images de choses existantes, la fantaisie, en l’absence de l’idée adéquate qui garantit spirituellement de l’existence de ces choses, est tout de même dans l’erreur ou, au mieux, dans le manque de vérité. Pour les promoteurs de la « nouvelle science » cartésienne, l’« esprit fantastique » (« spiritus fantasticus ») de la philosophie néoplatonicienne est responsable des égarements et des hérésies de la culture de la Renaissance.
Partant de cette attitude hostile envers la fantaisie, les chercheurs de la « méthode de bien penser » ont commencé par soumettre à une critique sceptique les topoï mythiques hérités de la vision enchantée du Moyen Age. La censure religieuse de l’imaginaire exercée par l’Eglise et par l’Etat a été ainsi doublée et souvent relayée par une critique rationnelle imposée par le paradigme naissant de la nouvelle science cartésienne et baconienne. La pensée rationaliste s’est ingéniée à prendre en dérision ce qui était culpabilisé par la pensée religieuse, dans un effort conjugué pour extirper les « idoles » que la « tribu » européenne avait créditées pendant des millénaires.
Robert Burton, par exemple, dans son Anatomie de la mélancolie (1621), identifie la cause générale de la folie dans l’excès de fantaisie. Réutilisant les catégories de Thomas d’Aquin (qui, en 1567, dans le sillage du Concile de Trente, avait été déclaré par le pape Pie V docteur de l’Eglise et « un môle stable contre les tempêtes »[64]), il classe les fonctions de l’âme en trois catégories : végétales (nutrition, augmentation, génération), sensitives (appréhension et mouvement) et rationnelles (compréhension et volonté). L’appréhension est alimentée par les sens extérieurs et par les sens intérieurs, qui sont le sens commun, la mémoire et la fantaisie. L’imagination est donc un sens intérieur qui permet de mieux examiner les choses extérieures en leur présence ou en leur absence.
Plus qu’un complément des perceptions, la fantaisie peut se manifester comme une fonction indépendante aussi. « Pendant le sommeil cette faculté est libre, et souvent elle conçoit des formes étranges, ahurissantes et absurdes, les mêmes que nous pouvons observer chez les malades ». L’imagination est la plus active dans la mélancolie : « Chez les mélancoliques cette faculté est la plus forte et vigoureuse, et souvent elle fait le mal, produisant maintes choses monstrueuses et prodigieuses »[65]. En général, l’imagination est contrôlée et tempérée par la raison, comme chez les poètes et les peintres, qui imaginent des choses fantastiques, sans toutefois sombrer dans la folie. Quand l’intellect cesse de faire son office et la fantaisie reste libre, l’homme retombe au niveau de l’animal qui, lui, n’a d’autre faculté supérieure d’entendement. Autrement dit, la fantaisie est la « ratio brutorum », la raison des animaux.
En l’absence de la raison, la fantaisie agit comme une véritable maladie de l’âme. En fin de compte, Robert Burton ne conteste pas la théorie néoplatonicienne de la « vis imaginativa », seulement il en revalorise les effets de façon négative. Dans le pouvoir imaginatif (« force of imagination »), qu’il compare aux illusions démoniaques (« devil’s illusions »), il voit la cause des troubles et des égarements qui affectent les gens. Les âmes sensibles qui méditent intensément (compulsivement, dirait-on aujourd’hui) sur des figures fictives « arrivent à la longueur à engendrer des effets réels dans une partie ou autre, à provoquer telle ou autre maladie ». Les apparitions, les spectres, les incubes, les êtres fantastiques, mais aussi les naissances monstrueuses, les affections obsessionnelles (les stigmates religieux, par exemple) ou les métamorphoses (les loups-garous) sont des transformations dues à une « imagination corrompue, fausse et violente »[66].
Bref, la fantaisie est une des « maladies de la tête », de même que les migraines, le vertige, l’apoplexie, les crampes, les convulsions, les catarrhes, les rhumes, etc. Plus spécifiquement, à la différence du rhume, qui affecte la tête extérieurement, la fantaisie affecte la substance du cerveau elle-même. Parmi les maux de l’imagination ou de la raison lésée (« morbos imaginationis, aut rationis lœsœ »), Robert Burton range la frénésie, la folie, la mélancolie et l’extase. Les manifestations les plus connues en sont l’enthousiasme, les révélations, les visions, les obsessions, les phénomènes de possession, la lycanthropie, la hydrophobie, la Chorus Sancti Viti (danse de saint Guy), etc. Voilà la grande galerie des comportements religieux et magiques réduite à une symptomatologie psychiatrique !
Tout aussi symptomatique est la démarche de Thomas Browne, dans ses Enquiries into vulgar and common errors de 1641 [Opinions reçues comme vraies qui sont fausses et douteuses, dans la traduction française de 1733]. Se penchant sur ce qu’il appelle les « pseudo-sciences épidémiques » (« pseudodoxia epidemica »), Thomas Browne illustre parfaitement la continuité et la coopération entre la critique religieuse et la critique rationnelle des traditions merveilleuses. Son livre est un commentaire sur les conditions d’apparition des fausses opinions et sur la morphologie et la taxinomie des erreurs communes.
Le principe directeur que Thomas Browne utilise pour certifier la validité ou la fausseté des opinions collectives est, comme chez Descartes ou Spinoza, la rationalité, la consistance logique. Cette position a pour conséquence curieuse (mais tout à fait normale pour l’homme de l’Europe post-tridentine) de regrouper dans une même catégorie la vérité rationnelle et le dogme religieux, en opposition avec les superstitions hétérodoxes et les fables populaires. Le critère du raisonnement syllogistique, de la logique interne du discours, commun à la philosophie scolastique et à la science cartésienne, permet à Thomas Browne de prendre comme point de départ de son analyse rationnelle un axiome religieux, plus exactement la doctrine chrétienne sur Dieu, Satan et l’homme.
Les « pseudo-sciences épidémiques » sont expliquées d’une part par la métaphysique chrétienne, d’autre part par une psychologie rationaliste. Du point de vue religieux, la figure tutélaire des erreurs et des fautes est le diable, le grand trompeur, le trickster qui parodie et fausse le logos de Dieu. Satan est la source première des égarements et des aliénations du monde, il est « l’agent invisible », le « promoteur secret » de l’obscurité, ennemi de la clarté divine. Il est l’archétype actif de la corruption et de la déformation de la vérité que le Créateur a posée comme principe constructeur de l’univers. Il est le modèle négatif qui conduit l’humanité par les voies de l’erreur et de l’aberration. Par un renversement subtil, appris à la casuistique de l’Ecole, Thomas Browne voit dans les religions polythéistes et païennes antiques, ou dans les doctrines hétérodoxes, déistes et athées de son époque, le résultat d’une grande mystification opérée par le diable.
Satan aurait abusé l’humanité par cinq erreurs doctrinales visant l’existence de Dieu et du diable[67]: il a instillé dans l’homme la croyance que Dieu n’existe pas, que « la vérité naturelle de Dieu est une création artificielle de l’homme, et que le Créateur lui-même n’est qu’une subtile invention de la créature »[68] (l’athéisme) ; quand il n’est pas parvenu à détruire la croyance en Dieu, il a suscité l’idée qu’il n’y a pas un seul Dieu, mais plusieurs (le polythéisme) ; plus perversement encore, il a besogné pour faire croire aux hommes qu’il est lui-même Dieu, capable de ressusciter les morts, de donner des oracles, etc. (le gnosticisme) ; au pôle opposé, quand il n’a pas posé en Dieu, il a feint d’être inférieur aux humains et qu’il pouvait être soumis par les charmes de la magie (l’animisme magique, l’hermétisme etc.) ; finalement, la suprême supercherie a été de faire croire aux hommes qu’il n’existe pas et que donc le mal est intrinsèque à la nature humaine (le nihilisme). Les doctrines ésotériques (l’alchimie, l’astrologie, la sorcellerie, la magie etc.) de la Renaissance, aussi bien que le scepticisme progressif de l’âge moderne seraient donc, dans la démonstration de Thomas Browne, que reprendront maints philosophes et essayistes ultérieurs (voir par exemple le discours que le Faust de Paul Valéry tient à Méphistophélès), une habile machination d’occultation du sacré conçue par le diable.
Pour que ses intrigues aient prise sur l’imagination des hommes, Satan a dû corrompre, dès le début, la nature humaine. Ceci amène Thomas Browne à postuler que la première cause des erreurs collectives est « l’infirmité commune de la nature humaine », le péché originel[69]. Faisant remonter la première violation de la vérité à Adam et Eve, Thomas Browne utilise le texte de la Genèse comme un mythe étiologique pour expliquer la présence des fausses opinions dans le monde. Il attribue la chute des protoparents en première place à la « transgression de la loi de leur propre raisonnement »[70] et seulement en deuxième place à la désobéissance aux commandements de Yahvé. La faute de raisonnement d’Adam a été de croire à la promesse du serpent, qu’en mangeant de l’arbre de science il atteindrait la condition de Dieu. « Il a mal compris la nature de Dieu et il a développé une fausse appréhension de soi-même ; c’est pourquoi, visant en vain non seulement des insolences, mais des impossibilités, il s’est trompé soi-même »[71]. Thomas Browne voit le péché originel comme une infraction archétypale des lois de la raison dont Dieu, le seul être infaillible qui ne puisse pas se tromper, a doté sa créature. Dans une lecture allégorique de la Bible, l’essayiste se demande même si on ne peut pas interpréter « la tentation de l’homme par la femme comme la séduction des parties rationnelles et supérieures par les facultés inférieures féminines »[72].
L’homologie de la position religieuse et de la position rationaliste envers la fantaisie est rendue possible par l’assimilation de Dieu et de Satan aux principes cognitifs de la Vérité et de l’Erreur. Après avoir fondé sa théorie des fausses opinions sur l’ontologie chrétienne, Thomas Browne peut se tourner vers les mécanismes psychologiques de l’erreur. Dans le cadre d’une anthropologie d’inspiration autant chrétienne que cartésienne, qui fait front commun contre l’anthropologie néoplatonicienne de la Renaissance, l’essayiste anglais distingue deux facultés de l’âme, la raison et les sens. Insufflée et inspirée par les « lumières divines », la raison jouit de la garantie de véracité offerte par la nature même de Dieu.
Le péché d’Adam a provoqué non seulement le détournement de l’homme de Dieu vers le diable, mais aussi sa chute du niveau de la raison au niveau des sens. Définie comme un « faux jugement des choses ou un consentement à la fausseté »[73], l’erreur est vue comme une éclipse ou un ombrage de l’intellect. Dans cette interpretatio cartésienne de la mythologie biblique, la nature déchue de l’homme apparaît comme une dominance des appétits. Dans l’homme adamique, « la part irrationnelle et brutale de l’âme […], prenant le dessus sur la faculté souveraine, interrompt les activités de cette part noble ». Les vices n’arrivent pas à affecter l’individu qu’en tant qu’il « déserte sa raison et consent à leurs aberrations »[74]. Symétriquement, Thomas Browne explique le message de Christ comme un retour au spirituel, comme une réorientation des espérances de félicité des choses sensibles vers les choses intellectuelles, vers la jouissance spirituelle en Dieu[75].
L’attribution de la raison et de la vérité à la théologie chrétienne permet à Thomas Browne de distribuer les sens (les appétits) et les erreurs aux hérésies. Depuis cette perspective chrétienne et rationaliste combinée, notre penseur jette l’opprobre sur toutes les traditions et les formes de pensée alternatives, comprenant les mythologies de l’Antiquité, l’imaginaire merveilleux du Moyen Age et les doctrines occultes, magiques, de la Renaissance. Il regroupe, dans la même catégorie d’« inventeurs subtils » (les hommes qui s’ingénient à duper les masses), les prêtres des cultes antiques, les prophètes des fausses religions et hérésies, les médecins (apparemment ceux de la médecine spagirique de Paracelse), les saltimbanques et les charlatans, les astrologues et les kabbalistes, les diseurs de fortune, les jongleurs, les géomanciens, mais aussi les hommes d’Etat et les politiciens. Tous ces représentants d’un autre paradigme cognitif, celui de la pensée symbolique et analogique, sont condamnés comme des imposteurs qui, avertis de ce qu’ils font ou eux-mêmes dupes, propagent dans l’opinion publique les pseudodoxia epidemica.
Sur cette anthropologie et cette sociologie qui postulent la nature intellectuelle déchue de l’homme, Thomas Browne continue en identifiant les causes des erreurs communes dans les « dispositions erronées » des gens. Il inventorie cinq typologies de l’erreur. La première est la fausse appréhension, l’équivoque ou l’amphibologie, qui suppose une confusion entre les plans du réel ou de la parole, comme dans le cas des Centaures (figures par lesquelles les Grecs ou les Amérindiens rendaient leur premier contact avec des cavaliers). La deuxième est la fausse déduction qui, bien que partant de choses ou de mots corrects, mène à des conclusions erronées à base de ce que la logique aristotélicienne appelle « petitio principii », « a dicto secundum quid ad dictum simpliciter », « a non causa pro causa » et « fallacia consequentia ». La troisième est la crédulité des hommes, c’est-à-dire le consentement facilement donné à ce qui est accepté par les autres. La quatrième est l’indolence (« supinity ») ou l’indifférence à la nécessité de vérifier les choses reçues, même les plus douteuses et problématiques. Enfin, en cinquième position, est invoquée l’adhérence à la tradition, la soumission à l’autorité des sources, « l’établissement de nos convictions sur les dictats de l’Antiquité ».
Dans le cadre de cette critique de l’autorité, Thomas Browne dresse une véritable liste noire d’auteurs traditionnels qui polluent avec leurs écrits l’opinion publique. Bien qu’une telle liste, de nature rationaliste et non religieuse, n’ait pas eu les conséquences sociales des Index, elle n’a pas manqué d’exercer une importante influence intellectuelle. L’imposition du paradigme cognitif de la « nouvelle science » impliquait l’extirpation radicale des principes et des constellations de la mentalité traditionnelle. La plupart des auteurs bannis par Thomas Browne sont les plus importants membres du lignage qui a formé la « pensée enchantée » du Moyen Age. Sa liste comprend des historiens et des géographes antiques comme Hérodote, Ctésias, Pline, Elien et Soline ; des auteurs de lapidaires, bestiaires, physiologues et autres traités sur les phénomènes, les plantes et les animaux merveilleux ; des encyclopédistes chrétiens comme Basile, Ambroise, Isidore de Séville, Albert le Grand, Vincent de Beauvais ; des auteurs de voyages fabuleux en Orient comme Jean Mandeville ; et finalement des magiciens et docteurs hermétiques de la Renaissance comme Cardan, Pedemontanus, Mizaldus et Batista della Porta.
Sans s’engager dans une réfutation minutieuse de chaque mythème et symbole constitutif de l’imaginaire merveilleux, Thomas Browne s’attaque directement aux fondements de la mappemonde enchantée. Plus précisément, il critique les présupposés des deux types de cartes qui ont dominé le Moyen Age : les cartes Orbis Terrarum (T-O) et les cartes macrobiennes (ou zodiacales). Les cartes T-O imaginaient le monde comme un disque plat, de forme circulaire, contourné par le fleuve Océan. Le monde connu (l’oïkoumènê) occupait toute la mappemonde, sans laisser aucune autre terre ferme en dehors. Les cartes zodiacales considéraient le monde comme une sphère, partagée sur l’axe Nord-Est en cinq zones : Froide – Tempérée – Torride – Tempérée – Froide. L’oïkoumènê occupait la zone tempérée de l’hémisphère Nord ; pour la zone tempérée de l’hémisphère Sud, quelques géographes d’inspiration néo-pythagoricienne clamaient l’existence d’un continent symétrique à l’oïkoumènê – les Antipodes –, alors que d’autres géographes, inspirés par la Bible, niaient la possibilité de ces terres « renversées ». En plus, argumentaient-ils, même si ces Antipodes avaient existé, l’accès y aurait été interdit par la zone torride, réputée infranchissable à cause de la chaleur[76].
Les découvertes de la Renaissance avaient déconstruit ces modèles cosmologiques. Thomas Browne utilise les nouvelles acquisitions géographiques pour démontrer la distance entre la vérité objective et les constructions fictionnelles. Il reprend les arguments sur la zone torride ou contre les Antipodes comme des exemples d’erreurs communes longtemps transmises par la tradition. Les « vénérables pères de l’Eglise » ne sont que des « hommes en dehors de leur profession », dont le témoignage scientifique est de moindre validité. Leur autorité a assuré la transmission de plusieurs théories fausses, comme celle de la forme plate de la Terre (Lactance), de l’inexistence de Antipodes (Augustin) ou de l’inhabitabilité de la zone torride, toutes infirmées par la découverte des Amériques[77]. L’introduction d’un nouveau critère de certification de la réalité, la validation rationnelle et la confirmation empirique, permet à Thomas Browne d’abroger la géographie du Moyen Age.
La critique de la fantaisie revenait même chez des auteurs qui, par leur ascendance philosophique, auraient dû être plutôt les partisans de cette faculté. Il s’agit des néoplatoniciens de Cambridge. En 1656, Henry More publiait Enthusiasmus Triumphatus, traité qu’il présentait comme un « bref discours sur la nature, les causes, les types et le traitement de l’enthousiasme ». Le néoplatonicien « abjuré » partait de la distinction entre inspiration et enthousiasme. Si l’inspiration est une action de Dieu, qui meut l’homme à faire, dire ou penser d’une manière extraordinaire, l’enthousiasme n’est que l’illusion d’être inspiré, une conviction fausse que Dieu est en train de relever des choses saintes.
L’enthousiasme est le produit des « dictats magistraux d’une fantaisie désorientée ». Il se manifeste par les rêves de ceux qui dorment et par les fictions de ceux éveillés. Rechassant les « nobles facultés de la Raison et de l’Entendement », l’imagination fait croire aux hommes à des choses qui n’existent point, mais aussi les fait douter des choses qui existent. Par exemple, c’est une fantaisie irresponsable de s’imaginer que Dieu n’existe pas. Les athées hardis de son temps ne seraient que les successeurs des enthousiastes crédules d’autrefois[78]. L’imagination et l’enthousiasme sont des affections de l’âme qui doivent être traitées.
A l’âge de la Raison, le renversement dysphorique entre les positions de la sagesse et de la folie, pratiqué comme jeu d’esprit par les auteurs renaissants et baroques, s’est transforme en règle. Sans désormais bénéficier d’aucun doute ironique, l’imagination apparaît comme le facteur qui corrompt l’intellect et provoque l’aliénation. Elle est vue comme une « maladie de l’esprit », comme l’échec dans le contrôle des passions, comme un facteur qui paralyse et détruit les facultés supérieures de l’entendement[79]. La pensée fantastique devient un péril de la société et les utopistes non seulement des hérétiques (comme les considéraient les théologiens), mais aussi des faussaires, des charlatans, des égarés, voire des fous.
Bibliographie
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BRAGA, Corin, 10 studii de arhetipologie [10 études d’archétypologie], Cluj (Roumanie), Dacia, 1989
––, Le Paradis interdit au Moyen Âge. La quête manquée de l’Eden oriental, Paris, L’Harmattan, 2004
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Notes
[1] Ioan Petru Couliano, Eros et Magie à la Renaissance. 1484. Je cite aussi mon livre Corin Braga, 10 studii de arhetipologie [10 études d’archétypologie], pp. 79-120.
[3] Pour cette dynamique, je renvoie aux livres en miroir d’Etienne Gilson, Le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, et de Salvio Turró, Descartes. Del hermetismo a la nueva ciencia.
[4] René Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 40.
[6] René Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 43.
[9] René Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 44.
[11] Idem, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 44.
[13] Idem, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 43.
[17] « Mais si plusieurs diverses figures se trouvent tracées en ce même endroit du cerveau, presque aussi parfaitement l’une que l’autre, ainsi qu’il arrive le plus souvent, les esprits recevront quelque chose de l’impression de chacune, et ce, plus ou moins, selon la diverse rencontre de leurs parties. Et c’est ainsi que se composent les chimères, et les hippogriffes, en l’imagination de ceux qui rêvent étant éveillés, c’est-à-dire qui laissent errer nonchalamment çà et là leur fantaisie, sans que les objets extérieurs la divertissent, ni qu’elle soit conduite par la raison ». René Descartes, Le monde et le Traité de l’homme, in Œuvres philosophiques, tome III, p. 461.
[19] « Or, comme le montre la métaphysique, l’imagination, à laquelle doit strictement se conformer toute représentation de la nature, n’est capable d’atteindre ni l’âme, ni le divin. L’âme et Dieu ne sont connus que par l’entendement seul ; ils sont au-delà de l’imaginable, de la même façon que l’espace sans matière ou la matière sans espace restent en deçà du représentable, selon les critères de l’imagination distincte ». Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, p. 221.
[20] « Mais si l’entendement se propose d’examiner quelque chose, qui puisse se rapporter au corps, il faut en former une idée, la plus distincte qu’on pourra, dans l’imagination ; et pour l’obtenir plus commodément, il faudra faire voir aux sens extérieurs la chose même, que cette idée représentera ». René Descartes, Règles utiles et claires pour la direction de l’esprit en la recherché de la vérité, p. 44.
[25] Pour une présentation générale de la pensée de Malebranche, voir Martial Gueroult, Malebranche ; Paolo Fabiani, La filosofia dell’immaginazione in Vico e Malebranche.
[27] Ibidem, pp. 30-31. Pour les commentaires, voir André Robinet, Système et existence dans l’œuvre de Malebranche, pp. 298-304.
[44] Saint Bonaventure, apud Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Doctrine et histoire, tome VII, deuxième partie, Paris, Beauchesne, 1971, s.v. « Image et ressemblance », col. 1443-1444.
[76] Voir Corin Braga, « Mappemondes fantasmatiques. Principes non-empiriques de l’imaginaire cartographique », in Caietele Echinox, volume 5 / 2003, pp. 32-72.