Yves Chevrel
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), France
yves.chevrel@free.fr
La mise en cause des genres littéraires en Europe au tournant des 19e/20e siècles
Literary Genres at the Turn of the 19/20th Century in Europe: A Reconsideration
Abstract: The reconsideration of literary genres may be viewed as one of the main features of the European literature towards the turn of the 19th to 20th century. This is to be studied through the following observations: a. the expanding of the novel, the most flexible genre, which is emerging rather lately in some “younger” literatures, which began with lyrics. According to one of the main theoreticians of the novel, Émile Zola, the word “roman” itself does not mean anything yet, because novelists have nothing to do with fictionalising: they have to write reports or studies; b. the co-called crisis of the theatre, as it has been shown by Peter Szondi, relies broadly on the intrusion of narrative procedures in drama, especially by H. Ibsen, A. P. Chekhov, A. Strindberg; c. the status of language: is there a literary use of language? Does that literary use of language create a reality? Are literary genres still necessary? Those questions are being raised more and more widely at the end of the 19th century.
Keywords: Modern Literature; Literary genre; E. Zola; H. Ibsen; A. P. Chekhov; A. Strindberg.
Dans une de ses Notes et Dissertations pour aider à l’intelligence du Divan occidental-oriental (1819), Goethe avance qu’il existe « trois véritables formes naturelles de littérature » (drei echte Naturformen der Poesie) : « celle qui raconte avec netteté, celle qui est exaltée avec enthousiasme et celle qui agit personnellement » (die klar erzählende, die enthusiastisch aufgeregte und die persönlich handelnde) : Goethe précise que ces trois « modes poétiques » (Dichtweisen) peuvent « produire un effet ensemble ou séparément » (zusammen oder abgesondert wirken).
Cette formule souvent citée (ce Congrès n’y a pas dérogé), qui ignore le terme « genre » (Gattung), paraît tout à fait apte à décrire les littératures européennes des XIXe et XXe siècles : roman (Epos), poésie (Lyrik), théâtre (Drama), voilà les grandes catégories, utilisées par les historiens des littératures : dans la présente intervention ce sont ces catégories qui seront nommés « genres ».
Il se produit en Europe, dans les années 1880/1910, un phénomène qui ébranle un peu la triade, à la suite, notamment, des efforts d’Émile Zola pour assurer la suprématie d’un genre, le roman, dénomination qu’il met d’ailleurs en cause. Cette attitude débouche effectivement, non seulement sur un dédain de la poésie, mais aussi sur une nouvelle orientation du théâtre, qui sera examinée ensuite. L’expression « document humain », qui résume ou sous-tend les tentatives évoquées alors, permettra d’émettre quelques hypothèses sur le rapport à la langue qui est au cœur des problèmes abordés.
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Zola, comme beaucoup d’autres à son époque, a commencé par écrire des poèmes. Mais il s’oriente vite vers le roman et, autour des années 1868/1869, alors qu’il a un peu moins de 30 ans, il réfléchit à un vaste projet qu’il compare, sans en avoir écrit une seule ligne, à l’œuvre de Balzac. On connaît ce texte assez court, titré par lui après coup, mais peu après la rédaction : « Différences entre Balzac et moi ». En voici quelques phrases :
Mon œuvre sera moins sociale que scientifique. […] Ma grande affaire est d’être purement naturaliste, purement physiologiste. Au lieu d’avoir des principes […] j’aurai des lois […]. Je me contenterai d’être savant, de dire ce qui est en en cherchant les raisons intimes. Point de conclusion d’ailleurs. Un simple exposé des faits d’une famille […][1].
Les termes employés témoignent de la volonté de leur scripteur de se placer du côté de la science : Zola est convaincu que seule une démarche scientifique peut être le soubassement de son entreprise.
Cette position a des conséquences sur sa conception de la littérature. Dans l’intense activité théorique et critique qui est la sienne pendant les années 1876-1881, parallèle au développement de son œuvre romanesque, le recueil composite du Roman expérimental (1880) tient un rôle central. Ce recueil met en évidence les certitudes, mais aussi les prolongements possibles de ses conceptions littéraires.
Il y reste tributaire de la classification des trois grands genres : répondant à ceux qui lui objectent que « le théâtre n’est pas le roman », il commence par reconnaître qu’il « est évident que chaque genre a ses conditions propres d’existence » ; il poursuit en observant que « l’évolution de chaque siècle s’incarne forcément dans un genre littéraire particulier », et il conclut que « si le dix-septième siècle est resté le siècle du théâtre, le dix-neuvième siècle sera le siècle du roman »[2]. Mais il ne s’agit pas simplement de substituer un genre à un autre ! Zola estime en effet que ce qu’on appelle encore roman « a envahi et dépossédé les autres genres »[3] et, corrélativement, qu’il
est fâcheux d’abord que nous n’ayons pu changer ce mot ‘roman’, qui ne signifie plus rien, appliqué à nos œuvres naturalistes. Ce mot entraîne une idée de conte, d’affabulation, de fantaisie, qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons. […] il faudrait une heureuse trouvaille pour le remplacer[4].
Sur sa lancée, Zola intègre le romancier à un vaste ensemble qui regroupe le critique littéraire, l’historien, l’économiste, l’homme politique : ce qui les réunit est la méthode scientifique. Dès lors le genre romanesque cesse d’être un genre. Zola adopte, en conséquence, une attitude condescendante envers la poésie :
Je ne pousse pas mon raisonnement, comme certains positivistes, jusqu’à prédire la fin prochaine de la poésie. J’assigne simplement à la poésie un rôle d’orchestre ; les poètes peuvent continuer à nous faire de la musique, pendant que nous travaillerons[5],
et, tout en proclamant sa foi dans le théâtre, il lui assigne un rôle secondaire : le roman « restera peut-être l’outil par excellence du siècle, tandis que le théâtre ne fera que le suivre et en compléter l’action »[6].
Zola est loin d’être isolé dans ses positions. Edmond de Goncourt prédit, en 1879, la mort ou la déchéance du théâtre : « Dans cinquante ans le livre aura tué le théâtre »[7] ; en 1884, il estime que pour le « grand livre des temps modernes », qui serait un « livre de pure analyse », il serait souhaitable qu’on trouve « une nouvelle dénomination, une dénomination autre que celle de roman »[8].
De manière générale, à partir des années 1880, on voit se multiplier les tentatives pour sortir le roman d’une catégorie générique jugée trop restrictive. Zola avait noté que le terme étude avait été suggéré, sans grand succès, dans les années 1860[9] : c’est un mot qu’il reprend lui-même, par exemple en le glosant par « étude humaine »[10]. En Allemagne, John Henry Mackay publie Schatten [Ombres] en 1887, avec le sous-titre « Novellistische Studien » ; l’année suivante Gerhart Hauptmann réutilise ce sous-titre dans sa nouvelle « Bahnwärter Thiel. Novellistische Studie […] » qui paraît dans la revue munichoise Die Gesellschaft. En 1886 Hermann Conradi avait publié un recueil intitulé Brutalitäten. Skizzen und Studien. D’autres tentatives seraient à noter, comme celle d’Alphonse Daudet, qui, tout en définissant L’Évangéliste (1883) comme « roman parisien », accompagne ce sous-titre d’une dédicace au docteur aliéniste J.-M. Charcot où il lui présente « cette Observation ».
L’exemple de L’Évangéliste montre à la fois la persistance de la classification traditionnelle et l’effort pour se situer à côté d’elle. Zola trouvait le terme étude « trop vague »[11], mais ce flou même est la marque de l’incertitude, voire du désarroi d’écrivains mal à l’aise avec les catégories traditionnelles : il s’agit moins de trouver un genre nouveau, que d’échapper à une trop grande précision. C’est ainsi que Tchekhov s’inquiète de la façon dont La Cerisaie risque d’être classée :
En définitive, ce n’est pas un drame que j’ai écrit, mais une comédie, par moments même une farce[12].
Tchekhov, qui s’indigne de ce que sa pièce soit « obstinément appelée drame sur les affiches et dans les journaux[13] » a finalement sous-titré sa pièce « comédie en quatre actes » ; mais le metteur en scène Peter Stein n’a certainement pas commis une erreur d’appréciation quand il a présenté en 1989, à la Schaubühne de Berlin, la pièce comme « tragédie, comédie, pastorale, farce »[14]…
Ces différents exemples témoignent, à tout le moins, d’un flottement dans l’approche d’une définition de l’activité d’écrivain, qui va bien au-delà du simple « mélange des genres » prôné par les romantiques français. Il vaudrait sans doute la peine de se livrer à une enquête sur les terminologies employées dans les différentes aires linguistiques d’Europe à partir des années 1880.
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Le nom de Tchekhov, à lui seul, rappelle – si besoin était – que les remarques de Zola et d’Edmond de Goncourt sur la dépendance du théâtre, voire sa disparition, ne valent peut-être que pour la France. Il est de fait que l’histoire du théâtre français, à la fin du 19e siècle, paraît pauvre en créations fortes ; mais ce vide est loin d’avoir été perçu par la plupart des contemporains, qui ont cru que la trinité Augier-Dumas fils-Sardou constituait une référence majeure, d’autant que ces dramaturges ont été le plus souvent bien reçus hors de France. Or c’est précisément hors de France que le théâtre a réussi à trouver un nouveau souffle, non sans difficulté, précisément à cause de la prégnance des techniques romanesques.
Les dramaturges qui assurent ce renouveau sont notamment, outre Anton P. Tchekhov, Henrik Ibsen, Gerhart Hauptmann, August Strindberg. À l’exception de l’auteur norvégien, ce sont aussi des auteurs de récits, romans ou nouvelles, qui contribuent à leur renommée. Ces quatre écrivains constituent par ailleurs pour Peter Szondi, qui leur adjoint Maurice Maeterlinck, un groupe de dramaturges qui, dans les années 1880, révèlent une véritable crise du drame[15] ; cette crise consiste, selon lui, en ce qu’ils semblent ignorer ou bafouent les règles fondamentales du genre dramatique, en recourant à d’autres perspectives, notamment romanesques. Ce faisant, Szondi rejoint, et systématise, l’approche de certains critiques de la fin du XIXe siècle.
Un exemple particulièrement net est fourni par la pièce d’Ibsen Maison de poupée, dont la première a lieu en 1879 et qui connaît un succès européen durable. Il ne s’agit pas ici de revenir sur le scandale suscité par le comportement de l’héroïne, Nora, mais de s’interroger sur la querelle générique provoquée par une œuvre qu’Ibsen avait simplement sous-titrée pièce en trois actes. La critique de Friedrich Spielhagen offre un intérêt particulier[16]. Il ne conteste évidemment pas que Maison de poupée soit une pièce de théâtre, mais assure qu’Ibsen s’est trompé de genre : le sujet qu’il a choisi de mettre en scène serait en fait une histoire que seul un roman pourrait traiter de façon convenable. Après avoir reconstitué, à l’aide des indices dispersés dans la pièce, l’existence de Nora depuis sa naissance, il conclut :
En fait, Maison de poupée n’est pas une véritable oeuvre d’art, n’est pas un drame refermé sur lui-même, s’expliquant lui-même, compréhensible en soi et pour soi, mais quelques chapitres, en forme dialoguée, d’un roman dont le début se situe bien avant que ne commence le drame, de même que son issue survient bien après sa fin ; dans ces quelques chapitres apparaissent toutes sortes d’événements arbitraires tirés aussi bien du début que de la suite du roman ; ils ont été introduits à dessein par l’auteur qui, par là, espérait nous faciliter la compréhension d’une situation délicate et de personnages énigmatiques : en réalité, il a camouflé cette situation et a distancié ces personnages jusqu’à les rendre incompréhensibles[17] [traduction YC].
Spielhagen s’appuie sur le cas du docteur Rank, personnage sur lequel il déclare avoir entendu bien des critiques concernant à la fois sa personnalité repoussante (abstoßende, ja widerwärtige Persönlichkeit) et son inutilité dans l’intrigue ; c’est pour prendre sa défense, mais la défense du Rank du « roman » qu’il a reconstitué, en montrant à quel point sa fréquentation régulière chez les Helmer représente un élément important pour la compréhension de Nora.
Sans doute Spielhagen, comme d’ailleurs Szondi, part d’une conception a priori de ce que doit être un drame ; il reste que sa critique porte sur un aspect qui caractérise les pièces « modernes » d’Ibsen (les douze dernières pièces) : l’obligation pour les spectateurs de reconstituer l’atmosphère générale dans laquelle sont censés évoluer, depuis parfois plusieurs années, voire plusieurs décennies, les personnages qu’ils voient sur scène. Le critique du 19e siècle ne s’attache pas tant au thème de la pièce – qui a donné lieu aux condamnations les plus nombreuses à l’époque – qu’à la conception dramatique elle-même. Celui du 20e siècle le rejoint, en remarquant de plus que la maîtrise d’Ibsen dans la construction de ses pièces fait oublier qu’il a, au départ, un point de vue de romancier, un point de vue épique[18]. Le théâtre d’Ibsen, de ce point de vue, tendrait ainsi à se situer en dehors d’une définition strictement générique.
Peut-on en dire autant du théâtre de Tchekhov ? On a vu que le dramaturge hésitait sur la catégorie précise où il conviendrait de ranger La Cerisaie. Les personnages de cette pièce, comme la plupart de ceux de ses autres pièces, sont chargés d’un lourd passé, depuis le vieux valet de chambre Firs, 87 ans, qui regrette le temps où il était serf, jusqu’à la jeune Ania, 17 ans, qui hérite d’une situation familiale difficile au moment de se lancer dans la « vie nouvelle » qu’elle appelle de ses vœux. La maîtrise dramaturgique de Tchekhov, différente de celle d’Ibsen, est tout autant un tour de force : en quelques répliques, il réussit à faire comprendre la complexité des personnages qu’il a créés. Il lui faut pourtant, parfois, avoir recours à des didascalies narratives destinées autant aux metteurs en scène qu’aux lecteurs : si ces derniers sont alors placés dans la situation de lecteurs de roman, les premiers doivent s’efforcer de transformer en spectacle les conditions dans lesquelles les spectateurs doivent replacer les personnages. Un des exemples les plus significatifs est celui de la toute première didascalie de La Cerisaie, qui plante le décor du 1er acte : « Une pièce qu’on appelle encore la chambre d’enfants ». Les mots « chambre d’enfants » sont effectivement les premiers que prononce, à deux reprises, Lioubov Andréevna dès son entrée en scène ; la difficulté est toutefois de faire comprendre aux spectateurs qu’il s’agit d’une appellation qui n’a plus de raison d’être, mais qui perdure « encore ». En 1980, Giorgio Strehler soulignait cette difficulté : « Si nous examinons les ‘décors’ des différentes mises en scène de La Cerisaie […] nous constatons que, si on ne le dit pas, personne ne peut comprendre que cette pièce ‘était’ et ‘est’ malgré tout la chambre des enfants » : la solution que lui-même a trouvée est d’accumuler des objets, notamment un petit landau qui jaillira d’une vieille armoire : « la pièce apparaîtra ainsi comme un cimetière du temps »[19].
La prise en compte de l’épaisseur temporelle est en effet un problème crucial pour une dramaturgie de la « tranche de vie », dont les personnages ne s’inscrivent ni dans une tradition mythologique, ni dans un système de types aisément reconnaissables. L’art des dramaturges consiste alors autant, sinon plus, à suggérer l’enveloppe temporelle qui définit chaque personnage qu’à relier différentes tranches temporelles entre elles. Or les traditions de la scène européenne, notamment celles de la scène française, à la fin du 19e siècle, sont un obstacle à ce qui apparaît, même aux plus ouverts aux formes nouvelles, comme la négation d’une intelligibilité immédiate. Témoin la remarque d’Henry Céard que rapporte André Antoine lorsqu’il envisage, probablement vers la fin de 1888, de monter Les Revenants :
Oui, c’est très beau, mais ce n’est pas clair pour nos cervelles de Latins. Je voudrais un prologue où l’on verrait le père d’Oswald et la mère de Régine surpris par Mme Alving jeune. C’est, en somme, mettre en action le récit que la femme du chambellan fait au pasteur[20].
« Action » contre « récit » : Céard se situe dans une logique semblable à celle de Spielhagen.
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Hégémonie du récit, crise du drame : ces deux phénomènes sont à relier au problème du statut de la langue, qui se pose avec acuité au tournant du siècle.
Zola tenait à distinguer ce qu’il appelle la « rhétorique individuelle » ou le « style » de la méthode d’investigation du réel, mais il n’en estimait pas moins que
[l]a méthode atteint la forme elle-même, qu’un langage n’est qu’une logique, une construction naturelle et scientifique[21].
Une telle définition ne va pas de soi. Elle suppose d’abord une homologie entre la langue et le monde réel, et repose sur l’hypothèse qu’une même rationalité gouverne l’une et l’autre ; l’expression « construction naturelle et scientifique » allie de plus deux adjectifs dont les rapports réciproques seraient à expliciter. Zola se heurte alors à une question récurrente dans Le Roman expérimental : celle de « l’expression personnelle »[22]. Parallèlement à sa volonté d’étendre le champ de la littérature, il s’appuie sur une conception du style qui fait appel à une distribution logique des phrases et des mots qui renvoie à une logique des faits observés par l’écrivain.
On pourrait étendre son approche de l’utilisation littéraire du langage à la position de plusieurs écrivains français de la fin du 19e siècle qui font en effet confiance à la langue, moins en elle-même que pour son aptitude à rendre compte littérairement du réel. Se référant à des conseils donnés par Flaubert, Maupassant offre, en 1887, dans son essai « le Roman », l’expression la plus nette de cette confiance :
Quelle que soit la chose qu’on veut dire, il n’y a qu’un mot pour l’exprimer, qu’un verbe pour l’animer et qu’un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu’à ce qu’on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif[23].
Cette quête de l’expression unique va de pair avec une grande tradition, celle qui fait de la clarté et de la logique des qualités propres à la langue française[24]. Mais dans la perspective ici retenue il s’agit surtout de montrer que la langue est une donnée qu’on ne peut modifier à son gré : Maupassant condamne ce qu’ils appelle des « supercheries, même heureuses », ou des « clowneries de langage » et refuse le « vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et chinois qu’on nous impose aujourd’hui sous le nom d’écriture artiste »[25] ; il estime en revanche, toujours dans la lignée de Flaubert, que c’est la combinaison heureuse des mots qui rendra compte à la fois de l’observation de la réalité – Zola parlait du « sens du réel » – et de la personnalité de l’écrivain qui, paradoxalement, aura su trouver la « manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité »[26]. À la limite, à chaque élément du monde réel correspond un élément de la langue et c’est à l’écrivain de découvrir les combinaisons de la langue qui correspondent aux combinatoires du réel.
Dans ces conditions la langue est un outil fiable, apte à restituer et à valoriser le document humain. E. de Goncourt revendique la paternité de cette expression, dont on trouve une première occurrence dans un texte de 1876[27], et que Zola emploie comme titre d’un essai du Roman expérimental. Évoquant en 1879 un possible « roman réaliste de l’élégance », E. de Goncourt estime qu’il devrait reposer sur un
amassement d’une collection de documents humains, semblables à ces montagnes de calepins de poche qui représentent, à la mort d’un peintre, tous les croquis de sa vie. Car seuls […] les documents humains font les bons livres : les livres où il y a de la vraie humanité sur ses jambes[28].
Ces documents, à l’instar des croquis des peintres, sont donc des éléments bruts, préparatoires à l’œuvre future dans laquelle ils vont trouver place, leur place.
Cela ne signifie pas que les œuvres doivent se présenter comme de pseudo-documents, à l’instar de correspondances ou de journaux intimes prétendument retrouvés et édités. Certes, plusieurs des écrivains de cette époque insèrent des documents bruts, comme, dans deux romans d’Edmond de Goncourt, le tableau tarifé des suppléments de cantine des prisonnières (La Fille Élisa) ou le faire-part du décès de l’héroïne de Chérie. Au théâtre, rares sont les pièces où la durée de la représentation et le temps représenté coïncident exactement ; on peut citer une pièce en un acte de Strindberg, La plus forte, mais le dramaturge suédois n’hésite pas à condenser le temps représenté dans d’autres pièces en un acte, comme dans Créanciers
De tels écrivains entendent donc bien garder la maîtrise de leurs œuvres, en marquer ce qu’aujourd’hui nous serions tentés de nommer la littérarité. Cette maîtrise leur permet d’aller parfois assez loin dans l’exploitation du document humain. Lorsque Frédéric Moreau se rend à une soirée donnée par les Dambreuse[29], Flaubert note qu’il entend des conversations banales ou traitant des sujets rebattus, jusqu’à consigner ces deux répliques : « – Ah ! bah ! / Eh ! eh ! », sur lesquelles Flaubert conclut cette scène et passe à un autre aspect du salon des Dambreuse. Hors de tout contexte, qui songerait à attribuer ces deux répliques à Flaubert ? Dans un ordre d’idées semblable, le bref échange entre deux personnages : « Oui, le temps passe. – Pardon ? – Je dis que le temps passe », n’a de sens que dans son contexte, celui de l’acte I de La Cerisaie, où Gaev et Lopakhine échangent des propos sans se comprendre ni même s’écouter.
De tels documents humains, insignifiants en eux-mêmes, prennent ainsi toute leur force dans l’effort d’analyse – E. de Goncourt parle d’« analyse cruelle » et de « dissection »[30] – auquel les écrivains soumettent autant la société que les personnages qu’ils y font évoluer. Zola s’arrête un instant, dans Le Roman expérimental, au reproche de banalité imputé aux naturalistes ; il y répond en se référant à un exemple d’attitude scientifique, celui du chimiste Gay-Lussac :
Personne ne s’était avisé d’analyser l’air, parce que l’air était banal ; Gay-Lussac l’analysa et fonda la chimie moderne[31].
La banalité n’existe que faute d’avoir le regard assez pénétrant pour distinguer, dans ce qu’on voit tous les jours, les traits caractéristiques, singuliers, qui composent un ensemble.
On retrouve le problème de la spécificité de l’œuvre littéraire, indépendamment de tout problème générique. Dans son étude sur le style de Flaubert (janvier 1920), Marcel Proust estime qu’il y a une « beauté grammaticale » qui est le but que Flaubert n’aurait jamais cessé de poursuivre[32]. Citant cette remarque, Philippe Gille a mis en évidence ce qu’il a appelé « le moment grammatical de la littérature française », qu’il fait commencer autour des années 1880[33]. De fait, comme on l’a vu avec Maupassant, les problèmes d’ordre des mots, de syntaxe, prennent le pas sur ceux du lexique ; il y aurait une logique de l’expression littéraire qui rendrait compte de la logique profonde, souvent cachée, qui organise les documents humains. La question est particulièrement sensible quand il s’agit de rendre compte des propos mêmes tenus par des personnages, qu’ils soient de récit ou de théâtre. E. de Goncourt, dont on a vu les réserves qu’il émet sur l’avenir du théâtre, évoque à plusieurs reprises ce qu’il appelle une « langue littéraire parlée […] où […] le public sentira que c’est un lettré qui a fabriqué les paroles sortant de la bouche des acteurs »[34], seule solution susceptible, selon lui, de rénover, ou de prolonger, le théâtre. Zola, lui aussi, aborde la question ; il voudrait voir au théâtre « un résumé de la langue parlée », ce qu’il ramasse dans la formule « la réalité […] mise au point nécessaire »[35]. Cette formule, qui ne concerne ici que le théâtre, pourrait-elle être étendue à la « forme » littéraire que les écrivains de cette époque paraissent rechercher au-delà de la spécificité des genres traditionnels ?
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Y a-t-il vraiment une remise en cause des genres littéraires au tournant des XIXe/XXe siècles ? La tripartition goethéenne n’a pas été vraiment mise à mal, et Zola écrit des drames lyriques à la fin de sa vie… Mais il demeure que les écrivains cités dans cette communication ont en tout cas souhaité libérer l’écriture littéraire de contraintes formelles trop strictes, en refusant, le plus souvent, dé définir trop clairement la façon dont ils souhaitaient que leurs ouvrages soient lus, vus ou entendus. L’emploi, par les écrivains français, de termes comme étude, document humain traduit sans doute leur aspiration à unifier, en l’élargissant, le champ de la littérature :
Pour ces écrivains, qu’on peut classer dans la mouvance du naturalisme, la classification en genres n’est en effet pas tant du ressort de l’emploi de la langue que de celui des conditions de réception, en particulier privées ou publiques ; ce faisant ils s’appuient, particulièrement en France, sur une grande confiance envers la langue, qui leur paraît être à la fois porteur par excellence du document humain et un matériau à la disposition de l’écrivain. Mais lorsque des interrogations vont concerner aussi bien la cohérence du monde que l’unité du moi, l’aptitude de la langue à rendre compte de l’un et de l’autre va être mise en question : ceux qu’on appellera les écrivains de la modernité vont, à leur tour, tenter de revoir les classements génériques. La tentative de remise en cause des genres littéraires est peut-être, à cet égard, un des liens qui peuvent relier naturalisme et modernité[36].Č
Notes
[1] É. Zola, « Différences entre Balzac et moi », Les Rougon-Macquart, Gallimard, T. V, 1967, 1736/7.
[12] Lettre de Tchekhov à M. P. Alexéeva, citée dans : A. P. Tchekhov, La Cerisaie, GF-Flammarion, 1988, 151.
[16] Friedrich Spielhagen (1829-1911), romancier et critique littéraire. Voir en particulier ses deux recueils : Beiträge zur Theorie und Technik des Romans (1883) et Neue Beiträge zur Theorie und Technik der Epik und Dramatik (1898).
[17] W. Friese a rassemblé un dossier sur la réception d’Ibsen en Allemagne: Ibsen auf der deutschen Bühne, Tübingen, Niemeyer, 1976. La critique de Spielhagen, parue dans Westermanns illustrierte deutsche Monatsblätter 49 (1880/81), se trouve p. 1-19. Spielhagen écrit : „In der That [ist] Nora kein echtes Kunstwerk, kein in sich abgeschlossenes, sich selbst erklärendes, an und für sich verständliches Drama ist, sondern einige in dialogische Form gebrachte Capitel eines Romans, dessen Anfang weit vor dem Beginn des Dramas liegt, ebenso wie sein vermuthliches Ende weit hinter den Schluß des Dramas fällt, – ein paar Capitel, in welche sowohl aus dem Anfang als auch aus der Fortsetzung des Romans alles Mögliche unwillkürlich hineingerathen, von dem Dichter absichtlich hineingebracht ist, was uns – wie er hoffte – das Verständniß der schwierigen Situation, der räthselhaften Charaktere erleichtern sollte, in Wirklichkeit aber diese Situation verschleiert, diese Charaktere bis zur Unverständlichkeit entfremdet“ (p. 15).
[18] P. Szondi, op. cit., 30 : « Weil sein [= Ibsens] Ausgangspunkt ein epischer war, mußte er jene unvergleichliche Meisterschaft im Dramenbau erreichen. Weil er sie erreichte, sah man die epische Basis nicht mehr ».
[20] André Antoine, « Mes souvenirs » sur le Théâtre-libre, Fayard, 1921, 166. Antoine place toutefois cette remarque de Céard à la date du 2 mars 1890.
[22] Voir, dans Le Roman expérimental, les essais « Le sens du réel » et « L’expression personnelle », d’abord publiés dans Le Voltaire, respectivement le 20 et le 27 août 1878.
[24] Ibid., 715 : « La nature de cette langue [= la langue française] est d’être claire, logique et nerveuse ». Cf. É. Zola, Le Roman expérimental, éd. citée, 93 : « le grand style est fait de logique et de clarté ».
[25] G. de Maupassant, Romans, éd. citée, 714. Maupassant vise évidemment Edmond de Goncourt (qui ne s’y est pas trompé).
[27] Rééditant, en 1876, sous le titre Quelques créatures de ce temps, l’ouvrage Une voiture de masques écrit avec son frère et paru en 1856, E. de Goncourt assure, dans sa « Préface », que ce « volume […] montre […] la tendance de nos esprits à déjà introduire dans l’invention la réalité du document humain » (Préfaces et manifestes littéraires, éd. citée, 73). Dans la « Préface » de La Faustin (1882), évoquant un futur roman qu’il veut « bâti sur des documents humains », il revendique, dans une note, la « paternité » de l’expression, « très blaguée dans le moment » (ibid., 58). Dans ces citations les italiques sont dues à E. de Goncourt.
[32] M. Proust, « À propos du ‘style’ de Flaubert », dans : M. Proust, Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1971, 587.