Karl Zieger
Université Lille Nord de France, Université de Valenciennes, France
karl.zieger@univ-valenciennes.fr
Les genres en question : le rôle des genres dans les études de réception
Questioning genres : the role of genre in studying the reception of an œuvre
Abstract : The definition and perception of literary genres in different cultural areas are of paramount interest to studies of the reception of an œuvre. Using the examples of the reception of Emile Zola’s œuvre by Austrian critics as well as that of Arthur Schnitzler by French critics, this article analyses the place of tacit assumptions about genre in critical discourse. In both cases, articles published during the authors lifetime will be examinated (1880-1902 concerning the reception of Zola in Austria, 1894-1938 for that of Schnitzler in France). These articles illustrate the problematics of genre during the process of reception and cultural tranfer.. The analysis opens into a reflection on the criteria for definitions and usage of genre terms, as well as into the impact of questions of genre on the reception of works.
Keywords: Literary genres ; Reader response studies ; French literary criticism ; Austrian literary criticism ; Zola ; Schnitzler.
0. Introduction
“ Les genres sont la vie même de la littérature ”, dit-on souvent, en citant la célèbre phrase de Henry James, formulée dans sa préface à The Awkward Age [L’Âge difficile]. Depuis l’Antiquité, ils rythment effectivement la création littéraire, servent de repères aux écrivains, de critères de classement, voire de jugement aux critiques et aux universitaires ; depuis l’Antiquité, leurs définitions respectives sont discutées, contestées, transgressées, et ils ont évolué au fil des siècles. Mais en dehors du fait que leurs définitions ont toujours été changeantes, ce qui nous intéresse ici, c’est leur importance dans le processus de réception. S’ils sont, comme le souligne Daniel Mortier dans l’ “ Introduction ” de l’ouvrage collectif Les Grands genres littéraires, “ essentiels dans la démarche de création, les genres littéraires interviennent aussi de manière non négligeable dans l’acte de réception ”. Et Jean-Marie Schaeffer insiste sur cet aspect en disant : “ Du côté du récepteur – auditeur ou lecteur –, la reconstruction de l’œuvre implique toujours d’abord la reconnaissance des conventions discursives générales dont elle relève, ensuite son individualisation sur le fond plus ou moins étendu, plus ou moins contraignant, plus ou moins structuré de l’expérience littéraire déjà acquise ”.
Partant de ces constats, il est évident que les genres et leur définition font partie de l’horizon d’attente des lecteurs et du discours de la critique. Celui-ci joue d’ailleurs un rôle double, car il se sert des critères définissant tel ou tel genre pour juger une œuvre littéraire, alors qu’il contribue lui-même à définir ces critères, ces normes. Le discours de la critique institutionnalise donc les genres, mais peut aussi les faire évoluer. A suivre l’histoire de la définition des genres littéraires, on s’aperçoit que “ les catégories génériques sont des faits de culture ”, que les genres sont définis par des contraintes, des conventions et des modalités qui peuvent être différentes selon les lieux, les cultures et les époques.
1. Deux exemples concrets – Zola en Autriche, Schnitzler en France
Il n’est pas question, ici, d’entrer dans les détails du débat sur les genres littéraires et cette contribution ne relève pas vraiment de la “ théorie ”. En prenant deux exemples concrets – la réception de l’œuvre d’Emile Zola en Autriche-Hongrie et celle de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler en France – elle veut simplement montrer dans quelle mesure le discours critique se construit sur un arrière-fond générique.
1.1. Zola et la question du roman
A partir du milieu des années 1880 – en fait, à partir de la publication, en 1882, du roman Pot-Bouille dans le feuilleton du prestigieux quotidien viennois Neue Freie Presse et, en volume, la même année dans la maison d’édition de celui-ci – tous les romans des Rougon-Macquart ont été très vite traduits en allemand et publiés soit dans des journaux, soit en volume, et ils ont connu un succès certain auprès du public.
Les réactions de la critique montrent cependant que ces romans ont posé quelques problèmes par rapport à ce que les critiques professionnels, les journalistes – et, sans doute, aussi la plupart des lecteurs – entendaient par “ roman ”.
Si on laisse de côté les appréciations divergentes concernant le contenu des romans et les jugements d’ordre moral, la question qui occupe le plus les critiques autrichiens est celle de l’appartenance des œuvres zoliennes au genre romanesque (question qui est – aussi – liée à l’appréciation de la théorie naturaliste et de sa mise en pratique par Zola). Dès 1883, Ferdinand Gross, l’un des critiques renommés de l’époque, avertit le public, dans un feuilleton consacré au roman Au Bonheur des dames, que l’action – dans le sens de “ plot ”, d’“ intrigue ” – est secondaire chez Zola (contrairement à ce qui se passe chez Dumas père, précise le critique), qu’elle est en retrait au profit de “ documents humains ”. Et, selon Gross, c’est seulement parce que personne ne lirait des documents bruts que Zola les entoure d’une histoire – contraint et forcé, en quelque sorte. L’art de Zola consiste, selon Gross, à captiver tellement le lecteur par la description des détails les plus curieux que celui-ci oublie que des éléments romanesques habituels manquent dans cette œuvre. Le romancier, en revanche, au fur et à mesure que Les Rougon-Macquart avancent, prendrait de plus en plus de distance par rapport aux critères habituels d’une œuvre narrative ; son ambition serait d’intéresser non pas grâce à la relation d’événements haletants, mais grâce aux observations les plus intimes et grâce à l’exactitude de ses descriptions (Wiener Allgemeine Zeitung, 16 mars 1883).
L’opinion de Gross peut être considérée comme paradigmatique pour la critique autrichienne (et allemande) de cette époque – en tout cas pour les jugements que l’on trouve dans la presse de la bourgeoisie libérale dominante. On pourrait en multiplier les exemples et évoquer des jugements moins “ compréhensifs ” que celui de Gross. Ainsi, le critique du Neues Wiener Tagblatt, un quotidien libéral à grand tirage, estime à propos de La Terre que l’action de ce roman serait complètement incohérente et que celui-ci consisterait seulement dans la reproduction de “ gros mots ” que personne n’oserait utiliser dans une conversation courante (Neues Wiener Tagblatt, 11 septembre 1887). Rares sont les critiques qui établissent un rapport entre l’importance des descriptions et celle accordée, dans la théorie du roman naturaliste, au milieu dans lequel évoluent les personnages.
L’absence – supposée – d’action conduit les critiques inévitablement à poser la question des limites du genre romanesque, ce qui prouve, par ricochet, que “ l’action ” est, à la fin du XIXe siècle encore un critère essentiel pour la définiton du genre romanesque.
Les réponses à la question de savoir dans quelle catégorie il convient de classer les œuvres de Zola sont multiples : tel critique du Neues Wiener Tagblatt (22 mars 1885) considère Germinal comme “ Tendenzroman ” (mais, précise-t-il, dans le sens d’une “ tendance ” positive qui consisterait à sensibiliser le lecteur au terrible sort des mineurs), tel autre (et pas le moindre, car il s’agit de Theodor Herzl) estime, dans la Neue Freie Presse (10 juin 1890), que La Bête humaine est un “ roman policier ” à la manière de Dostoïevski – c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de découvrir qui est l’assassin (on le sait pratiquement dès le début), mais de savoir si celui-ci pourra être confondu, arrêté ; un troisième, Hugo Wittmann, qui a été à l’origine de la publication de Pot-Bouille, la première d’un roman de Zola en Autriche, situe La Débâcle “ à l’extrême limite du genre ”, entre fiction et Histoire, même s’il s’agit, selon Wittmann, de l’Histoire vue à travers les figurants (Neue Freie Presse, 4 septembre 1892). On pourrait multiplier les exemples. Retenons-en encore un qui nous paraît emblématique pour le désarroi de la critique devant la conception zolienne, dont les traits caractéristiques s’accentueraient encore dans les romans tardifs comme ceux du cycle Les Trois villes. C’est ce qu’estime Clemens Sokal qui consacre, dans la Neue Revue – un périodique culturel viennois très ouvert à la “ modernité ” –, deux longs articles aux romans Lourdes et Rome. Il souligne la “ grandeur épique ” des descriptions, tout en jugeant leur nombre excessif, et dit avoir lu le roman Rome comme une suite de manuels, à savoir, une “ Histoire des Papes, une Histoire de la réunification de l’Italie, une Histoire des Césars, une Histoire de Rome, un guide de voyage du genre Baedeker, un abrégé de l’Histoire des ordres religieux et un manuel économique de l’Italie moderne ” (Neue Revue, 10 juin 1896).
1.2. Roman ou nouvelle – les hésitations génériques à propos de l’œuvre narrative de Schnitzler
La réception de l’œuvre d’Arthur Schnitzler en France passe d’abord par la traduction, l’édition et, le cas échéant, la mise en scène d’œuvres relativement courtes, c’est-à-dire de récits, de nouvelles et de pièces en un acte. L’écrivain est, par conséquent, assez vite – et durablement – considéré comme un “ maître de la petite forme ” et un écrivain “ léger ”, ce qui conduit bon nombre de critiques à évoquer, à son sujet, des réflexions sur le genre de la nouvelle. Là aussi, il y a de nombreux exemples. L’un des plus marquants est celui du germaniste Félix Bertaux, qui a consacré plusieurs travaux à l’œuvre de Schnitzler : il a notamment écrit une préface au premier recueil de nouvelles de l’écrivain viennois qui ait été publié en France, La Pénombre des âmes chez Stock en 1929, et rédigé la présentation de la nouvelle Le Célibataire publiée dans la Revue mondiale du 15 mai 1932 (ce texte sera repris la même année dans son anthologie Romanciers allemands). L’intérêt de ces deux textes d’un point de vue “ générique ” réside dans le raisonnement de Bertaux : tous les deux commencent par une explication de la différence entre “ roman ” et “ nouvelle ” et les différents usages de ces notions dans les littératures française et germanique. Ainsi Bertaux insiste-t-il sur l’ampleur des œuvres narratives allemandes, en estimant que “ la ‘Novelle’ a déjà la longueur d’un de nos romans ordinaires ” (p. 7 de la préface au volume La Pénombre des âmes), mais en constatant aussi des influences réciproques entre les deux littératures. Les grands cycles romanesques tels que Les Rougon-Macquart, Jean-Christophe ou Les Thibault seraient ainsi un héritage de la tradition allemande qui va du Wilhelm Meister de Goethe aux Buddenbrooks et au Zauberberg de Thomas Mann (que Thomas Mann se soit inspiré des Rougon-Macquart pour écrire les Buddenbrooks ne semble pas déranger Bertaux). A l’inverse, la littérature allemande moderne aurait développé le goût de l’analyse sous l’influence de la littérature française, et les naturalistes allemands – Bertaux cite Hauptmann, Schlaf et Holz – auraient “ débuté avec des nouvelles que distinguait une brièveté à la française ” (p.8). La mode serait donc au “ sujet mince ” et au “ récit court ”, même si, dans la littérature allemande, l’ampleur des nouvelles varierait entre vingt et trois cents pages.
L’un des critères, voire le critère essentiel, pour distinguer une nouvelle d’un roman serait donc la longueur. Mais ce critère va se révéler problématique pour beaucoup d’œuvres narratives de Schnitzler, à commencer par son premier texte qui ait été traduit en français, Sterben [Mourir] dont la publication dans la revue genevoise La Semaine littéraire se fait en six feuilletons entre le 27 avril et le 1er juin 1895 et dont la publication l’année suivante chez Payot à Lausanne et Perrin à Paris se distingue par une mise en page très “ aérée ” qui permet d’obtenir un volume de plus de deux cents pages. Alors, est-ce, comme l’écrit Christian Schefer, l’auteur du premier article monographique consacré à Schnitzler dans une revue française, à savoir dans La Nouvelle revue du 15 juin 1896, un roman, ou une longue nouvelle, comme l’estiment plusieurs critiques par la suite ? La même question se pose d’ailleurs pour un certain nombre d’autres textes de l’écrivain viennois comme Frau Berta Garlan, paru en 1901, mais traduit en français seulement en 1937, Frau Beate und ihr Sohn (1913/1929) ou Casanovas Heimfahrt (1918/1930). Quelques critiques s’en tirent par une pirouette, comme Félix Bertaux, quand il présente Schnitzler, dans son Panorama de la littérature allemande contemporaine, comme auteur de “ menus drames et menus romans ”, ou quand il parle, dans sa préface à la nouvelle Le Célibataire des “ narrations romanesques ” de Schnitzler qui seraient “ des miniatures ” juxtaposées “ choisies selon l’inspiration du moment ”, les opposant ainsi aux fresques “ à la façon d’Emile Zola ou de Heinrich Mann ” ; ou encore Daniel-Rops qui explique dans la Revue de Genève de février 1930 à propos de Mademoiselle Else : “ Monsieur Arthur Schnitzler utilise, de préférence à toute autre forme, celle de la longue nouvelle ou du roman bref, de même qu’au théâtre il écrit des drames de petites dimensions ”. Citons encore Edmond Jaloux, qui qualifie la nouvelle “ monologuée ” Mademoiselle Else de “ roman ” et de “ merveille de raccourci et de suggestion ” – la qualification de “ merveille ” se révélant dans la suite du compte rendu comme tout à fait ironique.
La longueur n’est cependant pas uniquement un problème de forme. L’exemple de la mise en page de Mourir et la correspondance de Schnitzler avec ses traducteurs et éditeurs français montrent que c’est aussi un problème éditorial : ainsi, Maurice Delamain des éditions Stock a demandé à Schnitzler de “ gonfler ” la publication de Mademoiselle Else, en ajoutant à la nouvelle monologuée quelques autres textes. Schnitzler s’y est refusé catégoriquement, en expliquant, qu’“ elle n’est pas faite pour être publiée en même temps que d’autres petites nouvelles ”, que “ la nouvelle est publiée partout comme livre autonome ”, et en constatant, qu’ “ il existe des livres français, même des romans, qui ne sont pas plus épais que ne le sera Else ”. L’écrivain viennois aura eu gain de cause pour les deux premières éditions de la nouvelle qui paraissent en 1926 et 1929, mais dès la troisième édition de 1932, Stock ajoute six autres nouvelles et récits, portant ainsi le volume de 173 pages aérées à 252 serrées. On peut se poser la question de savoir si le passage de la collection “ Le Cabinet cosmopolite ” à la collection “ Roman cosmopolite ” est pour quelque chose dans cette décision.
Le fait que le discours de la critique mette en avant le “ nouvelliste ” Schnitzler montre aussi que la classification générique peut servir à intégrer un auteur dans le champ littéraire d’accueil. La place – objectivement – importante des nouvelles dans l’œuvre de Schnitzler a, en effet, très tôt conduit la critique à considérer celui-ci comme un “ Maupassant autrichien ”. Mais très tôt aussi, dès 1908, un critique avisé comme Maurice Muret a mis en garde ses confrères et le public contre la généralisation d’une telle assimilation facile, voire abusive. Muret propose, en revanche, dans un long article qu’il consacre à Schnitzler, une approche générique qui mérite notre attention : il essaie de situer l’œuvre de l’auteur viennois quelque part entre la nouvelle française et la nouvelle allemande et il le présente comme “ un chaînon intermédiaire ” entre les écrivains (Muret dit “ nouvelliers ”) de l’Allemagne du Nord (parmi lesquels il cite Raabe) et “ les nouvelliers du genre Maupassant ” (p. 342). Un chaînon qui, selon le critique français est “ moins rapproché, certes – malgré l’identité de l’idiome – du type ‘allemand d’Allemagne’ que du type français ” (ibid.). Ainsi, tout en refusant une ressemblance entre Schnitzler et Maupassant, Muret constate dans l’œuvre de l’écrivain viennois “ un certain ‘air de chez nous’ ” et son explication met une nouvelle fois en lumière la distinction entre littérature allemande et littérature autrichienne : “ Ces contes aimables et vifs, tout pleins de clarté, de fine malice, de mélancolie élégante, d’une ironie tempérée de sentiment ou d’une sentimentalité tempérée d’ironie, relèvent de la tradition française et latine bien plus que de la tradition allemande ” (ibid.).
Terminons cette partie par l’exemple d’une acception toute particulière de la notion de “ nouvelle ”. Nous la trouvons dans le livre L’Évolution du roman en Allemagne au XIXe siècle de Léon Pineau paru en 1908 chez Hachette. Que Pineau y évoque l’écrivain viennois dans le chapitre XI intitulé “ La Nouvelle ” (p. 213-233) paraît a priori logique – la surprise vient plutôt du choix de l’œuvre de Schnitzler dont le critique rend compte dans cette rubrique : Anatole ! On se demande alors, quel rapport peut exister entre ce cycle de sept saynètes et le genre de la “ nouvelle ”. Le raisonnement de Pineau est le suivant : il insiste d’abord sur la diversité du genre et estime que sa fonction première est de divertir le public : “ Peu importe le sujet : pourvu qu’il plaise et amuse, pourvu qu’il distraie ” écrit-il (p. 229). Et pour distraire le lecteur, il faut justement “ quelque chose de court, de clair, de rapide, où il y ait de l’action ” (ibid.). Il trouve que ces qualités de clarté, de simplicité et d’action sont celles “ qu’exige le théâtre, notre tragédie française ou la grecque ” (p. 230). Ce raisonnement lui permet, d’une part, d’affirmer que la nouvelle a “ naturellement tendance à prendre la forme dialoguée ” (ibid.), de mettre en avant la littérature française comme pionnière dans ce domaine (il cite les Scène populaires d’Henri Monnier et les succès de Gyp, Marcel Prévost, Henri Lavedan et Paul Hervieu) et, d’autre part, de distinguer, là encore, Vienne et l’Autriche de l’Allemagne. Se référant à Mme de Staël, Pineau soutient l’idée que les Allemands n’auraient pas “ l’esprit de conversation ” (ibid.) et trouve donc naturel que ce ne soit pas “ en Allemagne, mais à Vienne, que la nouvelle dialoguée a[it] trouvé son meilleur représentant : à Vienne, avec ses salons où l’on cause, avec ses cafés littéraires, ses feuilletons légers et spirituels, avec son théâtre populaire au langage naturel et réaliste ” (ibid.). En considérant les saynètes d’Anatole comme des “ nouvelles dialoguées ”, Pineau justifie leur classement dans la rubrique “ nouvelles ”.
2. Quelles conclusions tirer de ces exemples concrets ?
Même si ces exemples peuvent paraître anecdotiques, ils me semblent néanmoins significatifs pour l’emploi – parfois – flou, pour ne pas dire “ élastique ”, que le discours de la critique (non seulement journalistique, mais aussi universitaire) peut faire des genres tels qu’ils sont définis par la théorie littéraire.
Plusieurs constatations s’imposent :
* il faut, bien sûr, d’abord préciser qu’il s’agit, dans les deux cas, de discours sur des œuvres traduites. On sait que toute traduction est interprétation et implique une décontextualisation et une ré-contextualisation, qu’elle peut avoir une influence sur la réception. Cela dit, il ne me semble pas que, dans les deux cas précis, les incertitudes génériques soient dues à la traduction elle-même, c’est-à-dire à l’opération linguistique ; elles me semblent plutôt liées à des différences dans les “ macro-structures ”, c’est-à-dire à des conventions génériques qui peuvent varier d’un champ littéraire à l’autre ;
* même si, comme le rappelle Yves Chevrel dans sa contribution à ce colloque, Zola a lui-même souhaité trouver un autre terme que celui de “ roman ” pour désigner ses œuvres, on peut s’étonner – pour reprendre nos exemples dans l’ordre – que l’appartenance au genre romanesque d’une œuvre comme la sienne puisse être mise en doute, et ce d’autant plus que le genre “ roman ” est “ un ensemble protéiforme dont il est devenu impossible de rendre compte de manière exhaustive ”, comme le rappelle Lionel Acher dans le volume Les Grands genres littéraires dirigé par Daniel Mortier. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une “ ré-contextualisation ” et que l’idée que les critiques allemands et autrichiens se font d’un roman est, à la fin du XIXe siècle, encore largement marquée par le classisicime, le romantisme et par le réalisme bourgeois. Ainsi s’attendent-ils à trouver dans un roman une histoire divertissante et édifiante, une action montrant l’évolution des caractères et, à côté de descriptions et d’une certaine profondeur épique, des éléments lyriques et dramatiques. Leur critique dépasse d’ailleurs la définition du genre romanesque et vise l’idée même de “ littérature ” en tant que telle. Yves Chevrel l’a rappelé à plusieurs occasions : ce que maints critiques germanophones reprochent à Zola, c’est de manquer “ aux trois notions clés d’une conception (idéaliste) de la littérature – Humor, Verklärung, Versöhnung (humour [au sens de distance prise par rapport à l’objet décrit ou raconté], transfiguration [du réel], réconciliation) ”.
A ce propos, on peut observer que pour certains critiques la difficulté de juger l’œuvre de Zola à l’aune des normes romanesques en vigueur est un signe de “ crise littéraire ” (Richard Kaufmann, Wiener Allgemeine Zeitung, 4 avril 1885), alors que d’autres (Heinrich Osten qualifie dans la Wiener Allgemeine Zeitung des 19 et 20 juillet 1893 les Rougon-Macquart de “ tragédie d’Atrides moderne ”) voient dans les problèmes génériques un élément de “ modernité ” et, par conséquent, de l’évolution de la littérature.
Grâce à la distance qui est la nôtre, le raisonnement de la critique de la fin du XIXe siècle nous permet de mesurer l’évolution qu’a connue le genre : dans le roman zolien, l’absence d’action est, en fait, très relative ; depuis le début du XXe siècle, elle ne serait même plus un argument qui empêcherait de considérer telle ou telle œuvre comme roman ;
* on peut également s’étonner de voir une œuvre comme Anatole rangée parmi les nouvelles. En dehors de la distinction “ nationale ” que l’on trouve chez Muret et chez Pineau, ce classement serait-il dû à un choix d’ordre formel dont le critère serait la longueur du texte en question (le cycle de saynètes Anatole) ? La brièveté serait-elle un critère qui relègue la distinction entre narration et représentation au second plan et permette de classer une saynète comme une nouvelle dans la même catégorie de “ petits genres ” ? Et si tel était le cas, ne s’agirait-il pas là d’un relent de l’esthétique classique, dans laquelle – comme le rappelle Alain-Michel Boyer – la brièveté “ est associée à un style plutôt bas ” et “ caractérise les ‘petits genres’ ”, des textes “ de dimension réduite [qui] comportent aussi des sujets ‘légers’ ” ?
Pour donner une réponse à ces questions et affiner les observations, une enquête plus approfondie concernant davantage d’auteurs et davantage de littératures nationales serait, bien entendu, nécessaire. Les exemples évoqués me semblent cependant confirmer le constat de Jean-Louis Backès, à savoir que les discours de la critique ont comme objectif “ d’introduire une œuvre donnée dans un genre donné ” et cela au prix de quelques déformations qui peuvent d’ailleurs concerner aussi bien l’œuvre que le genre ; ils confirment aussi les propos de Jean-Marie Schaeffer qui estime que “ la généricité d’un texte, bien qu’étant le résultat de choix intentionnels, ne dépend pas seulement de ce choix, mais aussi de la situation contextuelle dans laquelle l’œuvre voit le jour ou dans laquelle elle est réactualisée. L’auteur propose, le public dispose : la règle vaut aussi pour les déterminations génériques ”.