Stella Ghervas
Université de Genève
Les valeurs du projet de Constitution peuvent-elles fonder un imaginaire européen ?*
Do the Values Embeded in the Project of Constitution support a commun European Imaginary?
Abstract: Among the texts laying the political foundation of Europe, the Draft Treaty establishing a Constitution for Europe is no doubt a remarkable exposé of the values, concepts and references forming its ideological cornerstone. Its recent rejection by the French and the Dutch, however, raises an essential question: will the values that the text promotes as its foundation, really suffice to create this communal identity so much sought after? To answer that question, we have applied to the draft Constitution a semantical, historical and even anthropological method of analysis, with a view to revealing the values, conceptions, hopes and expectations of its authors, and thus comprehending the imagination, or imaginaire, of the European political elite. The scope and limits of this imaginaire, in other words its actual capability to coalesce the consciences and willingness of the citizens of the Union, are the subject of this paper.
Keywords: European constitution, values, collective imagery, cultural patrimony.
Animé d’un enthousiasme qui fait défaut à bien des dirigeants ou penseurs européens, l’économiste américain Jeremy Rifkin annonçait récemment, peu avant le débat public autour du projet de constitution de l’Europe, que le fameux « rêve américain » serait en voie d’être supplanté par le « rêve européen » : une nouvelle vision pour le futur de l’humanité, un nouveau modèle porteur d’espoir pour le monde globalisé du XXIe siècle[1]. Interrogé sur les différences qu’il voyait entre ces deux projets de société, il estimait qu’elles procédaient essentiellement d’un choix ou d’une articulation différente des « idéaux collectifs » qui font l’unité d’une société humaine, autrement dit des valeurs transmises à ses membres. Le rêve américain naîtrait d’un concept de la liberté poussé à l’extrême, alors qu’un Européen placerait davantage d’accent sur la sécurité.
Même si les termes de l’opposition esquissée par Rifkin sont assez simplifiés, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les rêves et les valeurs qui se trouvent à l’origine ou à la base de la construction de l’Europe politique. L’actuel débat autour de la future Constitution européenne permet de recentrer l’analyse autour d’un texte qui se veut fondateur, et dont on peut se demander quelle est la part de rêve collectif qu’il exprime. Concrètement, les récentes difficultés rencontrées par le processus de ratification invitent à se demander si les valeurs inscrites dans ce projet constitutionnel traduisent les aspirations profondes des populations européennes, ou si elles ne font que refléter l’imaginaire des rédacteurs du texte.
La dimension imaginaire d’une constitution
En tant que charte de référence d’une collectivité politique, une constitution qui se veut démocratique doit répondre aux attentes, conscientes ou non, des populations qu’elle entend régir. Il faut qu’elle suscite, au moins tacitement, l’adhésion populaire par ses dispositions concrètes, mais aussi – et on a un peu tendance à l’oublier – par les principes et les idéaux dont elle se réclame et par les symboles qui s’y réfèrent. La raison en est que les besoins des citoyens ne sont pas uniquement tangibles ou matériels, même si cet aspect paraît essentiel. Il vient s’y greffer une composante imaginaire, qui est naturellement beaucoup plus difficile à cerner et à formuler. De plus, elle ne coïncide pas forcément avec les idéaux et les projets que les élus et les fonctionnaires ont imaginé pour leurs administrés.
Pour cette raison, le projet de Constitution européenne[2] est l’un des documents les plus à même de révéler les valeurs et les références symboliques censées constituer le socle idéologique de la nouvelle Union. Son Préambule en particulier fait référence à des valeurs qui appartiennent indubitablement à un fonds culturel commun, élaboré tout au long de l’histoire du Vieux Continent. Une lecture attentive révèle toutefois que la formulation de ces valeurs, ainsi que leur traduction en prescriptions concrètes, résultent de considérations dans lesquelles l’imaginaire des rédacteurs, lui-même lié à des langues[3] et à des systèmes de référence différents, occupe une place non négligeable.
Il n’est donc pas hors de propos d’appliquer à ce texte une méthode d’analyse sémantique et historique, voire anthropologique, dont le but est de révéler les valeurs, les conceptions, les espoirs et les attentes de ses rédacteurs, et à travers eux de reconstituer l’imaginaire de l’élite politique européenne[4]. La portée de cet imaginaire, et ses limites, autrement dit sa capacité à agréger les consciences et les volontés des citoyens des Etats de l’Union, constituent la véritable toile de fond de cette analyse.
Notons bien que les obstacles rencontrés par le processus de ratification du projet constitutionnel, qui sont susceptibles de le rendre caduc, n’enlèvent rien à la dimension imaginaire ou projective de ce texte : ils montrent tout au contraire que l’exposé des valeurs «européennes» et des principes qui en découlent a mal coïncidé avec les véritables attentes des populations, particulièrement celles des Français et des Néerlandais consultés par référendum. De simple formalité parlementaire, la ratification est devenue un processus difficile où se mêlent craintes populaires et réactions émotionnelles négatives, que les rédacteurs du projet n’avaient de toute évidence pas anticipées. La question de l’assimilation, par les populations concernées, des valeurs et des principes affichés dans la Constitution européenne est donc plus actuelle que jamais.
L’insaisissable « peuple européen »
Depuis la charte américaine de 1787, toute constitution démocratique est formulée au nom du peuple souverain qu’elle entend régir. Ce dernier est généralement mentionné dès la première phrase du préambule, que l’Etat en question se veuille fédéraliste ou unitaire, qu’il fasse ou non une place à la divinité[5].
Or il n’est pas besoin de pousser très loin la lecture du projet de Constitution européenne pour en remarquer la singularité première : l’absence de référence explicite au peuple souverain, si ce n’est indirectement dans la citation de Thucydide en exergue[6]. Mis à part ce renvoi quasi-mythique, et l’article 2 citant la démocratie comme valeur de l’Union, le corps du texte se réfère à des « citoyens » et à des « habitants ». De fait, les véritables parties contractantes de la Constitution sont les représentants des Etats membres (ce qui a conduit certains juristes à affirmer qu’il ne s’’agit pas d’une vraie constitution, mais d’un traité entre Etats). Par conséquent, le « peuple européen » n’apparaît pas comme une collection de citoyens en chair et en os exprimant leurs suffrages, mais comme une entité collective reculée et relativement floue, censée avoir confié aux Etats le mandat d’adhérer au grand dessein de l’Union[7]. C’est comme si les rédacteurs du texte, embarrassés par cette notion de « peuple européen » avaient postulé son existence sans en proposer de définition culturellement et politiquement claire (et donc sans cadre historique et géographique défini) ; la seule finalité de l’exercice étant de légitimer la signature des Etats.
Il est certes difficile de cristalliser cette entité complexe, et à tout prendre multiple, qu’est l’Europe, dans une définition consensuelle. Autant l’existence d’un héritage culturel commun semble aller de soi, autant sa définition soulève des difficultés insurmontables. Tout d’abord, l’histoire et la réalité de l’Europe actuelle peuvent être perçues très différemment selon les pays qui la composent; ensuite, il faut pouvoir faire évoluer cette définition à mesure que l’Union s’élargit à de nouveaux membres, donc tenir compte des nouveaux peuples qui aspirent à s’y intégrer, sans en exclure par ailleurs les immigrants. Ce principe de non-exclusion culturelle, politique, religieuse et bien sûr ethnique rend difficile, sinon impossible, toute définition positive de l’« européanité ».
Il n’en reste pas moins que cette incertitude a conduit les rédacteurs du projet constitutionnel à centrer leur texte autour des seules valeurs qui seraient communes à une entité européenne jamais définie, bien que cernée par une formulation plurielle[8]. On peut parler à ce propos de véritable déficit sémantique.
Une « Europe des valeurs » ?
A priori, toute constitution est une cristallisation des valeurs fondamentales de la communauté politique qu’elle entend instaurer et régir. Il n’y a donc rien d’étonnant à vouloir fonder l’entité européenne sur des valeurs, et particulièrement démocratiques, ni au fait de donner à ces valeurs une portée normative.
Cependant, dans le cas de la Constitution européenne, le procédé a été poussé jusqu’à son extrémité logique. Encore marqués par l’expérience de la guerre et des divisions idéologiques, les auteurs du projet n’ont assurément guère été tentés de recourir à des références historiques ou culturelles pour définir les contours du « peuple européen ». Méfiants envers la nation et les symboles identitaires, et de surcroît enfants d’une solide tradition laïque, ils se sont contentés d’une formule peu contraignante, dépourvue de toute référence à une tradition ou à un territoire particuliers, et moins encore à un mythe fondateur quelconque.
« Conscients que l’Europe est un continent porteur de civilisation ; que ses habitants venus par vagues successives depuis les premiers âges de l’humanité, y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l’humanisme : l’égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison », affirme ainsi le Préambule.
L’article 2 énonce les valeurs sur lesquelles l’Union entend se baser et trouver sa propre définition :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’Homme. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la tolérance, la justice, la solidarité et la non-discrimination »[9].
Même si elles ont été forgées en partie en Europe, ces notions abstraites n’ont rien de spécifiquement européen : ce sont des valeurs universelles, qui peuvent être reconnues et revendiquées au-delà du Vieux Continent, ou qui ont en tout cas vocation à l’être. Au lieu d’une délimitation géographique, le préambule décrit l’Europe comme un espace privilégié de l’espérance humaine, donc un espace abstrait ; encore peut-on être sûr que certains y verront une marque de suffisance européano-centrique !
Reste qu’il est difficile de ne pas donner raison à Václav Havel lorsqu’il affirme qu’« il y a des valeurs plus élevées que les frontières d’un Etat ». Mais il n’est pas sûr qu’une entité politique supra-nationale puisse se fonder sur les seules valeurs de la pure raison, en faisant abstraction de tout sentiment d’identité collective. Comme l’a écrit Cornelius Castoriadis, l’institution de la société ne peut séparer l’imaginaire du réel, « car c’est dans l’imaginaire que le réel se façonne, se prépare et, surtout, qu’il se crée »[10].
Une Constitution palimpseste
Dans l’énoncé de ses valeurs de référence, le projet de Constitution évoque plusieurs systèmes d’idées et de représentations qui se sont superposés au cours de l’histoire européenne. Dans l’espèce de palimpseste qui en résulte, on peut déchiffrer plus ou moins clairement les tentatives successives de la civilisation européenne de formuler les codes de la vie en société. Cette idée de vagues successives, affirmée dès la première phrase du Préambule, donne ainsi à la notion cardinale d’humanisme une acception particulièrement large.
En effet, l’« humanisme » dont il est question est moins le mouvement culturel qu’a pu symboliser la figure d’Erasme, au tournant des XVe et XVIe siècles, que le mouvement de pensée qui, selon l’Académie Française, « prend l’homme pour fin et valeur suprême, qui vise à l’épanouissement de la personne humaine et au respect de sa dignité » – sans que l’on sache d’ailleurs a priori si cet homme est l’individu contemporain largement émancipé des contraintes envers ses semblables, ou s’il demeure soumis à la raison collective chère à Rousseau et à la Révolution française. Toujours est-il que sa prééminence souligne le caractère laïc de la société européenne à créer.
On peut, pour l’exercice, se divertir à reconstituer les strates historiques de ce palimpseste constitutionnel, certaines relativement apparentes, d’autres beaucoup plus discrètes, voire seulement implicites. À ces dernières appartiennent de toute évidence les allusions à l’humanisme au sens propre (qui consacre la libération des esprits du dogme), au droit des gens, codifié au XVIIe siècle, mais dont les premiers éléments remontent au droit romain (notions de peuple et de liberté), enfin aux pratiques médiévales des franchises, et au juridisme des monarchies d’Ancien Régime. Allusive également la référence à l’Antiquité grecque, manifestée par l’exergue empruntée à l’historien athénien Thucydide, que nous avons déjà mentionnée.
Aux références plus apparentes appartiennent les Lumières du XVIIIe siècle, porteuses de progrès scientifique, de raison comme entité sublimée, et de l’idée, formulée en introduction, de l’Europe comme continent porteur de civilisation. À la Révolution française se rapportent les références à la liberté, à l’égalité et à la solidarité, version modernisée de la fraternité. Des Etats-nations du XIXe siècle subsistent le cadre constitutionnel avec la séparation des pouvoirs, la notion même de constitution, le pluralisme, le suffrage et l’éligibilité universels, et l’idée que les peuples européens peuvent malgré tout rester fiers de leurs identités et de leurs histoires nationales[11].
Mais c’est avec le libéralisme capitaliste et la social-démocratie que l’on pénètre véritablement au cœur des valeurs contenues dans le projet de constitution européenne. Il déclare en effet les vertus de la liberté d’entreprise et de la libre concurrence en prévoyant la création d’un marché unique où la concurrence est libre et non faussée[12]. Ceci ne l’empêche pas d’affirmer par ailleurs le droit à la protection des travailleurs, à la sécurité sociale, le souci du bien-être de toutes les personnes, le progrès social, la tolérance et la justice sociale.
L’imaginaire de l’Etat-Providence facteur de sécurité, que Jeremy Rifkin juge si caractéristique de la mentalité européenne, est donc appelé à une difficile coexistence avec les principes de l’économie de marché, dont les valeurs positives de libre entreprise et de responsabilité individuelle sont aujourd’hui volontiers assimilées, sous les étiquettes dépréciatives de néo-libéralisme ou de mondialisation, à la compétition effrénée, au dumping salarial et aux suppressions d’emplois. Ce conflit des imaginaires entre sans doute pour une large part dans les facteurs de l’échec du processus de ratification en France et aux Pays-Bas.
Paradoxalement, la volonté de promouvoir la paix[13] et la nécessité pour les pays européens de dépasser leurs anciennes divisions et unis, d’une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun[14], ne semble pas suffire à garantir l’adhésion au projet des jeunes générations, censées plus pacifistes. Il est vrai qu’elles n’ont pas connu la guerre et semblent voir dans l’élargissement rapide des frontières orientales de l’Union plutôt un facteur d’instabilité économique, voire d’insécurité, et une menace pour les acquis sociaux. La fin des «Trente Glorieuses» dessine pour eux un avenir beaucoup plus sombre que pour leurs aînés, qui coulent parfois des retraites heureuses le long des côtes méditerranéennes et pour qui les euro-compatibilités offrent autant de commodités supplémentaires[15]…
Enfin, l’inventaire des valeurs proclamées « européennes » par ce projet ne serait pas complet sans un ensemble de références aux mouvements sociaux de ces dernières décennies (féminisme, écologie, tiers-mondisme, non-discrimination, etc.). Dans une sémantique propre à notre époque, il est ainsi question de notre responsabilité à l’égard des générations futures et de la planète, d’une Europe unie dans la diversité, la non-discrimination, le respect des droits de chacun, de lutte contre l’exclusion sociale, la solidarité dans le monde, et d’élaboration d’une Europe du développement durable[16]. Même le patrimoine culturel se trouve cité à plusieurs reprises comme une richesse à préserver et à développer. La défense de ces valeurs ne fait que compliquer l’échafaudage des priorités européennes, en particulier lorsque le principe du « développement durable » vient s’opposer à celui du « libéralisme capitaliste ».
Une absence de taille dans ce palimpseste est celle de toute référence spirituelle, en particulier à l’héritage judéo-chrétien de l’Europe. Dans les sociétés largement laïcisées dont sont issus les auteurs, les pratiques religieuses n’ont guère d’autre statut que privé: aussi ont-ils préféré faire l’impasse sur cette dimension historique, jugée non fonctionnelle voire encombrante[17]. A contrario, le principe d’une société pluriculturelle n’est pas explicitement formulé, sauf à travers le qualificatif d’Europe « Unie dans la diversité », qui apparaît à la fin du Préambule.
Valeurs et opinion publique
Malgré tout, le projet constitutionnel suscite des interrogations de plusieurs nature, et en particulier sur sa capacité à :
- doter l’Europe d’objectifs politiques clairs.
- délimiter une citoyenneté et une identité européennes, par rapport à elle-même et au reste du monde.
- susciter un sentiment populaire d’appartenance, c’est-à-dire un imaginaire capable de mobiliser les individus qu’elle entend régir.
Par rapport aux objectifs politiques, il va sans dire que sur les «valeurs communes» définies par le projet de Constitution, les interprétations et les hiérarchies d’importance restent divergentes d’un pays à l’autre. Le récent rejet, en vote populaire, de ce texte par la France et les Pays-Bas, alors que l’Espagne l’avait au contraire nettement accepté, illustre ce contraste, et les diverses façons dont les valeurs néo-libérales, ou celles de la solidarité entre Etats peuvent être interprétées. Ces différences nationales, qui peuvent être conjoncturelles, recouvrent en fait des clivages sociaux bien plus profonds (favorisés / défavorisés), mais aussi des écarts géographiques (centres / périphéries) et générationnels[18]. Il y a même un fossé générationnel sur la façon de rejeter les différences nationales, l’imaginaire alter-mondialiste des jeunes générations ne coïncidant pas avec les convictions antinationalistes et antipatriotiques d’une partie de leurs aînés, pour lesquels la disparition des références ethniques et nationales paraissait le meilleur garant de la paix entre les peuples[19].
Tous ces clivages révèlent en tout cas l’existence d’imaginaires sociaux et culturels qui sont loin d’être homogènes, et pas forcément en accord avec celui des promoteurs de l’Union européenne. Par ailleurs, le palimpseste de valeurs du texte constitutionnel ouvre la porte à passablement d’interprétations différentes. C’est à la fois une force et une faiblesse d’un projet qui entend demeurer ouvert et peu contraignant, afin de pouvoir englober des populations toujours plus nombreuses et plus différentes les unes des autres.
La seconde interrogation de fond que soulève la Constitution est de savoir si les valeurs qu’elle proclame délimitent vraiment cet espace de l’espérance humaine que serait l’Europe, et celui de la citoyenneté qui l’accompagne. En poussant le raisonnement à l’absurde, on peut admettre que tout pays adhérant à ces valeurs est susceptible d’entrer dans l’Union: l’Australie ou la Nouvelle-Zélande pourraient donc y réclamer leur place ! Plus immédiatement, la question se pose à propos de la Turquie. Historiquement ennemie des puissances occidentales (à l’époque ottomane), chassée d’Europe par l’effondrement de son empire, elle aspire désormais à y rentrer en vertu de sa modernité laïque, proclamée depuis Kémal Ataturk. Au nom de quoi lui refuserait-on son intégration à l’Union – de même qu’au Maroc ou à des pays laïcs d’Asie centrale – dès lors qu’on a renoncé à définir toute « européanité » historique, géographique ou culturelle?
A l’inverse, la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, dont l’histoire et la culture sont manifestement européennes depuis Pierre le Grand, devraient-elles être exclues de l’Union du fait que leurs gouvernements actuels ne sont pas jugés suffisamment démocratiques? De même, que ferait-t-on d’un pays balkanique, ou même ouest-européen, qui serait dirigé par un gouvernement populiste? Cesserait-t-on pour autant de le considérer comme européen? On conçoit que ces questions n’auraient pas lieu d’être si l’Europe était – ou pouvait être – clairement définie.
La troisième interrogation porte sur la création d’un sentiment d’appartenance, d’un imaginaire européen capable de mobiliser les populations. Plus précisément, les valeurs énoncées dans le projet de constitution, que l’on admet comme nécessaires, sont-elles vraiment suffisantes à fonder cette identité communautaire qui trouverait un écho dans l’esprit des Européens ? Il paraît en tout cas bien difficile d’y voir les racines d’un nouveau mythe européen capable de faire rêver les foules. Or, comment peut-on faire exister une communauté humaine concrète, sans susciter en son sein une forte motivation justifiant son unité en corps constitué, et faisant percevoir cette unité comme une nécessité ?
Dans leur volonté de congédier l’histoire, les rédacteurs du projet se sont refusé à la considérer comme une succession d’expériences communes qui ont forgé et renforcé le sentiment d’appartenance des membres à une nouvelle communauté politique. Le texte qui résulte de ce parti pris risque ainsi d’être perçu comme un catalogue de principes traduisant l’imaginaire d’experts qui entendent gouverner l’Union à la manière d’une technocratie bien-pensante, assurant la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. À la limite, une sorte de despotisme éclairé moderne, à la fois réglementaire, tolérant et si possible fonctionnel, tiendrait lieu de justification à la construction européenne, et à la compétence de ses architectes.
Conclusion
À trop vouloir réconcilier des valeurs souvent contradictoires, l’effort dialectique de « synthèse humaniste » que représente le projet de Constitution laisse en fin de compte une impression assez mitigée. Le fait qu’il ne soit pas un texte homogène, ni original, peut être apprécié comme une force, c’est-à-dire comme le produit de l’ouverture d’esprit de ses rédacteurs et de leur capacité à élaborer des compromis entre des tendances contraires difficiles à amalgamer. La complexité d’élaborer une fédération politique sur un continent aussi pluraliste, sinon divisé, a en quelque sorte contraint les rédacteurs de renoncer à définir un sentiment d’appartenance, ou même à élaborer un projet trop directif : ils ont cru pouvoir fédérer des contraires sans devoir procéder à des choix douloureux, et peut-être impossibles. Voilà pour le bilan d’une analyse rationnelle.
La politique n’est cependant pas qu’une affaire de rationalité : c’est aussi une question d’émotions, de sentiments, d’intuitions et d’imaginaires[20]. Ce constat vaut même (et peut-être surtout) dans une société qui a placé la rationalité comme la valeur suprême. Car c’est peut-être bien cette rationalité, tout à la fois économique, technocratique, bureaucratique et libre-échangiste qui pose problème aux yeux d’une partie des populations européennes et qui leur donne le sentiment d’être gouvernés par une élite étrangère à leurs préoccupations véritables.
En rejetant le projet de constitution européenne, les citoyens de France et des Pays-Bas ont montré que dans leur majorité, ils ne se reconnaissent pas vraiment dans les valeurs qu’elle exprime, ou du moins dans la vision des élites qui l’ont rédigée et approuvée. On peut en conclure qu’il est erronné de mettre sur pied des structures « européennes » dans lesquelles les gens ne se reconnaissent pas car elles ne correspondent pas à leurs motivations profondes, et à leur imaginaire politique. Autrement dit, la proclamation de valeurs abstraites ne suffit pas à fonder un imaginaire collectif, ce qui revient en quelque sorte à mettre la charrue avant les bœufs.
Mais peut-être le malaise est-il encore plus profond, quoique plus diffus. Derrière des termes aussi imprécis que stigmatisants, comme néo-libéralisme, mondialisation, ou technocrates (et eurocrates), ce sont peut-être d’autres aspirations, encore confuses, qui cherchent à s’exprimer. Beaucoup de citoyens ne se reconnaissent en effet pas dans un projet de société perçu comme bureaucratique, froid, voire relativement aliénant, et de toute façon élaboré d’une manière peu démocratique. Dans tous les cas, les auteurs du projet avaient manifestement sous-estimé un certain déficit du sentiment européen, encore limité à quelques milieux d’hommes politiques et d’intellectuels habitués à voyager et à converser en plusieurs langues. Du fait des barrières linguistiques et culturelles toujours présentes, « L’Europe n’est pas, comme l’a remarqué Paul Thibaud, un espace sans frontières ; c’est un espace où l’on franchit les frontières, ne serait-ce qu’en lisant une œuvre étrangère. Les Européens sont des gens qui ont rêvé, qui se sont renouvelés en se plongeant dans des imaginaires différents de celui de leur enfance »[21]. Cela revient à dire que la mémoire collective, les identités culturelles et les opinions publiques sont aujourd’hui encore très marquées par le sentiment d’appartenance nationale.
Dans ces conditions, l’Union européenne ferait peut-être bien d’entamer une réflexion sur le type d’imaginaire culturel et social sur lequel elle entend se construire, et de se demander si les rédacteurs de sa future constitution ne sont pas allés trop loin dans leur volonté de congédier l’histoire et la géographie du Vieux Continent. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il soit possible de fonder durablement une construction politique quelconque sans mythes ni utopies, simplement en projetant les aspirations à une meilleure gouvernance d’élites sûres de leurs compétences. A nier les fondements mêmes de l’histoire et de la culture européennes, on prend en tout cas le risque de passer sous silence les motivations profondes de son unification politique. Et du même coup de nier la nécessité historique de cette construction.
Faute de toute démarche identitaire et culturelle, l’Union, animée d’une raison qui ne captive pas les foules, propre seulement à convoquer experts, marchandises et capitaux, pourrait voir se dissoudre l’adhésion que peu ou prou la majorité des peuples européens lui ont accordé jusqu’ici.
D’un autre côté, la conscience du désastre des deux guerres mondiales, la volonté de rendre la paix et la prospérité au continent ont fait faire des progrès considérables à la conscience populaire européenne. A ce jour, un vécu commun a pris substance à travers les médias électroniques (l’Eurovision), le tourisme de masse et la libre-circulation des personnes, ainsi que des symboles comme l’Euro, les plaques minéralogiques et le passeport européen. Il y a donc, et depuis près d’un demi-siècle pour certains pays, une expérience commune de cette construction. Mais pour ce qui est des motivations profondes, on peut se demander, notamment à la lumière de l’expérience des « nouveaux » pays européens ci-devant communistes, si l’Union européenne ne représente pas, avant les « valeurs humanistes » proclamées, ou même la perspective d’une véritable démocratie pluraliste, le simple espoir d’un meilleur niveau de vie et d’un accès rapide à la société de consommation.
Dans une perspective d’avenir, il y aurait donc un intérêt certain à concevoir une Constitution européenne qui en appelle directement aux citoyens, et non aux seuls représentants des Etats et à leurs fonctionnaires. Aux yeux des peuples appelés à composer la future Union, cette constitution serait peut-être alors un symbole de plus dans l’affirmation d’une identité commune. Outre la mise en lumière des responsabilités et des droits si divers qui fondent la nouvelle Union, cette constitution devrait prendre son sens en proposant une réponse au besoin véritable qu’ont les peuples européens de s’unir autour d’un projet fédérateur et mobilisateur, qui serait illustré par leur long vécu commun. Et peut-être ce texte constitutionnel devrait-il entrevoir la possibilité de maintenir la multiplicité des cultures, des modes de vie et des projets de société qui ont fait la richesse de l’histoire du Vieux Continent. Pour arriver à ce résultat, il appartiendrait à l’Union européenne, qui ne rêve pas ou si peu, de forger et diffuser une véritable utopie conciliant unité et diversité. Et si l’on considère que la diversité n’est pas de l’ordre du politique, elle pourrait au moins se préoccuper d’élaborer une unité fondée sur des produits culturels communs. Et pourquoi pas une véritable cinématographie européenne, qui fait encore tant défaut ?
[1] Jeremy Rifkin, The European Dream : How Europe’s vision of the future is quietly eclipsing the American dream, New York, J.P. Tarcher/Penguin, 2004.
[2] Projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe, 18 juillet 2003, Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes, 2003. Voir également le site officiel de la Constitution : http://european-convention.eu.int
[3] Selon l’Art. IV-10, « Le traité établissant la Constitution rédigé en un exemplaire unique, en langues allemande, anglaise, danoise, espagnole, française, finnoise, grecque, irlandaise, italienne, néerlandaise, portugaise, suédoise, tchèque, estonienne, lettonne, lituanienne, hongroise, maltaise, polonaise, slovaque, slovène, les textes établis dans chacune de ces langues faisant également foi, sera déposé dans les archives du gouvernement de la République italienne, qui remettra une copie certifiée conforme à chacun des gouvernements des autres États signataires ». Chaque version est ainsi le résultat de choix différents, autant de façons de comprendre le projet européen. En particulier le terme de « constitution » a lui-même des sens multiples, selon la langue et l’histoire de chaque pays. Ce n’est donc pas un seul texte, mais autant de variations d’imaginaires (connotations, mentalités et sensibilités socio-culturelles différentes). L’absence de texte de référence, ainsi que la possibilité d’erreurs ou d’omissions, a été relevée comme une source potentielle de litiges.
[4] Dans la perception ou dans l’imaginaire des populations européennes, l’existence de cette élite politique ne fait guère de doute, et il y a fort à parier qu’il y en aille de même dans l’inconscient de ceux que l’on qualifie parfois d’ « eurocrates ».
[5] Voir le site des constitutions nationales:http://parti-federaliste.org/constitutions/Constitutions.htm
[6] « Notre Constitution… est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre » (Thucydide, II, 37) : Préambule.
[7] La notion de « peuple » revêt des significations multiples. Voir par exemple Alain Pessin, Peuple, mythe et histoire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997.
[8] La mention explicite des «peuples de l’Europe» n’apparaît en effet que dans le Préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, incorporée dans la seconde partie du projet de constitution.
[10] Voir Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, pp. 51 1-515.
[15] Voir à ce propos les résultats récents de l’enquête sur Les jeunes Européens et leurs valeurs. Europe occidentale, Europe centrale et orientale, Olivier Galland et Bernard Roudet (dir.), Paris, La Découverte, 2005.
[17] Notons que cette vision du phénomène religieux limité à la sphère personnelle est loin de faire l’unanimité dans tous les pays européens (voir notamment l’Italie et la Grèce où le mariage religieux est reconnu civilement).
[18] Sur les résultats du référendum français voir : « La Constitution européenne: sondage post-référendum en France », Flash Eurobaromètre, 171, Commission européenne, juin 2005.