Jaime Baron
Université Bordeaux-3, France
jaime.baron@eesc.europa.eu
Poèmes en prose avant-gardistes : l’obliquité de la fable
Avant-garde prose poems: the obliqueness of the fable
Abstract: The fable’s “hermeneutic translation” (Schaeffer) and narrative schemes are echoed in various prose poems of the modernist period. Examples taken from different authors (Max Jacob, the surrealists, Mac Orlan, etc.) integrate a savoir calqued on the fable’s discursive practice. In surrealist texts, the gnomic code shifts the balance in the traditional relationship between the fable and the reader. The avant-garde hermeneutic translation tends to expand literariness and often claims legitimacy.
Keywords: fable; prose poem; avant-garde; legitimacy; literary history; Max Jacob; surrealism.
Malgré Ésope et Phèdre, malgré les collections d’exempla médiévaux, malgré La Fontaine, Iriarte ou Lessing, la fable reste un genre ou sous-genre difficile à cerner et surtout rebelle à une catégorisation définitive. Dans un article éclairant, Jean-Marie Schaeffer dégage une règle constitutive de la pratique discursive « fable », à savoir, l’existence d’une translation herméneutique transcendante[1]. La fable serait un récit qui vaut pour « autre chose »[2]. À bon escient, l’auteur nous avertit de la diversité de cette relation de translation (par exemple, le passage de l’univers physique à un univers éthique, l’institution d’un comportement ou d’une loi universelle, etc.) aussi bien que de sa variabilité à travers l’histoire littéraire[3].
Une telle opération herméneutique fonderait donc la capacité de la fable à se réactualiser sous une forme ou une autre. Conjointement à d’autres sous-genres comme la parabole et l’apologue, la fable cherche à préciser un savoir qui justifierait la translation. Or la matérialisation diachronique de cette potentialité générique n’a certes pas lieu sans poser des problèmes. En effet, l’énorme adaptabilité historique de l’opération de translation donne des lendemains modernes à la fable mais au prix d’une obliquité qui refond le « savoir » d’une manière beaucoup moins évidente qu’au temps de La Fontaine. Examiner quelques directions de cette obliquité est l’ambition de la communication présente, qui voudrait s’appuyer sur une conception dynamique des genres[4]. À cet effet, l’époque des avant-gardes offre un champ exceptionnel d’étude en raison de l’envahissement fréquent des codes gnomiques et du savoir et de l’effondrement du système de genres accompli au nom de la recherche d’une essence du littéraire, voire du poétique.
Tout d’abord constatons une difficulté qui se pose tout naturellement à l’ historien de la littérature. En effet, il est aisé de dégager pour Phèdre ou pour un auteur des Lumières une relation critique, de contenu moral ou social, entre l’univers fictif du texte et l’interprétation transcendante. Que se passe-t-il aux époques qui, comme la notre, privilégient une littérature pure, « originale », et considèrent l’œuvre littéraire comme « riche séjour de silence », « défense ferme » et « haute muraille contre cette immensité parlante qui s’adresse à nous en nous détournant de nous » selon l’expression de Blanchot[5] ? La fable canonique distribue les actions de l’homme dans le monde d’une façon univoque pour le lecteur : ce dernier, au moyen de la moralité, gagne indubitablement une leçon applicable à la vie. La circulation mimétique entre l’auteur et le lecteur en est assurée. Il en va autrement pour la littérature des XIX et XXe siècles, où elle achoppe en divers degrés sur l’absoluité autotélique du projet littéraire chez un Proust ou les avant-gardes. On pourrait dire que la materia de la fable comme telle se dissémine dans des mondes fictifs aux contours beaucoup plus rétifs à l’ordonnancement discursif et moral de La Fontaine ou de Samaniego. Cependant, le mouvement du savoir continue à être perceptible –même hyperboliquement– dirigeant la capacité de translation dans des textes qui, en principe, ne se réclament pas de la fable. Dans maints poèmes en prose avant-gardistes, nous avons repéré des continuités discursives qui s’ouvrent sur une telle relation de translation, et la demandent même. Une forme qui, après Baudelaire et Rimbaud, semblait être destinée à incarner une modalité de modernité poétique, accueille pourtant ce trait intrinsèque de la fable en ayant recours à des configurations narratives ou semi-narratives. Par là, se brisent jusqu’à un certain point les horizons d’attente par rapport à la poésie moderne et à l’insuccès de la fable dans la modernité. Dans un souci d’unité, nous avons écarté ici l’examen de textes qui, comme ceux de Van Ostaijen et Kafka, s’astreignent plus formellement au modèle de la fable, ce qui, nous l’espérons, fera ressortir avec plus de netteté la présence, semble-t-il, paradoxale de ce genre là où on le croyait désuet.
Une structure narrative simple
Commençons par les évidences : la structure d’un bon nombre de poèmes en prose mime la fable. Comme l’on sait, la fable constitue un récit minimal et, très souvent, sa trame élémentaire articule une opposition de personnages et de leur état initial et final[6]. Pour citer un exemple bien connu, dans « Le Corbeau et le renard », le corbeau jouit au début d’une situation de supériorité, ayant de quoi manger. Cette situation se renverse à la fin, et c’est le renard qui en sort vainqueur. L’argument se réduit à la chute du fromage du bec du corbeau, rusé par les mots du renard. Prenons maintenant un poème en prose de Reverdy, « Le Patineur céleste » (Poèmes en prose, 1915)[7]:
On a transformé le trottoir en vélodrome. Il n’y a qu’un seul coureur. Alors pourquoi court-il si vite ?
On ne voit pas ses mains et le guidon remplace les pédales. Il monte.
On a peur de le voir tomber et qu’une lourde voiture l’écrase ; mais au coin de la rue une glace absorbe son image qui tourne. Il est sauvé.
Le salut du coureur dépend seulement de l’absorption de son image par la glace, et c’est ce fait qui sépare les états de l’identité du cycliste. La construction paratactique déclare avec grande clarté cette opposition centrée exclusivement sur le seul personnage du texte. La promenade dans la ville étant l’un de thèmes préférés de la poésie moderne depuis Baudelaire, on ne sera pas tant étonné par la scénographie urbaine que par la transformation initiale de la rue en vélodrome et par la visibilité précaire du cycliste. Le texte signale donc la transformation comme clé de lecture, du risque d’accident au salut final, dans un espace géographique soumis, lui aussi, à une métamorphose. À la différence de la fable classique, le lecteur aimerait peut-être avoir plus de données. On a signalé que le poème en prose reverdien « refuse de livrer ses tenants et aboutissants »[8], mais ici la structure simple et oppositionnelle est préservée, de sorte que le mouvement herméneutique de la lecture prête naturellement une attention maximale à l’opérateur de l’opposition entre la fin et le début, c’est-à-dire, à la glace absorbant l’image du coureur. S’ensuit une lecture psychologique et morale sans grandes complications : la glace permet au cycliste de se réfléchir, donc de se comprendre et de s’assumer complètement, ce qui constitue son salut et le point final du texte.
Une telle confrontation identitaire est la matrice du mini-récit au même titre que la chute du fromage chez Ésope et La Fontaine, et fonde une trame morale qui oscille entre la perte et le salut. Un lecteur habitué à des formes narratives explicitées comme celles de la fable, du conte ou du roman traditionnels, sera surpris de devoir suivre une articulation de la narration très simple sur laquelle gravite cependant un drame relativement complexe. Cette complexité devient aussi signifiante par un certain soulignement de ce qui n’est pas central sur le plan de la représentation : la transformation a lieu « au coin de la rue », et l’occurrence phonétique /oi/ fait écho à d’autres identiques, « trottoir », « voir », « voiture », qui évoquent en partie le verbe ‘voir’. Le savoir de la transformation est donc doublement oblique : par la disharmonie entre l’économie des moyens narratifs et l’envergure du drame et par la place peu visible de celui-ci.
Il n’est pas rare que dans des poèmes en prose, des épisodes minimes portent une résonance hautement symbolique et morale, comme dans ce texte de Max Jacob (dans Le Cornet à dés, 1917) :
ERREURS DE LA MISÉRICORDE
J’irai plutôt avec lui en prison pour qu’il ne s’échappe pas. Ainsi fut fait ! Nous sommes dans une grosse tour. Une nuit, dans mon sommeil, je fis le geste de le retenir, je ne touchai plus qu’un pied blanc qui montait vers le plafond et me voici seul dans la tour. Sur le haut de grosses charrettes de foin les yeux des paysans me regardent à la fenêtre avec miséricorde[9].
Ici c’est le changement d’état du locuteur, de l’amitié ou de l’amour vers la solitude, qui forme le dispositif narratif central. L’attachement du protagoniste pour son compagnon (« je fis le geste pour le retenir ») en est la cause, déjà annoncée au début (« J’irai plutôt avec lui en prison pour qu’il ne s’échappe pas »). Max Jacob aime les oppositions et même les heurts : à la variation d’état il ajoute une opposition plus large et polémique. En effet, la description relativement longue qui clôt le texte est désavouée par le titre, lui-même un tour de force vis-à-vis de la tradition sapientiale chrétienne. On serait même tenté de voir dans le titre et dans la fin des formes dérivées de promythium et d’epimythium. Si le regard des paysans envers les disgrâces du protagoniste est compatissant, il fait passer symboliquement une communication du savoir : à la tour immobile du début se substitue la charrette mobile (notons la reprise de l’adjectif « grosses » ) ; à l’aveuglement et l’obscurité, l’activité du regard doublement présent grâce aux « yeux » ; à la verticalité close de la tour de pierre, l’horizontalité ouverte des charrettes de foin. Le syntagme « avec miséricorde » finit le texte par l’hémistiche d’un vers alexandrin. Une rhétorique limpide est donc à l’œuvre, qui organise le changement de perspective et fait valoir un savoir médiateur, si tardif, vis-à-vis de l’aveuglement du protagoniste. S’amorce ici une sémiotique conciliatrice où se laisse sentir une compréhension qui pivote autour d’un mot (« miséricorde ») engageant directement une tradition de sapience. Si la fable classique motivait une lecture très clairement rétrospective ou prospective grâce aux moralités placées à la fin ou au début, ce texte nous oblige à parcourir un mouvement de la conclusion au titre établissant paradoxalement deux niveaux de sapience. De la sorte, une saturation interprétative est offerte au lecteur, qui doit endosser la simultanéité des miséricordes contraires. À la fabula première se superpose alors une autre fabula, laissée presque entièrement au travail de la lecture, qui comptera tout de même sur la relative préséance d’un paratexte surprenant.
Le savoir surréaliste
Dans « Erreurs de la miséricorde », un ensemble de corrélats herméneutiques s’arbore autour d’un schéma narratif extrêmement simple et nous replace devant un dilemme moral sur la vie et la signification du mot « miséricorde », avec une grande marge. Dans la littérature surréaliste, la marge s’amoindrit, et cela au nom d’un savoir supérieur. Par exemple, « Le 13 l’échelle a frôlé le firmament » (Constellations)[10] de Breton atteste que le lecteur est guidé et presque forcé de suivre une orientation bien précise de lecture. Récréation du mythe ancien d’Éros et Psyché, le poème participe de l’idylle et de la fable, mais en les contraignant à une visée interprétative qui, en deçà de ses prestiges spécifiquement verbaux et poétiques, cherche à rendre le mythe sous un nouveau jour. D’où l’importance de l’axe du savoir qui articule le texte. En effet, la trame des mésaventures de Psyché, illustrée sous la figure de la descente, s’interrompt à un moment donné pour laisser la parole à une Tour incarnant la connaissance. Examinons cette deuxième partie du poème :
C’est alors, mais seulement alors, que dans l’inouï s’assure et à toute volée retentit la voix de la Tour : « Les yeux fermés redescends par où tu es venue. Tu ne t’arrêteras pas au niveau du sol. C’est quand à nouveau tu seras parvenue ici en reflet que te sera révélé l’équilibre des forces et que tu poseras le doigt sur le coffret des parfums.
Cette séquence est doublement embrayée par « alors » et se fait le porte-parole d’une valeur de la modernité exploitée à fond par les surréalistes : le nouveau ou l’inouï (« dans l’inouï s’assure »). Les mots de la Tour sont dits avec autorité, une autorité aux conséquences vastes étant donné qu’il s’agit pour Psyché de retrouver l’amour. En effet, dire qu’il faut descendre « les yeux fermés » et qu’il faudra parvenir « ici en reflet » équivaut à rendre un contenu explicite aux épreuves d’amour. La prophétie de la Tour affecte la vérité de l’existence et, au moyen de l’expression « te sera révélé », renvoie aux langages du merveilleux, de la gnose ou de la religion. Cette dernière partie du texte se construit sur le parallélisme « C’est alors …que » et « C’est quand…que », qui structure une prévisibilité du temps semblant reproduire une matrice narrative parfaitement connue par le locuteur. Le savoir se fait transparent grâce à la Tour, envahissant du coup toute la motivation narrative et symbolique du texte. En réalité, le cadrage narratif (formé par les verbes au passé simple « aima », « mit », « retentit » et d’autres verbes au présent) est complètement absorbé par le code gnomique de la fin où pointe la connaissance du futur. Les dilemmes moraux sont exclus du texte parce que celui-ci se porte garant d’une vérité absolue et, en cela, il amplifie le lointain epimythium de la fable en proposant une solution presque dictatoriale, mais euphémisée par son surgissement dans un mythe traditionnel. Ce poème sur Éros et Psyché est une fable parce que la trame narrative s’organise entièrement autour de la motivation du savoir. C’est celle-ci qui dirige inéluctablement le sens de la lecture.
Dans d’autres textes surréalistes, c’est le paratexte qui engage la direction de la lecture. Le poème d’Éluard « Le Nettoyage des carreaux n’entraîne pas forcément la propreté en amour »[11], qui pourrait constituer une moralité de La Fontaine ou une maxime de Vauvenargues si l’on permute le vocabulaire, en est un bon exemple. On se trouve, en fait, devant une sorte de « collage » d’une pratique textuelle codifiée[12]. Le texte invite à établir des équivalences entre la domesticité et l’obéissance (que suggère métonymiquement « Le nettoyage des carreaux ») et une « héroïne » qui est appelée aussi « bonne impénitente » et « prisonnière ». Le poème se clôt par l’évocation de la prisonnière « qui garde devant elle des souvenirs curieusement perfectionnés ». La forme verbale « garde » et l’expression « curieusement perfectionnés » suggèrent l’idée d’habitude cultivée et rétive à la spontanéité, précisément prônée par les surréalistes et les dadaïstes à l’époque de publication des Malheurs des immortels (1922). Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de voir dans des adjectifs comme « solide bon sens » ou « coït familier » une attaque contre les valeurs bourgeoises de l’époque. Cette attaque n’est pas explicitement énoncée mais elle est dirigée par un titre ravageur et tout-puissant qui se constitue en pratique gnomique infléchissant le contenu du texte. À nouveau, la lecture est orientée de façon univoque, étant donné que, par sa nature même, le titre absolutise « la propreté en amour ».
La relation de translation qui, dans la fable classique, aboutissait à une moralité pratique, se concrétise dans les textes de Breton et d’Éluard grâce à la prérogative donnée au savoir, un savoir qui donne la véritable clé d’un mythe sur l’amour dans un cas et engage une lecture critique des mœurs amoureuses dans l’autre. L’exemple d’Éluard est particulièrement percutant en ceci que le code gnomique se trouve d’emblée mis à contribution d’un renversement de la morale reçue. Comme l’explique Béhar, le collage était pour les avant-gardes un procédé terroriste[13], mais il est important de constater que le poème d’Éluard contient un mini-récit laissant entrer des motivations autres que le seul arbitraire[14]. Les dessous du texte sont le revers de la « propreté » que le titre pose comme une éthique nécessaire. Éluard et Breton exigent donc l’attachement total du lecteur à leurs doctrines. En cela ils continuent – et exacerbent – la tâche du fabuliste mieux que Max Jacob ou Kafka.
Les contenus de la translation
Dans nombre de textes d’avant-garde, c’est une connaissance relative du « moderne » qui informe la matière de la relation de transposition. La lecture oblige alors à disposer d’une certaine familiarité avec la littérature de l’époque. C’est, jusqu’à une certaine mesure, le propre du littéraire en raison de sa nature intertextuelle, à cette particularité près que le texte peut jouer sur des continuités à effets pittoresques, humoristiques ou autres et en faire une trame narrative, comme le montre « La Christométrie américaine à 3 : 50 » de Max Jacob :
Le noir de la fenêtre alternait avec le blanc. C’est dimanche nominalement et officiellement, mais non dans le cœur de la dame étrangère. Le cheval blanc traverse la salle avec des jambes en fleurons de galop : il y a plus de fers de lances que de drapeaux. La dame étrangère séquestrée derrière le tableau feuillette des toiles. Les dames étrangères ont l’air triste quand elles ne parlent pas le français : elles ont l’œil intelligent, mais elles portent des robes trop montantes. Celle-ci est l’inventeur, dit-elle, de la « Foi démontable », article en vente dans tous les pays, commode pour le transport et surtout pour Satan et sa séquelle. La dame étrangère ne se servira de la « foi démontable » que lorsqu’elle parlera tout à fait le français : elle se contente aujourd’hui d’en être l’inventeur.[15]
Le titre cite déjà plusieurs thèmes typiques des avant-gardes : d’abord, l’ascension du Christ popularisée par le poème « Zone » d’Apollinaire et, subordonnés à elle, les motifs de l’Amérique et de la mesure précise du temps, signes tous les deux des nouveaux temps. Or Jacob attaque le succès de ces poncifs. D’abord il fait de la « dame étrangère » celle dont « le cœur » n’est pas en accord avec un temps d’énonciation marqué très explicitement (« C’est dimanche nominalement et officiellement »). En inventant la « Foi démontable », la dame chosifie un contenu spirituel, de la même façon que le titre mesure (« Christométrie ») quelque chose qui est en principe immesurable (l’ascension du Christ). Jacob critique l’intelligence ou, mieux, l’usage littéraire de ce nouveau thème après « Zone » : en effet, les dames étrangères « ont l’œil intelligent, mais elles portent des robes trop montantes », et ce « montantes », outre s’opposer à l’idée d’essence, insiste sur la montée mais en la négativisant (« trop »). Dans « Zone », il est question d’une escorte qui flotte autour du Christ aviateur. Ici deux chaînes sémantiques de l’ascension sont proposées : l’une, celle du Christ, est absente ; l’autre, déclenchée par le sens péjoratif de « montantes », se complète par les idées de marchandise et d’efficacité (« article en vente dans tous les pays, commode pour le transport ») et finit, en toute logique, par faire appel à la figure inverse de « Satan et sa séquelle ». Pour comprendre le signe double, il est indispensable de connaître le poème d’Apollinaire et son retentissement dans les années 1910. À noter que le comble de la chosification arrivera quand la dame étrangère « parlera tout à fait le français ». Le texte dénonce le succès, par trop facile, du motif dans la littérature française, exploité diversement par Marinetti, Cendrars, Cocteau et autres. La moralité du texte tient à ce qu’il instaure implicitement une relation entre un lieu commun avant-gardiste et son origine religieuse. Cette relation accomplit une délégitimation de la production littéraire contemporaine. La culture du Zeitgeist avant-gardiste est donc l’objet de la relation de transposition.
Le mouvement peut être inverse : ainsi, le poème en prose de Luis Cernuda « Passion pour passion » (en espagnol, « Pasión por pasión »[16]) finit par une déclaration qui affirme son appartenance sentimentale au motif de l’homme décollé : « Je compris pourquoi un homme sans tête est appelé prudent » (« Comprendí por qué llaman prudente a un hombre sin cabeza »). Cette phrase clôt un texte où le sujet désirant ne peut pas garder son objet. L’effusion sentimentale (« Je pleurai, je pleurai tant », « Lloré, lloré tanto ») semble la réponse quasi codifiée à cette problématique, encadrée par un incipit explicite : « Passion pour passion, amour pour amour » (« Pasión por pasión, amor por amor »). Aussi la fin récupère-t-elle un thème des avant-gardes prisé pour sa capacité pathétique, surtout à partir du « Soleil cou coupé » de la fin de « Zone ». La contamination avec l’« homme sans yeux sans nez et sans oreilles » du « Musicien de Saint-Merry » à travers les représentations surréalistes est probable. Cernuda mime une connaissance (« Je compris ») apparemment scandaleuse, mais parfaitement motivée par les linéaments du drame amoureux et identitaire qui soutient la culture avant-gardiste. L’intertexte apollinarien et surréaliste est ainsi fonction d’une prudence (« prudent », « prudente ») expérimentée pour la première fois par le locuteur. Cette nouvelle donnée, qui prend la place de l’epimythium de la fable canonique, rétablit le mouvement de la relation critique niée ou plutôt négativisée dans le poème de Max Jacob. La littérature dominante du Zeitgeist surréaliste sert à Cernuda pour exalter le sens de la passion qui se constitue en code gnomique de tout le poème et répond entièrement aux ambitions du titre. Les cultures avant-gardiste et surréaliste sont transposées ici, en créant une sagesse paradoxale et transcendante qui tient lieu de connaissance et d’affirmation personnelle et, par ailleurs, réinterprète à sa façon la vieille polémique entre la sagesse et la folie chez La Fontaine et autres fabulistes.
On finira cette série d’exemples du contenu de la translation intra-littéraire par l’analyse d’un poème en prose de Pierre Mac Orlan, « La Boucherie », le premier de Boutiques (1925), dont le texte est le suivant[17] :
Les moutons, cocarde aux reins, sont alignés tels de jeunes conscrits de village.
Si les moutons savaient battre du tambour, sonner de la trompette et jongler avec une canne enrubannée, c’est là qu’ils viendraient tirer au sort pour orner leur idéal d’une cocarde et d’un flot de rubans, admiration des brebis.
Si j’étais bœuf, j’aimerais à dire quelques mots sur la question, bien avant de tirer mon numéro dans la salle rouge de la Villette.
Et j’inventerais un «truc » pour devenir aussi petit que la grenouille de la fable.
Le poème est axé sur le régime hypothétique « si », en distribuant deux isotopies bien déterminées : d’une part, celle des animaux (« moutons », « brebis », « bœuf ») et de l’autre, celle de la foire (« cocarde », « trompette », « jongler », « canne enrubannée », « rubans », « tirer mon numéro »). Les deux isotopies sont en correspondance avec les deux sens du signe double du titre, « Boucherie », c’est-à-dire, ‘tuerie’ et ‘boutique’. Ce deuxième sens est surdéterminé par le prestige poétique du banal moderne, apparenté également à l’éclosion des publicités depuis Rimbaud, Apollinaire et les surréalistes[18]. Le texte met en place le problème de la conversion poétique, d’une magie dépendante d’un « truc » qui, par les guillemets et sa valeur phonétique unique dans le poème, fait irruption dans la configuration matérielle de celui-ci. Voici le noyau du mouvement d’une fabula moderne de la poésie : inventer un « truc » suffirait pour une poésie réussie, pour mener à bien l’intégration d’une chaîne en l’autre. Mac Orlan met discrètement en échec cette opération en éclairant son caractère imaginaire et « inventif ». La magie poétique serait-elle la résultante de ce qui, au niveau mimétique du texte, est désigné comme « tirer au sort », « tirer mon numéro » ? En faisant pivoter l’action du texte sur le régime hypothétique la deuxième chaîne sémantique se déplace vers le royaume du conditionnel et son caractère quelque peu ornemental (« cocarde ») et hasardeux (« mon numéro ») se souligne. L’avènement de ce monde magique est alors mis en parallèle avec la transformation hypothétique du locuteur en être « aussi petit que la grenouille de la fable ». Par là, il est suggéré que la conversion est factice, que son apparent bonheur ferait rapetisser son auteur, comme si celui-ci n’était pas légitimé à la réaliser.
Cette thématique devient plus claire en lisant le texte qui suit, « La Boucherie chevaline », où une femme se plaint au boucher de la maladie de son mari, maladie qui consiste à ne prononcer « que des mots nobles comme ceux que l’on peut lire dans les textes des films à épisodes (…) ». À une telle plainte, le boucher donne la réponse suivante : « C’est peut-être, Madame, que votre mari a mangé de ce fameux cheval Pégase que j’ai acheté à l’équarrisseur. Et pourtant, hélas ! j’étais de bonne foi ». « Pégase », symbole de l’imagination, est donc la cause de la maladie des « mots nobles », de belles lettres, on pourrait dire tout court d’une poésie fausse parce qu’imaginaire. Rappelons au passage que l’ensemble de l’œuvre poétique de Mac Orlan s’intitule Poésies documentaires complètes. La moquerie est présente dans les deux textes, qu’il s’agisse de la grenouille toute petite ou de l’équarrisseur qui vend les maladies de l’imagination. On a dit à juste titre que « Mac Orlan dégonfle les faux prestiges »[19]. Le fonctionnement poétique, le passage d’une chaîne à l’autre, est l’occasion d’un manque, d’une faille ; l’ensemble de la poéticité et de sa faille constitue l’œuvre propre de la translation : le poème communique qu’il ne peut pas être transposé entièrement en poéticité. L’auteur, conscient de l’existence du « truc » magique, nous montre la porte du possible mais ne traverse pas le seuil : curieusement, de l’autre côté de la porte, on trouve l’univers de la fable et ses personnages. Dans un monde où les charmes classiques de celle-ci n’ont plus cours, la « moralité » consiste à les perdre ou, plus exactement, à les maintenir dans un régime hypothétique. L’échec relatif de la transposition, d’un texte-boucher devenant texte-magie, laisse passer au moment décisif le point de fuite des enchantements du passé, d’une fabula dans la marge. Le texte prend l’allure de la fable justement quand la fable comme genre ancien énonce sa lueur de trace d’altérité (historique, fictionnelle, thématique). L’obliquité de la fable, sa capacité de futur en tant qu’activité de translation, y œuvre dans l’incomplétude et, assurément, dans la nostalgie.
Todorov a défini le genre comme le lieu de rencontre de l’histoire littéraire et de la poétique générale[20]. L’absence de la fable comme « genre » pur et la persévérance d’une relation de translation globale à l’époque des avant-gardes reformule en l’occurrence ce rapport : l’écriture d’un texte, d’un poème avant-gardiste passe souvent par l’activation d’un savoir qui fonde la légitimité de son acte : le rejet par les avant-gardes de l’institutionnalisation de la littérature est contrebalancé par cette attention donnée à la légitimité, dont le matériau est fourni par des positionnements polémiques, que ce soit sur le Zeitgeist (deuxième exemple de Jacob), sur la moralité de l’amour (exemple d’Éluard ) ou sur ce que la poésie ne devrait pas être (exemple de Mac Orlan). Tout ceci amplifie la littérarité des textes au sens large. Curieusement, ce que Rancière appelle le moderne système de l’expressivité (opposé à l’ancien système de représentation)[21] s’auto-explique en s’appuyant sur la relation de translation empruntée à la fable pour articuler sa force et sa raison d’être. La marque ancienne d’un Ésope triomphant de tous, du « Tum victor σοφóς », décrite par Phèdre[22], devient dans le contexte avant-gardiste une autre stratégie, un étayage du processus de légitimation à l’intérieur du système littéraire.
Notes
[1] Jean-Marie Schaeffer, « Aesopus auctor inventus – Naissance d’un genre : la fable ésopique », Poétique, n° 63, 1985, p. 358.
[2] Idem, p. 355.
[3] Idem, p. 358-360.
[4] Voir la citation de Friedrich Schlegel dans Tzvetan Todorov, « L’origine des genres » in Les Genres du discours, Paris, Seuil (« Poétique »), 1978, p. 52-53.
[5] Maurice Blanchot, Le Livre à venir, cité dans Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette Littératures, 2005, p. 9.
[6] Voir Christian Vandendorpe, « De la fable au fait divers », consultable au http://www.uottawa.ca/academic /arts/lettres/vanden/faitdiv.htm, passim.
[7] Pierre Reverdy, Plupart du temps, Paris, Gallimard (« Poésie »), vol. I, 1969, p. 37.
[8] Voir Yves Vadé, Le Poème en prose, Paris, Belin, 1996, p. 99.
[9] Le Cornet à dés, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1978, p. 164.
[10] André Breton, Signe ascendant suivi de Fata Morgana, Les États généraux, Des épingles tremblantes, Xénophiles, Ode à Charles Fourier, Constellations, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1999, p. 151.
[11] Paul Éluard, Poésies 1913-1926, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1971, p. 139.
[12] Pour ce procédé et son importance parmi les surréalistes et les dadaïstes, voir Henri Béhar, Littéruptures, Lausanne, l’Âge d’Homme, p. 183-204, 1988.
[13] Idem, p. 189.
[14] Pour Tzara, « l’arbitraire [du collage] emprunte à la poésie sa force impérative et inébranlable, celle du fait accompli, et sa méthode préférée, celle de la dictature de l’esprit », voir ibidem.
[15] Le Cornet à dés, p. 121.
[16] Luis Cernuda, Poesía completa, Obra completa, vol. I, Madrid, Siruela, 1993, p. 185
[17] Pierre Mac Orlan, Poésies documentaires complètes, Paris, Gallimard (« Poésie »), 1982, p.119.
[18] Étienne-Alain Hubert, « Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs » in Circonstances de la poésie – Reverdy, Apollinaire, surréalisme, Paris, Klincksieck, (« Bibliothèque du XXe siècle »), 2000, p. 283-285.
[19] Vadé, Le Poème en prose, p. 123.
[20] Voir « L’origine des genres » in Les Genres du discours, p. 52.
[21] Jacques Rancière, La Parole muette, Paris, Hachette Littératures (« Pluriel »), 2005, passim.
[22] Il s’agit de la fable « De lusu et severitate », voir Phèdre, Fables, Paris, Budé (« Les Belles Lettres »), texte établi et traduit par Alice Brenot, 1924, p. 47.