Barbara Sosien
Université Jagellonne, Cracovie, Pologne
barbara.sosien@uj.edu.pl
Barbara Sosien
Perséphone ou Eurydice ? Antithèse ou inversion ? [1]
Abstract: A duality of being is inscribed in the mythical story of Persephone, therefore its character is both antithetical and inversive. The antithesis is defined by the seeming dichotomy between the earthly existence of Demeter’s daughter Cora and her underground life when she becomes Hades’s wife Persephone. However, the myth shows the Cora of daylight and Persephone of darkness as a unity; the cyclical return to the surface of the earth and disappearance in its depth point to inversion rather than antithesis. In the works of French romanticism the dramatic character of Persephone is sometimes placed close to Eurydice. The present paper discusses the issue in the writings of Gérard de Nerval and Alphonse Esquiros’s Le Magicien.
Keywords: Gerard de Nerval; Alphonse Esquiro; Persephone; Eurydice; Antithesis; Inversion; Light; Darkness.
La réversibilité des phénomènes et valeurs antinomiques est une des grandes pensées romantiques ; elle concerne l’épistémologie, l’éthique et l’esthétique. Influencés par la philosophie de la nature et de l’anthropologie mythologisante, les écrivains formulent des questions sur les antinomies, leurs limites et leur faculté d’euphémiser les tensions par l’entremise de l’inversion. Le mythe de Perséphone en tant que tel tient peu de place dans cette littérature, et est rarement thématisé. Le plus souvent, l’histoire de la fille de Déméter se laisse décrypter en tant que métaphore, ou plutôt l’ombre d’une métaphore. Les liens avec le mythe de Déméter allant jusqu’à la confusion sont manifestes ; outre cela, le personnage de Perséphone se trouve comme absorbé par le grand réseau des mythes masculins, ceux de Prométhée, Pygmalion, Narcisse, Icare, Endymion, et particulièrement – celui d’Orphée. À l’ombre d’Orphée, un profil féminin se dessine : celui d’Eurydice, liée avec Perséphone par de lointaines analogies. Le désespoir, la nostalgie, la quête, les décisions avec leurs résultats appartiennent à Orphée : passive, Eurydice subit son destin comme elle suit son époux, lorsqu’elle avance, ombre muette, vers la vie et la lumière, avant d’être arrêtée à mi-chemin et à jamais retenue dans l’Hadès. Ainsi, la ténébreuse image symbolique d’Eurydice se fige, l’inversion ne se produit pas, le mythe ne manifeste pas sa face radieuse. Or, le récit mythique d’Eurydice ne fait que frôler celui de Perséphone, dont il n’égale pas le dynamisme. L’insouciante promenade dans la nature et la mort violente qui frappe les deux jeunes femmes et les voue au séjour dans le royaume des morts ; le désespoir des proches ; leur refus d’obéir aux sentences divines et leurs efforts réitérés pour en casser la sentence : autant de convergences entre les deux mythes. Car la divergence est fondamentale, et concerne le sort posthume des deux personnages : selon le mythe, Eurydice ne quittera jamais le monde souterrain, tandis que le sort duel de Perséphone lui ménage les retours cycliques, partant – l’inversion à l’oeuvre.
L’acte premier du drame, dont le double mythe de Déméter et Perséphone fournit la matière, est situé dans un espace ouvert, au printemps, en pleine journée. Perséphone, ou plutôt Coré, fille de Déméter et Zeus, se promène insouciante avec ses compagnes dans un bois ou un pré en cueillant des fleurs. L’hymne homérique en nomme plusieurs : roses, safrans, violettes, glaïeuls et jacinthes. Une place à part est réservée au narcisse, dont Hadès, roi du monde souterrain, fera son complice : le dieu- ravisseur se servira de l’exceptionnelle beauté de la fleur pour séduire Perséphone :
[…] narcisse, que Gaia avait produit pour tromper la vierge à la peau rosée, par la volonté de Zeus, et afin de plaire à Aidôneus l’insatiable. Et ce narcisse était beau à voir, et tous ceux qui le virent l’admirèrent, dieux immortels et hommes mortels. […] la vierge, surprise, étendit les deux mains en même temps pour saisir ce beau jouet […] [2].
Dans les Métamorphoses d’Ovide, le narcisse est absent, le poète latin ne parle que des « violettes ou lis blancs », mais insiste sur le « printemps éternel » (perpetuum ver est ; V, 391) du lieu de l’action. Or, dans tous les cas et quelle que soit la version (la réécriture) du mythe, la première phase du scénario mythique précise le cadre spatial et temporel du drame où le clair, l’ouvert et le juvénile s’unissent dans une harmonieuse isomorphie. Le récit mythique fait jouer les circonstances responsables de l’imminente déstabilisation de cette harmonie, soit la disparition de Coré-printemps. Son seul geste de tendre les mains pour cueillir la fleur piégée marque la fin de la première et le début de la seconde phase, sombre et nettement opposée à la précédente : « […] voici que la vaste terre s’ouvrit dans les plaines de Nysios, et le Roi insatiable, illustre fils de Kronos, s’en élança, porté par ses chevaux immortels. Et il l’enleva de force et la porta pleurante sur son char d’or. Et elle criait à haute voix […] »[3]. La violence de la scène est frappante : l’effet dynamique résulte de l’impétuosité des noirs coursiers de Hadès surgissant du fond de la terre, des cris dont le ravisseur les excite[4] et de ceux de sa jeune nièce enlevée ne cessant d’appeler au secours. Le paysage que traverse, ou plutôt survole le sombre équipage chthonien conduit par Hadès signale la proximité du royaume des morts dont Perséphone sera reine en tant qu’épouse du « fils de Saturne ». Ovide parle des eaux, noires et sulfureuses dont les effluves annoncent la fin du dramatique parcours ; en effet, les dernières scènes sont alimentées par un imaginaire catamorphe à l’oeuvre. La violence de Hadès s’exprime en paroles, mouvements et gestes, s’attaque à Perséphone, aux bêtes et éléments de la nature, forcés à l’obéissance :
Le ravisseur hâte ses coursiers, […] secoue les sombres rênes sur leur [des chevaux] cou et sur leur crinière. Il franchit dans sa course […] les étangs de Palice, dont les eaux exhalent l’odeur du soufre, et bouillonnent au sein de la terre entr’ouverte. Le fils de Saturne ne peut contenir sa colère ; il presse ses terribles coursiers, et son sceptre, lancé d’un bras vigoureux, plonge au fond du gouffre ; la terre, ébranlée du coup, lui ouvre un chemin jusqu’au Tartare, et reçoit son char, qui roule dans l’abîme[5].
La disparition du ravisseur avec sa proie marque la césure entre le haut-lumière et le bas-ténèbres et annonce le dernier acte du scénario, soit la dernière phase du drame de la jeune déesse : depuis, les dramatis personae, la jeune fille et le dieu devenus époux et épouse, règnent ensemble dans le royaume des morts, espace fermé et ténébreux.
Le caractère nettement antithétique des deux phases du mythe, la claire et la sombre, l’ouverte et la fermée, semble évident. Mais le propre des antithèses n’est pas de rester immobiles. En suivant les acceptions proposées par Gilbert Durand, on constatera que le régime d’antithèse est toujours susceptible de changer en régime d’inversion, ou réversion, sinon retournement[6]. Dans le cas de l’inversion, les contours des phénomènes et valeurs contraires s’atténuent, l’inversion étant imaginée tels l’avers et le revers d’une médaille, ou bien le vêtement avec sa doublure : arracher une partie c’est détruire l’ensemble. L’inversion modifie, mais n’élimine rien. La structure d’ensemble reste entière, nonobstant le dynamisme qui déplace les éléments : ce qui a été en haut se trouve en bas, la lumière reluit dans les ténèbres, la clarté s’obscurcit ; et vice versa… Il se passe comme si l’essence des phénomènes, formes et notions, et surtout de leurs représentations symboliques ne se révélait qu’au contact avec son contraire.
« L’apparente identité de notre monde ne peut, en effet, révéler sa nature cachée qu’en étant confrontée à son anti-monde, à son inversion en miroir. […] l’image véritable des choses se révèle ambiguë, tissée indissolublement d’ordre et de désordre, de réalité et de leurre »[7], remarque Jean-Jacques Wunenburger dans son commentaire de l’effet de dissémination, propre à l’imaginaire baroque.
Toute valeur antithétique contient en germe les prémices de l’inversion ; en l’occurrence, la radieuse Perséphone devenue reine des Enfers y apporte sa lumière qui ne s’éteindra pas, cycliquement ravivée par ses retours sur Terre. De nombreuses représentations antiques l’étayent : bas-reliefs, médailles, médaillons, etc… présentant Perséphone un épi de blé doré à la main. Un épi facile à imaginer brillant, au fond des ténèbres chthoniennes, de cette même lumière que la fille de Déméter a apportée, telle la dot. L’épi, avec sa double symbolique qui réunit le bas-terre dont il émergera et le haut-ciel vers lequel il s’élèvera en croissant ; synthèse du féminin tellurique et du masculin ouranien ; « […] symbole de la croissance et de la fertilité […] indique l’arrivée à la maturité […] »[8] – cet épi annonce la suite du sort de la protagoniste du mythe, reine des morts : son retour sur Terre, partant, le retour de la vie, la sienne et celle de la nature entière[9]. En termes de l’imaginaire, nous dirions que voilà la lumière se faisant avers, alors que les ténèbres se font revers… Ainsi, l’interruption de l’existence de Coré, imaginée ouverte et claire au profit de l’existence enténébrée, en apparence antithétique, devenue le partage de Perséphone, contient en germe l’inversion. La lecture de quelques textes antiques semble le corroborer, l’un des exemples les plus frappants étant celui des Métamorphoses d’Apulée, où Lucius dit : « J’ai touché aux portes du trépas; mon pied s’est posé sur le seuil de Proserpine. Au retour, j’ai traversé tous les éléments. Dans la profondeur de la nuit, j’ai vu rayonner le soleil »[10].
Lorsque, dans ses études sur les ambivalences des images symboliques oscillant entre l’antithèse et l’inversion, Durand constate: […] c’est au sein de la nuit même que l’esprit quête sa lumière […] la nuit n’est que nécessaire propédeutique du jour, promesse […] indubitable de l’aurore »[11] – son propos semble autant un commentaire de l’aveu de Lucius. La figure de Coré-Perséphone (chez Apulée, Proserpine) illustre le dynamisme de l’inversion à l’œuvre : Hadès n’emprisonne pas son épouse, Perséphone, reine des morts, redevient Coré, dispensatrice de la vie ; le processus sera ininterrompu. Dans l’imaginaire alimenté par l’expérience venue de la nuit des temps, le grain à lui confié ne meurt que pour renaître sous forme d’épi, ce que le retour de Coré-printemps garantit. Certaines œuvres picturales illustrant le moment où elle émerge de l’abîme la présentent claire, diaphane, les bras tendus vers Déméter, baignée dans une longue traînée de lumière. Ainsi par exemple, la composition du tableau de Frederica Leightona The Return of Persephone (1891) suggère un mouvement quasi aérien, ascensionnel, vers une lumière plus grande s’ouvrant en haut.
Le cercle se referme : la descente et l’ascension, à son tour suivie de la descente garantissent l’équilibre entre les antinomies, sans nier pour autant leurs différences spécifiques. Perséphone : déité chthonienne de l’éternel retour, gardienne de la mesure du temps, partant du calendrier dont Gusdorf parle en termes que voici : « Le calendrier a une structure périodique, c’est-à-dire circulaire. […] Le temps cyclique et fermé affirme dans le multiple […] l’intention de l’un »[12].
Puissent nos réflexions sur l’inscription du mythe de Perséphone et d’Eurydice dans deux textes romantiques : Aurélia (1855-56) de Gérard de Nerval et Le Magicien (1838) d’Alphonse Esquiros servir d’exemple.
Au début de la seconde partie d’Aurélia l’héroïne éponyme semble identifiée à Eurydice ; le texte porte en épigraphe le double appel : Eurydice ! Eurydice !, ce que l’incipit commente comme suit : « Une seconde fois perdue! Tout est fini, tout est passé ! C’est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir. – Qu’est-ce donc que la mort ? Si c’était le néant… »[13] Cependant, au début de la première partie, il n’est question que de la perte, et non de la mort d’« Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia […] » (695-696) ; nous apprenons par la suite que celle qu’on nomme Aurélia est morte, la perte est donc irrémédiable. Mais Aurélia a-t-elle jamais existé… ? Ou bien n’est- elle qu’un nom, une présence nominale… ? La question reste ouverte. Les visions oniriques et hallucinations qui suivent réitèrent le motif de la perte, toujours par rapport à la femme qui apparaît « pâle », « mourante », voire « entraînée par de sombres cavaliers » et bientôt disparue, car « l’abîme a reçu sa proie » (728). Qui plus est, un mystérieux « […] cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante […] » (720) clôt la première partie du récit ; reste à savoir de quel bord de l’Achéron nervalien il se fait entendre. À son tour, l’explicite du récit se laisse déchiffrer telle l’allusion au mythe d’Orphée, cette fois-ci directe et répondant en écho au double et dramatique appel « Eurydice… ! » : « […] je compare la série d’épreuves que j’ai traversée à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers » (750). Effectivement, de nombreuses métaphores et allusions au personnage d’Orphée parsèment l’œuvre nervalienne et favorisent les tendances à identifier le « moi » du poète romantique avec la figure de l’artiste qui prend le risque d’arracher sa bien-aimée du royaume d’Hadès et de Perséphone. Voici les fragments du premier quatrain, suivis du dernier tercet du célèbre sonnet El Desdichado, saturé d’images cristallisant l’essence du mythe nervalien :
Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule Étoile est morte […]
[…]
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée (645).
Quelle est la fée, et quelle la nature de son « cri », s’unissant harmonieusement aux « soupirs », car « modulés » ? En premier lieu, les contextes et intertextes nervaliens renvoient au mythe et personnage de Mélusine, l’ambivalente figure anthropo- et zoomorphe qui, dans des circonstances dramatiques, quitte l’univers rationnel. Car la logique postule la précision des frontières, accepte la netteté antithétique et se méfie des inversions ou retournements : comment consentir à l’existence de la châtelaine, épouse et mère des Lusignan, en même temps sirène ou serpente, un monstre ailé, être hybride ? En s’envolant dans l’air, Mélusine pousse un grand cri : voilà « le cri de la fée »[14] ! Le nom de Mélusine et sa symbolique ambiguë en appelle d’autres, dont ceux d’Eurydice et de Perséphone, tant il est vrai que l’écrivain est libre de multiplier des noms de l’idéale figure féminine. Tel est le cas des protagonistes nervaliennes et esquirosiennes. Sylvie, Adrienne, Aurélia, Eurydice, Artémis, Dafné, Pandora, Isis : chez Nerval, les figures de l’ambigüité sont autant les emblèmes d’une féminité antithétique mais susceptible d’inversion. Dans le récit intitulé Isis, le nom de Perséphone, toujours dans sa version latine, émerge d’un réseau de citations et paraphrases intertextuelles des Métamorphoses d’Apulée :
[…] elle apparaît à Lucius, et lui dit : […] moi […] la maîtresse des éléments […] moi, qui confonds en moi- même et les dieux et les déesses ; […] l’on me nomme […] Cybèle […] Minerve […] Vénus […] Diane […] Proserpine […], Cérès; ailleurs, Junon, Bellonne, Hécate ou Némésis, tandis que l’Egyptien […] me rend hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis (650)[15] .
Chez Nerval, à l’ambivalence des personnages féminins répond celui de l’imaginaire spatial. Dans une série de visions oniriques, le héros-narrateur d’Aurélia tombe, descend ou se laisse emporter dans les profondeurs de la terre. Illuminées par une « clarté blanchâtre », les ténèbres s’éclaircissent et donnent l’impression d’une clarté plus grande que celle du jour ensoleillé. Le chthonien nervalien, imaginé sombre et clos, émane de sa propre lumière, comme s’il s’interceptait les vertus de l’ouranien et de l’héliomorphe. Lorsque la nuit resplendit de clarté, s’enfoncer dans ses sombres profondeurs ressemble à l’ascension vers la lumière. Cependant, un sentiment d’ouverture de l’espace accompagne cette catabase isomorphe de l’envol : « Une clarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits, et je vis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil […] » (703). Dans ce paysage onirique, la lumière ne s’imagine pas blanche tout court, mais blanchâtre, changeant d’intensité, comme palpitant au coeur même des ténèbres. Une isomorphie semble unir l’« étoile plus lumineuse » ou la « déesse rayonnante » (712) évoquée dans le récit d’Aurélia et la figure de Perséphone, tour à tour emblème de clarté, de ténèbres seules et de clarté dans les ténèbres.
L’une des grandes scènes oniriques les plus « perséphoniques » d’Aurélia est celle dominée par une figure féminine fusionnant avec la nature. La « dame » guide l’homme dans un jardin, verger ou parc luxuriant ; à mesure qu’elle le traverse, l’espace se dégrade et se transforme en jardin de mort-cimetière. La métamorphose concerne également la dame, située à la frontière de l’être et de non-être. Voici le fragment :
La dame que je suivais […] entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière […] peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements […]. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait […] „ Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! ” […] je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme […]. Je reconnus des traits chéris […] le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient: „L’univers est dans la nuit!” (710).
Cet exemple du dynamisme de l’antithèse (jardin/cimetière) prête à devenir inversion (jardin=cimetière) corrobore le bien-fondé du concept de « perséphonisation » appliquée au topos du jardin, avec toute sa symbolique, richissime et ambivalente. Dans les parties finales d’Aurélia, une place de choix est réservée à la grande scène ascensionnelle, où les situations, formes, figures et phénomènes fusionnent dans une inversion à l’œuvre. Trois cavaliers chevauchent dans l’air, inondés de lumière, jusqu’aux portes de la nouvelle Jérusalem – image s’offrant tel l’avers de la scène d’enlèvement mentionnée, où trois sombres ravisseurs emportaient vers l’abîme une femme désolée… Dans ce grand finale, l’espace s’ouvre vers l’infini, la scène s’inscrit en faux contre toutes les préalables images d’enfermement, de chute et de mort dans les ténèbres :
Oh! Que ma grande amie est belle! […] elle a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent […] ses grands yeux dévoraient l’espace […]. Nous volions au triomphe […] au plus haut des cieux […]. Le cor enchanté d’Adonis résonnait […]. Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire […] (746- 747).
Dans Le Magicien d’Esquiros, le caractère binaire des personnages féminins est impressionnant : les mythèmes en quantité tissent un lacis tantôt antithétique, tantôt réversible. La figure mythique de Perséphone s’y projette et embrasse deux principaux personnages féminins : Marie et Amalthée (sic !), autant complémentaires qu’antinomiques. Esquiros ne lésine pas sur les stéréotypes : Marie est une jeune fille, blonde aux yeux bleus, frêle, innocente et spirituelle ; le magicien éponyme, sorcier démoniaque et détenteur des secrets inaccessibles au reste des mortels sera son ravisseur puisque, tel Hadès, il l’aura entraînée dans sa mystérieuse demeure. Amalthée, le double antinomique de Marie, brune aux yeux verts, pareille à une antique statue, amante passionnée et adepte du savoir occulte, sera accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher : « […] j’aimais […] les étoiles, les eaux, les bois, les fleurs, les nuits d’été, les abîmes, les hommes, les démons, les anges, les océans […]. Je suis fée » – dit-elle[16].
Ce n’est pas seulement l’amour pour le même homme qui unit et sépare les deux femmes, mais aussi leur mort : elles meurent, l’une comme l’autre et d’une mort atroce, à cause de cette passion. C’est que le protagoniste masculin, le sculpteur Stell, accepte toute bipolarité, la sienne et celle inscrite dans l’ordre des êtres et des choses, et refuse de choisir. En effet, posé en artiste romantique, Stell ne cherche pas la femme, mais l’amour idéal – et le trouve à la fois dans la claire Marie et la sombre Amalthée. D’abord, un matin de printemps, c’est Marie, telle Coré dans son bois fleuri qui apparaît, mirage de jeunesse et de beauté, ayant pour cadre un espace clair et ouvert :
C’était un matin. Je venais de m’asseoir au bord de la pièce d’eau […]. On était alors au mois d’avril ou de mai. Les marronniers jetaient […] leurs fusées de fleurs blanches, joyeux feu d’artifice de tous les printemps. Le ciel était d’un bleu très pâle […] dans l’air, un souffle tiède […]. Je m’endormis. […] je vis en rêve une jeune fille blonde […]. Elle était d’une beauté surprenante et pleine de grâce, yeux amandés et bleus […] j’étendis brusquement mes bras vers elle pour la retenir […]. L’on n’aime jamais […] que la femme qu’on a en soi (20, 22).
On ne saurait rêver de meilleure – et de plus stéréotypée – isomorphie entre le portrait de la jeune fille et l’image du printemps, où le bleu, le blanc, la jeunesse et le désir se répondent, unis dans une harmonie élémentaire.
Le rêve et la fille disparaissent; bientôt, à l’heure du crépuscule, dans un sombre quartier de Paris, surgit Amalthée, émanation de sensualité, fée ou sorcière que le sculpteur également « a en soi », tant il est vrai qu’on n’imagine pas la diurne et solaire Coré sans la nocturne Perséphone :
Stell resta un moment ébloui et muet devant la beauté de cette femme. Deux grappes de cheveux noirs lustrés de reflets bleuâtres […] ; ses yeux […] étaient de cette couleur glauque ou vert de mer […] ; la bouche, relevée sur les coins en belle dédaigneuse, semblait une bouche de reine […] on eût dit un marbre de Paros […]. Stell la suivit. […] il commençait à faire une nuit assez noire. Une belle femme dans les ténèbres tient lieu de lumière ; elle brille et illumine […] c’était une beauté si radieuse et si éblouissante […] (34-35, 37).
On le sait déjà: l’opposition entre Marie et Amalthée, d’abord flagrante, n’est pas absolue et s’efface devant des analogies discernables dans les structures profondes de l’œuvre. Il s’agit notamment de la thématique et symbolique aquatiques, cette dernière plus explicite par rapport à Amalthée, mais les deux également actives au niveau du couple Marie-Stell. L’une des plus belles scènes du roman se passe la nuit, sur un grand étang, près du château royal. Marie et Stell, poursuivis par les gardes du roi, fuient dans une petite barque poussée par un vent violent, subitement levé, en proie au désir amoureux croissant au rythme des coups de rames :
Je ramai […]. Marie retenait son souffle : ses vêtements blancs, ses cheveux blonds et sa magnifique beauté répandaient une lumière […] Marie tremblait de peur ou d’amour […] je sentis ses seins, à chaque fois que le mouvement de la rame me ramenait sur elle […]. Il faisait nuit très noire. […] Les cheveux de Marie […] m’effleuraient le front de leurs boucles froides […] elle était très pâle. Cette pièce d’eau ne fut pour moi alors qu’un affreux Cocyte aux ondes mortes, où fuyait mon Eurydice […] (140-141).
Quoique isolée dans le texte, l’allusion à la mort d’Eurydice est explicite et l’image, saturée de signes de l’imaginaire thanathomorphe qui doublent la symbolique érotique, voire nettement sexuelle. Le désir déclenché s’accompagne de la peur de perdre la femme aimée dans de sombres eaux : ce « beau nocturne », pour citer Max Milner[17], prélude aux événements dramatiques du roman et à la mort de tous les personnages. Effectivement, la blancheur de Marie perd son caractère héliomorphe et se fait sélénomorphe : respirant à peine, pâle, transie de froid, spectrale, la jeune fille en Eurydice préfigure l’inéluctabilité de la mort.
Amalthée, le double sombre de Marie, dispensatrice de l’Eros souterrain, est imaginée en tant que flamme, puissante, sombre et sensuelle : « Stell aimait par excès ; sa passion […] était une crypte, un souterrain où il n’y avait d’autres flambeaux qu’Amalthée. […] aimons-nous dans la nuit et dans les angoisses du cœur ! » ( 231-232). Menée à travers les rues de Paris au bûcher, au clair de la lune et à la lumière des torches, Amalthée répand toujours une lumière, telle une reine conduite à l’échafaud ou bien une sainte, au-dessus du vulgaire :
Sa pâleur jetait surtout une clarté si vive et singulière, qui semblait, dans ce lieu de ténèbres, une aube céleste. […] Amalthée fut prise de l’idée […] que la mort n’était qu’une transformation par laquelle tous les êtres tendent toujours vers une beauté plus grande […] (257).
Esquiros multiplie les images de la mort frappant par leur dynamisme d’obédience – disons le mot – frénétique. La fée (ou sorcière) échappe au bûcher et choisit elle-même le temps et lieu de sa mort. Elle attend son amant suicidé dans une fosse solitaire, creusée dans un sol rocheux ; c’est alors qu’elle disparaît au fond de la fosse et meurt, en communion avec le tellurique : « […] on vit sortir de la fosse, lentement et dans les ténèbres, deux mains. Une femme se leva sur son séant […] et se nouant à deux bras autour du cercueil de Stell : « Oh ! s’écria-t-elle, je t’attendais ! « (271). N’est-ce pas le dernier „cri de la fée”…?
Mais, puisque le retournement, propre à la structure inversée des deux figures, n’a pas de cesse, il faut que Marie, le second élément de l’inversion perséphonique, disparaisse lui aussi. Pareille en cela à son double, Marie choisit elle-même la forme de sa mort. Rentrée dans un couvent de pénitence, elle attend sa mort douze ans, étendue immobile, face aux dalles glacées de la chapelle, sans geste ni parole. Seul son murmure : Ave, maris stella! vient interrompre son éternel sanglot. N’est-ce pas le „soupir de la sainte” nervalien? De plus en plus fondue avec la pierre, comme poussée par le désir de s’incorporer au rocher, elle subit une sorte de métamorphose par pétrification et, morte, prend la forme d’une statue :
Elle est morte ! […] On la releva ; elle était roide […] comme une chose pétrifiée. […] la place […] était marquée sur la dalle […] ; il y avait une tache noire à l’endroit où, pendant douze ans, elle avait collé ses lèvres […] ; on leva la dalle […] on creusa dessous une fosse et l’on y déposa la morte. […] la dalle fut de nouveau scellée (274-275).
Ainsi, la claire Coré rejoint la ténébreuse Perséphone, de par l’expérience de leur double mort, imaginée comme une descente dans la profondeur lithique, abyssale et nocturne, terrifiante mais séduisante. L’image duelle se fait une et indivise, comme la mort. Mais la déesse du royaume des morts se porte garante de la vie toujours renaissante, ce que le mythe, nécessairement ambivalent, ne cesse de raconter, de révéler et d’expliquer.
Notes
[1] Cet article propose une version française, modifiée et élargie, de celui que nous avons publié en polonais : Persefona czy Eurydyka ? Antyteza czy inwersja ? Francuski romantyzm, in : Persefona, czyli dwie strony rzeczywistości, M.Cieśla-Korytowska, Małgorzata Sokalska (dir.), Kraków, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, 2010.
[2] Hymnes homériques, 33, Á Démeter, trad. Leconte de Lisle, www.méditerranées, net/…/hymnes/hymne 33, htlm
[6] Voir Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992. Voir aussi : Barbara Sosień, L’Homme romantique et l’espace: sous le signe d’Icare (Gautier et Nerval), Kraków, Księgarnia Akademicka, 2004.
[7] Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.117.
[8] Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.409.
[9] On n’ignore pas que Pérséphone est, avec Déméter, souvent à côté de Triptolème, une des grandes divinités chthoniennes présentes dans les mystères d’Éleusis ; dans notre article, cet aspect du mythe est marginal.
[10] Apulée, Métamorphoses, Livre XI, 13, Le Livre d’Isis, XI, 23 (7), trad. M.Nisard (1860), Itinera Electronica, BCS.
[13] Gérard de Nerval, Aurélia, in : Oeuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1993, p. 723. Toutes les citations de Nerval renvoient à cette édition, les chiffres entre parenthèses indiquent la page.
[14] Voir Pierre Brunel, Les cris de la fée, in : Le rêve et la vie, Actes du colloque du 19 janvier 1986, Paris, SEDES, 1987, p. 65-78 ; La voix dans la culture et littérature française 1713-1875, Jacques Wagner (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2001 ; Philippe Walter, L’envol de Mélusine, in : Images, symboles, mythes et poétique de l’ascension/envol, Barbara Sosień (dir.), Kraków, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, 2007, p. 11-16.
[15] Nerval cite Apulée dans la traduction de J.A.Maury : L’Âne d’or d’Apulée, précédé du Démon de Socrate, nouvelle traduction avec le latin en regard par J.A.Maury, Paris, Chez Jean-François Bastien, 1822, t.II.
Barbara Sosien
Université Jagellonne, Cracovie, Pologne
barbara.sosien@uj.edu.pl
Barbara Sosien
Persephone or Eurydice? Antithesis Or Inversion? [1]
Abstract: A duality of being is inscribed in the mythical story of Persephone, therefore its character is both antithetical and inversive. The antithesis is defined by the seeming dichotomy between the earthly existence of Demeter’s daughter Cora and her underground life when she becomes Hades’s wife Persephone. However, the myth shows the Cora of daylight and Persephone of darkness as a unity; the cyclical return to the surface of the earth and disappearance in its depth point to inversion rather than antithesis. In the works of French romanticism the dramatic character of Persephone is sometimes placed close to Eurydice. The present paper discusses the issue in the writings of Gérard de Nerval and Alphonse Esquiros’s Le Magicien.
Keywords: Gerard de Nerval; Alphonse Esquiro; Persephone; Eurydice; Antithesis; Inversion; Light; Darkness.
La réversibilité des phénomènes et valeurs antinomiques est une des grandes pensées romantiques ; elle concerne l’épistémologie, l’éthique et l’esthétique. Influencés par la philosophie de la nature et de l’anthropologie mythologisante, les écrivains formulent des questions sur les antinomies, leurs limites et leur faculté d’euphémiser les tensions par l’entremise de l’inversion. Le mythe de Perséphone en tant que tel tient peu de place dans cette littérature, et est rarement thématisé. Le plus souvent, l’histoire de la fille de Déméter se laisse décrypter en tant que métaphore, ou plutôt l’ombre d’une métaphore. Les liens avec le mythe de Déméter allant jusqu’à la confusion sont manifestes ; outre cela, le personnage de Perséphone se trouve comme absorbé par le grand réseau des mythes masculins, ceux de Prométhée, Pygmalion, Narcisse, Icare, Endymion, et particulièrement – celui d’Orphée. À l’ombre d’Orphée, un profil féminin se dessine : celui d’Eurydice, liée avec Perséphone par de lointaines analogies. Le désespoir, la nostalgie, la quête, les décisions avec leurs résultats appartiennent à Orphée : passive, Eurydice subit son destin comme elle suit son époux, lorsqu’elle avance, ombre muette, vers la vie et la lumière, avant d’être arrêtée à mi-chemin et à jamais retenue dans l’Hadès. Ainsi, la ténébreuse image symbolique d’Eurydice se fige, l’inversion ne se produit pas, le mythe ne manifeste pas sa face radieuse. Or, le récit mythique d’Eurydice ne fait que frôler celui de Perséphone, dont il n’égale pas le dynamisme. L’insouciante promenade dans la nature et la mort violente qui frappe les deux jeunes femmes et les voue au séjour dans le royaume des morts ; le désespoir des proches ; leur refus d’obéir aux sentences divines et leurs efforts réitérés pour en casser la sentence : autant de convergences entre les deux mythes. Car la divergence est fondamentale, et concerne le sort posthume des deux personnages : selon le mythe, Eurydice ne quittera jamais le monde souterrain, tandis que le sort duel de Perséphone lui ménage les retours cycliques, partant – l’inversion à l’oeuvre.
L’acte premier du drame, dont le double mythe de Déméter et Perséphone fournit la matière, est situé dans un espace ouvert, au printemps, en pleine journée. Perséphone, ou plutôt Coré, fille de Déméter et Zeus, se promène insouciante avec ses compagnes dans un bois ou un pré en cueillant des fleurs. L’hymne homérique en nomme plusieurs : roses, safrans, violettes, glaïeuls et jacinthes. Une place à part est réservée au narcisse, dont Hadès, roi du monde souterrain, fera son complice : le dieu- ravisseur se servira de l’exceptionnelle beauté de la fleur pour séduire Perséphone :
[…] narcisse, que Gaia avait produit pour tromper la vierge à la peau rosée, par la volonté de Zeus, et afin de plaire à Aidôneus l’insatiable. Et ce narcisse était beau à voir, et tous ceux qui le virent l’admirèrent, dieux immortels et hommes mortels. […] la vierge, surprise, étendit les deux mains en même temps pour saisir ce beau jouet […] [2].
Dans les Métamorphoses d’Ovide, le narcisse est absent, le poète latin ne parle que des « violettes ou lis blancs », mais insiste sur le « printemps éternel » (perpetuum ver est ; V, 391) du lieu de l’action. Or, dans tous les cas et quelle que soit la version (la réécriture) du mythe, la première phase du scénario mythique précise le cadre spatial et temporel du drame où le clair, l’ouvert et le juvénile s’unissent dans une harmonieuse isomorphie. Le récit mythique fait jouer les circonstances responsables de l’imminente déstabilisation de cette harmonie, soit la disparition de Coré-printemps. Son seul geste de tendre les mains pour cueillir la fleur piégée marque la fin de la première et le début de la seconde phase, sombre et nettement opposée à la précédente : « […] voici que la vaste terre s’ouvrit dans les plaines de Nysios, et le Roi insatiable, illustre fils de Kronos, s’en élança, porté par ses chevaux immortels. Et il l’enleva de force et la porta pleurante sur son char d’or. Et elle criait à haute voix […] »[3]. La violence de la scène est frappante : l’effet dynamique résulte de l’impétuosité des noirs coursiers de Hadès surgissant du fond de la terre, des cris dont le ravisseur les excite[4] et de ceux de sa jeune nièce enlevée ne cessant d’appeler au secours. Le paysage que traverse, ou plutôt survole le sombre équipage chthonien conduit par Hadès signale la proximité du royaume des morts dont Perséphone sera reine en tant qu’épouse du « fils de Saturne ». Ovide parle des eaux, noires et sulfureuses dont les effluves annoncent la fin du dramatique parcours ; en effet, les dernières scènes sont alimentées par un imaginaire catamorphe à l’oeuvre. La violence de Hadès s’exprime en paroles, mouvements et gestes, s’attaque à Perséphone, aux bêtes et éléments de la nature, forcés à l’obéissance :
Le ravisseur hâte ses coursiers, […] secoue les sombres rênes sur leur [des chevaux] cou et sur leur crinière. Il franchit dans sa course […] les étangs de Palice, dont les eaux exhalent l’odeur du soufre, et bouillonnent au sein de la terre entr’ouverte. Le fils de Saturne ne peut contenir sa colère ; il presse ses terribles coursiers, et son sceptre, lancé d’un bras vigoureux, plonge au fond du gouffre ; la terre, ébranlée du coup, lui ouvre un chemin jusqu’au Tartare, et reçoit son char, qui roule dans l’abîme[5].
La disparition du ravisseur avec sa proie marque la césure entre le haut-lumière et le bas-ténèbres et annonce le dernier acte du scénario, soit la dernière phase du drame de la jeune déesse : depuis, les dramatis personae, la jeune fille et le dieu devenus époux et épouse, règnent ensemble dans le royaume des morts, espace fermé et ténébreux.
Le caractère nettement antithétique des deux phases du mythe, la claire et la sombre, l’ouverte et la fermée, semble évident. Mais le propre des antithèses n’est pas de rester immobiles. En suivant les acceptions proposées par Gilbert Durand, on constatera que le régime d’antithèse est toujours susceptible de changer en régime d’inversion, ou réversion, sinon retournement[6]. Dans le cas de l’inversion, les contours des phénomènes et valeurs contraires s’atténuent, l’inversion étant imaginée tels l’avers et le revers d’une médaille, ou bien le vêtement avec sa doublure : arracher une partie c’est détruire l’ensemble. L’inversion modifie, mais n’élimine rien. La structure d’ensemble reste entière, nonobstant le dynamisme qui déplace les éléments : ce qui a été en haut se trouve en bas, la lumière reluit dans les ténèbres, la clarté s’obscurcit ; et vice versa… Il se passe comme si l’essence des phénomènes, formes et notions, et surtout de leurs représentations symboliques ne se révélait qu’au contact avec son contraire.
« L’apparente identité de notre monde ne peut, en effet, révéler sa nature cachée qu’en étant confrontée à son anti-monde, à son inversion en miroir. […] l’image véritable des choses se révèle ambiguë, tissée indissolublement d’ordre et de désordre, de réalité et de leurre »[7], remarque Jean-Jacques Wunenburger dans son commentaire de l’effet de dissémination, propre à l’imaginaire baroque.
Toute valeur antithétique contient en germe les prémices de l’inversion ; en l’occurrence, la radieuse Perséphone devenue reine des Enfers y apporte sa lumière qui ne s’éteindra pas, cycliquement ravivée par ses retours sur Terre. De nombreuses représentations antiques l’étayent : bas-reliefs, médailles, médaillons, etc… présentant Perséphone un épi de blé doré à la main. Un épi facile à imaginer brillant, au fond des ténèbres chthoniennes, de cette même lumière que la fille de Déméter a apportée, telle la dot. L’épi, avec sa double symbolique qui réunit le bas-terre dont il émergera et le haut-ciel vers lequel il s’élèvera en croissant ; synthèse du féminin tellurique et du masculin ouranien ; « […] symbole de la croissance et de la fertilité […] indique l’arrivée à la maturité […] »[8] – cet épi annonce la suite du sort de la protagoniste du mythe, reine des morts : son retour sur Terre, partant, le retour de la vie, la sienne et celle de la nature entière[9]. En termes de l’imaginaire, nous dirions que voilà la lumière se faisant avers, alors que les ténèbres se font revers… Ainsi, l’interruption de l’existence de Coré, imaginée ouverte et claire au profit de l’existence enténébrée, en apparence antithétique, devenue le partage de Perséphone, contient en germe l’inversion. La lecture de quelques textes antiques semble le corroborer, l’un des exemples les plus frappants étant celui des Métamorphoses d’Apulée, où Lucius dit : « J’ai touché aux portes du trépas; mon pied s’est posé sur le seuil de Proserpine. Au retour, j’ai traversé tous les éléments. Dans la profondeur de la nuit, j’ai vu rayonner le soleil »[10].
Lorsque, dans ses études sur les ambivalences des images symboliques oscillant entre l’antithèse et l’inversion, Durand constate: […] c’est au sein de la nuit même que l’esprit quête sa lumière […] la nuit n’est que nécessaire propédeutique du jour, promesse […] indubitable de l’aurore »[11] – son propos semble autant un commentaire de l’aveu de Lucius. La figure de Coré-Perséphone (chez Apulée, Proserpine) illustre le dynamisme de l’inversion à l’œuvre : Hadès n’emprisonne pas son épouse, Perséphone, reine des morts, redevient Coré, dispensatrice de la vie ; le processus sera ininterrompu. Dans l’imaginaire alimenté par l’expérience venue de la nuit des temps, le grain à lui confié ne meurt que pour renaître sous forme d’épi, ce que le retour de Coré-printemps garantit. Certaines œuvres picturales illustrant le moment où elle émerge de l’abîme la présentent claire, diaphane, les bras tendus vers Déméter, baignée dans une longue traînée de lumière. Ainsi par exemple, la composition du tableau de Frederica Leightona The Return of Persephone (1891) suggère un mouvement quasi aérien, ascensionnel, vers une lumière plus grande s’ouvrant en haut.
Le cercle se referme : la descente et l’ascension, à son tour suivie de la descente garantissent l’équilibre entre les antinomies, sans nier pour autant leurs différences spécifiques. Perséphone : déité chthonienne de l’éternel retour, gardienne de la mesure du temps, partant du calendrier dont Gusdorf parle en termes que voici : « Le calendrier a une structure périodique, c’est-à-dire circulaire. […] Le temps cyclique et fermé affirme dans le multiple […] l’intention de l’un »[12].
Puissent nos réflexions sur l’inscription du mythe de Perséphone et d’Eurydice dans deux textes romantiques : Aurélia (1855-56) de Gérard de Nerval et Le Magicien (1838) d’Alphonse Esquiros servir d’exemple.
Au début de la seconde partie d’Aurélia l’héroïne éponyme semble identifiée à Eurydice ; le texte porte en épigraphe le double appel : Eurydice ! Eurydice !, ce que l’incipit commente comme suit : « Une seconde fois perdue! Tout est fini, tout est passé ! C’est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir. – Qu’est-ce donc que la mort ? Si c’était le néant… »[13] Cependant, au début de la première partie, il n’est question que de la perte, et non de la mort d’« Une dame que j’avais aimée longtemps et que j’appellerai du nom d’Aurélia […] » (695-696) ; nous apprenons par la suite que celle qu’on nomme Aurélia est morte, la perte est donc irrémédiable. Mais Aurélia a-t-elle jamais existé… ? Ou bien n’est- elle qu’un nom, une présence nominale… ? La question reste ouverte. Les visions oniriques et hallucinations qui suivent réitèrent le motif de la perte, toujours par rapport à la femme qui apparaît « pâle », « mourante », voire « entraînée par de sombres cavaliers » et bientôt disparue, car « l’abîme a reçu sa proie » (728). Qui plus est, un mystérieux « […] cri d’une femme, distinct et vibrant, empreint d’une douleur déchirante […] » (720) clôt la première partie du récit ; reste à savoir de quel bord de l’Achéron nervalien il se fait entendre. À son tour, l’explicite du récit se laisse déchiffrer telle l’allusion au mythe d’Orphée, cette fois-ci directe et répondant en écho au double et dramatique appel « Eurydice… ! » : « […] je compare la série d’épreuves que j’ai traversée à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers » (750). Effectivement, de nombreuses métaphores et allusions au personnage d’Orphée parsèment l’œuvre nervalienne et favorisent les tendances à identifier le « moi » du poète romantique avec la figure de l’artiste qui prend le risque d’arracher sa bien-aimée du royaume d’Hadès et de Perséphone. Voici les fragments du premier quatrain, suivis du dernier tercet du célèbre sonnet El Desdichado, saturé d’images cristallisant l’essence du mythe nervalien :
Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie
Ma seule Étoile est morte […]
[…]
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée (645).
Quelle est la fée, et quelle la nature de son « cri », s’unissant harmonieusement aux « soupirs », car « modulés » ? En premier lieu, les contextes et intertextes nervaliens renvoient au mythe et personnage de Mélusine, l’ambivalente figure anthropo- et zoomorphe qui, dans des circonstances dramatiques, quitte l’univers rationnel. Car la logique postule la précision des frontières, accepte la netteté antithétique et se méfie des inversions ou retournements : comment consentir à l’existence de la châtelaine, épouse et mère des Lusignan, en même temps sirène ou serpente, un monstre ailé, être hybride ? En s’envolant dans l’air, Mélusine pousse un grand cri : voilà « le cri de la fée »[14] ! Le nom de Mélusine et sa symbolique ambiguë en appelle d’autres, dont ceux d’Eurydice et de Perséphone, tant il est vrai que l’écrivain est libre de multiplier des noms de l’idéale figure féminine. Tel est le cas des protagonistes nervaliennes et esquirosiennes. Sylvie, Adrienne, Aurélia, Eurydice, Artémis, Dafné, Pandora, Isis : chez Nerval, les figures de l’ambigüité sont autant les emblèmes d’une féminité antithétique mais susceptible d’inversion. Dans le récit intitulé Isis, le nom de Perséphone, toujours dans sa version latine, émerge d’un réseau de citations et paraphrases intertextuelles des Métamorphoses d’Apulée :
[…] elle apparaît à Lucius, et lui dit : […] moi […] la maîtresse des éléments […] moi, qui confonds en moi- même et les dieux et les déesses ; […] l’on me nomme […] Cybèle […] Minerve […] Vénus […] Diane […] Proserpine […], Cérès; ailleurs, Junon, Bellonne, Hécate ou Némésis, tandis que l’Egyptien […] me rend hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis (650)[15] .
Chez Nerval, à l’ambivalence des personnages féminins répond celui de l’imaginaire spatial. Dans une série de visions oniriques, le héros-narrateur d’Aurélia tombe, descend ou se laisse emporter dans les profondeurs de la terre. Illuminées par une « clarté blanchâtre », les ténèbres s’éclaircissent et donnent l’impression d’une clarté plus grande que celle du jour ensoleillé. Le chthonien nervalien, imaginé sombre et clos, émane de sa propre lumière, comme s’il s’interceptait les vertus de l’ouranien et de l’héliomorphe. Lorsque la nuit resplendit de clarté, s’enfoncer dans ses sombres profondeurs ressemble à l’ascension vers la lumière. Cependant, un sentiment d’ouverture de l’espace accompagne cette catabase isomorphe de l’envol : « Une clarté blanchâtre s’infiltrait peu à peu dans ces conduits, et je vis enfin s’élargir, ainsi qu’une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil […] » (703). Dans ce paysage onirique, la lumière ne s’imagine pas blanche tout court, mais blanchâtre, changeant d’intensité, comme palpitant au coeur même des ténèbres. Une isomorphie semble unir l’« étoile plus lumineuse » ou la « déesse rayonnante » (712) évoquée dans le récit d’Aurélia et la figure de Perséphone, tour à tour emblème de clarté, de ténèbres seules et de clarté dans les ténèbres.
L’une des grandes scènes oniriques les plus « perséphoniques » d’Aurélia est celle dominée par une figure féminine fusionnant avec la nature. La « dame » guide l’homme dans un jardin, verger ou parc luxuriant ; à mesure qu’elle le traverse, l’espace se dégrade et se transforme en jardin de mort-cimetière. La métamorphose concerne également la dame, située à la frontière de l’être et de non-être. Voici le fragment :
La dame que je suivais […] entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière […] peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements […]. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu’elle se transfigurait […] „ Oh ! ne fuis pas ! m’écriai-je… car la nature meurt avec toi ! ” […] je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme […]. Je reconnus des traits chéris […] le jardin avait pris l’aspect d’un cimetière. Des voix disaient: „L’univers est dans la nuit!” (710).
Cet exemple du dynamisme de l’antithèse (jardin/cimetière) prête à devenir inversion (jardin=cimetière) corrobore le bien-fondé du concept de « perséphonisation » appliquée au topos du jardin, avec toute sa symbolique, richissime et ambivalente. Dans les parties finales d’Aurélia, une place de choix est réservée à la grande scène ascensionnelle, où les situations, formes, figures et phénomènes fusionnent dans une inversion à l’œuvre. Trois cavaliers chevauchent dans l’air, inondés de lumière, jusqu’aux portes de la nouvelle Jérusalem – image s’offrant tel l’avers de la scène d’enlèvement mentionnée, où trois sombres ravisseurs emportaient vers l’abîme une femme désolée… Dans ce grand finale, l’espace s’ouvre vers l’infini, la scène s’inscrit en faux contre toutes les préalables images d’enfermement, de chute et de mort dans les ténèbres :
Oh! Que ma grande amie est belle! […] elle a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d’argent […] ses grands yeux dévoraient l’espace […]. Nous volions au triomphe […] au plus haut des cieux […]. Le cor enchanté d’Adonis résonnait […]. Le ciel s’est ouvert dans toute sa gloire […] (746- 747).
Dans Le Magicien d’Esquiros, le caractère binaire des personnages féminins est impressionnant : les mythèmes en quantité tissent un lacis tantôt antithétique, tantôt réversible. La figure mythique de Perséphone s’y projette et embrasse deux principaux personnages féminins : Marie et Amalthée (sic !), autant complémentaires qu’antinomiques. Esquiros ne lésine pas sur les stéréotypes : Marie est une jeune fille, blonde aux yeux bleus, frêle, innocente et spirituelle ; le magicien éponyme, sorcier démoniaque et détenteur des secrets inaccessibles au reste des mortels sera son ravisseur puisque, tel Hadès, il l’aura entraînée dans sa mystérieuse demeure. Amalthée, le double antinomique de Marie, brune aux yeux verts, pareille à une antique statue, amante passionnée et adepte du savoir occulte, sera accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher : « […] j’aimais […] les étoiles, les eaux, les bois, les fleurs, les nuits d’été, les abîmes, les hommes, les démons, les anges, les océans […]. Je suis fée » – dit-elle[16].
Ce n’est pas seulement l’amour pour le même homme qui unit et sépare les deux femmes, mais aussi leur mort : elles meurent, l’une comme l’autre et d’une mort atroce, à cause de cette passion. C’est que le protagoniste masculin, le sculpteur Stell, accepte toute bipolarité, la sienne et celle inscrite dans l’ordre des êtres et des choses, et refuse de choisir. En effet, posé en artiste romantique, Stell ne cherche pas la femme, mais l’amour idéal – et le trouve à la fois dans la claire Marie et la sombre Amalthée. D’abord, un matin de printemps, c’est Marie, telle Coré dans son bois fleuri qui apparaît, mirage de jeunesse et de beauté, ayant pour cadre un espace clair et ouvert :
C’était un matin. Je venais de m’asseoir au bord de la pièce d’eau […]. On était alors au mois d’avril ou de mai. Les marronniers jetaient […] leurs fusées de fleurs blanches, joyeux feu d’artifice de tous les printemps. Le ciel était d’un bleu très pâle […] dans l’air, un souffle tiède […]. Je m’endormis. […] je vis en rêve une jeune fille blonde […]. Elle était d’une beauté surprenante et pleine de grâce, yeux amandés et bleus […] j’étendis brusquement mes bras vers elle pour la retenir […]. L’on n’aime jamais […] que la femme qu’on a en soi (20, 22).
On ne saurait rêver de meilleure – et de plus stéréotypée – isomorphie entre le portrait de la jeune fille et l’image du printemps, où le bleu, le blanc, la jeunesse et le désir se répondent, unis dans une harmonie élémentaire.
Le rêve et la fille disparaissent; bientôt, à l’heure du crépuscule, dans un sombre quartier de Paris, surgit Amalthée, émanation de sensualité, fée ou sorcière que le sculpteur également « a en soi », tant il est vrai qu’on n’imagine pas la diurne et solaire Coré sans la nocturne Perséphone :
Stell resta un moment ébloui et muet devant la beauté de cette femme. Deux grappes de cheveux noirs lustrés de reflets bleuâtres […] ; ses yeux […] étaient de cette couleur glauque ou vert de mer […] ; la bouche, relevée sur les coins en belle dédaigneuse, semblait une bouche de reine […] on eût dit un marbre de Paros […]. Stell la suivit. […] il commençait à faire une nuit assez noire. Une belle femme dans les ténèbres tient lieu de lumière ; elle brille et illumine […] c’était une beauté si radieuse et si éblouissante […] (34-35, 37).
On le sait déjà: l’opposition entre Marie et Amalthée, d’abord flagrante, n’est pas absolue et s’efface devant des analogies discernables dans les structures profondes de l’œuvre. Il s’agit notamment de la thématique et symbolique aquatiques, cette dernière plus explicite par rapport à Amalthée, mais les deux également actives au niveau du couple Marie-Stell. L’une des plus belles scènes du roman se passe la nuit, sur un grand étang, près du château royal. Marie et Stell, poursuivis par les gardes du roi, fuient dans une petite barque poussée par un vent violent, subitement levé, en proie au désir amoureux croissant au rythme des coups de rames :
Je ramai […]. Marie retenait son souffle : ses vêtements blancs, ses cheveux blonds et sa magnifique beauté répandaient une lumière […] Marie tremblait de peur ou d’amour […] je sentis ses seins, à chaque fois que le mouvement de la rame me ramenait sur elle […]. Il faisait nuit très noire. […] Les cheveux de Marie […] m’effleuraient le front de leurs boucles froides […] elle était très pâle. Cette pièce d’eau ne fut pour moi alors qu’un affreux Cocyte aux ondes mortes, où fuyait mon Eurydice […] (140-141).
Quoique isolée dans le texte, l’allusion à la mort d’Eurydice est explicite et l’image, saturée de signes de l’imaginaire thanathomorphe qui doublent la symbolique érotique, voire nettement sexuelle. Le désir déclenché s’accompagne de la peur de perdre la femme aimée dans de sombres eaux : ce « beau nocturne », pour citer Max Milner[17], prélude aux événements dramatiques du roman et à la mort de tous les personnages. Effectivement, la blancheur de Marie perd son caractère héliomorphe et se fait sélénomorphe : respirant à peine, pâle, transie de froid, spectrale, la jeune fille en Eurydice préfigure l’inéluctabilité de la mort.
Amalthée, le double sombre de Marie, dispensatrice de l’Eros souterrain, est imaginée en tant que flamme, puissante, sombre et sensuelle : « Stell aimait par excès ; sa passion […] était une crypte, un souterrain où il n’y avait d’autres flambeaux qu’Amalthée. […] aimons-nous dans la nuit et dans les angoisses du cœur ! » ( 231-232). Menée à travers les rues de Paris au bûcher, au clair de la lune et à la lumière des torches, Amalthée répand toujours une lumière, telle une reine conduite à l’échafaud ou bien une sainte, au-dessus du vulgaire :
Sa pâleur jetait surtout une clarté si vive et singulière, qui semblait, dans ce lieu de ténèbres, une aube céleste. […] Amalthée fut prise de l’idée […] que la mort n’était qu’une transformation par laquelle tous les êtres tendent toujours vers une beauté plus grande […] (257).
Esquiros multiplie les images de la mort frappant par leur dynamisme d’obédience – disons le mot – frénétique. La fée (ou sorcière) échappe au bûcher et choisit elle-même le temps et lieu de sa mort. Elle attend son amant suicidé dans une fosse solitaire, creusée dans un sol rocheux ; c’est alors qu’elle disparaît au fond de la fosse et meurt, en communion avec le tellurique : « […] on vit sortir de la fosse, lentement et dans les ténèbres, deux mains. Une femme se leva sur son séant […] et se nouant à deux bras autour du cercueil de Stell : « Oh ! s’écria-t-elle, je t’attendais ! « (271). N’est-ce pas le dernier „cri de la fée”…?
Mais, puisque le retournement, propre à la structure inversée des deux figures, n’a pas de cesse, il faut que Marie, le second élément de l’inversion perséphonique, disparaisse lui aussi. Pareille en cela à son double, Marie choisit elle-même la forme de sa mort. Rentrée dans un couvent de pénitence, elle attend sa mort douze ans, étendue immobile, face aux dalles glacées de la chapelle, sans geste ni parole. Seul son murmure : Ave, maris stella! vient interrompre son éternel sanglot. N’est-ce pas le „soupir de la sainte” nervalien? De plus en plus fondue avec la pierre, comme poussée par le désir de s’incorporer au rocher, elle subit une sorte de métamorphose par pétrification et, morte, prend la forme d’une statue :
Elle est morte ! […] On la releva ; elle était roide […] comme une chose pétrifiée. […] la place […] était marquée sur la dalle […] ; il y avait une tache noire à l’endroit où, pendant douze ans, elle avait collé ses lèvres […] ; on leva la dalle […] on creusa dessous une fosse et l’on y déposa la morte. […] la dalle fut de nouveau scellée (274-275).
Ainsi, la claire Coré rejoint la ténébreuse Perséphone, de par l’expérience de leur double mort, imaginée comme une descente dans la profondeur lithique, abyssale et nocturne, terrifiante mais séduisante. L’image duelle se fait une et indivise, comme la mort. Mais la déesse du royaume des morts se porte garante de la vie toujours renaissante, ce que le mythe, nécessairement ambivalent, ne cesse de raconter, de révéler et d’expliquer.
Notes
[1] Cet article propose une version française, modifiée et élargie, de celui que nous avons publié en polonais : Persefona czy Eurydyka ? Antyteza czy inwersja ? Francuski romantyzm, in : Persefona, czyli dwie strony rzeczywistości, M.Cieśla-Korytowska, Małgorzata Sokalska (dir.), Kraków, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, 2010.
[2] Hymnes homériques, 33, Á Démeter, trad. Leconte de Lisle, www.méditerranées, net/…/hymnes/hymne 33, htlm
[6] Voir Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992. Voir aussi : Barbara Sosień, L’Homme romantique et l’espace: sous le signe d’Icare (Gautier et Nerval), Kraków, Księgarnia Akademicka, 2004.
[7] Jean-Jacques Wunenburger, La vie des images, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1995, p.117.
[8] Jean Chevalier, Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, 1982, p.409.
[9] On n’ignore pas que Pérséphone est, avec Déméter, souvent à côté de Triptolème, une des grandes divinités chthoniennes présentes dans les mystères d’Éleusis ; dans notre article, cet aspect du mythe est marginal.
[10] Apulée, Métamorphoses, Livre XI, 13, Le Livre d’Isis, XI, 23 (7), trad. M.Nisard (1860), Itinera Electronica, BCS.
[13] Gérard de Nerval, Aurélia, in : Oeuvres complètes, III, Paris, Gallimard, 1993, p. 723. Toutes les citations de Nerval renvoient à cette édition, les chiffres entre parenthèses indiquent la page.
[14] Voir Pierre Brunel, Les cris de la fée, in : Le rêve et la vie, Actes du colloque du 19 janvier 1986, Paris, SEDES, 1987, p. 65-78 ; La voix dans la culture et littérature française 1713-1875, Jacques Wagner (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, 2001 ; Philippe Walter, L’envol de Mélusine, in : Images, symboles, mythes et poétique de l’ascension/envol, Barbara Sosień (dir.), Kraków, Wydawnictwo Uniwersytetu Jagiellońskiego, 2007, p. 11-16.
[15] Nerval cite Apulée dans la traduction de J.A.Maury : L’Âne d’or d’Apulée, précédé du Démon de Socrate, nouvelle traduction avec le latin en regard par J.A.Maury, Paris, Chez Jean-François Bastien, 1822, t.II.