Micaela Ramon
ILCH – Universidade do Minho, Braga, Portugal
micaelar@ilch.uminho.pt
Pour une classification généalogique des formes narratives de fiction
de la période baroque. Fortunes et infortunes de la nouvelle
A Genealogical Classification of Baroque Fiction Prose
Abstract: Where, in the novel taxonomy, could the XVII century and XVIII century Portuguese novel be placed? It seems that a lack of traditional arguments, due to recent development of the genre, and a need to certify its moral utility in the purpose of creating its literary status had erased, back then, the borders between novel and other similar genres. In its genealogy, the Portuguese novel had created autonomous definitions for encapsulating certain functions of the texts that would not fit a modern definition of the novel, but reflect temporary characteristics.
Keywords: Portuguese Literature; Narrative; Novel genre; “Novela”; “Romance”.
1. La prose narrative de fiction des auteurs portugais des XVIIe et XVIIIe siècles pose un ensemble de problèmes parmi lesquels celui de la classification généalogique des textes alors produits. Une telle classification assume toutefois une importance considérable dans la mesure où l’insertion d’une œuvre donnée dans une catégorie historique particulière se révèle une contribution fondamentale et cela que ce soit pour la détermination de son identité ou pour la compréhension de son positionnement dans le cadre de la sphère littéraire à laquelle elle appartient, lui conférant donc un statut propre.
Dans le cadre des réflexions que maintenant nous partageons, il nous intéresse seulement de considérer les genres littéraires en tant que «classes historiques», en mettant de côté une déjà longue discussion autour des différentes acceptations recouvertes par le syntagme en question. Malgré la restriction opérée, et bien que nous fassions porter le centre de notre analyse uniquement sur des œuvres en prose au contenu narratif fictionnel, une première difficulté se présente : distinguer les champs sémantiques spécifiques inhérents à l’utilisation de vocables comme «roman», «nouvelle» ou «conte», en tant que indicateurs de genres du mode narratif. Une telle difficulté, en ce qui concerne la période chronologique en question, est certainement déterminée par une imprécision et une dispersion de sens associées à un usage oscillant des trois termes auxquels nous avons fait référence.
A la base de cette absence de consensus, se trouverait d’une part l’origine commune de toutes ces formes de narrations, différentiées de nos jours, et de l’autre, les nuances de sens que les termes ont présenté diachroniquement dans les différentes langues occidentales. De fait, les différents types de narration en prose actuellement considérés reposent sur une même matrice, c’est-à-dire qu’ils dérivent tous des premières narrations médiévales écrites en «vulgar» ou «romanço», ce qui explique l’attribution de la désignation «romance» à de telles manifestations embryonnaires des formes narratives actuelles (SIMÕES, 1967: 11). De plus, le propre terme «romance» a connu une importante évolution sémantique résumée par Aguiar et Silva comme suit :
Au Moyen Age, le vocable romance (espagnol romance, français romanz, italien romanzo) a d’abord désigné la langue vulgaire, la langue romane qui, bien qu’étant le résultat d’une transformation du latin, se présentait déjà bien différente de cette langue. Ensuite, le mot romance a gagné une signification littéraire, désignant des compositions déterminées rédigées en langue vulgaire et non en langue latine (…) Malgré ses fluctuations sémantiques, le vocable romance a surtout commencé à désigner des compositions littéraires de type narratif. De telles compositions étaient au départ en vers (…), propres pour être récitées et lues, et présentaient très souvent une intrigue fabuleuse et compliquée (AGUIAR E SILVA, 1986: 672). C’est nous qui traduisons.
Au conditionnement formel désigné par le théoricien cité pourra certainement être attribuée l’évolution lexicale vérifiée en espagnol, langue dans laquelle, comme en anglais, le substantif «romance» apparaît remplacé par «novela» («novel», en anglais), les termes «novela corta» et «short story» étant respectivement réservés pour ce que l’on désigne par «novela» en portugais. De plus, le portugais et le français semblent constituer des exemples de deux langues européennes modernes dans lesquelles coexistent trois vocables distincts, utilisés couramment pour désigner trois types de textes narratifs différents, car, que ce soit en espagnol ou en anglais, l’occurrence des termes «cuento» et «tale» peut alterner de manière plus ou moins indistincte et asystématique avec «novela corta» ou «short story».
Néanmoins, ces considérations de nature lexicale sont peu utiles pour clarifier les cadres sémantiques spécifiques des termes en question. C’est pour cette raison que, compte tenu de ce présupposé, il ne faut pas survaloriser, pour la période baroque, une distinction fondée sur une structuration généalogique rigide, d’autant plus que les exemples d’hybridisme et d’interpénétration entre genres et sous-genres distincts sont fréquents.
Ce que l’on peut affirmer avec assurance est qu’en ce qui concerne la littérature produite aux XVIIe et XVIIIe siècles, il est impossible d’associer le terme «romance» à un sens identique à celui qui lui a été attribué à partir du XIXe siècle, et cela même si l’on accepte que «le roman baroque représente une espèce de degré zéro du roman» (AGUIAR E SILVA,1986: 677, c’est nous qui traduisons), ce qui signifie que les narratives de cette période, parfois d’une longueur démesurée et se caractérisant généralement «par l’imagination exubérante, par l’abondance de situations et d’aventures exceptionnelles et invraisemblables» (IDEM, ibidem: 676, c’est nous qui traduisons) présentent très peu de coïncidences avec le roman moderne qui est précisément constitué «sur la dissolution de la narrative purement imagée du baroque» (IDEM, ibidem: 678, c’est nous qui traduisons).
C’est peut-être pour ce motif que des études contemporaines en langue portugaise, dédiées à la prose narrative de fiction baroque, préfèrent la désignation «novela» au détriment du terme «romance». Cette option semble de fait se justifier si l’on analyse les caractéristiques spécifiques des textes alors produits à la lumière du métalangage utilisé aujourd’hui.
Si l’on tient compte de la distinction opérée par Frye entre «novela» et «romance», la littérature de fiction de la période baroque – et notamment les textes allégoriques, fortement limités que ce soit sur le plan thématique ou expressif – surgit comme étant plus facilement adaptable au concept de «novela». Cette classification ne se base en aucun cas sur des critères fondés sur la longueur des textes, elle se justifie plutôt par une concentration thématique renforcée par une structure répétitive des séquences narratives dans lesquelles un personnage central qui garantit l’unité de l’action est le protagoniste.
En parallèle, plusieurs auteurs sont d’avis que l’apparition de la «novela» aurait résulté d’un processus d’émancipation par rapport à des pratiques textuelles qui remontent à la tradition rhétorique de l’Antiquité, filtrée par le Moyen Age. Un tel héritage se manifeste, notamment, à travers une affirmation réitérée du respect de la véracité des faits narrés, ce qui justifie le ton didactique si souvent patent dans les textes des «novelas».
Dans le cas particulier de la nouvelle allégorique des XVIIe et XVIIIe siècles, la conformité avec le didactisme héritier de la tradition latine est intimement liée à la fonctionnalité pragmatique inhérente au sous-genre. En vérité, ces narratives étant considérées comme des instruments de démonstration d’idées et de moyens d’exemplification de doctrines avec une fonction persuasive assumée, elles semblent s’encadrer dans le concept d’«histoire», comme il peut être compris si l’on tient compte des outils théoriques disponibles pendant la période en question.
De fait, il faut souligner que le métalangage alors utilisé semble réserver la désignation de «romance» aussi bien pour la langue vernaculaire elle-même que pour des compositions en vers qui peuvent faire partie intégrante de la structure d’autres textes.
En ce qui concerne la prose narrative, les termes les plus habituels sont «histoire», «conte», «cas» et aussi «nouvelle». La mention à des «histoires» et des «contes» peut être signalée dans Corte na Aldeia, de Rodrigues Lobo, œuvre dans laquelle une tentative théorique de distinction entre les vocables est esquissée. Le lexème «cas», bien qu’il puisse aussi être associé à une narrative orale, basée ou pas sur la mémoire, alterne sémantiquement avec «histoire» et «conte», et cela bien que dans certains contextes, la distinction entre ces derniers ait lieu en tenant compte de critères de nature thématique[1].
La référence à «nouvelle» peut être documentée dans une oeuvre comme Carta de Guia de Casados, de D. Francisco Manuel de Melo. L’auteur, en plein XVIIe siècle, fait une allusion très critique à ce qu’il désigne par «livres de nouvelles» et qui, d’après lui, pourraient être responsables de certains désordres commis par des lectrices plus influençables[2]. Le terme, dans le contexte spécifique dans lequel il est utilisé, se rapporte à des sous-genres particuliers de nouvelles, comme les nouvelles sentimentales et les nouvelles de chevalerie; les unes comme les autres apparaissent à ses yeux discréditées car le public lecteur (dans ce cas le féminin) n’y trouve pas plus que de motifs de divertissement et d’évasion, en valorisant dans ces textes «plus la ressemblance des pensées que la variété de la leçon» (MELO, 2003: 99, c’est nous qui traduisons).
2. L’appréciation critique produite par D. Francisco Manuel de Melo fait ressortir l’évidence que la conscience que des auteurs, des éditeurs, des imprimeurs et des lecteurs des XVIIe et XVIIIe siècles semblent avoir eu à propos du genre dans lequel s’encadraient les œuvres qu’ils écrivaient, éditaient ou lisaient, ne coïncide très souvent pas avec les prémisses classificatoires auxquelles nous avons à faire actuellement. A cela s’ajoute que le lexique alors utilisé dans les titres et dans d’autres paratextes pour désigner la catégorie généalogique dans laquelle un texte déterminé s’encadrerait, varie considérablement (parfois dans une même œuvre), laissant claire l’absence de critères d’uniformité ou de cohésion qui puissent être appliqués à la question.
Or, la disparité signalée entre la nomenclature littéraire disponible pendant la période baroque et celle utilisée actuellement, très souvent en nette collision avec l’esprit et la lettre de l’époque, se manifeste d’une manière particulièrement contendante par rapport à ces oeuvres que nous classifierions actuellement comme étant des «novelas». En vérité, dans le contexte des XVIIe et XVIIIe siècles, le mot «novela» ne jouissait pas d’une réputation favorable, suscitant des associations de sens avec le manque de vraisemblance ou avec un excès d’imagination amoureuse incompatible avec la bonne conduite morale et spirituelle.
Le jugement dépréciatif qui retombait sur ce genre littéraire peut certainement trouver ses racines dans la propre difficulté que les poètes antérieurs au Romantisme démontraient à accepter un type de texte dont aucun poète gréco-latin auteur de traités ne s’était préoccupé. Le fait qu’aucun auteur de référence, de Platon à Quintilien, n’ait mentionné le genre semble pouvoir être désigné comme un argument de poids qui justifie les appréciations peu favorables qui ont été enregistrées sur les «novelas» et permet également de comprendre les difficultés mises en évidence par les poètes des XVIIe et XVIIIe siècles à «traiter un ensemble de textes qui échappaient à une codification précise» (ALMEIDA, 2001: 18. C’est nous qui traduisons).
Contre ceux-ci pesaient aussi bien des motifs de nature strictement littéraire que des raisons éthico-morales. S’il est certain que du point de vue technico-formel, la dignité littéraire était niée à la «novela» parce que cette dernière était écrite en prose, il est également important de ne pas perdre de vue que des textes de ce genre ont été méprisés au nom de la suprématie d’un critère de réalisme qu’ils n’ont pas adopté comme étant le leur. L’absence de vraisemblance, composant de l’imitation en termes aristotéliques, rendait les «novelas» difficilement acceptables dans un contexte littéraire sérieux. D’autre part, la présence fréquente du thème amoureux alliée à la prédominance d’intentions ludiques ont servi de prétexte à tous ceux qui critiquaient les «novelas» et les considéraient comme étant potentiellement immorales et corruptrices des bonnes coutumes. C’est pour cette raison que les détracteurs de ce genre se comptent tellement parmi les lecteurs lettrés, connaisseurs et défenseurs de la théorie classique sur la pureté des genres littéraires, ainsi que parmi les membres de clergé préoccupés par l’instruction morale des lecteurs.
Les signes de cette préoccupation morale se manifestent également dans les arguments de tous ceux qui ont compris la légitimité de la création de «novelas» et qui ont souhaité la justifier. La Lettre-traité sur l’origine des romans, de Pierre-Daniel Huet, publiée en 1670, est emblématique à ce propos.
L’œuvre de P.-D. Huet constitue, ainsi que l’affirme Laurence Plazenet-Hau, une tentative «d’inscrire dans l’histoire la nécessité du triomphe de la conception sérieuse du roman» (PLAZENET, 2004: 53)[3]. Huet expose sa théorie en commençant par définir les «romans» comme étant «des histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs» (GÉGOU, 1971: 46-47)[4]. L’auteur du XVIIe siècle insiste de manière réitérée sur les fins didactiques et moralisantes que ce genre doit poursuivre.
La fin principale des romans ou du moins celle qui doit être et que se doivent proposer ceux qui les composent, est l’instruction des lecteurs à qui il faut toujours faire voir la vertu couronnée et le vice puni. Car comme l’esprit de l’homme est naturellement ennemi des enseignements et que son amour le révolte contre les instructions, il le faut tromper par l’appât du plaisir et adoucir la sévérité des préceptes par l’agrément des exemples et corriger ses défauts en les condamnant dans un autre. Ainsi le divertissement du lecteur que le romancier habile semble se proposer pour but n’est qu’une fin subordonnée à la principale qui est l’instruction de l’esprit et la correction des mœurs; et les romans sont plus au moins réguliers selon qu’ils s’éloignent plus au moins de cette définition et de cette fin (GÉGOU, 1971: 47).
Ainsi, et en consonance avec la théorisation de P.-D. Huet, s’il est certain que tout «roman» se prête à ce que l’on en fasse des lectures «romanesques», ce ne sont pas celles qui conviennent le plus au genre; bien au contraire, le «roman» utilise le voile de la fiction avec l’intention d’enseigner «à l’insu de ses lecteurs, à la faveur de l’agrément qu’il procure et en jouant sur les “passions”» (PLAZENET-HAU, 2004: 57-58). Par conséquent, Huet envisage les «bons romans» comme «des précepteurs muets qui succèdent à ceux du collège et qui apprennent aux jeunes gens, d’une méthode bien plus instructive et bien plus persuasive, à parler et à vivre» (GÉGOU, 1971: 142).
Tout comme l’Archevêque d’Avranches la pose, la question de la légitimation de la fiction en prose (désignons-la par «roman» ou «nouvelle») repose sur un problème qui a pour base le concept de «utilitas», c’est-à-dire, qui remet à une conception instrumentale de l’art, prédominante jusqu’au XVIIIe siècle. P.-D. Huet lui-même montre avoir conscience de cela, bien qu’il cherche à établir une distinction entre l’objet littéraire en soi et les utilisations qui en sont faites[5].
3. Dans le contexte portugais, la polémique assume des contours identiques. En effet, la règle est que les auteurs, même lorsqu’ils choisissaient un registre discursif tributaire du récit de fiction, évitent des désignations qui d’une certaine manière puissent favoriser une association de leurs œuvres au champ des dangers spirituels, préférant laisser explicites des objectifs à teneur moralisante, que l’étiquette «novela» menaçait potentiellement. En simultané, surgissent également fréquemment dans les pièces paratextuelles qui intègrent de nombreuses œuvres écrites entre les XVIIe et XVIIIe siècles, des commentaires dans lesquels il est possible de retrouver des convictions identiques à celles exposées par P.-D. Huet dans son traité.
Dans le prologue de Alívio de Tristes, Consolação de Queixosos, du Père Mateus Ribeiro, on peut lire des appréciations, probablement écrites par l’imprimeur, qui prétendent procéder à une exaltation de l’œuvre, en cherchant à l’épargner des jugements des censeurs présumés d’austères qui condamnent «a hum Ecclesiastico cõpor Novelas» (RIBEIRO, 1734: s/n). Pour cela, l’auteur de la Lettre-traité, dont la position est invoquée en défense de l’œuvre portugaise, est précisément rappelé[6].
Par conséquent, lorsqu’elle est utilisée, la désignation «novela» est presque toujours accompagnée de modificateurs qui laissent prévoir un contenu auquel on puisse clairement associer la maxime «docere et delectare», et cela même si le caractère édifiant de son message n’est pas toujours constaté. C’est ainsi que les auteurs de matière spirituelle évitent de faire figurer dans les titres des ouvrages qui composent le mot «novela» et optent pour recourir à d’autres désignations qui renvoient fréquemment à une dimension pédagogico-didactique assumée, provenant d’une conception utilitaire de l’art.
Or, les nouvelles allégoriques écrites en portugais aux XVIIe et XVIIIe siècles constituent des exemples particulièrement importants de textes pouvant s’encadrer dans un concept de littérature didactico-récréative de spiritualité qui, comme tel, affectent tous leurs ressources thématiques et formelles à la transmission d’un message de nature éthico-religieuse dont l’objectif est d’obtenir des effets pragmatiques concrets et très précis auprès de ses destinataires.
Cinq oeuvres, publiées en édition «princeps» entre la fin du XVIIe siècle et la première moitié du siècle suivant, représentent par excellence ce sous-genre narratif de fiction. Il s’agit plus concrètement de História do Predestinado Peregrino e de seu irmão Precito em a qual debaixo de uma mysteriosa parabola se descreve o sucesso feliz do que se hade salvar e a infeliz sorte do que se hade condemnar (1682), d’Alexandre de Gusmão; Compêndio Narrativo do Peregrina da América, em que se tratão varios discursos espirituais, e moraes com muitas advertencias, e documentos contra os abusos, que se achão introduzidos pela malicia diabolica no Estado do Brasil (1728), de Nuno Marques Pereira; A Preciosa: allegoria moral (1731) et Enganos do Bosque, Desenganos do Rio (1741), toutes deux de Sóror Maria do Céu; et Reino da Babilónia, ganhado pelas Armas do Empyreo; Discurso Moral (1749), de Sóror Madalena da Glória.
Comme il est possible de le constater à partir de la simple énumération de ces longs titres, dans aucun d’entre eux il n’y a de référence à la catégorie «novela». Alexandre de Gusmão préfère intituler son œuvre «histoire», en spécifiant qu’il s’agit d’une «mystérieuse parabole», dans un effort clair pour lui conférer une dignité littéraire et une pertinence doctrinaire. La stratégie consiste en une utilisation double du titre: si d’une part le lexème «histoire» semble vouloir nier ce que le contenu de l’œuvre démontrera (c’est-à-dire qu’il s’agit d’une «narrative feinte» avec une forte composante d’affabulation difficilement adaptable au concept de vraisemblance), d’autre part, l’indication qu’il s’agit d’une «parabole» inscrit automatiquement le texte dans une tradition qui prend le style attribué au Christ lui-même dans les Evangiles comme modèle.
Ainsi, la charge imagée potentiellement critiquable de la narrative est d’avance annulée par son attachement que ce soit à l’«histoire» ou au «discours moral». De plus, à l’intérieur de la narrative, la distance de l’auteur par rapport aux nouvelles, déjà esquissée dans le titre, surgit de manière explicite dans le discours du narrateur qui répudie de manière véhémente les «livres de comédies, ou nouvelles», ne reconnaissant de légitimité qu’aux livres spirituels[7].
Nuno Marques Pereira, à son tour, est encore plus osé dans la tentative de détacher son œuvre d’un genre qui puisse être accusé d’éloigner les lecteurs du parcours de la perfection. Le titre long qu’il met avant la narrative qu’il a écrite fournit tout de suite non seulement des indications à propos du genre dans lequel l’auteur souhaite l’encadrer, mais également quelques pistes sur les caractéristiques spécifiques de sa structure générale.
Dans Diccionario da Lingua Portugueza, du Père Rafael Bluteau, le terme «compêndio» est défini comme «epitôme, resumée du substantiel, ou des notions élémentaires d’une art, science, ou percepts» (BLUTEAU, 1789: 296/I. C’est nous qui traduisons). Par conséquent, son utilisation par Marques Pereira est un acte intentionnel à travers lequel l’auteur souhaite inscrire son texte non pas dans le domaine de la fiction, mais plutôt dans celui des traités moraux, d’autant plus que l’adjectif qui complète l’expression du titre – «narratif» ne désigne pas forcément un genre littéraire, pas plus qu’il ne qualifie ce qui concerne l’acte de «relater ou d’exposer des faits» (IDEM, ibidem: 109/II. C’est nous qui traduisons). Le caractère “instructif” de l’œuvre que ce segment de titre laisse deviner est corroboré par les autres éléments qui le composent: les références aux «discours spirituels et moraux», aux «avertissements» et aux «documents», qui, si d’une part, ils informent le lecteur sur certains aspects de son contenu et de sa structure (qui développe effectivement une thématique de nature morale et spirituelle et qui, en bonne partie, obéit à une construction qui se caractérise par la présentation d’un précepte de doctrine suivi de commentaire/illustration par le moyen d’un exemple), spécifient, d’autre part, la nature du pacte de lecture que l’on souhaite instituer, c’est-à-dire mettent en évidence le fait que Marques Pereira souhaite que l’œuvre soit lue comme un document moral à partir duquel le lecteur puisse mesurer sa conduite, en laissant clair que les objectifs qu’il poursuit sont de nature sociale et visent à intervenir sur le modelage des comportements à la lumière des vertus chrétiennes.
C’est, d’ailleurs, la position que l’auteur défend clairement dans la préface qu’il a écrit pour le premier tome de son Compêndio Narrativo do Peregrino da América. Dans ce texte préliminaire, Marques Pereira aborde explicitement la question des finalités que toute bonne littérature doit poursuivre, en la mettant sous une perspective morale. Ainsi, l’auteur reprend l’argumentation connue contre les «paroles oisives que l’on appelle culture, équivoques, fables et comédies», en les accusant d’«être la raison pour laquelle tant d’âmes se perdent» (PEREIRA, 1988: 26/I. C’est nous qui traduisons). Pour la même raison, il refuse d’intégrer la narrative qu’il écrit dans la catégorie des nouvelles qu’il considère être des «livres (…) [qui] enseignent à parler, pour pêcher» (IDEM, ibidem: 27/I. C’est nous qui traduisons).
Les fictions narratives d’auteurs féminins adoptent également des titres qui ne permettent pas de les connoter immédiatement avec l’idée de «novela». Dans ces cas, les auteurs optent ou par n’inclure aucune mention qui puisse être considérée de nature métalittéraire (comme c’est le cas de Enganos do Bosque, Desenganos do Rio, de Sóror Maria do Céu, où l’on ne trouve aucune autre spécification dans le titre), ou par circonstancier le titre avec des références que ce soit aux modalités de construction et aux registres discursifs privilégiés, ou à l’intention ou à la finalité attribuée aux œuvres. Ainsi, Sóror Maria do Céu utilise la désignation «allégorie morale», en emphatisant l’artifice discursif auquel elle a recouru, mais en prévenant également de la nécessité de procéder à une lecture au second degré, en démêlant les motivations pieuses. Sóror Madalena da Glória suit l’exemple de l’auteur mentionnée auparavant, en remplaçant toutefois le lexème «allégorie» par «discours». Le segment de titre «discours moral» révèle, alors, une intentionnalité qui fait partie de la notion rhétorique de discours en tant qu’instrument de persuasion. Dans ce contexte, l’emploi de l’adjectif «moral» renforce l’idée que l’œuvre clôt une leçon de vie, en traduisant une intention de contrôle normatif par l’auteur.
4. De tout ce qui vient d’être dit, certaines conclusions peuvent être tirées par rapport à la problématique de la classification généalogique des formes narratives de fiction de la période baroque.
En premier lieu, au manque de théorie littéraire explicite, il s’impose de reconnaître l’importance de procéder à une analyse des textes alors produits, et en particulier des pièces paratextuelles qui y sont incluses, afin, par leur intermédiaire, de prendre contact avec la «pensée littéraire» véhiculée par ce moyen. Dans le cas spécifique des nouvelles allégoriques mentionnées dans cette étude, à partir des titres, l’intention manifestée par les auteurs de rédiger des œuvres utiles qui puissent avoir une fonction persuasive, didactique et édifiante auprès des lecteurs devient immédiatement perceptible. De tels «desiderata» se heurtent à la perception contemporaine de la «novela», d’autant plus que cette désignation surgit associée à des textes ayant un contenu purement ludique, qui ne se soucient absolument pas de la formation spirituelle et morale de ses destinataires.
Une seconde évidence à rehausser est liée à la constatation qu’une indéfinition terminologique se montre comme le trait le plus marquant par rapport à la question abordée. Dans la littérature portugaise, des œuvres qui se rapprochent de la notion moderne de «roman» sont génériquement désignées par un ensemble de termes équivoques comme «histoire», «conte», «cas» et «nouvelle». En réalité, la question semble pouvoir se poser dans le cadre d’une évolution du mode narratif lui-même, au sein duquel des resémantisations et appropriations lexicales conduisant à l’apparition de désignations flottantes, pas totalement assimilables par les notions actuellement recouvertes par les termes en analyse, auraient eu lieu.
Ainsi, le chercheur actuel, lorsqu’il utilise la désignation de «novela» pour classifier les narratives fictionnelles en prose des XVIIe et XVIIIe siècles, opte pour un terme qui, en courant le risque de contrarier l’esprit et la lettre du temps, lui permet de cataloguer un type de textes qui restent «à mi-chemin entre le conte et le roman, finissant par désigner un concept «hybride», non identifiable précisément (bien qu’également entre de nombreuses perplexités) avec certaines des notions extrêmes» (FINAZZI-AGRÒ, 1978: 14. C’est nous qui traduisons).
Bibliographie:
– Leonarda Gil da GAMA, pseud., Reyno de Babylonia, Ganhado pelas Armas do Empyreo; Discurso Moral, Lisboa: Officina de Pedro Ferreira Impressor da Augustissima Rainha N. S, 1749.
– Madre Marina CLEMENCIA, pseud., A Preciosa, Allegoria Moral, Lisboa Occidental: Officina da Música, 1731.
– Nuno Marques PEREIRA, Compêndio Narrativo do Peregrino da América (notas e estudos de Varnhagem, Leite de Vasconcelos, Afrânio Peixoto, Rodolfo Garcia e Pedro Calmon. Introdução de Afrânio Coutinho), Rio de Janeiro: Academia Brasileira de Letras, 1988, tomos I e II.
– Pe. Alexandre de GUSMAM, Historia do Predestinado Peregrino e seu Irmam Precito, Evora: Officina da Universidade, 1685.
– Sóror Maria do CÉU, Enganos do Bosque, Desenganos do Rio. Primeira, e Segunda Parte, Lisboa Occidental: Officina de Antonio Isidoro da Fonseca, 1741.
– D. Francisco Manuel de MELO, Carta de Guia de Casados (edição, introdução e notas de Maria de Lurdes Correia Fernandes), Porto: Campo das Letras, 2003.
– Ettore FINAZZI-AGRÒ, A novelística portuguesa do século XVI, Lisboa: Instituto de Cultura Portuguesa, 1978.
– Fabienne GÉGOU, Lettre-traité de Pierre-Daniel Huet sur l’origine des romans. Édition du tricentenaire 1669-1969, Paris: Éditions A.-G. Nizet, 1971.
– Francisco Rodrigues LOBO, Corte na Aldeia (introdução, notas e fixação do texto de José Adriano de Carvalho), Lisboa: Presença, 1991.
– João Gaspar SIMÕES, História do Romance Português, Lisboa: Estúdios Cor, 1967, 2 volumes.
– Laurence PLAZENET-HAU, «L’impulsion érudite du renouveau romanesque entre 1550 et 1660» in Emmanuel BURY e Francine MORA (sous la direction de), Du Roman Courtois au Roman Baroque, Paris: Les Belles Lettres, 2004, pp. 35-63.
– Luís de CAMÕES, Os Lusíadas (leitura, prefácio e notas de Álvaro Júlio da Costa Pimpão. Apresentação de Aníbal Pinto de Castro), Lisboa: Ministério dos Negócios Estrangeiros/Instituto Camões, 2000.
– Northrop FRYE, Anatomy of Criticism, Princeton/New Jersey: Princeton University Press, 1973.
– P. Matheus RIBEIRO, Alivio de Tristes, e Consolação de Queixosos, Tomo I (I, II e III partes), Lisboa Occidental: na Officina Ferreiriana, 1734.
– Rafael BLUTEAU, Diccionario da Lingua Portugueza (reformado, e accrescentado por Antonio de Moraes Silva), Lisboa: Officina de Simão Thaddeo Ferreira, 1789, ), Tomos I e II.
– Teodoro de ALMEIDA, O Feliz Independente (edição de Zulmira C. Santos), Porto: Campo das Letras, 2001.
– Vítor Manuel de AGUIAR E SILVA, Teoria da Literatura, Coimbra: Almedina, 1986.
Notes
[1] Dans Os Lusíadas, il est possible d’attester l’occurrence du lexème «conto» associé à la narrative de thématique amoureuse, surgissant, par opposition, le vocable «história» connecté avec un récit non fabuleux et de profit exemplaire : «Vencidos vêm do sono e mal despertos;/ Bocijando, a miúdo se encostavam/ Pelas antenas, todos mal cobertos/ Contra os agudos ares que assopravam;/ Os olhos contra seu querer abertos;/ Mas estregando, os membros estiravam./ Remédios contra o sono buscar querem,/ Histórias contam, casos mil referem.// – “Com que milhor podemos (um dizia)/ Este tempo passar, que é tão pesado,/ Senão com algum conto de alegria,/ Com que nos deixe o sono carregado?”/ Responde Leonardo, que trazia/ Pensamentos de firme namorado:/ – “Que contos poderemos ter milhores,/ Para passar o tempo, que de amores?”// -“Não é (disse Veloso) cousa justa/ Tratar branduras em tanta aspereza,/ Que o trabalho do mar, que tanto custa,/ Não sofre amores nem delicadeza;/ Antes de guerra, férvida e robusta/ A nossa história seja, pois dureza/ Nossa vida há-de ser, segundo entendo,/ Que o trabalho por vir mo está dizendo.”// Consentem nisto todos, e encomendam/ A Veloso que conte isto que aprova./ -“Contarei (disse) sem que me reprendam/ De contar cousa fabulosa ou nova;/ E por que os que me ouvirem daqui aprendam/ A fazer feitos grandes de alta prova,/ Dos nacidos direi na nossa terra,/ E estes sejam os Doze de Inglaterra» (CAMÕES, 2000: Canto VI, est. 39-42, pp.158-159), C’est nous qui soulignons.
[2] Rapportant un épisode qu’il a vécu lors d’un voyage en Espagne qui l’a conduit à chercher à dormir dans un logement où les hôtelières se dédiaient à la lecture à haute voix de nouvelles, le narrateur raconte: «Enfim, (…) voltando em breve tempo por aquele lugar e perguntando pela curiosa leitora e ouvintes, me disseram que muito poucos dias despois as novelas foram tanto a diante que cada uma das filhas de aquela estalajadeira fizera sua novela fugindo com seu mancebo do lugar, como boas aprendizes da doutrina que tão bem estudaram» (MELO, 2003: 99).
[3] Une telle appréciation semble, en effet, provenir d’une interprétation fidèle de la pensée exposée par l’auteur de la Lettre-traité. Dans celle-ci, la préoccupation de Huet afin de légitimer le statut des auteurs de ce genre narratif en prose est visible, en invoquant pour cela sa conformité avec les idées exposées par les grands auteurs de traité de l’antiquité greco-latine : «Suivant cette maxime d’Aristote, établie avant lui par Platon et suivie après lui par Horace, Plutarque et Quintilien, que le poète est plus poète par les fictions qu’il invente que par les vers qu’il compose, on [peut] mettre les faiseurs de romans au nombre des poètes (GÉGOU, 1971: 47).
[4] Pierre-Daniel Huet explique ensuite chacun des termes de la définition : «Je dis des histoires feintes pour les distinguer des histoires véritables; j’ajoute d’aventures amoureuses parce que l’amour doit être le principal sujet du roman. Il faut qu’elles soient écrites en prose pour être conformes à l’usage de ce siècle ; il faut qu’elles soient écrites avec art et sous de certaines règles, autrement ce sera un amas confus sans ordre et sans beauté» (GÉGOU, 1971: 47).
[5] Dans un chapitre de son traité, intitulé «Réflexions Morales», Huet rapproche les romans des comédies et des bals, en invoquant l’autorité de S. François de Sales à qui il attribue la même opinion : «Mais au moins n’est-ce pas trop tard pour les romans, que de demander que, lorsqu’ils s’assujettiront aux lois de la modestie et de la pudeur, ils soient tolérés par les censeurs et considérés comme la comédie et le bal qu’un grand et saint évêque de ces derniers temps dans les règles de piété qu’il a prescrites, dit être un divertissement indifférent de lui-même, bon ou mauvais selon l’usage qu’on en fait» (GÉGOU, 1971: 144).
[6] L’auteur du prologue écrit: «O eruditissimo Pedro Daniel Huet Bispo de Abranches, e segundo Mestre do Delphim escreveu em Latim, e em Frances hum doutissimo Tratado da origem, e bom uso das Novelas, e quando estas são como devem ser exemplares pouco importa, que hum Ecclesiastico debaixo de hua ficção engenhosa mostre o premio, e estimação da virtude, o castigo, e abominação do vicio» (RIBEIRO, 1734: s/n).
[7] «Foi em companhia das duas irmãas, Diligencia, & Disposição, entrou primeiro em casa de Lição, que applicada toda a hum livro espiritual, habitava em hua formosa livraria toda de livros sagrados, devotos, & honestos, & nem hum so livro de comedias, ou novèlas se achava ali, porque semelhantes livros se não devem achar nas livrarias de Nazareth, quero dizer nas mãos dos que vivem pia, & religiosamente. (…) Quomodo legis? De que sorte les? Les para proveito, ou para passatempo? Se para passatempo, tempo perdido serà: se para proveito, serà grande o que da Lição espiritual tirarás, porque como diz Santo Agostinho, a lição espiritual nos ensina a aborrecer o terreno, & a amar o celestial» (GUSMAM, 1685: 74-75). C’est nous qui soulignons.