Yves Clavaron
Université de Saint-Étienne, France
yves.clavaron@univ-st-etienne.fr
Avatars du récit de voyage après 1945
Avatars of travel narratives after 1945
Abstract: At various stages according to times, travel narratives fall within an epistemological process and aim at mirroring (more or less) distant worlds. Otherness is displayed, albeit at the expense of a kind of voyeurism. The article intends to consider the transformations of the protean genre formed by travel narratives after World War II and to scrutinize their metamorphosis in contemporary literature, at a time when « nomadism » seems to be a key concept, renewing romantic Wanderung. To what extent was this versatile genre able to cope with various aesthetic and ideological turns and to adjust to the artistic and especially technological revolutions of the last decades?
Keywords: Travel Narrative; Travel Writing; Otherness; Postmodernism; Postcolonialism.
Le XXe siècle inaugure, avec la modernité, une ère d’incertitudes caractérisée par une nouvelle perception du temps et de l’espace, sentis comme relatifs et hétérogènes, par un moi morcelé qui a perdu son statut et sa forme d’entité idéale. Si le genre romanesque est profondément affecté par cette remise en cause du monde après 1918, si le roman se situe désormais dans l’aporie d’une rencontre entre la continuité discontinue d’une conscience et la discontinuité continuelle du monde extérieur, le récit de voyage est aussi affecté par cette conception relativiste. Puisque le moi est devenu problématique, le journal devient moins intime, le récit de voyage évite la confession, au sens où Rousseau l’entendait car la transparence des cœurs n’est plus de saison. Contrairement aux visions cosmogoniques et unifiantes de la Renaissance, le récit de voyage au XXe siècle fait le constat d’une irrémédiable fragmentation et l’objectif est désormais de capturer l’instant, l’émotion particulière, l’étrangeté plus que la beauté car l’écrivain-voyageur sait que l’unité et l’harmonie, dont il conserve la nostalgie, sont définitivement hors de portée. Face à ce sentiment de perte du monde, l’anxiété gagne et l’écriture viatique, inquiète et insatisfaite, se dépouille de l’éloquence et du lyrisme romantiques. C’est aussi que le voyage se réduit au mouvement, au déplacement – ce n’est pas le cheminement qui importe mais le point d’arrivée – ou alors se transforme en séjour prolongé, émigration plus ou moins définitive.
La seconde guerre mondiale semble marquer un tournant : alors qu’en 1940 Herman Goering aurait donné ordre à la Luftwaffe de détruire en Angleterre « tout monument historique et tout endroit marqué dans le Baedeker par un astérisque »[1], en 1944, les imprimeries du Baedeker à Leipzig sont détruites par des bombardements de la Royal Air Force, avant de passer derrière le rideau de fer, hostile au principe même du voyage[2]. Ainsi, en 1945, le genre du récit de voyage semble condamné, si l’on en croit Evelyn Waugh : « I do not expect to see many travel books in the near future »[3].
Il s’agit de réfléchir ici sur les avatars du récit de voyage après 1945, d’étudier comment ce genre versatile s’est adapté aux diverses mutations esthétiques et a résisté aux « révolutions » artistiques, idéologiques et technologiques du XXe siècle.
I. Survivances modernes
La mort toujours annoncée et toujours différée du récit de voyage
À des degrés divers selon les siècles, le récit de voyage participe d’une entreprise épistémologique et se donne pour ambition de constituer le miroir de l’Ailleurs ; l’altérité est mise en scène, fût-ce au prix d’un certain voyeurisme. Au XXe siècle, le voyage – et le récit de voyage – s’ouvre à l’ensemble de la planète, traquant inlassablement les parcelles non encore explorées, ce qui fait d’ailleurs proclamer par Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques (1955) la fin du voyage et du récit de voyage. Le genre serait-il autre chose aujourd’hui qu’une survivance ? Reste-t-il suffisamment d’énergie, de différence pour continuer à écrire sur un Autre qui se met de plus en plus à me ressembler ? La conformité générale, l’uniformisation du monde apparaissent comme des signes de mort et le voyage est associé à une inquiétude pascalienne. Ainsi, il y aurait un affadissement voire une disparition de l’esprit des lieux, du sens des lieux : il serait désormais impossible de capter l’originalité des différents territoires, pris dans un vaste processus d’uniformisation. La modernité aurait entraîné la mort du genius loci et dans Le génie du lieu (1958), Butor a bien du mal à définir le singulier pouvoir qu’exercent les villes italiennes ou l’Égypte sur l’esprit de leurs habitants ou de leurs visiteurs. Jack Kerouac et la « Beat Generation » ont sans doute remis à la mode la pérégrination, l’aventure de la route, mais leurs seuls successeurs d’aujourd’hui ne sont-ils pas les peuples migrant d’Est en Ouest ou du Sud au Nord, dans un monde contemporain globalisé ?
À la fin du XXe siècle, la littérature de voyage se trouve prise dans un sentiment de décadence et d’épuisement, mais tout se passe comme s’il restait à explorer cet épuisement même du genre à travers une littérature que John Barth appelle The Literature of Exhaustion (1974). En janvier 2003, tout récemment encore, l’écrivain-voyageur Edward Marriot publie un article dans la revue Prospect regrettant « le déclin du récit de voyage contemporain », genre devenu redondant et donc obsolète[4].
La tentation du journalisme
Au XXe siècle, le journalisme a pu être considéré comme un moyen de renouveler la littérature de voyage et l’entre-deux-guerres a marqué l’âge d’or d’un nouveau genre, combinant préoccupations poétiques et politiques, que l’on a appelé « grand reportage » avec Robert Byron en Angleterre, Albert Londres et Andrée Viollis en France.
M. Collomb insiste sur la destinée malchanceuse de ce genre, « né de l’heureuse conjonction d’un courant littéraire : le Naturalisme, et d’un phénomène socioculturel : l’essor prodigieux de la grande presse à la fin du XIXe siècle »[5]. Le [grand] reportage, dont la dimension littéraire est contestée, se fonde sur une dimension concrète et parfois « exotique » des faits observés, par « le gisement d’énergie créatrice »[6] qu’ils contiennent, et répond à une spectacularisation de l’événement, requise par la culture de masse. Le reporter n’est pas un flâneur et la vitesse constitue le médium essentiel pour capter l’intérêt de lecteurs avides de nouveauté et d’« actualité ». Le narrateur-voyageur est remplacé par le journaliste, éventuellement homme de lettres, qui se présente comme témoin légitime et garantit par là l’authenticité de l’information. La fonction référentielle est en tout cas prédominante, puisqu’il s’agit de donner à voir de la manière la plus exacte une réalité particulière, ce réel que le récit de voyage, surtout au XXe siècle, tend à fictionnaliser. Néanmoins, le reportage sert surtout à faire connaître les pays lointains, notamment les colonies, aux habitants de la métropole, ce qui fait courir le risque de banaliser l’exotique en « l’engageant dans un processus de rapprochement généralisé » comme le note J. M. Moura[7].
A la fin des années 1950, le Nouveau Journalisme (New Journalism) apparaît comme un héritier du grand reportage de l’entre-deux guerres, jetant un pont entre la littérature de voyage et le journalisme d’enquête. Ce mouvement, qui se veut contestataire et alternatif, redéfinit les règles de cette activité. Il s’agit de récupérer les techniques de la fiction et de délibérément contrevenir « aux conventions de l’objectivité journalistique, jugées et relativistes et mensongères à l’aune de la guerre du Vietnam »[8]. C’est ce que Lodge appelle « non-fiction novel » et dont le modèle serait le roman documentaire de Truman Capote, tel In Cold Blood[9]. Le « nouveau journalisme » innove donc en privilégiant un réalisme subjectif mais, comme le grand reportage, privilégie le témoignage direct de l’expérience vécue par le voyageur-reporter et retranscrite dans des carnets. L’écriture se veut plus littéraire, mettant en scène une voix narrative à la première personne, usant parfois du monologue intérieur et jouant sur les points de vue.
Un genre pérenne : le voyage d’Italie
Archétype du récit de voyage, le voyage d’Italie est une constante de la littérature depuis la Renaissance et cette veine littéraire se prolonge jusqu’au XXIe siècle. Contrairement aux Voyages en Espagne, en Russie ou même en Orient, qui ont connu leur apogée à l’âge romantique, et au XIXe siècle en général, le Voyage en Italie est de tous les temps (ou presque). Il constitue un phénomène européen et vaut comme paradigme du voyage de formation dans la culture occidentale. Ce genre connaît une évolution dans le premier vingtième siècle en se convertissant en essai sous la plume de D. H. Lawrence ou A. Huxley ou en devenant un thème romanesque ou poétique[10]. Et il est vrai qu’on peut lire A Room with a View d’E.M. Forster comme un roman ayant intégré et fictionnalisé le genre du voyage d’Italie. Le XXe siècle se caractérise par une étanchéité moindre entre les genres et le roman incorpore souvent le voyage dans son intrigue, y compris le « nouveau roman » puisque La Modification de Butor se construit comme un itinéraire de Paris à Rome. C’est aussi que le récit de voyage se littérarise et s’éloigne définitivement de ce que purent être ses modèles au XVIe siècle. Le Voyage en Italie de Giono inaugure une démarche appelée à un grand avenir : il s’agit de renouer avec la terre des origines et de voir « avec les yeux de la tête » des régions jusque-là perçues avec « les yeux de la foi »[11]. Un pèlerinage aux sources du moi comme le feront d’autres transplantés, exilés ou émigrés.
À la fin du XXe siècle, le voyage d’Italie continue d’exister en tant que tel comme en témoignent To Noto, Or London to Sicily in a Ford de Duncan Fallowell (1989), Italian Journeys de Jonathan Keates (1991) sans oublier les œuvres d’Eric Newby. Le récit de Falloway retrace un trajet le long de l’épine dorsale de l’Europe vers une petite ville, Noto, située à la pointe de la côte Est de la Sicile. La « bizarrerie » réside dans le mode de locomotion : le choix de la voiture pour une aussi longue distance paraît, à l’heure du jet, presque relever de l’archaïsme, contrepoint de l’image de progrès que représentait l’automobile dans les années 1920. L’originalité de Fallowell tient peut être à la préface, où il rend visite au frère d’Osbert Sitwell, grand témoin de l’Italie au début du XXe siècle, ce qui place son récit dans une perspective à la fois intertextuelle mais aussi légèrement décalée, puisqu’il s’agit de se démarquer des récits et travaux du grand prédécesseur. Sinon, la facture paraît assez conventionnelle avec des chapitres portant le nom d’un lieu, le dernier étant consacré à Palerme et non à Noto, comme on aurait pu s’y attendre. L’écriture de Falloway n’a rien de déconstructionniste et sa pratique du genre s’inscrit bien dans la norme littéraire qui s’est construite au fil des siècles. Toutefois, de nouvelles écritures du voyage se mettent en place à partir des années 80 sous l’effet conjugué des théories et pratiques postmodernes et postcoloniales.
II. Renaissances postmodernes et postcoloniales ou l’âge de la redécouverte
Les récits de voyages occidentaux
Les récits de Bruce Chatwin, The Songlines (1988), et d’Andrew Harvey, A Journey in Ladakh (1984)[12] accentuent la continuité entre récit de voyage et fiction. Les lieux mis en scène dans ces récits, le royaume himalayen du Ladakh et le Désert central australien, se situent aux marches de l’ancien Empire britannique : frontière nord-est de l’Inde ou avant-poste de la civilisation européenne au cœur du continent australien. Ainsi, ils constituent des lieux familiers, maintes fois parcourus par les récits d’aventure de l’époque coloniale. Matthew Graves montre que ces deux récits subliment les anciennes géographies impériales, à la fois matérielles et métaphoriques, en nouvelles géographies identitaires à travers un processus transgressif et deleuzien de déterritorialisation. Chez Harvey, le Ladakh apparaît clairement comme un substitut du Népal où le mythe tibétain s’expatrie[13]. Les récits de Chatwin et Harvey adoptent les formes narratives de la postmodernité et accentuent l’hybridité du genre – The Songlines tient à la fois de la fiction et du journal de bord – par des reprises intertextuelles de récits antérieurs (ce qui est une caractéristique du récit de voyage), par le questionnement de certaines valeurs occidentales[14] et enfin par la subversion du rapport entre centre et périphérie par un narrateur nomade. The Songlines s’inscrit également dans la tradition du voyage philosophique inaugurée au XVIIIe siècle tant par son interrogation principale, l’origine de l’errance humaine, que par sa forme dialogique qui a pu rappeler celle de Jacques le fataliste de Diderot. Toutefois, bien qu’il semble écarter le rationalisme occidental et sa dimension impérialiste, le discours de Chatwin reste inféodé à des référents européens[15].
Dans les écritures contemporaines du voyage dominées par les Anglo-Saxons, deux Suisses se distinguent, et tout d’abord, Nicolas Bouvier qui, contre tous les prophètes de la fin du voyage, réaffirme la force du périple comme processus de connaissance et support privilégié de passage vers l’altérité[16]. La confrontation à l’autre, la prise de conscience de son altérité radicale est l’occasion d’appréhender l’étrangeté, non pas de l’autre, mais du rapport du moi au monde[17]. Bouvier privilégie les rencontres individuelles tout au long du chemin par rapport aux grandes fresques, se plie aux usages des différents mondes traversés principalement pendant des phases de semi-sédentarité, qui lui permettent de capter l’esprit du lieu. En effet, Bouvier éprouve la puissance des lieux : l’Inde pousse le voyageur jusqu’à ses limites tandis que Ceylan exerce une emprise telle qu’il est difficile de s’en arracher. L’Usage du monde démontre ainsi la force de révélation du voyage au-delà des stéréotypes associés au tourisme.
Alain de Botton, autre Suisse, mais résidant à Londres et écrivant en anglais, s’inscrit dans la tendance actuelle de l’hybridation du genre du récit de voyage[18]. Un texte comme The Art of Travel possède une forte dimension autoréflexive et se construit comme une méditation sur le voyage, un voyage au cœur du voyage[19]. L’hybridité du texte se révèle dans la pratique du collage, chez un écrivain qui se dit admirateur de Stendhal et de Vie de Henry Brulard et qui inclut donc dessins, cartes, graphiques, tableaux, etc… Chaque chapitre est placé sous la responsabilité d’un guide : des écrivains français ou anglais (Huysmans, Flaubert, Wordsworth…), d’un explorateur (Humboldt) ou de peintres (Hopper, Van Gogh…). Ainsi, le premier chapitre axe la réflexion sur « le rapport entre l’anticipation du voyage et sa réalité » dans un véritable dialogue avec le voyage manqué de Des Esseintes à Londres. L’auteur se regarde voyager, selon un procédé réflexif qui suscite des méditations philosophiques plutôt que des développements référentiels. De Botton insiste sur les seuils du voyage, les lieux de transit, ces « non-lieux » dont parle M. Augé[20] : ainsi en écho à la poésie des départs de Baudelaire, il développe une poésie de l’aéroport, avec l’avion symbole mobile d’universalité, « dans la mesure où il porte une trace de toutes les contrées qu’il a traversées »[21].
Mais il arrive que le texte se noie dans l’intertexte : le chapitre sur l’exotisme – que De Botton définit comme une appétence pour ce que l’on n’a pas dans son pays – part d’une subtile analyse d’un panneau de l’aéroport d’Amsterdam et de son étrangeté graphique, avant de tomber dans une paraphrase extensive du Voyage en Égypte de Flaubert ! Quant à la visite de Madrid, que De Botton ne se décide à faire que parce que la femme de ménage l’a chassé de sa chambre d’hôtel, elle est remplacée par un résumé des voyages de Humboldt. Même s’il déclare vouloir « peindre en mots » comme Ruskin[22], De Botton semble parfois gagné par le psittacisme qui menace l’écrivain-voyageur.
Le récit de voyage se métamorphose et s’intègre parfois au roman comme dans une tendance récente nommée « métafiction du voyage »[23] par Jean-Marc Moura et qui consiste en l’exploration critique d’un voyage antérieur. Ce voyage du voyage s’effectue donc à l’intérieur d’un roman, comme Le Chercheur d’Or de Le Clézio (1985), relatant un voyage effectué au XIXe siècle vers l’île de Rodrigues, ou In Search of Conrad de Gavin Young (1991), dont le titre annonce les pérégrinations de l’auteur en Orient, sur les traces de Conrad. Ce type de métafiction, à la fois familier (Diderot ne fictionnalise-t-il pas le voyage de Bougainville, sans l’avoir fait cependant ?) et postmoderne par sa dimension réflexive et intertextuelle, constitue peut-être un moyen de ranimer l’exotisme expirant ou de fonder un « post-exotisme ».
Les récits de voyages de l’autre ou le « contre-voyage »
Désormais, la littérature de voyage a cessé d’être « a one-way traffic » comme le dit Steve Clark[24] et l’Autre, naguère colonisé, s’est mis à produire de la littérature de voyage, à valeur de contre-discours. La référence première est la traversée de l’Atlantique, l’expérience fondatrice de la déportation dans le ventre monstrueux des bateaux négriers, matrice des communautés noires d’Amérique, que Glissant appelle « la barque ouverte »[25]. Ainsi, à propos des romans The Atlantic Sound (2001) de Caryl Phillips et Wie goed bedoelt d’Ellen Ombre[26], Kathleen Gyssels parle de « contre-voyage »[27].
D’origine surinamienne, Ellen Ombre s’embarque sur un navire de marchandises pour Lagos et Freetown au départ d’Amsterdam tandis que Caryl Philips, né à Saint-Kitts, part de Liverpool, haut lieu du commerce triangulaire, en direction de l’Afrique de l’Ouest puis du Sud profond de Etats-Unis. Leur voyage s’effectue incognito et avec le moins de confort possible. Sensibles aux séquelles de la colonisation et aux impasses de l’indépendance, Ombre et Philips n’effectuent pas un voyage pittoresque à l’envers, mais ils recherchent les lieux de mémoire – au sens que donne Pierre Nora[28] – éparpillés sur la côte occidentale de l’Afrique et observent les rituels de commémoration du départ de millions d’esclaves africains. Sur la Côte des esclaves, ils accomplissent un véritable travail de reconstruction du passé contre la muséification de l’histoire pratiquée par les autorités africaines à Gorée, contre le commerce commémoriel, mais aussi contre l’exploitation des débris de l’holocauste noir et les rapprochements trop rapides avec la Shoah. En cela, ils se démarquent du « racial healing » pratiqué par les Américains noirs venus visiter les côtes africaines en quête d’une thérapie raciale de groupe, opération de cicatrisation transgénérationnelle.
Par ce voyage de retour vers l’Afrique, ils effectuent le « middle passage » à rebours. The Middle Passage est précisément le titre du récit de V. S. Naipaul[29], qui traverse l’Atlantique pour retourner aux Caraïbes après des années d’émigration au Royaume-Uni. Dans The Jaguar Smile[30], S. Rushdie fait le récit de son voyage au Nicaragua au moment de la révolution sandiniste, au plus fort de la « guerre froide ». Ces deux écrivains de la diaspora indienne présentent donc un point de vue décentré par rapport aux récits européens tout en plaçant leur voyage sous les auspices de Christophe Colomb, l’initiateur de l’impérialisme européen. Leur récit se construit en écho au discours colonial, clairement anti-impérialiste chez Rushdie pour qui le socialisme apparaît comme une nouvelle panacée, mais plus ambigu chez Naipaul qui, mal à l’aise face à son île natale de Trinidad, reprend à son compte certains poncifs colonialistes.
À propos des voyageurs africains en Europe, Romuald Fonkoua parle de « voyage à l’envers »[31] car la trajectoire habituelle, de centre à périphérie, est inversée. Le discours des « voyageurs à l’envers » emprunte rarement les formes canoniques du récit de voyage européen. En effet, les récits d’aventures dans l’univers de l’Autre, les comptes rendus ou les relations de voyage ne constituent pas un objet reconnu et institutionnalisé en Afrique, mais le voyage s’écrit à travers une pluralité des genres : roman, poésie, essai ou autobiographie. Le voyage reste problématique pour les Noirs, pris entre la mémoire traumatique de l’arrachement originel et les réglementations coloniales, qui leur interdisent de se rendre en métropole, du moins dans l’Empire français. Le voyage en Europe, mis en scène dans le roman de Bernard Dadié, Un nègre à Paris, vaut essentiellement comme récit de formation. La capitale française y est décrite à la manière des Persans de Montesquieu ou à celle des voyageurs européens qui découvraient le Nouveau Monde. R. Fonkoua montre que le discours du voyageur africain fonctionne sur une logique binaire : il exprime la réalité européenne « en l’opposant systématiquement à la réalité africaine perçue par le voyageur à l’endroit »[32].
Les écrivains francophones, contrairement aux anglophones, pratiquent peu le récit de voyage au sens propre : Soleil de la conscience d’Édouard Glissant[33] est plutôt un essai de voyage, un discours philosophique et poétique. Glissant s’insurge d’ailleurs contre le voyage thérapeutique, lui qui refuse toute idéalisation de la terre africaine et surtout toute idée de retour :
Mais ce n’est pas parce que nous avons été fouillés de ces terres comme des ignames écorchées, transportées sur les Eaux immenses comme des sacs de gros sel noir, distribués sur les rochers et les îles et le continent comme une saupoudrée de vieux engrais, non, ce n’est pas une raison, – si c’est raison – ni nécessaire, ni suffisante, pour prétendre à revenir là […] comme si c’était un territoire qui nous était dû. [34]
Dans Tout-monde, roman baroque qui inclut des histoires de voyages, Glissant évoque un voyage « latéral », des Antilles en Égypte, qui lui permet de redessiner une géographie et de nouer « de nouveaux rapports Sud-Sud » (TM 541). Comme Carpentier dans Le Partage des eaux, il évoque la remontée d’un fleuve, « Le Nil à revers » (TM 540), voyage de retour aux origines. Mais le voyageur n’est pas là pour célébrer la grandeur de l’Égypte pharaonique, l’éternité de ses monuments et de sa civilisation – d’autres l’ont fait avant lui. C’est aussi que l’Histoire antillaise n’est pas figée dans le marbre ou la pierre, mais se trouve prise dans une temporalité erratique qui tient son origine dans le traumatisme originel de l’esclavage, celui d’un grand voyage forcé. Pourtant en Egypte, le voyageur découvre une « autre Afrique », le continent des origines, mais où il est perçu comme autre : « Je ne saurais passer pour un Égyptien » (TM 541). En effet, à Assouan, il est interpellé : « Nubian », ce qui le renvoie une nouvelle fois à la question de l’esclavage, celui des Nubiens auquel le voyageur peut s’identifier – « Les princes d’Assouan m’ont jadis exhibé » – et qui vaut comme préface à l’histoire mondiale de l’esclavage des Noirs[35].
Conclusion
Le genre du récit de voyage a définitivement rompu avec le topos de la transparence du discours assorti de la revendication de dire vrai, encore sensible à l’époque romantique, où le statut du référent était pourtant déjà modifié. Après 1945, il prend une dimension de plus en plus réflexive, explore la possibilité journalistique, réactualise des formes aussi anciennes que le Voyage d’Italie et, surtout, développe ses relations avec d’autres genres, comme le roman. Il rencontre également les problématiques postmodernes et postcoloniales, principalement dans le monde anglo-saxon, et réaffirme la possibilité du voyage dans un monde que l’on pensait déjà avoir entièrement exploré. À l’âge de la mondialisation, le récit de voyage séduit par sa poétique de l’errance en faisant l’éloge du nomadisme, social, intellectuel ou spirituel. Désormais, avec l’élargissement et l’hybridation du genre, il faut parler de littérature de voyage plutôt que de récit.
Ce genre littéraire a longtemps été l’apanage des Européens découvrant et décrivant le monde, faisant prévaloir un point de vue occidental, mais à la fin du XXe siècle, le regard se décentre et le point de vue se retourne avec les récits produits par les ex-colonisés, qui remettent en cause la géographie coloniale et tentent de se réapproprier leur histoire. Cette écriture contemporaine des voyages est concomitante de l’apparition de la « World fiction » qui promeut une « littérature-monde », adepte du télescopage et du mélange des cultures.
En ce début de XXIe siècle, le récit de voyage a sans doute perdu son homogénéité en tant que genre, mais c’est précisément sa nature protéiforme qui lui a permis de survivre à toutes les révolutions de la modernité et de la postmodernité. Et paradoxalement, la technologie moderne a provoqué une sorte de retour aux sources du récit viatique grâce aux formes électroniques comme les blogs, tenus par d’innombrables voyageurs, anonymes ou non, selon une forme qui rappelle le récit de voyage originel puisqu’il s’agit d’une série de billets datés et placés dans une suite chronologique. Un retour à la tradition du récit viatique par le biais de la science moderne…
Notes
[1] Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoire de touristes [1991], Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 24. On a parlé des « raids Baedeker ».
[2] Voir Paul Fussell, Abroad : British Literary Travelling between the Wars, New York, Oxford University Press, 1980, p. 62.
[6] Formule de Malraux, dans la préface d’Indochine SOS, reportage d’Andrée Viollis, citée par H. Copin, L’Indochine dans la Littérature française, des années vingt à 1954, op. cit., p. 126.
[8] Voir M. Graves, « Le renouveau du récit de voyage : du New Journalism au New Travel Writing », in F. Gallix, V. Guignery, J. Viviès, M. Graves (Eds.), Récits de voyage et romans voyageurs. Aspects de la littérature contemporaine de langue anglaise, Publications de l’Université de Provence, 2006, p. 34. Il propose comme exemples In Patagonia (1977) et A coup publié dans la revue Granta en 1984 de Bruce Chatwin.
[9] D. Lodge, The Art of Fiction, London, Martin Secker & Warburg, 1992 ; L’Art de la fiction, trad. Michel et Nadia Fuchs, Paris, Payot, Rivages, 1996, p. 266.
[12] Respectivement, London, Picador, 1988 et London, Fontana, 1984. Voir l’article de Matthew Graves, « Proches périphéries : géographie identitaire dans les récits de voyages de Bruce Chatwin et d’Andrew Harvey », in J. Viviès (Ed.), Lignes de fuite, littérature de voyage du monde anglophone, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 181-196.
[13] « I went to Ladakh because I was going to Nepal. I found out about Ladakh because I wanted to go to Nepal ». A. Harvey, A Journey in Ladakh [1984], Boston/New York, Mariner Books, Houghton Mifflin Comany, 2000, p. 6.
[14] Voir l’article de Claire Larsonneur, « Paradoxes exotiques : lecture de The Songlines de Bruce Chatwin », in J. Viviès (Ed.), op. cit., p. 178, notamment sa réflexion sur la différence de conception du « monument » pour les Occidentaux et les Aborigènes d’Australie.
[15] Voir David Taylor, « Bruce Chatwin : Connoisseur of Exile, Exile as Connoisseur », in Steve Clark (Ed.), Travel Writing and Empire : Postcolonial Theory in Transit, London/ New York, Zed Books, 1999, p. 204-205.
[16] N. Bouvier, L’Usage du monde [1963], Paris, Payot, 2001. C’est le récit d’un voyage entre Genève et le Khyber Pass.
[17] Gérard Cogez insiste sur le pouvoir d’empathie que manifeste N. Bouvier, notamment dans ses portraits. G. Cogez, Les Écrivains voyageurs au XXe siècle, Seuil, Points Essais, 2004, p. 203.
[18] Voir Dava Sobel, Longitude, London, Fourth Estate, 1996 et Nicholas Crane, Mercator : the Man Who Mapped the Planet, London, Weidenfeld & Nicolson, 2002.
[19] Vanessa Guignery, « Voyage au cœur du voyage : The Art of Travel (2002) d’Alain de Botton » in F. Gallix, V. Guignery, J. Viviès, M. Graves (Eds.), Récits de voyage et romans voyageurs. Aspects de la littérature contemporaine de langue anglaise, Publications de l’Université de Provence, 2006, p. 29-44.
[20] M. Augé, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Librairie du Seuil, XXe siècle, 1992, p. 48.
[21] Alain de Botton, The Art of Travel, London, Hamish Hamilton, 2002 ; trad. Jean-Pierre Aoustin, L’Art du voyage, Paris, Mercure de France/ Pocket, 2003, p. 47.
[26] Amsterdam, De Geus, 1996. Le titre signifie « Celui ou celle qui a les meilleures intentions ».
[27] K. Gyssels, « ‘Tristes Tropiques’ et ‘racial healing’ : Ellen Ombre et Caryl Philips rentrent au pays », in Isabel Hoving (Ed.), Africa and its Significant Others : Forty Years of Intercultural Entanglement, Thamyris, 11, Amsterdam, 2003, p. 168-179.
[28] P . Nora, Les Lieux de mémoire, II. La Nation, 3 volumes, Gallimard, Nrf, 1986 ; Les Lieux de mémoire, III. Les France, 3 volumes, Paris, Gallimard, Nrf, 1992.
[29] V. S. Naipaul, The Middle Passage [1962], New York, Vintage Books, 2002 ; traduction de Marc Cholodenko, La traversée du milieu, Paris, Plon, 1994. Le « middle passage » correspond à la partie centrale du commerce triangulaire, c’est-à-dire la traversée de l’Atlantique entre Afrique et Amérique.
[30] S. Rushdie, The Jaguar Smile. A Nicaraguan Journey [1987], London, Vintage, 2007 ; traduction d’Anne Rainovitch, Le sourire du jaguar. Un voyage au Nicaragua, Paris, Plon, Feux croisés, 1997,
[31] R. Fonkoua, « Le « voyage à l’envers ». Essai sur le discours des voyageurs nègres en France », in R. Fonkoua (Ed.), Le Discours des voyages. Afrique – Antilles, Paris, Khartala, 1998, p. 117.