Francis Douville Vigeant
Université de Montréal, Canada
francis.douville.vigeant@umontreal.ca
Pensée politique et pacifisme chez Stefan Zweig/
Political Thought and Pacifism in Stefan Zweig’s Literature
Abstract: In a sociological perspective, this communication explores the artistic endeavour of an author like Stefan Zweig who let the rethinking of new politics take place in his literary imaginary. The pacifist discourse is a particular characteristic of the stereotype he impersonates, the “dandy”, following the classification of the German sociologist Max Weber: this social order is a typical status for the fin-de-siècle Viennese poet whose work is deeply influenced by war, peace and the creation of a new society based on aesthetic and artistic creation. The pacifist discourse of Stefan Zweig is admittedly diffused by his numerous biographies and historical miniatures. This essay looks into biographical writing, the use of historical miniature and Zweig’s abundant correspondence as matter of analysis of pacifist discourse.
Keywords: Pacifism; Stefan Zweig (1881-1942); Vienna; Dandy; Politics and Literature; Fin-de-siècle.
« Zum lebendigen Gedenken Stefan Zweigs, durch den Tod »
L’engouement autour de la personne, mais surtout de l’œuvre du poète de l’Empire des Habsbourg Stefan Zweig gagne en intérêt depuis les quatre ou cinq dernières années : le fait que son œuvre, maintenant entrée domaine public suite au 70e anniversaire de son décès, ne peut être passée sous silence. Si je propose de le lire politiquement et socialement, il existe une frange parmi les lecteurs de Zweig qui se fait persistante à nuancer l’apport de ce dernier envers le mouvement pacifiste au début de la Première guerre mondiale. L’enthousiasme que put afficher un Zweig dès le début de la guerre en 1914, emballement qui, disons-le, n’a duré que quelques jours et peut paraître tout à fait justifié à l’époque pour un homme de 35 ans, ne reflète en quelque sorte que la force de la vague nationaliste que connut chaque pays européen à l’aube de la guerre de 14, l’agitation face au rassemblement humain pour une cause, l’union par la force que l’auteur qualifia « d’une certaine beauté et sens de l’esthétique »[1].
L’auteur autrichien démontre une attitude positive au départ de la guerre, comme le note le grand écrivain Arthur Schnitzler dans son journal, en date du 7 septembre 1914 : « Après-midi passé avec Stefan Zweig et Richard Rosenbaum[2] […] Zweig a déclaré que s’il était allemand, il se serait engagé volontairement »[3]. Sans s’en cacher lui-même, lorsqu’il rédige ses mémoires d’un Européen, Zweig note : « Je dois à la vérité d’avouer que dans cette première levée de masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant et même de séduisant, à quoi il était difficile de se soustraire »[4]. C’est d’abord cette première montée d’enthousiasme, qui lorsque l’on s’y arrête et s’y attarde trop longuement, vient en quelque sorte nuancer ou ternir l’authenticité de son apport politique et la véracité de son attachement à la résistance pacifiste.
Ma présentation comporte alors trois tableaux, suivant un filon d’abord historique où dans le premier tableau je replace Stefan Zweig dans son temps, à l’époque de sa jeunesse, de ses influences; c’est en quelque sorte sa carrière pré-littéraire. Le deuxième tableau est celui de sa vie littéraire active, où le jeune homme qu’il était prend de plus en plus de place sur la scène viennoise, autrichienne, germanophone, mais aussi européenne, notamment à l’aide de ses traductions et de son rôle d’intermédiaire interculturel en Europe, notamment entre la France, l’Autriche et l’Allemagne. Et pour terminer le dernier tableau sera celui de l’exil, celui du retrait forcé de la vie sociale qui mena à sa fin tragique du Brésil en 1942.
Ma lecture politique se base d’une part sur son œuvre, que ce soit par le thème de ses nouvelles ou de son théâtre, par les caractéristiques des personnages, de leurs mots, que par l’homme en chair et en os et de sa vie. Je m’intéresse à la vie de Zweig tout comme à son œuvre, tout en étant moi-même influencé et guidé par les sages mots d’un grand littéraire et philosophe espagnol soit Miguel de Unamuno qui écrivit : « Dans la plupart des histoires de la philosophie que je connais, on nous présente les systèmes comme s’engendrant les uns dans les autres, et leurs auteurs, les philosophes, n’apparaissent guère que comme de simples prétextes. La biographie intime des philosophes, des hommes qui ont passé leur vie à philosopher, n’occupe qu’une place secondaire. Et c’est justement cette biographie intime qui nous explique le plus de choses »[5]. Comprendre la pensée politique de Zweig, c’est d’abord comprendre l’homme et les impulsions individuelles mais aussi sociales derrière le personnage. C’est ce que j’entends par l’homme en chair et en os, et c’est ainsi, que par une sociologie de l’individu, que j’en viens à pouvoir soliloquer sur ce que je vois en Zweig, quant à la manière de ce qu’il a proposé implicitement en termes de repenser le politique.
Stefan Zweig n’est pas un simple auteur de son temps. Il est la représentation sociale d’un dandysme, d’un dandysme typiquement autrichien, qui diffère, notamment par l’implication politique et la soutenance de ce discours pacifiste des autres formes qu’ont pu prendre les dandys anglais ou parisien par exemple.
La première période de la vie littéraire et artistique de Zweig en est une de formation, bien qu’il complète sa thèse sur le philosophe Hippolyte Taine, il ne vit que pour l’écriture lyrique. Des quinze premières années du XXe siècle, Zweig ne publie en somme que des nouvelles plutôt légères, des histoires d’amours, de courtes nouvelles romantiques, deux recueils de poèmes ainsi que des pièces de théâtre, et s’initie lentement aux différents cercles littéraires européens. Il tisse des liens avec des artistes établis dans d’autres pays, en Belgique avec Émile Verhaeren notamment, et traduit en allemand, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. L’ascension vers une liberté littéraire va de mise avec une renommée pour Zweig. Avant de pouvoir se prononcer et s’exprimer publiquement sur un sujet politique donné, il ne se permit pas de le faire avant d’être « quelqu’un », c’est à dire d’être reconnu. Mais c’est aussi toute la contradiction Zweiguienne que de nécessiter une certaine renommée avant de se prononcer, lui qui à la fin de sa vie écrivit qu’il regrettait d’avoir apposé son nom à son œuvre et qu’il aurait préféré avoir écrit le tout sans devoir faire intervenir l’individu derrière celle-ci. Cette question de l’anonymat du poète est centrale lorsque l’on s’arrête à sa pensée politique. Loin de moi l’idée de voir en Zweig une représentation platonicienne de l’intellectuel, c’est d’abord et avant tout son statut particulier de dandy, qui n’est ni bourgeois, ni aristocrate, qui le limite dans son intervention publique. Il veut l’anonymat, mais a besoin de la reconnaissance pour vivre, pour continuer à vivre et à publier. Une des formes que prend l’écriture du dandy et des autres auteurs bourgeois est le feuilleton, dont la Neue Freie Presse de Vienne s’est imposée avec le temps comme étant au coeur de ce renouveau journalistique.
En effet, Zweig n’exprima pas ou presque pas sa pensée politique sur la place publique, mais on peut la voir, la comprendre dans son œuvre, sur le fond et la forme, ainsi que dans ses longues correspondances avec les autres littéraires de l’époque, de partout en Europe. De ceux-ci, notons d’abord l’échange épistolaire qu’il a entretenu avec nul autre que le pacifiste reconnu et célébré Romain Rolland. L’imaginaire littéraire de Stefan Zweig tourne autour d’un mythe, celui de la Tour de Babel qui le fascina sa vie durant. Il en fit même le thème de ses conférences. Dans une lettre de 1914 à Alfons Petzold, poète autrichien, Zweig rappelle : « la guerre est la chose la plus épouvantable et la plus cruelle du monde. Nous n’avons pas le droit de la combattre, mais nous ne devons pas non plus la célébrer, nous qui haïssons la haine et qui n’aimons que l’amour »[6]. Cette tour de Babel, il la voit dans Vienne, dans la Vienne d’hier, celle qui a vu les peuples de toute l’Europe centrale s’y amasser et s’instaurer comme la grande capitale d’un grand empire. Vienne comme le forum des cultures, où règne non pas les Habsbourg, mais l’amour viennois pour le multiculturalisme qui se traduit dans la tradition et la conservation de la plus haute et distinguée forme d’art : soit la musique.
Selon la typologie culturelle des juifs de l’Empire autrichien définie par notamment Marsha Rozenblit, Hillary Hope Herzog et Carl E. Schorske, Zweig fait partie de cette bourgeoisie juive assimilée à l’Empire habsbourgeois et à l’Empereur. Son père, Moritz Zweig fut un temps considéré comme une des plus riches fortunes de l’Empire, et le jeune Stefan Zweig termine ses études de philosophie, se refusant de continuer dans la voie paternelle de l’industrie du textile. Il choisit la poésie, le théâtre et les lettres. Afin de mieux comprendre la philosophie politique de Zweig, il reste judicieux de passer tout d’abord par l’héritage de la baronne Bertha von Suttner, issue elle aussi de la haute bourgeoisie austro-hongroise et récipiendaire du Prix Nobel de la paix en 1905. Celle qui a écrit Die Waffen nieder! (Bas les armes!) en 1889, mourut une semaine jour pour jour avant les événements de Sarajevo. C’est Stefan Zweig qui honorera sa mémoire, plus tard, alors qu’il profite d’une pause en Suisse fin 1917-début 1918 dans une conférence au nom de l’Association générale des femmes autrichiennes. Contrairement à lui, von Suttner ne connaîtra pas la guerre de 14, pour cette dernière, c’était d’abord la guerre austro-prussienne de 1866, alors que pour Zweig, âgé de 33 ans à la déclaration de guerre, cet assassinat de l’Archiduc sera synonyme d’enrôlement volontaire dès juillet 1915 aux services d’archives de guerre. Pourquoi remonter à von Suttner pour évoquer la vision politique de Zweig? Puisque, comme le note lui-même Zweig dans son essai autobiographique Le monde d’hier, « la grande et généreuse Cassandre de notre temps »[7], Bertha von Suttner, l’avait supplié et l’avait tourmenté quelques semaines avant le déclenchement de la guerre et de sa mort, en lui demandant, alors que, réservée de nature il la vit perdre son calme, d’empêcher la guerre et de voir clair dans ce qui se passait, pour prévenir d’autres malheurs. Prévenir d’autre malheurs, c’est ainsi que Zweig et Suttner classifient les horreurs des guerres qu’ils auront à traverser, mais c’est surtout dans ce qu’il y a de prévoyant, tant chez Suttner que chez Zweig, qu’il importe ici de débuter notre interprétation sur la pensée pacifiste du politique chez Zweig. Si pour Zweig, von Suttner est Cassandre, lui, pendant la guerre, travaille avec acharnement et publie, en 1918 son Jérémie, le prophète qui annonça la chute de Jérusalem. Zweig, il faut se le rappeler, n’a toujours rêvé que d’une chose, bien avant sa carrière de nouvelliste ou de poète, c’était de voir une de ses pièces de théâtre jouée au Burgtheater de Vienne : c’est d’abord dans son œuvre théâtrale que Zweig se permet de créer pleinement. Il déclare à Schnitzler dans une lettre datée du 25 septembre 1916 : « Depuis bientôt deux ans je ne suis plus qu’une sorte de diurniste, je n’ai pas eu en deux ans huit jours à moi […], là-dessus est arrivé dans les huit derniers mois un gros travail que je fais avancer en serrant les dents, avec dans le dos la peur de ne pas pouvoir le terminer, et au ventre l’angoisse que mes forces ne soient brisées à résister intérieurement contre cette époque. C’est à la vérité mon premier véritable travail, le premier qu’au fond de moi je reconnaisse tout à fait, parce qu’il a tellement dépassé la mesure de ce que je voulais, parce qu’il a résolu en m’en délivrant tous les problèmes intérieurs de notre temps et de mon expérience personnelle. C’est au cours des huit derniers mois, la conversation la plus intime que j’aie pu avoir, mieux qu’avec aucun être humain »[8]. Suttner est à l’affût de l’importance et de l’ascendant qu’un écrivain comme Zweig peut avoir à Vienne, tant auprès de l’aristocratie, de la bourgeoisie, qui en fait un des auteurs les plus lus, mais aussi auprès des autres auteurs de l’époque. Au début du XXe siècle, à Vienne, les littéraires ont une renommée dont on pourrait ne pas comprendre l’ampleur aujourd’hui. Ils ont la parole, ils écrivent dans les journaux, et les gens se tournent vers eux puisque l’art et la culture sont centraux dans les valeurs. Ils ont de l’influence et par la littérature, ils ont le pouvoir d’influencer sur la politique, l’opinion publique et de participer au débat d’idées.
L’imaginaire politique de Zweig, c’est celui de l’Europe, mais pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. C’est de cette Europe, que lui déjà, au début du XXe siècle, voyait comme le carrefour des échanges interculturels. Son rôle en tant qu’agent littéraire interculturel, comme le décrit Biruta Cap (1973), passe inévitablement par la traduction. Lui-même polyglotte, gracieuseté d’abord de son éducation, sa mère était italienne, l’utilisation de ce moyen qu’est le langage semble être à la base de son idéal, de sa vision des relations entre les hommes; non pas qu’il en ait souhaité que tous ne parlent que la même langue, je crois plutôt que Zweig, au-delà de son amour de la camaraderie et fraternité mondiale, trouva une esthétique et un idéal dans ce que chaque peuple, chaque individu, chaque lieu soit porteur d’une idée, d’une particularité, qui le rende beau à ses yeux. Vivre dans ce monde signifie pour lui, vivre aussi à la manière de, et cette volonté d’assimilation, de faire comme, ne peut être étrangère à son identité juive, particulièrement puisqu’il fait partie de la communauté juive assimilée de Vienne, capitale de l’Empire, et y a reçu son éducation, ses bases et repères sociaux.
Cette conception du monde, celle d’amour, de paix, de compréhension et de tolérance est caractéristique de ce qu’il écrit : lorsqu’il se donne à son œuvre, c’est par le choix de celles-ci que l’on peut mieux comprendre l’idée derrière l’homme. Son traducteur francophone, Alzir Hella nota déjà dans la préface de l’édition de ses correspondances, publié posthumement, que Zweig se voyait lui-même dans les trois personnages à qui il dévoua une biographie : l’humaniste Érasme de Rotterdam, l’opposant à Jean Calvin, Sébastien Castellion et le prophète Jérémie. C’est Stefan Zweig qui représente l’Allemagne et l’Autriche alors que des dignitaires de plusieurs pays européens sont invités en URSS pour célébrer le 100e anniversaire de Tolstoï, une autre figure du pacifisme, qui l’influença sa vie durant. Le modèle politique de Zweig est d’abord et avant tout une manière de vivre, une manière individuelle de pouvoir vivre dans la société, toujours en quête de liberté.
Ces conversations intimes, Zweig ne les entretient de coutume qu’avec lui-même. Son moyen d’expression est la littérature, la façon de procéder de Zweig est particulière. À la fin de la guerre, le poète autrichien qui s’est lié d’amitié avec la plupart des noms éminents de l’époque ne peut qu’être désolé et tourmenté par la pression sociale et politique qu’il en découle. Il prend pour modèle Tolstoï, qu’il chérit et idolâtre pour son apostolat et son prosélytisme envers la paix et la non-violence. On voit dans ses lettres à quel point il ressent le poids du monde sur ses épaules, et sur celles de ses amis, aussi intellectuels : dans la vie privée, par une correspondance abondante, il propose des associations d’hommes de lettres représentant chaque pays, afin de ramener la paix entre les peuples, et de guider les masses à nouveau vers l’amour fraternel, alors qu’en public, il est complètement vidé de toute inspiration et ne peut presque plus écrire de textes originaux. Il se tourne vers un tout autre style d’écriture, la biographie et la miniature historique. La vie intime de Zweig est grandement influencée par les conditions de vies extérieures, et son monde extérieur propre est lui aussi le produit de ses influences. Relations amicales avec l’intelligentsia pacifiste et résistante, polyglotie paneuropéenne et établissement en pensée, du moins, d’une Europe idéaliste, fraternelle.
Son monde, celui de l’Empereur, le père de l’Autriche, celui qui avait garanti la liberté et l’égalité des droits pour tous les juifs de l’Empire, celui de sa langue allemande, celui de sa religion juive, tout ce monde-là s’est effondré et pour Zweig, la période de l’entre-deux guerres est sa période de reconnaissance. Dès 1919, Zweig continue ce dialogue intérieur, ce dialogue fondamentalement politique, en écrivant des biographies et des miniatures historiques. Il continue ce dialogue, puisque chaque choix de personnages, chaque biographie est d’abord, comme il l’explique dans sa lettre précédemment citée envoyée à Schnitzler, sa façon de se délivrer de ses problèmes intérieurs. Zweig, le messager interculturel se fait l’auteur biographique des gens qu’il trouve grands, des grands artistes, des grandes âmes. Ce sera d’abord le poète Émile Verhaeren en 1917, Marceline Desbordes-Valmore en 1920, son très cher ami, le pacifiste Romain Rolland en 1921, puis se succèdent à un rythme effréné Honoré de Balzac, Charles Dickens et Fédor Dostoïevski, Friedrich Hölderlin, Heinrich von Kleist et Friedrich Nietzsche, Casanova, Stendhal et Léon Tolstoï, Mesmer, Mary Baker-Eddy et son vénéré ami Sigmund Freud. Ce à quoi l’on ajoute Marie-Antoinette, Marie Stuart. À sa mort on découvre aussi un Montaigne et Verlaine, qui furent publiés cette année. Il y a aussi une biographie inédite, sur Joseph Fouché en 1929 et celles de Sébastien Castellion et de Jean Calvin. De ses biographies, on en retient une autre plus particulière, qui est à l’image de son Jérémie, et c’est celle d’Érasme de Rotterdam, écrite alors que de l’autre côté de la frontière nord de l’Autriche, les uniformes brunes font brûler ses livres. Schnitzler lui écrit, qu’il trouve admirable sa façon d’écrire, que par la biographie, il est en mesure d’exprimer un tout nouveau genre littéraire dont lui seul peut avec succès s’en enorgueillir. C’est donc dans ses choix de biographes, que Zweig se permet de s’exprimer publiquement, même s’il le fait de manière indirecte : tout colle à la personnalité de l’homme, celui-là même qui, de ses dires, ne regretta au final de ne pas avoir ombragé sa plume d’un pseudonyme, lui garantissant de cette manière, une dissociation entre l’homme et l’œuvre, entre sa vie privée et celle publique : entre sa liberté et ses obligations sociales.
Bien qu’il soit aujourd’hui connu surtout pour ses derniers travaux, soit son essai autobiographique Le monde d’hier ou encore Le joueur d’échecs, en termes d’expression politique, c’est pendant les deux guerres mondiales que Zweig produit ses deux œuvres les plus importantes. En 1917 paraît sa pièce de théâtre inspirée du prophète Jérémie, qui porte le même nom puis Érasme de Rotterdam en 1934, alors que le parti national-socialiste a accédé au pouvoir en Allemagne et que ses prétentions belliqueuses ou envahissantes envers l’Autriche ont déjà commencé. Par deux occasions, Zweig parvient à extérioriser ses angoisses, son incapacité de vivre par l’expression littéraire. Dans sa correspondance avec Schnitzler, de qui il est très proche et pour qui il entretient une admiration encore juvénile alors qu’il approche la quarantaine, Zweig lui dévoile davantage son état d’âme : «Ne craignez pas que j’apporte chez vous une humeur trop sombre; cette œuvre, qui est née en vérité de la colère et de la peine, m’apporte aujourd’hui l’affection de l’élite, me prouve combien était nécessaire cette amertume qui m’est longtemps apparue comme un désordre vide de sens »[9]. Son traducteur français, Alzir Hella, qui connaissait Zweig personnellement, note lui-même la profondeur et l’exactitude qu’avait Zweig d’utiliser l’association pour pouvoir diffuser et exprimer une opinion : en se rapprochant des vivants, comme Verhaeren et Rolland ou des morts comme Érasme, Tolstoï ou Nietzsche, Zweig se dévoile quelque peu.
Zweig reste un écrivain du politique, il reste un créateur. C’est dans sa conception d’un monde libre, où l’esprit artistique de création est le modèle, la communication entre les peuples passant d’abord par un échange intellectuel entre les littéraires, les philosophes, les peintres et sculpteurs : Zweig travaille sa vie durant à créer une œuvre dont il sait qu’elle sera à l’image de ses pensées. Il rêve de retrouver une langue commune en Europe, il est lui- même Européen avant son temps, il rêve de continuer la construction de la Tour de Babel, dans l’harmonie, la fraternité et la liberté. Son identité est supranationale. Bien que dans ses œuvres de jeunesse, le théâtre de l’action soit en général toujours Vienne ou sa banlieue, l’Autriche et l’Europe, on comprend la vision politique Zweig par l’importance qu’il accorde aux lieux, que ce soit l’Asie ou les Amériques. Pour lui, les contentieux politiques de la vie quotidienne et du peuple, il appert important de noter quand même que la vision du politique en est une très aristocratique, et comme la plupart des grands écrivains et penseurs de l’époque, que ce soit chez Hannah Arendt ou Siegfried Kracauer, la démocratisation et la massification restent des éléments venant ébranler la stabilité sociale, donc ces contentieux politiques ne sont que futilités et empêchent, par dessus tout, aux grands esprits de créer, de se rencontrer, de montrer le chemin par leur don artistique. Aristocratique, mais fondamentalement humaniste et pacifiste, c’est comme cela que l’idéal politique de Zweig se retrouve[10] dans sa vie personnelle et dans son œuvre, lui qui n’osera que très peu émettre une opinion publiquement.
Sa pensée politique n’est pas de l’anarchisme comme a pu le défendre son maître à penser Tolstoï, mais pour Zweig toute la politique repose sur la question élémentaire de la liberté. Il n’a pour envie que celle où son âme et son inspiration créative sont fertiles, loin de toutes contraintes, et l’on peut voir cela au travers de ses nombreux voyages, de ses aventures autour du monde, dès son jeune âge, et qui ne se termineront en quelque sorte jamais. Ses derniers mots démontrent de manière remarquable le genre de personne qu’il pouvait être, derrière cette œuvre colossale : « […] maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même. […] je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux ».
Je terminerais en parlant de la liberté. Celui-qui s’est donné la mort par suicide, si vous me permettez de faire comme lui en prenant l’homme comme objet d’analyse, ne vivait plus, selon lui, en liberté depuis l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Juif et germanophone, cette annexion l’a dépossédé de toute son identité, lui laissant la voie ouverte à ce qu’il puisse errer aux quatre coins du monde, tel que le voudrait sa conception de l’homme libre européen. Mais sans port d’attaches véritables, puisque Vienne n’était plus possible pour lui, il sombra dans une grave dépression. Son œuvre en est une qui est davantage celle du désespoir, de la tristesse et des rêves brisés. De cet imaginaire politique, qui ne resta au final, qu’une imagination.
Toutefois, son œuvre a toujours eu un certain attachement à un lieu, à un personnage, à un moment historique : dépossédé de tout, l’écriture ne lui est plus possible. C’est précisément ce jeu politique qui, alors âgé de 40 ans, le mena à quitter définitivement Vienne, puis à 50 à quitter l’Europe, enfin, à 60 à quitter la vie. Sa vie, et la fin de sa vie, sont l’exutoire final d’un homme n’ayant plus rien de terrestre pour retenir son propre âme, avide de liberté, d’esthétique et de fraternité intellectuelle et culturelle. Un retrait par échec de réalisation d’une collectivisation des âmes européennes autour d’une idée, d’un projet politique, qui ne vécut que momentanément dans ses représentations, et dans son œuvre.
Bibliographie
Cap, Biruta. 1973. « Stefan Zweig as Agent of Exchange between French and German Literature ». Comparative Literature Studies 10 (no 3) : 252-262.
Herzog, Hillary Hope. 2013. “Vienna Is Different”: Jewish Writers in Austria from the Fin de Siècle to the Present.
Rozenblit, Marsha L. 2001. Reconstructing a National Identity: The Jews of Habsburg Austria during World War I. Studies in Jewish History. Oxford, U.K. ; New York: Oxford University Press.
Schnitzler, Arthur et Stefan Zweig. 2001. Correspondance. Rivages poche et Petite Bibliothèque : Paris.
Schorske, Carl E. 1981. Fin-de-Siècle Vienna: Politics and Culture. 1st Vintage Book ed. New York: Vintage Books.
Unamuno, Miguel de. 1937 [1912]. Le sentiment tragique de la vie. Gallimard : Paris.
Zweig, Stefan. 1990 [1944]. Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen. Belfond : Paris.
Zweig, Stefan. 1986. Journaux 1912-1940. Belfond : Paris.
Zweig, Stefan. 2000. Correspondance 1897-1919. Grasset et Fasquelle : Paris.
Zweig, Stefan. 2000. Correspondance 1920-1942. Grasset et Fasquelle : Paris.
Zweig, Stefan. 2014 [1918]. Jérémie. Payot et Rivages : Paris.
Zweig, Stefan. 1976 [1936]. Conscience contre violence. Atrium Press : Londres.
Zweig, Stefan. 1978. Briefe an Freunde. Fischer Verlag : Francfort-sur-le-Main.
Zweig, Stefan. 1995. Briefe 1897-1914. Fischer Verlag : Francfort-sur-le-Main.
Notes
[1] Stefan Zweig, Le monde d’hier, Paris, Belfond, 1990, p.265.
[2] Secrétaire littéraire et artistique du Burgtheater de Vienne de 1903 à 1915.
[3] Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, Correspondance, Paris, Rivages poche et Petite Bibliothèque, 2001, p.94.
[4] Stefan Zweig, op. cit., p.265.
[5] Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, 1936, p.12.
[6] Stefan Zweig, Correspondance 1897-1919, Paris, Grasset & Fasquelle, 2000, p.238.
[7] Stefan Zweig, Le monde d’hier, p.249.
[8] Schnitzler et Zweig, p.133.
[9] Schnitzler et Zweig, Correspondance, p.133; p.146.
Francis Douville Vigeant
Université de Montréal, Canada
francis.douville.vigeant@umontreal.ca
Pensée politique et pacifisme chez Stefan Zweig/
Political Thought and Pacifism in Stefan Zweig’s Literature
Abstract: In a sociological perspective, this communication explores the artistic endeavour of an author like Stefan Zweig who let the rethinking of new politics take place in his literary imaginary. The pacifist discourse is a particular characteristic of the stereotype he impersonates, the “dandy”, following the classification of the German sociologist Max Weber: this social order is a typical status for the fin-de-siècle Viennese poet whose work is deeply influenced by war, peace and the creation of a new society based on aesthetic and artistic creation. The pacifist discourse of Stefan Zweig is admittedly diffused by his numerous biographies and historical miniatures. This essay looks into biographical writing, the use of historical miniature and Zweig’s abundant correspondence as matter of analysis of pacifist discourse.
Keywords: Pacifism; Stefan Zweig (1881-1942); Vienna; Dandy; Politics and Literature; Fin-de-siècle.
« Zum lebendigen Gedenken Stefan Zweigs, durch den Tod »
L’engouement autour de la personne, mais surtout de l’œuvre du poète de l’Empire des Habsbourg Stefan Zweig gagne en intérêt depuis les quatre ou cinq dernières années : le fait que son œuvre, maintenant entrée domaine public suite au 70e anniversaire de son décès, ne peut être passée sous silence. Si je propose de le lire politiquement et socialement, il existe une frange parmi les lecteurs de Zweig qui se fait persistante à nuancer l’apport de ce dernier envers le mouvement pacifiste au début de la Première guerre mondiale. L’enthousiasme que put afficher un Zweig dès le début de la guerre en 1914, emballement qui, disons-le, n’a duré que quelques jours et peut paraître tout à fait justifié à l’époque pour un homme de 35 ans, ne reflète en quelque sorte que la force de la vague nationaliste que connut chaque pays européen à l’aube de la guerre de 14, l’agitation face au rassemblement humain pour une cause, l’union par la force que l’auteur qualifia « d’une certaine beauté et sens de l’esthétique »[1].
L’auteur autrichien démontre une attitude positive au départ de la guerre, comme le note le grand écrivain Arthur Schnitzler dans son journal, en date du 7 septembre 1914 : « Après-midi passé avec Stefan Zweig et Richard Rosenbaum[2] […] Zweig a déclaré que s’il était allemand, il se serait engagé volontairement »[3]. Sans s’en cacher lui-même, lorsqu’il rédige ses mémoires d’un Européen, Zweig note : « Je dois à la vérité d’avouer que dans cette première levée de masses, il y avait quelque chose de grandiose, d’entraînant et même de séduisant, à quoi il était difficile de se soustraire »[4]. C’est d’abord cette première montée d’enthousiasme, qui lorsque l’on s’y arrête et s’y attarde trop longuement, vient en quelque sorte nuancer ou ternir l’authenticité de son apport politique et la véracité de son attachement à la résistance pacifiste.
Ma présentation comporte alors trois tableaux, suivant un filon d’abord historique où dans le premier tableau je replace Stefan Zweig dans son temps, à l’époque de sa jeunesse, de ses influences; c’est en quelque sorte sa carrière pré-littéraire. Le deuxième tableau est celui de sa vie littéraire active, où le jeune homme qu’il était prend de plus en plus de place sur la scène viennoise, autrichienne, germanophone, mais aussi européenne, notamment à l’aide de ses traductions et de son rôle d’intermédiaire interculturel en Europe, notamment entre la France, l’Autriche et l’Allemagne. Et pour terminer le dernier tableau sera celui de l’exil, celui du retrait forcé de la vie sociale qui mena à sa fin tragique du Brésil en 1942.
Ma lecture politique se base d’une part sur son œuvre, que ce soit par le thème de ses nouvelles ou de son théâtre, par les caractéristiques des personnages, de leurs mots, que par l’homme en chair et en os et de sa vie. Je m’intéresse à la vie de Zweig tout comme à son œuvre, tout en étant moi-même influencé et guidé par les sages mots d’un grand littéraire et philosophe espagnol soit Miguel de Unamuno qui écrivit : « Dans la plupart des histoires de la philosophie que je connais, on nous présente les systèmes comme s’engendrant les uns dans les autres, et leurs auteurs, les philosophes, n’apparaissent guère que comme de simples prétextes. La biographie intime des philosophes, des hommes qui ont passé leur vie à philosopher, n’occupe qu’une place secondaire. Et c’est justement cette biographie intime qui nous explique le plus de choses »[5]. Comprendre la pensée politique de Zweig, c’est d’abord comprendre l’homme et les impulsions individuelles mais aussi sociales derrière le personnage. C’est ce que j’entends par l’homme en chair et en os, et c’est ainsi, que par une sociologie de l’individu, que j’en viens à pouvoir soliloquer sur ce que je vois en Zweig, quant à la manière de ce qu’il a proposé implicitement en termes de repenser le politique.
Stefan Zweig n’est pas un simple auteur de son temps. Il est la représentation sociale d’un dandysme, d’un dandysme typiquement autrichien, qui diffère, notamment par l’implication politique et la soutenance de ce discours pacifiste des autres formes qu’ont pu prendre les dandys anglais ou parisien par exemple.
La première période de la vie littéraire et artistique de Zweig en est une de formation, bien qu’il complète sa thèse sur le philosophe Hippolyte Taine, il ne vit que pour l’écriture lyrique. Des quinze premières années du XXe siècle, Zweig ne publie en somme que des nouvelles plutôt légères, des histoires d’amours, de courtes nouvelles romantiques, deux recueils de poèmes ainsi que des pièces de théâtre, et s’initie lentement aux différents cercles littéraires européens. Il tisse des liens avec des artistes établis dans d’autres pays, en Belgique avec Émile Verhaeren notamment, et traduit en allemand, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. L’ascension vers une liberté littéraire va de mise avec une renommée pour Zweig. Avant de pouvoir se prononcer et s’exprimer publiquement sur un sujet politique donné, il ne se permit pas de le faire avant d’être « quelqu’un », c’est à dire d’être reconnu. Mais c’est aussi toute la contradiction Zweiguienne que de nécessiter une certaine renommée avant de se prononcer, lui qui à la fin de sa vie écrivit qu’il regrettait d’avoir apposé son nom à son œuvre et qu’il aurait préféré avoir écrit le tout sans devoir faire intervenir l’individu derrière celle-ci. Cette question de l’anonymat du poète est centrale lorsque l’on s’arrête à sa pensée politique. Loin de moi l’idée de voir en Zweig une représentation platonicienne de l’intellectuel, c’est d’abord et avant tout son statut particulier de dandy, qui n’est ni bourgeois, ni aristocrate, qui le limite dans son intervention publique. Il veut l’anonymat, mais a besoin de la reconnaissance pour vivre, pour continuer à vivre et à publier. Une des formes que prend l’écriture du dandy et des autres auteurs bourgeois est le feuilleton, dont la Neue Freie Presse de Vienne s’est imposée avec le temps comme étant au coeur de ce renouveau journalistique.
En effet, Zweig n’exprima pas ou presque pas sa pensée politique sur la place publique, mais on peut la voir, la comprendre dans son œuvre, sur le fond et la forme, ainsi que dans ses longues correspondances avec les autres littéraires de l’époque, de partout en Europe. De ceux-ci, notons d’abord l’échange épistolaire qu’il a entretenu avec nul autre que le pacifiste reconnu et célébré Romain Rolland. L’imaginaire littéraire de Stefan Zweig tourne autour d’un mythe, celui de la Tour de Babel qui le fascina sa vie durant. Il en fit même le thème de ses conférences. Dans une lettre de 1914 à Alfons Petzold, poète autrichien, Zweig rappelle : « la guerre est la chose la plus épouvantable et la plus cruelle du monde. Nous n’avons pas le droit de la combattre, mais nous ne devons pas non plus la célébrer, nous qui haïssons la haine et qui n’aimons que l’amour »[6]. Cette tour de Babel, il la voit dans Vienne, dans la Vienne d’hier, celle qui a vu les peuples de toute l’Europe centrale s’y amasser et s’instaurer comme la grande capitale d’un grand empire. Vienne comme le forum des cultures, où règne non pas les Habsbourg, mais l’amour viennois pour le multiculturalisme qui se traduit dans la tradition et la conservation de la plus haute et distinguée forme d’art : soit la musique.
Selon la typologie culturelle des juifs de l’Empire autrichien définie par notamment Marsha Rozenblit, Hillary Hope Herzog et Carl E. Schorske, Zweig fait partie de cette bourgeoisie juive assimilée à l’Empire habsbourgeois et à l’Empereur. Son père, Moritz Zweig fut un temps considéré comme une des plus riches fortunes de l’Empire, et le jeune Stefan Zweig termine ses études de philosophie, se refusant de continuer dans la voie paternelle de l’industrie du textile. Il choisit la poésie, le théâtre et les lettres. Afin de mieux comprendre la philosophie politique de Zweig, il reste judicieux de passer tout d’abord par l’héritage de la baronne Bertha von Suttner, issue elle aussi de la haute bourgeoisie austro-hongroise et récipiendaire du Prix Nobel de la paix en 1905. Celle qui a écrit Die Waffen nieder! (Bas les armes!) en 1889, mourut une semaine jour pour jour avant les événements de Sarajevo. C’est Stefan Zweig qui honorera sa mémoire, plus tard, alors qu’il profite d’une pause en Suisse fin 1917-début 1918 dans une conférence au nom de l’Association générale des femmes autrichiennes. Contrairement à lui, von Suttner ne connaîtra pas la guerre de 14, pour cette dernière, c’était d’abord la guerre austro-prussienne de 1866, alors que pour Zweig, âgé de 33 ans à la déclaration de guerre, cet assassinat de l’Archiduc sera synonyme d’enrôlement volontaire dès juillet 1915 aux services d’archives de guerre. Pourquoi remonter à von Suttner pour évoquer la vision politique de Zweig? Puisque, comme le note lui-même Zweig dans son essai autobiographique Le monde d’hier, « la grande et généreuse Cassandre de notre temps »[7], Bertha von Suttner, l’avait supplié et l’avait tourmenté quelques semaines avant le déclenchement de la guerre et de sa mort, en lui demandant, alors que, réservée de nature il la vit perdre son calme, d’empêcher la guerre et de voir clair dans ce qui se passait, pour prévenir d’autres malheurs. Prévenir d’autre malheurs, c’est ainsi que Zweig et Suttner classifient les horreurs des guerres qu’ils auront à traverser, mais c’est surtout dans ce qu’il y a de prévoyant, tant chez Suttner que chez Zweig, qu’il importe ici de débuter notre interprétation sur la pensée pacifiste du politique chez Zweig. Si pour Zweig, von Suttner est Cassandre, lui, pendant la guerre, travaille avec acharnement et publie, en 1918 son Jérémie, le prophète qui annonça la chute de Jérusalem. Zweig, il faut se le rappeler, n’a toujours rêvé que d’une chose, bien avant sa carrière de nouvelliste ou de poète, c’était de voir une de ses pièces de théâtre jouée au Burgtheater de Vienne : c’est d’abord dans son œuvre théâtrale que Zweig se permet de créer pleinement. Il déclare à Schnitzler dans une lettre datée du 25 septembre 1916 : « Depuis bientôt deux ans je ne suis plus qu’une sorte de diurniste, je n’ai pas eu en deux ans huit jours à moi […], là-dessus est arrivé dans les huit derniers mois un gros travail que je fais avancer en serrant les dents, avec dans le dos la peur de ne pas pouvoir le terminer, et au ventre l’angoisse que mes forces ne soient brisées à résister intérieurement contre cette époque. C’est à la vérité mon premier véritable travail, le premier qu’au fond de moi je reconnaisse tout à fait, parce qu’il a tellement dépassé la mesure de ce que je voulais, parce qu’il a résolu en m’en délivrant tous les problèmes intérieurs de notre temps et de mon expérience personnelle. C’est au cours des huit derniers mois, la conversation la plus intime que j’aie pu avoir, mieux qu’avec aucun être humain »[8]. Suttner est à l’affût de l’importance et de l’ascendant qu’un écrivain comme Zweig peut avoir à Vienne, tant auprès de l’aristocratie, de la bourgeoisie, qui en fait un des auteurs les plus lus, mais aussi auprès des autres auteurs de l’époque. Au début du XXe siècle, à Vienne, les littéraires ont une renommée dont on pourrait ne pas comprendre l’ampleur aujourd’hui. Ils ont la parole, ils écrivent dans les journaux, et les gens se tournent vers eux puisque l’art et la culture sont centraux dans les valeurs. Ils ont de l’influence et par la littérature, ils ont le pouvoir d’influencer sur la politique, l’opinion publique et de participer au débat d’idées.
L’imaginaire politique de Zweig, c’est celui de l’Europe, mais pas au sens où nous l’entendons aujourd’hui. C’est de cette Europe, que lui déjà, au début du XXe siècle, voyait comme le carrefour des échanges interculturels. Son rôle en tant qu’agent littéraire interculturel, comme le décrit Biruta Cap (1973), passe inévitablement par la traduction. Lui-même polyglotte, gracieuseté d’abord de son éducation, sa mère était italienne, l’utilisation de ce moyen qu’est le langage semble être à la base de son idéal, de sa vision des relations entre les hommes; non pas qu’il en ait souhaité que tous ne parlent que la même langue, je crois plutôt que Zweig, au-delà de son amour de la camaraderie et fraternité mondiale, trouva une esthétique et un idéal dans ce que chaque peuple, chaque individu, chaque lieu soit porteur d’une idée, d’une particularité, qui le rende beau à ses yeux. Vivre dans ce monde signifie pour lui, vivre aussi à la manière de, et cette volonté d’assimilation, de faire comme, ne peut être étrangère à son identité juive, particulièrement puisqu’il fait partie de la communauté juive assimilée de Vienne, capitale de l’Empire, et y a reçu son éducation, ses bases et repères sociaux.
Cette conception du monde, celle d’amour, de paix, de compréhension et de tolérance est caractéristique de ce qu’il écrit : lorsqu’il se donne à son œuvre, c’est par le choix de celles-ci que l’on peut mieux comprendre l’idée derrière l’homme. Son traducteur francophone, Alzir Hella nota déjà dans la préface de l’édition de ses correspondances, publié posthumement, que Zweig se voyait lui-même dans les trois personnages à qui il dévoua une biographie : l’humaniste Érasme de Rotterdam, l’opposant à Jean Calvin, Sébastien Castellion et le prophète Jérémie. C’est Stefan Zweig qui représente l’Allemagne et l’Autriche alors que des dignitaires de plusieurs pays européens sont invités en URSS pour célébrer le 100e anniversaire de Tolstoï, une autre figure du pacifisme, qui l’influença sa vie durant. Le modèle politique de Zweig est d’abord et avant tout une manière de vivre, une manière individuelle de pouvoir vivre dans la société, toujours en quête de liberté.
Ces conversations intimes, Zweig ne les entretient de coutume qu’avec lui-même. Son moyen d’expression est la littérature, la façon de procéder de Zweig est particulière. À la fin de la guerre, le poète autrichien qui s’est lié d’amitié avec la plupart des noms éminents de l’époque ne peut qu’être désolé et tourmenté par la pression sociale et politique qu’il en découle. Il prend pour modèle Tolstoï, qu’il chérit et idolâtre pour son apostolat et son prosélytisme envers la paix et la non-violence. On voit dans ses lettres à quel point il ressent le poids du monde sur ses épaules, et sur celles de ses amis, aussi intellectuels : dans la vie privée, par une correspondance abondante, il propose des associations d’hommes de lettres représentant chaque pays, afin de ramener la paix entre les peuples, et de guider les masses à nouveau vers l’amour fraternel, alors qu’en public, il est complètement vidé de toute inspiration et ne peut presque plus écrire de textes originaux. Il se tourne vers un tout autre style d’écriture, la biographie et la miniature historique. La vie intime de Zweig est grandement influencée par les conditions de vies extérieures, et son monde extérieur propre est lui aussi le produit de ses influences. Relations amicales avec l’intelligentsia pacifiste et résistante, polyglotie paneuropéenne et établissement en pensée, du moins, d’une Europe idéaliste, fraternelle.
Son monde, celui de l’Empereur, le père de l’Autriche, celui qui avait garanti la liberté et l’égalité des droits pour tous les juifs de l’Empire, celui de sa langue allemande, celui de sa religion juive, tout ce monde-là s’est effondré et pour Zweig, la période de l’entre-deux guerres est sa période de reconnaissance. Dès 1919, Zweig continue ce dialogue intérieur, ce dialogue fondamentalement politique, en écrivant des biographies et des miniatures historiques. Il continue ce dialogue, puisque chaque choix de personnages, chaque biographie est d’abord, comme il l’explique dans sa lettre précédemment citée envoyée à Schnitzler, sa façon de se délivrer de ses problèmes intérieurs. Zweig, le messager interculturel se fait l’auteur biographique des gens qu’il trouve grands, des grands artistes, des grandes âmes. Ce sera d’abord le poète Émile Verhaeren en 1917, Marceline Desbordes-Valmore en 1920, son très cher ami, le pacifiste Romain Rolland en 1921, puis se succèdent à un rythme effréné Honoré de Balzac, Charles Dickens et Fédor Dostoïevski, Friedrich Hölderlin, Heinrich von Kleist et Friedrich Nietzsche, Casanova, Stendhal et Léon Tolstoï, Mesmer, Mary Baker-Eddy et son vénéré ami Sigmund Freud. Ce à quoi l’on ajoute Marie-Antoinette, Marie Stuart. À sa mort on découvre aussi un Montaigne et Verlaine, qui furent publiés cette année. Il y a aussi une biographie inédite, sur Joseph Fouché en 1929 et celles de Sébastien Castellion et de Jean Calvin. De ses biographies, on en retient une autre plus particulière, qui est à l’image de son Jérémie, et c’est celle d’Érasme de Rotterdam, écrite alors que de l’autre côté de la frontière nord de l’Autriche, les uniformes brunes font brûler ses livres. Schnitzler lui écrit, qu’il trouve admirable sa façon d’écrire, que par la biographie, il est en mesure d’exprimer un tout nouveau genre littéraire dont lui seul peut avec succès s’en enorgueillir. C’est donc dans ses choix de biographes, que Zweig se permet de s’exprimer publiquement, même s’il le fait de manière indirecte : tout colle à la personnalité de l’homme, celui-là même qui, de ses dires, ne regretta au final de ne pas avoir ombragé sa plume d’un pseudonyme, lui garantissant de cette manière, une dissociation entre l’homme et l’œuvre, entre sa vie privée et celle publique : entre sa liberté et ses obligations sociales.
Bien qu’il soit aujourd’hui connu surtout pour ses derniers travaux, soit son essai autobiographique Le monde d’hier ou encore Le joueur d’échecs, en termes d’expression politique, c’est pendant les deux guerres mondiales que Zweig produit ses deux œuvres les plus importantes. En 1917 paraît sa pièce de théâtre inspirée du prophète Jérémie, qui porte le même nom puis Érasme de Rotterdam en 1934, alors que le parti national-socialiste a accédé au pouvoir en Allemagne et que ses prétentions belliqueuses ou envahissantes envers l’Autriche ont déjà commencé. Par deux occasions, Zweig parvient à extérioriser ses angoisses, son incapacité de vivre par l’expression littéraire. Dans sa correspondance avec Schnitzler, de qui il est très proche et pour qui il entretient une admiration encore juvénile alors qu’il approche la quarantaine, Zweig lui dévoile davantage son état d’âme : «Ne craignez pas que j’apporte chez vous une humeur trop sombre; cette œuvre, qui est née en vérité de la colère et de la peine, m’apporte aujourd’hui l’affection de l’élite, me prouve combien était nécessaire cette amertume qui m’est longtemps apparue comme un désordre vide de sens »[9]. Son traducteur français, Alzir Hella, qui connaissait Zweig personnellement, note lui-même la profondeur et l’exactitude qu’avait Zweig d’utiliser l’association pour pouvoir diffuser et exprimer une opinion : en se rapprochant des vivants, comme Verhaeren et Rolland ou des morts comme Érasme, Tolstoï ou Nietzsche, Zweig se dévoile quelque peu.
Zweig reste un écrivain du politique, il reste un créateur. C’est dans sa conception d’un monde libre, où l’esprit artistique de création est le modèle, la communication entre les peuples passant d’abord par un échange intellectuel entre les littéraires, les philosophes, les peintres et sculpteurs : Zweig travaille sa vie durant à créer une œuvre dont il sait qu’elle sera à l’image de ses pensées. Il rêve de retrouver une langue commune en Europe, il est lui- même Européen avant son temps, il rêve de continuer la construction de la Tour de Babel, dans l’harmonie, la fraternité et la liberté. Son identité est supranationale. Bien que dans ses œuvres de jeunesse, le théâtre de l’action soit en général toujours Vienne ou sa banlieue, l’Autriche et l’Europe, on comprend la vision politique Zweig par l’importance qu’il accorde aux lieux, que ce soit l’Asie ou les Amériques. Pour lui, les contentieux politiques de la vie quotidienne et du peuple, il appert important de noter quand même que la vision du politique en est une très aristocratique, et comme la plupart des grands écrivains et penseurs de l’époque, que ce soit chez Hannah Arendt ou Siegfried Kracauer, la démocratisation et la massification restent des éléments venant ébranler la stabilité sociale, donc ces contentieux politiques ne sont que futilités et empêchent, par dessus tout, aux grands esprits de créer, de se rencontrer, de montrer le chemin par leur don artistique. Aristocratique, mais fondamentalement humaniste et pacifiste, c’est comme cela que l’idéal politique de Zweig se retrouve[10] dans sa vie personnelle et dans son œuvre, lui qui n’osera que très peu émettre une opinion publiquement.
Sa pensée politique n’est pas de l’anarchisme comme a pu le défendre son maître à penser Tolstoï, mais pour Zweig toute la politique repose sur la question élémentaire de la liberté. Il n’a pour envie que celle où son âme et son inspiration créative sont fertiles, loin de toutes contraintes, et l’on peut voir cela au travers de ses nombreux voyages, de ses aventures autour du monde, dès son jeune âge, et qui ne se termineront en quelque sorte jamais. Ses derniers mots démontrent de manière remarquable le genre de personne qu’il pouvait être, derrière cette œuvre colossale : « […] maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même. […] je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux ».
Je terminerais en parlant de la liberté. Celui-qui s’est donné la mort par suicide, si vous me permettez de faire comme lui en prenant l’homme comme objet d’analyse, ne vivait plus, selon lui, en liberté depuis l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Juif et germanophone, cette annexion l’a dépossédé de toute son identité, lui laissant la voie ouverte à ce qu’il puisse errer aux quatre coins du monde, tel que le voudrait sa conception de l’homme libre européen. Mais sans port d’attaches véritables, puisque Vienne n’était plus possible pour lui, il sombra dans une grave dépression. Son œuvre en est une qui est davantage celle du désespoir, de la tristesse et des rêves brisés. De cet imaginaire politique, qui ne resta au final, qu’une imagination.
Toutefois, son œuvre a toujours eu un certain attachement à un lieu, à un personnage, à un moment historique : dépossédé de tout, l’écriture ne lui est plus possible. C’est précisément ce jeu politique qui, alors âgé de 40 ans, le mena à quitter définitivement Vienne, puis à 50 à quitter l’Europe, enfin, à 60 à quitter la vie. Sa vie, et la fin de sa vie, sont l’exutoire final d’un homme n’ayant plus rien de terrestre pour retenir son propre âme, avide de liberté, d’esthétique et de fraternité intellectuelle et culturelle. Un retrait par échec de réalisation d’une collectivisation des âmes européennes autour d’une idée, d’un projet politique, qui ne vécut que momentanément dans ses représentations, et dans son œuvre.
Bibliographie
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Herzog, Hillary Hope. 2013. “Vienna Is Different”: Jewish Writers in Austria from the Fin de Siècle to the Present.
Rozenblit, Marsha L. 2001. Reconstructing a National Identity: The Jews of Habsburg Austria during World War I. Studies in Jewish History. Oxford, U.K. ; New York: Oxford University Press.
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Schorske, Carl E. 1981. Fin-de-Siècle Vienna: Politics and Culture. 1st Vintage Book ed. New York: Vintage Books.
Unamuno, Miguel de. 1937 [1912]. Le sentiment tragique de la vie. Gallimard : Paris.
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Zweig, Stefan. 1986. Journaux 1912-1940. Belfond : Paris.
Zweig, Stefan. 2000. Correspondance 1897-1919. Grasset et Fasquelle : Paris.
Zweig, Stefan. 2000. Correspondance 1920-1942. Grasset et Fasquelle : Paris.
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Zweig, Stefan. 1976 [1936]. Conscience contre violence. Atrium Press : Londres.
Zweig, Stefan. 1978. Briefe an Freunde. Fischer Verlag : Francfort-sur-le-Main.
Zweig, Stefan. 1995. Briefe 1897-1914. Fischer Verlag : Francfort-sur-le-Main.
Notes
[1] Stefan Zweig, Le monde d’hier, Paris, Belfond, 1990, p.265.
[2] Secrétaire littéraire et artistique du Burgtheater de Vienne de 1903 à 1915.
[3] Arthur Schnitzler et Stefan Zweig, Correspondance, Paris, Rivages poche et Petite Bibliothèque, 2001, p.94.
[4] Stefan Zweig, op. cit., p.265.
[5] Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, 1936, p.12.
[6] Stefan Zweig, Correspondance 1897-1919, Paris, Grasset & Fasquelle, 2000, p.238.
[7] Stefan Zweig, Le monde d’hier, p.249.
[8] Schnitzler et Zweig, p.133.
[9] Schnitzler et Zweig, Correspondance, p.133; p.146.