Ce dossier sur Paysages et utopie est issu des réflexions pluridisciplinaires menées dans le cadre du laboratoire Identités Cultures Territoires de l’université Paris 7 Denis Diderot sur les paysages en association avec les géographes de l’UMR LADYSS (« Dynamiques sociales et recomposition des espaces ») depuis 2009 (Autour des paysages, images et imaginaire, 30 avril 2009, Journée d’études, Université Paris 7) conjuguées à une rencontre en juin 2013 à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine.
À l’origine, les échanges croisés entre historiens, civilisationnistes, comparatistes et géographes ont été initiés par des ateliers au sein du Pôle image, une action structurante dirigée jusqu’en 2014 par la biogéographe Marianne Cohen, et aujourd’hui par Étienne Grésillon, impliqués tous deux dans une ANR « Trame Verte » (2009-2012), tout comme Stéphane Anglès qui a dirigé celle « Paysages et terroirs méditerranéens » (PATERMED, 2010-2014). C’est dans cette dynamique d’études sur les paysages, également portée par l’axe 4 du laboratoire ICT (EA 337) « Savoirs, représentations, transferts » que s’inscrit cette publication.
Le bel ouvrage d’Yves Luginbühl, La mise en scène du monde, construction du paysage européen ?, CNRS éd., 2012, nous enseigne combien le paysage recèle d’enjeux sociétaux autour d’un concept complexe qui renvoie à la perception – telle portion d’espace ou de territoire perçue par le regard humain – mais qui dans les faits témoigne de constructions et de projections liés à la sensibilité et, de fait, à l’imaginaire.
Issues d’une réciprocité d’interactions entre nature, environnement, culture, sujet, ces relations subtiles entre l’homme et son environnement, entre nature et culture, sont appréhendées par Augustin Berque via le concept de « médiance » qu’il rend intelligible par l’exemple du Japon et des Japonais dans leur rapport à la nature et dans leur reconstruction de cette dernière par les paysages (Augustin Berque éd., Cinq propositions pour une théorie du paysage, Limoges, Pulim, 2012).
Si l’association des deux concepts « Paysages et utopies » est directement issue des travaux récents de Corin Braga (Du paradis perdu à l’antiutopie aux XVIe-XVIIIe siècles, Paris, Garnier, 2010 ; id., Les antiutopies classiques, Paris, Garnier, 2010) et des rencontres de Cluj en 2012 sur les imaginaires du mal (Caietele Echinox 24/25, 2013, Topographies du mal, Les enfers, Caietele Echinox 25, 2013, Les Antiutopies, II), comme l’explicite Yves Luginbühl dans son introduction, on ne peut penser le paysage sans se référer à l’utopie. C’est cette dimension rêvée et poétique du paysage qui marque l’ensemble des contributions ici rassemblées. En effet, le paysage interpelle les sensibilités, comme le rappelle Gilles Clément, titulaire de la chaire des paysages au Collège de France, dans sa leçon inaugurale : Il existe, en réalité, des situations de partage lorsque la beauté dramatique ou sereine d’un paysage touche de façon égale un groupe assemblé dans le même instant et sous la même lumière au-devant du même spectacle, à la condition que ce groupe partage les mêmes clefs de lecture, la même culture. Mais nul ne saura quelle émotion intime anime chaque individu de ce même groupe. Telle est la face irrémédiablement cachée du paysage. (Collège de France, décembre 2011).
Expression sensible de la relation d’un sujet individuel ou collectif à la nature et à l’environnement, le paysage est aussi un objet de constructions mentales à portée symbolique : c’est ce point que développe notamment Jean-Jacques Wunenburger car … nos rapports au monde dépendent autant des images que nous en formons que des configurations objectives qui le constituent Et réciproquement, nos constructions imaginaires trouvent dans les paysages extérieurs une matière première qu’elles transmuent en espace symbolique. (La vie des images, Grenoble PUG, 2002, p. 215). Le recours à l’anthropologie de l’imaginaire devient en effet pertinent, car lorsque l’on s’interroge sur l’ontologie des paysages perçus et donc de la fabrique des images, objets culturels précédant les sens dont l’origine est encore bien difficile à déterminer, on se doit désormais d’interpeller toutes les sciences humaines, y compris l’anthropologie sociale, la psychanalyse, ou encore les sciences cognitives. Le paysage participe de cette élaboration symbolique qui fixent les mythes, celui du jardin d’Éden et du paradis perdu ou plus tard, celui des territoires de l’Utopie, qui trouvent cependant leur essence dans les temps médiévaux.
Le paysage nous renvoie certes aux symboles mais aussi aux sens, via la perception dont l’instrument privilégié demeure le regard. Hans Belting, découvrant les travaux d’Ibn al-Haytham sur l’optique, évoque cette quête du sens par le sensible (Florence et Bagdad, une histoire du regard entre Orient et Occident, Paris, Gallimard, 2012). De façon pertinente, dans un chapitre intitulé « La perception de la connaissance : d’une théorie de la vision à une théorie de l’image », il nous livre ses conclusions sur les liens indéfectibles entre perception et origine de la connaissance car, dès le Moyen Âge, la querelle entre Roger Bacon et Guillaume d’Ockham met en exergue la prééminence de la connaissance sensible sur l’acte cognitif, l’enjeu réel étant de savoir si l’on pouvait détacher le savoir théorique – la connaissance du monde – du rôle joué par la transcendance, Dieu, en l’occurrence, origine de la lumière, l’image n’étant au fond qu’une révélation du divin.
Étudier le paysage n’est donc pas une démarche anodine ; elle met en œuvre des conceptions du monde, des questionnements sur l’origine des savoirs, elle projette également le spécialiste des paysages comme propre acteur de sa discipline, comme le dit encore fort bien Yves Luginbühl dans ses travaux. Le chercheur devient lui-même acteur lorsqu’il s’occupe de ce domaine d’études sensible, objet de pression, variant selon les tendances du moment. Lieu d’études, de rêves et de projection, le paysage demeure avant tout un enjeu sociétal, porté dans la plupart des cas par les pouvoirs publics, qui proposent, imposent des plans d’aménagement pour les sociétés relayés par les études d’urbanistes, architectes, paysagistes mais aussi universitaires, géographes, qui ont donc leur responsabilité dans les aménagements contemporains.
Ces contributions, dont le fil conducteur demeure la nostalgie d’une nature idéale perdue ou à retrouver, s’organisent autour de deux thématiques principales, d’une part le paysage céleste comme témoin des utopies, d’autre part, le paysage terrestre comme projection et construction des rêves paradisiaques des périodes anciennes à nos jours. En effet, en le choisissant comme toile de fond de leurs idéaux et de leurs aspirations à venir, les hommes ont fait du ciel, de ses mondes possibles, puis futuristes, une utopia, un lieu qui existe dans leur imaginaire avant la lettre, et ce dès les temps médiévaux. Mais si le ciel et le cosmos tout entier demeurent des espaces privilégiés, promesses de paradis latents ou à venir, ils sont aussi la source de liens supposés interactifs entre macrocosme et microcosme permettant aux hommes de projeter sur terre les sociétés « idéales » ou « imaginales » qui se trouveraient dans le ciel. Et c’est dans cet effort de recréation terrestre d’un lieu idéal que l’image du paysage rêvé des origines a repris place, parfois au sein d’une nature domptée et apprivoisée, parfois au sein même d’espaces inhospitaliers et hostiles, à l’image de l’enfer hébergeant le grotesque Jardin des délices de Jérôme Bosch, exposant de façon désespérée le malentendu initial : le paradis comme dystopie originelle dont le jardin ontologiquement gangrené par le mal n’offrirait aux hommes qu’une alternative salutaire : l’imaginaire d’un autre monde, utopique cette fois et dont le paysage porterait les espérances.
Anna Caiozzo