Véronique Adam
Université Jean Jaurès, Toulouse, France
Veroniqueadam@gmail.com
Paysage et utopie dans les recueils illustrés alchimiques (1535-1630) /
Landscape and utopia in early modern alchemical illustrated books
Abstract: In early modern alchemical illustrated books, landscapes are divided between utopian scenery and the banality of natural horizons. Such places could be found alternatively in the real world, in dystopia or in utopia. After an outline of these ambiguous landscapes, I will discuss three different frameworks for utopia: natural, epical and ruined landscapes. They require a segmented reading, fully using analogy and symmetry; thus, utopia is to be defined in relation to opposite, but contiguous fictional worlds.
Keywords: Utopia; Alchemy; Nature; Analogy.
La littérature alchimique, au sens large, comporte des ouvrages littéraires, scientifiques et des traités philosophiques. La diversité de ses genres et la porosité de leurs frontières sont assez notables entre le milieu du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe (1570/1610), tant dans la nature des recueils que dans le statut des auteurs. Cette période a par ailleurs trois intérêts pour notre propos : elle correspond à un véritable âge d’or de l’alchimie notamment manifesté, comme pour d’autres écrits non alchimiques, par un essor spectaculaire des emblèmes et des imprimés illustrés. Par ailleurs, textes et images marquent une transformation de la description et de l’espace, délaissant les horizons épiques et les laboratoires d’instruments au profit de paysages naturels et pastoraux, voire de décors de la vie quotidienne. Enfin, depuis la fin du Moyen Âge, la représentation d’un espace intérieur ou au moins technique, celui du laboratoire, semble laisser place à une représentation plus extérieure et allégorique avec des décors naturels ou urbains. Néanmoins, l’auteur alchimiste, son graveur ou son imprimeur, en utilisant ces illustrations dans leurs écrits, prennent le risque de voir assimiler leur création à celle d’un peintre puisque ce dernier, soucieux comme eux d’imiter la nature, use de l’artifice au lieu d’une matière naturelle. Le débat entre l’artiste et l’artisan n’est guère nouveau, mais l’image pose un évident problème dans le cadre d’une discipline qui valorise d’abord la technique et le contact direct avec la matière, et pratique plus volontiers l’art de l’allusion. Si le paysage apparaît d’une manière récurrente dans cette littérature au XVIe et s’ouvre parfois sur des lieux utopiques, sa fonction dans cette construction utopique nous paraît singulière ou au moins paradoxale. Le paysage en arrière- plan, que l’on peut juger souvent stéréotypé au regard de la scène qu’il encadre, étonne dans un lieu utopique visant à tout le moins surprise et originalité, d’autant que l’utopie ou la dystopie sont ainsi parfois placées sous un même horizon, guère étranger à un monde quotidien, banal ou stéréotypé. Le paysage suggérerait une forme de référentialité, de naturel ou de vraisemblable du lieu, tandis que l’utopie entraînerait plus volontiers le lecteur vers une forme d’imaginaire, de fiction et d’artifice. L’horizon correspondrait peut-être à un embrayeur pour passer le seuil de l’utopie et rapprocherait le paysage d’une zone hétérotopique, au sens où l’entendait Foucault[1], c’est à dire marginale, isolée mais réversible, entre cet horizon naturel et référentiel et d’autres composantes artificielles. Mon propos sera donc d’étudier la nature de cette rupture et de cette réversibilité de certains paysages divisés, en présentant tout d’abord la nature commune de ces horizons : banals, naturels et localisés, de tels horizons ont une incidence dans la construction de l’utopie. J’examinerai ensuite trois modèles que j’ai jugés significatifs de mon corpus, le paysage pastoral et naturel, le paysage héroïque et le paysage de friches, des ruines et des déserts. Mon propos sera ainsi de montrer le mode de lecture qu’ils partagent, hésitant entre une forme de compartimentation et d’équilibre harmonieux, faisant de l’utopie, le lieu d’un équilibre inattendu.
I. Le paysage partagé : de la banalité à l’utopie
Même si le contenu de certains recueils relève de la stéganographie et d’une formulation mystérieuse, les frontispices et illustrations ne s’apparentent pas immédiatement à l’utopie qu’ils encadrent. Lambsprinck, dans son De Lapide philosophico[2] rédige un discours illustré d’emblèmes gravées par Nicolas Barnaud. La devise et le trait du dessin paraissent souvent ouvertement convoquer un cadre utopique, en présentant un bestiaire mi-fantastique, mi-symbolique, telle une licorne, un dragon ou la rencontre symbiotique de deux lions, d’un chien et d’un loup ou de deux énormes poissons, ou en proposant en arrière fond un phénomène inattendu comme l’éclat simultané de la lune et du soleil (emblème XII). Néanmoins, chacune des quinze images ne relève pas de l’utopie, puisque leur horizon hésite entre un espace naturel d’une forêt, d’une mer, ou plus construit comme un village fortifié ou une ville moderne. Parfois même, comme c’est le cas dans l’emblèmeVII, la lecture est complexe puisque si la devise nous invite à considérer les deux oiseaux ensemble dans l’arbre comme ces doubles fusionnels du bestiaire que nous avons évoqués (« bien que nous entendions deux oiseaux, nous devons savoir qu’ils ne font qu’un »), le dessin lui-même met au premier plan un escargot apparemment distinct de l’arbre portant les volatiles, et la forêt qui les entoure semble naïve et simple. Le paysage est ainsi partagé entre des objets relevant de l’imaginaire et suggérant une harmonie animale digne d’une utopie, tandis que d’autres éléments, et notamment l’horizon, semblent lisse et ne tracent aucune frontière entre l’utopie et un monde normal.
Cette banalité, cette monotonie et cette familiarité de certaines figures, jointes à des décors lisses et insignifiants, peuvent s’expliquer par divers phénomènes. L’essor des livres illustrés et l’engouement pour ceux-ci conduisent ainsi les éditeurs, par souci d’économie, à réutiliser les mêmes gravures d’un ouvrage à l’autre, en n’en changeant que le texte de commentaire, comme on le voit dans les pratiques de l’atelier de Théodore de Bry quand il se charge d’illustrer le recueil de Michael Maïer, Atalante fugiens[3]. Le graveur de cet atelier, connu pour ses dessins de villes modernes, Mathieu Mérian, les reprend dans les emblèmes de Maïer, ce qui intrigue puisqu’on se retrouve partagé entre un spectacle étrange et utopique ou tout au moins fantastique, et un décor assez fidèle à un espace réel. Ces images sont elles-mêmes publiées ensuite dans des recueils non alchimiques. La présence de ces villes modernes ou médiévales dans les emblèmes de Lambsprinck pourrait donc relever de cet engouement pour le paysage de ville moderne et cette considération économique. Le paysage doit donc garder une certaine polyvalence pour s’adapter aux propos écrits et il n’est pas sûr que cette universalité ait partie liée avec l’alchimie.
Le mot même de « paysage » est par ailleurs utilisé par Domayron dans un roman alchimique, Le Siège des Muses[4], pour renvoyer à quatre tableaux qu’il présente après des scènes de genre (comme une scène de chasse) pour lesquelles il n’utilisait pas ce terme : tout en présentant chacune de ces quatre peintures portant une allusion allégorique aux quatre éléments, l’auteur montre qu’elles offrent à voir ( « pour récréer la vue, fait[e]s avec beaucoup d’artifice »[5] l’une des animaux sauvages, l’autre des oiseaux, la troisième des poissons et le quatrième des instruments alchimiques. Le paysage décrit ainsi plus un ensemble de détails cohérents entre eux repérables par la présence d’êtres vivants ou d’objets analogues. On remarque que l’horizon, qui donnera souvent la nature du paysage en peinture, justement banal chez Lambsprinck ou Maïer, n’est guère décrit par Domayron dans ses ekphrasis assez attentives pourtant aux détails : seule une remarque sur la présence de « la campagne » et de « l’air » pour désigner le ciel[6] précise cet horizon. Ainsi le paysage peut désigner les êtres et les objets, davantage que le décor de fond et la notion d’horizon semble accessoire.
Cette polyvalence du décor peut aussi être liée plus directement à la pensée alchimique. L’ambivalence du paysage, hésitant entre un cadre général et une composition de détails saillants, a sans doute une incidence sur le sens donné à ce décor par le spectateur : souvent soucieux de ne pas révéler leur savoir à tout le monde, les alchimistes font en sorte que le profane ne voit que la surface de leur quête et de leurs découvertes. Dans le paysage à l’escargot de Lambsprinck, le profane verra les duos d’animaux, repérera l’escargot mais ne verra qu’un paysage naïf. Un lecteur averti, repérera l’allégorie d’une opération chimique, procédant au mélange d’un principe fixe et d’un principe volatile, de la terre et de l’air, matérialisé respectivement par l’escargot et l’oiseau, puis il devinera la trace d’une combustion, désignée par la couleur noire de l’oiseau caché dans l’arbre. Cette modélisation ouverte du paysage ne peut être détachée du texte qui l’accompagne ou de la culture qui le convoque, et l’assimilation même à ce qu’on qualifie d’utopique et d’alchimique pose problème. Le cadre naturel en particulier sait en effet désigner un espace agréable, et dans ce cas ne relever que de codes littéraires et esthétiques hérités du Moyen Âge latin, comme l’a bien montré E. Curtius[7]. Mais au lieu de ce locus amoenus fort de sa familiarité banale et simple, ce cadre est aussi le moyen de proposer une entrée acceptable et vraisemblable dans l’utopie et l’opération alchimique, en faisant cohabiter d’une part un objet, un animal ou un personnage relevant de l’utopie, et d’autre part, un espace vraisemblable, soit clos et fabriqué par l’homme (ville, palais, maison), soit naturel et familier. L’utopie ne fonctionne immédiatement que condensée et segmentée dans des objets, et le paysage dans son ensemble n’est pas entièrement utopique au regard du profane. L’œil averti doit décomposer à la fois l’horizon banal et les objets plus saillants, et poursuit en un sens cette segmentation : ainsi dans le premier emblème de Lambsprinck représentant deux gros poissons nageant dans la mer, les alchimistes comme Pierre-Jean Fabre, repèrent à la fois le sens des poissons, « esprit et âme de notre corps », et celui de la mer, « corps de notre matière » qui a elle aussi « l’amertume du sel[8] ». L’œil analyse au sens scientifique du verbe, le paysage et le relie à différents avatars et composantes de la matière sans distinguer les objets singuliers ou lisses du décor, tous analogues de la même matière. L’usage de la métaphore du lac ou de la mer[9] pour désigner la matière alchimique contraint l’initié à dépasser l’apparente banalité de l’horizon pour en trouver la composante chimique, ici le sel. On reproduit par le regard, le travail de dissection et de distinction du laboratoire.
La fonction de l’illustration alchimique est justement l’objet d’une polémique chez les historiens de l’art et des images. Si l’illustration remplace les instruments de laboratoire par des figures plus allégoriques, elles sont le signe d’une incapacité de l’alchimie à théoriser et conceptualiser par les discours : il s’agirait de dissimuler sous des figures et des objets fantastiques cette faiblesse[10]. Pour les autres, l’image signale l’invention d’une nouvelle forme de science matérielle qui trouve dans l’illustration son pendant et son langage[11]. Ainsi, quelle que soit l’hypothèse retenue, les objets utopiques porteraient les signaux de ce nouveau savoir illusoire ou non. Pour ses défenseurs, l’image alchimique aurait notamment pour fonction de lever l’ambiguïté de termes dont on ne sait pas toujours à quelle matière ils renvoient, ni quelles opérations ils suggèrent. Comme l’explique Bernard Joly, « remplacer le nom d’un corps chimique ou d’une opération par une figure permet ainsi de dépasser les ambiguïtés du texte[12]. » On s’étonne ainsi davantage devant ce paysage stéréotypé, et cet escargot qui ne simule guère la part d’innovation de ce nouvel univers scientifique factice ou véritable, ni ne lève l’ambiguïté.
Cette esthétique du contraste entre l’horizon et ce qui le compose n’est pas pour autant la seule piste, dès lors qu’on consulte certains traités alchimiques les plus couramment repris et qui reprennent à leur compte l’idée attribuée à l’un de leurs modèles, Albert le Grand, selon laquelle le savant ne crée rien puisqu’il ne fait qu’imiter son modèle parfait, la nature, même si l’on a le sentiment qu’il fabrique des objets magiques. Le paysage naturel pourrait aussi rappeler l’inscription de l’alchimie dans la nature visible, tandis que ses objets utopiques marqueraient la dimension naturelle invisible. La proximité de la mer et des poissons en serait une bonne illustration. Sans doute l’escargot est-il aussi exemplaire de ce fonctionnement et de ces lectures croisées : à la fois signal d’une nature naïve et banale, placé sur le sol, mais de taille réduite, métonymique du principe fixe, il est symétrique de l’oiseau noir, symbole alchimique pour un adepte, d’un principe volatile lui aussi posé naturellement dans l’arbre. La fréquence de l’oiseau dans d’autres gravures alchimiques invite ici à le reconnaître comme une allégorie double, de la nature et, d’une certaine manière, permet par ricochet de comprendre l’escargot qui attirait pourtant le premier regard, ainsi placé au premier plan. Au lieu de regarder le tableau comme un ensemble et un paysage, les éléments suggérant harmonie et mélange, propices à l’utopie, ne sont visibles que par le jeu des détails et d’une fragmentation organisée du regard.
Bien sûr, la question du paysage est dépendante du rapport de l’image au texte, rendu encore plus complexe par la plurivocité des auteurs et l’origine de leurs sources : si Maïer a vu et sans doute validé les gravures de l’atelier de Th. de Bry, Vigenère qui avait refusé toute image visible pour ses ekphrasis, n’est pas entendu puisque la Veuve L’Angelier illustre après la mort de l’auteur tous ses commentaires des Images de plattes peintures[13]. Ainsi si le paysage relève parfois de l’utopie, le discours qui l’encadre voire les autres illustrations d’un même recueil peuvent y échapper ou contredire une forme habituelle d’utopie.
À la banalité du décor s’ajoute en effet une autre rupture avec la définition commune de l’utopie. Si Thomas More désignait celle-ci comme insituable, le paysage alchimique semble désireux de préserver une possible localisation des lieux qu’il entraîne vers l’utopie, dont la nature serait ainsi une première manifestation. Certes si son espace est incomplet et hétérogène, il paraît possible et disposé d’une logique ou d’une référentialité au moins interne à l’univers construit par l’auteur. Le paysage utopique serait donc doté des mêmes qualificatifs que le monde possible et fictionnel défini par L. Doležel[14]. Certaines représentations en image parviennent en effet à concilier un repérage géographique réel ou au moins mesurable, avec la situation imaginaire de l’utopie présentée dans le récit. Cette part de réalité permet ainsi de repérer les lieux d’une quête pourtant imaginaire, sur une carte assez proche d’une carte géographique comme dans le Voyage des Princes fortunés de Béroalde de Verville[15]. Ce roman ajoute à ces étendues les attributs des lieux insulaires : mer, marais, forêt et omniprésence des vents. Le pays de Sympsyquée présent sur la carte et décrit dans le roman, est le plus intéressant car Béroalde l’a déjà convoqué dans un autre de ces romans, La pucelle d’Orléans[16], qui relate l’histoire de Jeanne d’Arc vivant dans « un palais très beau où [on] dressa le plus exquis cabinet du monde »[17] Cette île est le lieu de rencontre amoureuse des parents de Jeanne, et l’endroit où s’opère la métamorphose de Jeanne en héroïne. Lieu de concorde et d’amour pacifique, elle correspondrait bien à une utopie. Néanmoins, dans le Voyage, elle devient une dystopie : les princes, héros du roman, doivent la fuir pour faire aboutir leur quête dans une autre utopie, Nabadonce, le royaume d’abondance. Cette île de Sympsiquée, localisée par des jeux intertextuels et cartographiques, est décrite par ailleurs comme le point de départ de Jeanne d’arc pour partir en guerre à Orléans. Sympsiquée se voit ainsi située de plusieurs manières, dans l’œuvre d’un même auteur, en lieu et place du berceau lorrain plus connu, conjointement à des repères historiques et géographiques connus, réels ou vraisemblables, comme une ville, Orléans qui est nommée dans le roman historique sur Jeanne d’Arc, personnage historique justement, et enfin en regard d’un paysage naturel et maritime délimité sur une carte. Inscrite dans ces zones médianes, qui multiplient les recours aux intertextes et paratextes, l’île reste néanmoins maintenue dans un espace utopique, puisque, pour la quitter, Jeanne doit embarquer sur une galère céleste et ne peut y retourner. L’utopie est un monde possible insulaire, heureux, moins fictionnel qu’il n’y paraît. On ne s’étonne donc pas de reconnaître des lieux réels comme cadre d’une utopie ou d’une dystopie. Ainsi Merian, l’élève de l’atelier de Th. De Bry, spécialiste des paysages urbains et graveur pour Maïer, dessine comme toile de fond de son emblème représentant, la colère de Jupiter, la ville de Strasbourg qui instaure avec sa cathédrale architecturée, un horizon ordonné et sacré, contrastant avec le chaos minéral provoqué par Saturne.
Le paysage en élaborant une frontière assez ténue entre l’imaginaire et le réel, la dysphorie et l’euphorie, souligne le caractère problématique de la lecture des images et descriptions alchimiques qui inscrivent le paysage dans l’utopie par un élément de détail, imperceptible et pourtant capable de faire basculer le regard du lecteur d’une dimension à l’autre. Le paysage pose donc une question de référentialité et de lecture, puisque les codes alchimiques sont concurrencés par des codes littéraires et esthétiques, et tous partagent le même modèle naturel. Néanmoins est admise pour l’espace utopique une forme de possibilité, et son caractère illusoire s’efface au moins pour un temps.
Trois paysages alchimiques : la nature, l’épopée et la ruine
On peut distinguer plus finement les paysages au-delà de ces similitudes que nous venons de repérer. Trois paysages ont retenu notre attention car ils mettaient bien en évidence les traces d’une utopie.
Le paysage naturel tout d’abord, peut être défini comme un horizon composé d’arbres, d’une fontaine, d’une grotte. Rien d’original en cela. Mais il semble parfois se construire en inversant la nature de l’utopie. Comme on le voit dans l’édition du « Songe de Poliphile » traduite par Béroalde dans son traité alchimique, Le Tableau des riches inventions[18], plusieurs planches montrent ce paysage traversé par un seul personnage, généralement le narrateur. Ce monde naturel se distingue du monde qu’il quitte ou qu’il rejoindra, marqué comme un endroit collectif où les relations sont harmonieuses en politique comme en amour, comme on le voit dans le premier chapitre du Voyage des princes : une assemblée, pacifique et unie, rend hommage à un roi disparu dont on découvre plus tard qu’il était enfermé dans une grotte sous la garde d’un dragon. L’utopie est donc d’abord sociale et politique : des personnages regroupés dans un même lieu civilisé et marqué par des édifices contrastent avec le paysage de solitude rupestre. L’espace utopique, ou tout au moins celui qui semble suggérer une forme d’harmonie et de paix collective, est marqué par un groupe de femmes disposant du pouvoir et du savoir, tandis que le paysage naturel est davantage associé à un personnage masculin de prince égaré et ignorant. Cette inversion des rôles se répercute dans la grotte ou le jardin dans lequel le roi de Béroalde se retrouve prisonnier et que l’on aperçoit dans le paysage naturel : la fée y est dangereuse et meurtrière, et le dragon aimable et bienveillant. Le paysage s’ouvre donc en amont et en aval, sur un espace en proie à une forme de réversibilité générique et politique. Cette réversibilité rend sans doute possible le dédoublement de l’utopie en zones hétérotopiques.
L’absence du roi dans ce pays où tout semble harmonieux y insinue en effet une certaine mélancolie, une fêlure, que l’on va justement traduire dans l’apparition d’objets ou de zones marginales, comme un cénotaphe ou une prison. Le roi disparu découvre néanmoins dans son exil, une pierre rassasiante qu’il fera goûter à son peuple comme si dystopie et utopie échangeaient leurs principes. L’utopie féminine et architecturale est ainsi présentée comme une synthèse parfaite de lieux de pouvoir et de spectacle :
Si on voulait naïvement représenter la Métropolitaine de cette île, il conviendrait d’assembler toutes les belles maisons qui sont en France çà et là, & en constituer une ville qui serait le vrai portrait de cette-ci, ornée de Palais magnifiques, décorée de théâtres, & amphithéâtres somptueux, embellie de jardins & parterres exquis, & accompagnée d’un havre tout industrieusement achevé. Étant là nous n’eûmes pas seulement pour objet des édifices excellents, mais nous faisions rencontre de plusieurs troupes de Dames & Gentilshommes qui nous démontraient tant d’accueil, que ce que nous en voyons, surmontait aisément ce que nous en pouvions espérer[19].
En regard, la solitude masculine a pour cadre une « grotte creuse, mi-obscure, sèche, triste et épouvantable » [Voyage, op. cit., p. 53] dans laquelle un dragon à l’haleine puante vient se coucher auprès du roi. Le passage de la dystopie masculine à l’utopie féminine s’opère grâce à la mort symbolique du roi dans ce paysage naturel, à son alliance inattendue avec le dragon, et au transport de la pierre jusqu’à la ville féminine. C’est ainsi bien le paysage-cadre qui dessine une frontière entre ses utopies/ dystopies successives, plus que les êtres vivants qui passent d’un lieu à l’autre et ne permettent pas de comprendre leur teneur : le dragon se révèle bienveillant, les femmes au pouvoir seront aussi source de danger dans le roman et le roi aura à se méfier de certaines d’entre elles. En ce sens l’utopie ne peut exister qu’en regard d’une zone hétérotopique, comme un cénotaphe, une grotte apparemment dystopique et en réalité porteuse d’une figure symbolique (roi, dragon) qui se révèle nécessaire au bon fonctionnement de l’utopie (découverte de la pierre, salut du roi).
Nous ne sommes donc pas étonnés de découvrir à l’intérieur de l’utopie de Béroalde ou de Domayron, des lieux gigognes qui font apparaître eux-mêmes d’autres paysages intérieurs, semblables aux paysages extérieurs : le microcosme s’ouvre sur un macrocosme. Le paysage intérieur d’un lieu ressemble donc au paysage extérieur qu’il peut synthétiser en un regard, comme on le lit chez Béroalde où un même objet (un astrolabe) condense ciel et terre, jour et nuit microcosme et macrocosme, etc. :
Qu’on vole dans les cieux qu’on fouille les enfers
Que l’on rase les mers, qu’on épluche la terre,
On ne trouvera rien [dans cet astrolabe magique] que les sujets divers
Que ce grand lieu petit abondamment enserre.
[…]
Unique cabinet, tu contiens par excès
Tout l’état du créé & tout l’art de facture.
De la source du feu la semence est ici,
Dont le Soleil doré ce pourpris [espace clos] illumine,
On reconnait la nuit en ce ciel raccourci,
Où la Lune en son cours exactement chemine.
Tous les astres y sont avec leurs qualités. [Ibid., p. 208]
L’utopie terrestre est ainsi calquée sur une configuration céleste et magique, comme les opérations alchimiques, elles aussi gouvernées par l’influence des astres et la conjonction des planètes, dans un jeu assez subtil d’antinomie et d’analogie. Domayron montre dans cette perspective une attention particulière aux frontières des zones qu’il rassemble (bords, rives, portails, etc.) et fait évoluer son narrateur dans un subtil mélange de cadres naturels (mer, bois, champs) et artificiels (maison, tours) :
Je commence à voir un fleuve au bas du mont, qui tardif semblait la mer en bonasse sans ondage ni flot. Ayant à tous ses bords et rives des rangées de beaux édifices et châteaux, avec l’observance de l’architecte et les compartiments des lieux de plaisirs et champs, près et petits bois si bien gardée que j’entrais en doute si l’art avait eu tant de science que de pouvoir joindre à tel point de perfection […] J’allais cheminant toujours outre, attiré de voir cette belle maison formée en carré parfait avec ses tours et portails à la moderne[20].
Le lieu utopique semble à première lecture un lieu clos et fermé, mais n’est en réalité que la reproduction en miniature du monde qui l’entoure dont l’astrolabe de Béroalde rend bien compte. La notion de « compartiments » utilisée par Domayron et ce lieu de synthèse miniaturisant le cosmos de Béroalde sont assez précieux pour comprendre d’autres illustrations particulièrement segmentées, comme « la Table d’émeraude » que Mérian, le graveur de Maïer, propose en 1618 pour l’ouvrage de D. Mylius[21], Opus Medico-Chemycum. Partagée en zones lunaire, solaire, haute et basse, guerrière et amoureuse, à la fois distinctes et en même temps symétriques, l’utopie ou l’univers alchimique relève clairement d’une organisation compartimentée et symétrique. L’insularité de l’utopie du roman de Béroalde pourrait donc relever de cette optique qui segmente des pôles dont elle construit aussi les analogies.
Tout en reproduisant la configuration céleste, ces lieux gigognes sur lesquels s’ouvre le paysage naturel sont marqués par une certaine géométrie : formes architecturales, carré chez Domayron, organisation autour du chiffre 7 chez Béroalde (7 planètes connues, 7 métaux). En ce sens, on retrouve le schéma des utopies qui servent de modèles comme celle de More, assimilée à une sphère, ou celle de Belleforest en forme de demi-lune. Cette géométrie comme la banalité du paysage offrent au lecteur des repères familiers ou rationnels, suggérant une vraisemblance du lieu et limitant en un sens sa dimension merveilleuse.
Le paysage que nous qualifions d’épique diffère du paysage naturel cosmique ou forestier. Il est marqué notamment par la présence d’une montagne, ou plus clairement inscrit dans une représentation guerrière. La particularité de ce paysage est qu’il semble également diviser l’espace en pôles distincts, apparemment contradictoires, mais finalement analogues l’un à l’autre. La présence de figures mythologiques est aussi notable.
L’exemple de la gravure de Maïer, extraite de l’Atalanta fugiens, avec Saturne, permet au graveur de combiner trois paysages : le lieu réel est mis en arrière-plan (Strasbourg avec sa cathédrale) ; le lieu utopique et imaginaire est au deuxième plan (Saturne vomissant sa pierre sur l’Hélicon) ; le lieu symbolique, une chapelle au premier plan, redouble en le miniaturisant le paysage alsacien et religieux à l’horizon. On a donc un paysage chrétien peut-être réel au premier et au dernier plan, encadrant un paysage imaginaire naturel et mythologique, païen. La montagne semble néanmoins s’intégrer sans mal dans ces deux plans : c’est davantage le personnage de Saturne qui signale la dangerosité et le chaos de cette montagne insurmontable, fort de sa faux menaçante de dieu du temps. Saturne, en croyant dévorer son fils Jupiter, a avalé une pierre qu’il vient ici vomir sur la montagne. Le dieu du temps jette une pierre et permettra d’obtenir la pierre philosophale à partir de cette vile matière. Le commentaire de Maïer ajoute en ce sens un autre élément : « de toute noirceur naît la lumière ». Le geste infanticide de Saturne, est aussi un geste créateur. Le monde où se localise la pierre est ainsi né d’une part sombre qui permet de créer un lien entre la dystopie gouvernée par un père dévorant ses enfants, et une utopie suggérant une harmonie entre les dieux païens et la figure chrétienne, entre des édifices minéraux ordonnés, sacrés et humains, et des créations divines déstructurées. Le sens même de l’image traduit par la devise, signale aussi l’inversion ou l’interchangeabilité d’éléments pourtant hétérogènes : Saturne vomit sa pierre en haut du mont Hélicon, et l’épigramme nous signale qu’il est comme un « monument pour les âmes des mortels ». Ce monument-tombeau dressé pour l’humanité, fait ainsi de la montagne un temple à l’instar de la chapelle et de la cathédrale. Ce qu’on prenait pour une zone hétérotopique, fait bien partie de l’utopie. On retrouve ici une particularité de l’image alchimique : les éléments qui semblent s’opposer, sont en réalité dans un rapport d’analogie et de dédoublement. Le paysage épique suggère donc conjointement une forme de chaos et d’ordre dont l’utopie maintient l’équilibre. Au lieu de le lire d’une manière simultanée, le lieu et son horizon semblent organisés en trois zones temporelles continues et chronologiques, toutes analogues : la source de la sagesse naît du chaos de la montagne saturnienne, et aboutit en arrière-plan à la majesté d’une cathédrale et au premier plan à l’humilité de la chapelle. Le paysage est ainsi composé de zones en creux euphoriques ou dysphoriques réversibles : la tranquillité de la chapelle et des lieux religieux, est amplifiée par la violence de Saturne qui est en réalité bénéfique comme le suggèrent les lieux de prière. Selon la lecture que l’on fait de l’image, ce paysage a un sens paradoxal soit parce qu’il sépare des monuments pourtant analogues, soit parce qu’il fait cohabiter chaos et ordre, monde païen et chrétien.
Lorsque le paysage est plus clairement épique, comme c’est le cas dans la gravure de Ménécée de l’édition moderne des Images de plates peintures de Vigenère[22], on met en scène trois combats possibles, mené par un personnage nu au flanc ensanglanté, par des hommes en armure surplombant les murs d’une forteresse et présent dans un camp de soldats dans la plaine, et enfin un dragon. La devise vient renforcer l’esprit belliqueux général que chacun pourrait prendre à son compte : « je réduirai la ville en cendre. » La figure de Ménécée au regard de l’épigramme est néanmoins distincte des autres puisque si les uns veulent sauver la ville, les autres désirent « le repos de leur chose publique » sans souffrir, seul Ménécée se sacrifie. On peut aussi voir d’un côté les aspirations utopiques des guerriers (la paix sans souffrance) et le sacrifice salvateur du héros. L’intérêt de l’image est qu’il met bien en évidence différentes zones, du souterrain du dragon au sommet du château et Ménécée permet de relier ces lieux par son glaive levé, et son sang irriguant la terre. L’utopie guerrière se construit là aussi dans un savant mélange de chaos menaçant, et de liaisons ou d’analogies entre les segments du paysage.
Le paysage épique se traduit par un jeu de décentrement et d’égarement du regard, qui ignore dans quel sens, quel ordre et selon quel repère il doit lire l’image. On assiste du reste assez logiquement à une confusion entre le labyrinthe, qui est le lieu même par lequel l’alchimiste doit passer pour atteindre la pierre et l’univers de la montagne comme on le voit dans une gravure de l’amphithéâtre de Kunrath[23].
Le dernier type de paysage composé de ruines ou de friches suggère la présence d’un lieu utopique virtuel comme on le voit dans le Voyage des princes fortunés. Cette étendue se transforme grâce à l’intervention d’un artisan ou d’un savant, d’une technique, et non d’une figure mythologique (Saturne) ou merveilleuse (le dragon). Elle rend compte matériellement du savoir des alchimistes et se définit comme un paysage écoumène : comme on le voit dans cet extrait du roman, la connaissance et l’exploitation des sols pour découvrir les métaux et les richesses qu’ils dissimulent, la pratique de la géométrie pour édifier des lieux habités, et le recours à des artisans sont autant de savoirs utiles pour élaborer les édifices de ces paysages. Est rendue visible la genèse et à la construction de l’espace utopique où toute activité humaine rentre en analogie et en écho avec les autres pour semer et faire germer la pierre et la vérité, ou en l’occurrence servir de lieu d’éducation des princes.
Sire, donnez-nous ce vieil château qui est là-bas vers Septentrion au parc de la solitude, c’est un lieu ruiné, qui n’a de beau que l’attente de mieux, il est l’habitacle des chouettes, & oiseaux malheureux, la retraite des serpents & animaux cruels, & là, s’il vous est agréable, nous établirons les principes de notre labeur,[…] Incontinent les sages se mirent à travailler sous la conduite du sage ancien, & employèrent gens & manœuvres à nettoyer le vieil Donjon, dedans & dehors, démolir les cloisons, abattre les planchers, boucher les fenêtres, fermer les fentes à ce qu’il n’y restât que les murailles unies, n’y laissant d’ouverture que la porte, tant qu’il en fut besoin. Là-dedans le vieillard disposa un bâtiment dont le dessein était en son cœur. Et pour lequel construire, il fit appareiller de la terre grasse, de celle qui est verdâtre[24].
Ce paysage de ruines, emprunté au songe de Poliphile où il soulignait les traces d’une grandeur et d’une architecture passée, est marqué par des éléments dysphoriques : un bestiaire menaçant, des pierres et des monuments abattus, suggèrent davantage une dystopie. Néanmoins, ce Palais du savoir, « L’Hermitage d’honneur », est une prouesse technique, puisqu’il permet initier les princes aux sciences, de comprendre la vanité du pouvoir et les pousse vers un voyage initiatique qui permettra de visiter d’autres lieux utopiques. Une fois édifié ce palais, nul ne se préoccupe plus de son horizon, ni du paysage qui l’entoure, seule mention est faite des paysages distants qui seront visités par les princes, naturels, maritimes ou et insulaires.
Sans doute peut-on faire aller de pair avec cet espace en ruine, les zones qui mettent en évidence un sujet humain dans un décor brut : le champ en friche, le jardin que l’on laboure ou la montagne dans laquelle on creuse une mine que l’on voit surgir respectivement dans l’ouvrage de Manget, de N. Flamel, ou de S. Trimosin[25]. Au centre de ces lieux, comme en témoigne l’anthologie éditée par Van Lennep, on retrouve fréquemment la figure d’une lavandière, d’un pêcheur et surtout le plus souvent d’un semeur, ou d’un mineur qui creuse et ensemence la matière pour en trouver les richesses et faire germer la pierre philosophale. Ceux-ci édifient le futur territoire de l’alchimiste au travers d’artisans qui viennent nuancer l’opposition médiévale entre art et nature : la technique permet l’imitation fidèle de la nature sans tenter de la concurrencer. La nature reste un modèle et un cadre fini. Cette figure de l’artisan et du paysan en particulier est sans doute à prendre à plusieurs niveaux : elle convoque un paysage cultivé littéral (la semence naturelle) mais aussi métaphorique, puisque le paysan est aussi celui qui, dans les traités philosophiques, est supérieur au savoir des livres et des érudits : il gouverne ce nouveau territoire, et devient la seule autorité digne de foi, renonçant à gouverner, et se contentant d’obéir à la nature comme on nous le raconte dans La cassette du petit paysan[26]. La force du paysan naît de sa relation intime avec le champ en friche et la nature en général. Le paysage signale métonymiquement l’analogie et l’identification du paysan et de la nature et propose un autre univers, où le paysan demande à l’adepte de renoncer à ses livres, comme les princes devaient renoncer au pouvoir pour simplement saisir les deux fleurs, certes allégoriques, devenir agriculteur et semeur comme lui. Le Splendor solis montre aussi de multiples artisans s’affairer dans les marges d’un tableau portant en son cœur la métamorphose dans un vase d’un dragon.
La banalité du paysage à l’horizon est donc marquée dans certains recueils par l’idéal de simplicité de ce paysan, l’importance du modèle naturel pour atteindre la pierre philosophale et la possible juxtaposition d’une pratique quotidienne et artisanale avec un phénomène plus fantastique et rare. C’est finalement dans les gestes de la vie quotidienne que surgit la transmutation et l’espace possible de l’aboutissement de la quête. Ainsi limitée dans un temps familier et un espace de pratiques humaines répétitives, l’utopie utilise le paysage pour garder sa dimension fantastique, au sens où Todorov l’entendait, un surgissement au cœur du quotidien d’un phénomène inexpliqué. Le paysage parvient aussi, en convoquant une figure aussi naïve que l’escargot, à suggérer une forme d’espace inconnu, et l’apparition de ruine, de chaos ou d’éléments disparates autorise également le surgissement d’une zone utopique. Sans doute l’utopie naît-elle de la segmentation des images qui invite le regard à aller d’un compartiment à l’autre, à retrouver des analogies et à croire en une harmonie d’événements pourtant contraires, insignifiants ou obscurs. L’utopie naît donc du paysage et de chacun de ses plans qu’on ne peut dissocier, au risque de les voir entraîner vers la dystopie, la réalité ou l’indifférence.
La monotonie simple du paysage comme des activités humaines qui s’y déroulent, cette volonté de nous maintenir dans un cadre vraisemblable et naturel montre que l’utopie, pour un certain nombre d’alchimistes, ne doit pas relever du domaine de l’impossible et du fictionnel, mais elle doit rester contenue dans des limites humaines et accessibles. La réversibilité du regard et du paysage, la présence de zones hétérotopiques semblent rejaillir sur la définition de l’utopie : on peut en effet reprendre les traits de l’utopie et découvrir qu’elle repose sur une inversion généralisée : le gouvernement des femmes au lieu d’un homme, l’autorité du paysan plutôt que celle des livres, l’humilité du roi remplaçant son orgueil, la nécessité de la violence et de l’ombre plutôt que la lumière seule, la supériorité des techniques humaines artisanales au lieu des réflexions théoriques, sont autant de marques de cette utopie qui inverse ainsi, avec ou contre son paysage, les genres, les modes de gouvernements et les symboles.
Notes
[1] Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1984, t. IV, p. 752-762.
[2] Lampsbrinck, De Lapide philosophorum [1599], Musaeum hermeticum, Frankfort, Hermann à Sande, 1678. L’ouvrage est consultable en ligne sur Gallica et l’intégralité de ces images est reprise en ligne ici http://www.rexresearch.com/lambspr/lambsp.htm (15/07/2014).
[3] Michael Maïer, Atalante fugiens, hoc est Emblemata nova de secretis naturae chymica, Oppenheim, Hyeronimus Gallerus [1618], Paris, Médicis, 1969. L’image est visible en ligne sur le site utpictura18.univ-montp3.fr, notice A4149.
[8] Pierre Jean Fabre, Manuscriptum ad Fredericum [1653], trad B. Joly, La Rationnalité de l’alchimie, Paris, Vrin, 1992, ch. XIX, p. 179.
[9] Voir Joly, op. cit., p. 314, qui rappelle que la tradition de la mer alchimique apparaît déjà chez Zosime.
[10] Barbara Obrist, Les débuts de l’imagerie alchimique (14e-15e siècles), Paris, Le Sycomore, 1982.
[11] Jacques Van Lennep, Alchimie. Contribution à l’histoire de l’art alchimique [1984], Bruxelles, Dervy, 1990.
[13] Blaise de Vigenère, Les images, ou Tableaux de platte peinture de deux philostrates sophistes grecs, et ses statues de Callistrate (…) représentées en taille douce (…) avec des épigrammes sur chacun d’iceux par Artus Thomas, Sieur d’Embry [1614], Paris, Claude Sonnius, 1626.
[14] Lubomir Doležel, « Mimesis and Possible Worlds », Poetics Today, 9, 1998, p. 475-96. Heterocosmica: Fiction and Possible Worlds, Johns Hopkins University Press, 2000.
[15] Béroalde de Verville, Le Voyage des Princes fortunés, Paris, C. de La Tour, 1610 et Albi, « Passages du Nord/Ouest », 2005.
[18] Béroalde de Verville, Le Tableau des riches inventions : couvertes du voile des feintes amoureuses qui sont représentées dans le Songe de Poliphile, dévoilées des ombres du songe et subtilement dévoilées, Paris, Guillemot, 1600.
[21] J. Daniel Mylius, Opus medico-chymicum: Continens tres tractatus sive basilicas: Basilica medica ; basilica chymica ; basilica philosophica, Frankgort, Luca Jennis, 1618-1630.
[25] Bibliotheca chemica, éd. Jean-Jacques Manget, Paris, 1702, t. I ; Nicolas Flamel, Le livre des figures hiéroglyphiques traduit de latin en français par P. Arnaud, sieur de la chevalerie, gentilhomme poitevin, in Trois traitez de la philosophie naturelle non encore imprimez, Paris, Guillaume Marette, 1612 ; Salomon Trimosin, Splendor solis oder Sonne Glantz [1550], Aureum vellus oder Güldin Schatz und Kunstkammer, in La Toison d’or, Montélimar, « études maçonniques », 2006.
Véronique Adam
Université Jean Jaurès, Toulouse, France
Veroniqueadam@gmail.com
Paysage et utopie dans les recueils illustrés alchimiques (1535-1630) /
Landscape and utopia in early modern alchemical illustrated books
Abstract: In early modern alchemical illustrated books, landscapes are divided between utopian scenery and the banality of natural horizons. Such places could be found alternatively in the real world, in dystopia or in utopia. After an outline of these ambiguous landscapes, I will discuss three different frameworks for utopia: natural, epical and ruined landscapes. They require a segmented reading, fully using analogy and symmetry; thus, utopia is to be defined in relation to opposite, but contiguous fictional worlds.
Keywords: Utopia; Alchemy; Nature; Analogy.
La littérature alchimique, au sens large, comporte des ouvrages littéraires, scientifiques et des traités philosophiques. La diversité de ses genres et la porosité de leurs frontières sont assez notables entre le milieu du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe (1570/1610), tant dans la nature des recueils que dans le statut des auteurs. Cette période a par ailleurs trois intérêts pour notre propos : elle correspond à un véritable âge d’or de l’alchimie notamment manifesté, comme pour d’autres écrits non alchimiques, par un essor spectaculaire des emblèmes et des imprimés illustrés. Par ailleurs, textes et images marquent une transformation de la description et de l’espace, délaissant les horizons épiques et les laboratoires d’instruments au profit de paysages naturels et pastoraux, voire de décors de la vie quotidienne. Enfin, depuis la fin du Moyen Âge, la représentation d’un espace intérieur ou au moins technique, celui du laboratoire, semble laisser place à une représentation plus extérieure et allégorique avec des décors naturels ou urbains. Néanmoins, l’auteur alchimiste, son graveur ou son imprimeur, en utilisant ces illustrations dans leurs écrits, prennent le risque de voir assimiler leur création à celle d’un peintre puisque ce dernier, soucieux comme eux d’imiter la nature, use de l’artifice au lieu d’une matière naturelle. Le débat entre l’artiste et l’artisan n’est guère nouveau, mais l’image pose un évident problème dans le cadre d’une discipline qui valorise d’abord la technique et le contact direct avec la matière, et pratique plus volontiers l’art de l’allusion. Si le paysage apparaît d’une manière récurrente dans cette littérature au XVIe et s’ouvre parfois sur des lieux utopiques, sa fonction dans cette construction utopique nous paraît singulière ou au moins paradoxale. Le paysage en arrière- plan, que l’on peut juger souvent stéréotypé au regard de la scène qu’il encadre, étonne dans un lieu utopique visant à tout le moins surprise et originalité, d’autant que l’utopie ou la dystopie sont ainsi parfois placées sous un même horizon, guère étranger à un monde quotidien, banal ou stéréotypé. Le paysage suggérerait une forme de référentialité, de naturel ou de vraisemblable du lieu, tandis que l’utopie entraînerait plus volontiers le lecteur vers une forme d’imaginaire, de fiction et d’artifice. L’horizon correspondrait peut-être à un embrayeur pour passer le seuil de l’utopie et rapprocherait le paysage d’une zone hétérotopique, au sens où l’entendait Foucault[1], c’est à dire marginale, isolée mais réversible, entre cet horizon naturel et référentiel et d’autres composantes artificielles. Mon propos sera donc d’étudier la nature de cette rupture et de cette réversibilité de certains paysages divisés, en présentant tout d’abord la nature commune de ces horizons : banals, naturels et localisés, de tels horizons ont une incidence dans la construction de l’utopie. J’examinerai ensuite trois modèles que j’ai jugés significatifs de mon corpus, le paysage pastoral et naturel, le paysage héroïque et le paysage de friches, des ruines et des déserts. Mon propos sera ainsi de montrer le mode de lecture qu’ils partagent, hésitant entre une forme de compartimentation et d’équilibre harmonieux, faisant de l’utopie, le lieu d’un équilibre inattendu.
I. Le paysage partagé : de la banalité à l’utopie
Même si le contenu de certains recueils relève de la stéganographie et d’une formulation mystérieuse, les frontispices et illustrations ne s’apparentent pas immédiatement à l’utopie qu’ils encadrent. Lambsprinck, dans son De Lapide philosophico[2] rédige un discours illustré d’emblèmes gravées par Nicolas Barnaud. La devise et le trait du dessin paraissent souvent ouvertement convoquer un cadre utopique, en présentant un bestiaire mi-fantastique, mi-symbolique, telle une licorne, un dragon ou la rencontre symbiotique de deux lions, d’un chien et d’un loup ou de deux énormes poissons, ou en proposant en arrière fond un phénomène inattendu comme l’éclat simultané de la lune et du soleil (emblème XII). Néanmoins, chacune des quinze images ne relève pas de l’utopie, puisque leur horizon hésite entre un espace naturel d’une forêt, d’une mer, ou plus construit comme un village fortifié ou une ville moderne. Parfois même, comme c’est le cas dans l’emblèmeVII, la lecture est complexe puisque si la devise nous invite à considérer les deux oiseaux ensemble dans l’arbre comme ces doubles fusionnels du bestiaire que nous avons évoqués (« bien que nous entendions deux oiseaux, nous devons savoir qu’ils ne font qu’un »), le dessin lui-même met au premier plan un escargot apparemment distinct de l’arbre portant les volatiles, et la forêt qui les entoure semble naïve et simple. Le paysage est ainsi partagé entre des objets relevant de l’imaginaire et suggérant une harmonie animale digne d’une utopie, tandis que d’autres éléments, et notamment l’horizon, semblent lisse et ne tracent aucune frontière entre l’utopie et un monde normal.
Cette banalité, cette monotonie et cette familiarité de certaines figures, jointes à des décors lisses et insignifiants, peuvent s’expliquer par divers phénomènes. L’essor des livres illustrés et l’engouement pour ceux-ci conduisent ainsi les éditeurs, par souci d’économie, à réutiliser les mêmes gravures d’un ouvrage à l’autre, en n’en changeant que le texte de commentaire, comme on le voit dans les pratiques de l’atelier de Théodore de Bry quand il se charge d’illustrer le recueil de Michael Maïer, Atalante fugiens[3]. Le graveur de cet atelier, connu pour ses dessins de villes modernes, Mathieu Mérian, les reprend dans les emblèmes de Maïer, ce qui intrigue puisqu’on se retrouve partagé entre un spectacle étrange et utopique ou tout au moins fantastique, et un décor assez fidèle à un espace réel. Ces images sont elles-mêmes publiées ensuite dans des recueils non alchimiques. La présence de ces villes modernes ou médiévales dans les emblèmes de Lambsprinck pourrait donc relever de cet engouement pour le paysage de ville moderne et cette considération économique. Le paysage doit donc garder une certaine polyvalence pour s’adapter aux propos écrits et il n’est pas sûr que cette universalité ait partie liée avec l’alchimie.
Le mot même de « paysage » est par ailleurs utilisé par Domayron dans un roman alchimique, Le Siège des Muses[4], pour renvoyer à quatre tableaux qu’il présente après des scènes de genre (comme une scène de chasse) pour lesquelles il n’utilisait pas ce terme : tout en présentant chacune de ces quatre peintures portant une allusion allégorique aux quatre éléments, l’auteur montre qu’elles offrent à voir ( « pour récréer la vue, fait[e]s avec beaucoup d’artifice »[5] l’une des animaux sauvages, l’autre des oiseaux, la troisième des poissons et le quatrième des instruments alchimiques. Le paysage décrit ainsi plus un ensemble de détails cohérents entre eux repérables par la présence d’êtres vivants ou d’objets analogues. On remarque que l’horizon, qui donnera souvent la nature du paysage en peinture, justement banal chez Lambsprinck ou Maïer, n’est guère décrit par Domayron dans ses ekphrasis assez attentives pourtant aux détails : seule une remarque sur la présence de « la campagne » et de « l’air » pour désigner le ciel[6] précise cet horizon. Ainsi le paysage peut désigner les êtres et les objets, davantage que le décor de fond et la notion d’horizon semble accessoire.
Cette polyvalence du décor peut aussi être liée plus directement à la pensée alchimique. L’ambivalence du paysage, hésitant entre un cadre général et une composition de détails saillants, a sans doute une incidence sur le sens donné à ce décor par le spectateur : souvent soucieux de ne pas révéler leur savoir à tout le monde, les alchimistes font en sorte que le profane ne voit que la surface de leur quête et de leurs découvertes. Dans le paysage à l’escargot de Lambsprinck, le profane verra les duos d’animaux, repérera l’escargot mais ne verra qu’un paysage naïf. Un lecteur averti, repérera l’allégorie d’une opération chimique, procédant au mélange d’un principe fixe et d’un principe volatile, de la terre et de l’air, matérialisé respectivement par l’escargot et l’oiseau, puis il devinera la trace d’une combustion, désignée par la couleur noire de l’oiseau caché dans l’arbre. Cette modélisation ouverte du paysage ne peut être détachée du texte qui l’accompagne ou de la culture qui le convoque, et l’assimilation même à ce qu’on qualifie d’utopique et d’alchimique pose problème. Le cadre naturel en particulier sait en effet désigner un espace agréable, et dans ce cas ne relever que de codes littéraires et esthétiques hérités du Moyen Âge latin, comme l’a bien montré E. Curtius