Paul Cornea
Université de Bucarest, Roumanie
Le paradis des affamés : le motif du « Pays de Coccagne »
The Paradise of Those Who Hunger. The Motif of The ‘Land of Plenty’
Abstract: The present paper intends to explore the content and to describe the European fortune of the motif of the ‘Land of Plenty’ (from the thirteenthto the eighteenthcentury). It outlines the characteristics of this theme, which is to be found in the Romanian literature in I. Budai-Deleanu’s work. This writer, who died in 1820, produced a masterpiece, a heroic-comical poem about gypsy life, Tziganiada. The ‘Land of Plenty’ is a grotesque and comical Paradise, where there are rivers of milk and butter with polenta shores and liquor springs, stacks of sausages, mountains of cheese, etc. This book stresses the fortune of the theme, abundantly present in Italy (in Boccacio’s and Teofilo Folenga’s works, as well as in chapbooks), in France, Germany (Schlaraffendland), The Netherlands (the famous painting by Brueghel), etc. It ventures to explain the origin of the motif and its associations with the ‘Golden Age’ and the ‘World Upside-Down’ themes.
Keywords: Medieval mythology, Land of Plenty, the ‘World Upside-Down’ theme, I. Budai-Deleanu.
En début de ma carrière d’historien de la littérature, vers la fin des années 50, je me suis entiché d’un auteur inconnu et méconnu à l’époque, Ion Budai-Deleanu, qui avait passé sa vie à Lemberg (Lvov), comme un modeste et loyal fonctionnaire de l’administration autrichienne[1]. A sa mort, survenue en 1820, il avait laissé une grosse malle remplie de manuscrits. Parmi beaucoup de travaux érudits, de philologie et d’histoire, on a retrouvé deux versions d’une épopée héroïque-comique-satirique, genre prisé au siècle des Lumières, la Tsiganiade. La deuxième version, la meilleure, publiée seulement en 1925, raconte l’odyssée burlesque des Tziganes qui ont voulu vainement se rassembler dans un état, au temps de Vlad l’Empalleur, prince régnant de la Valachie, au XVe siècle, qui apparaît ici sans l’aura satanique que lui a conféré toute une mythologie récente. Parlant des Tsiganes, l’auteur, comme il l’avoue lui-même, voulait en vérité représenter sous une forme allégorique l’impuissance générale de tous les humains de réaliser leurs idéaux les plus nobles à cause de leur inéluctable attrait vers le péché et la luxure[2].
L’oeuvre est absolument étonnante par sa versification, surtout par son langage ; ni l’une ni l’autre n’ont aucun rapport avec ce qu’on faisait à son temps. L’écrivain emploie le décasyllabe trochaïque et fait usage d’une sextine qui adapte astucieusement l’octave classique de l’Arioste. Or, ce vers rapide et noble est paradoxalement mis en mouvement à l’appui d’une langue fruste, mais de grande richesse idiomatique, qui recourt à des régionalismes, archaïsmes, mots argotiques et inventions personnels, le tout d’un coloris, d’une fraîcheur et d’une plasticité fascinantes. Aujourd’hui, la Tsiganiade est considérée comme un chef-d’oeuvre, mais quand je lui ai consacrée mon étude, en 1958, elle était plutôt méprisée car elle posait trop de problèmes aux esprits dogmatiques, s’avérant totalement inclassifiable et provocatrice par les libertés prises à l’égard de la forme autant que par son franc parler[3].
Je viens maintenant, après ce détour, au thème de notre Colloque. Parmi beaucoup d’épisodes qui m’avaient frappé dans l’épopée parodique de Budai-Deleanu, un surtout avait attiré particulièrement mon attention. Il s’agit des dix strophes appartenant au neuvième chant où un des personnages, valorisé de manière positive par l’auteur, Parpanghel, entreprend sur le modèle dantesque, largement suivi dans les littératures populaires de l’Est et du Sud-Est européen, un voyage initiatique au paradis et dans l’enfer[4]. La description du paradis nous amène de plein pied dans le monde imaginaire évoqué avec tant de talent et d’érudition par Corin Braga dans son livre sur Le Paradis interdit. Cependant, il s’agit d’un autre paradis que de celui auquel pensaient les pères de l’Eglise aux premières siècles de notre ère ou de celui décrit dans le Livre du prophète Hénoch ou encore de celui des trois moines qui voulaient arriver au point « où le monde terrestre rejoint le monde céleste »[5].
Chez l’auteur roumain, bien que les premières quatre strophes des dix mentionnées semblent correspondre aux bien connus stéréotypes vétéro-testamentaires (climat doux, éternel printemps, paysage floral etc.), les strophes suivantes dressent un panorama tout à fait surprenant : il y a dans cet étrange jardin des ruisseaux de lait et de beurre avec des berges de polenta, on en trouve des sources d’eau de vie et un étang de vin, des collines de fromage et du lard, des haies faites de saucissons, des arbres où pendent des gâteaux et des pâtisseries. S’il y a ici un paradis, alors il est très sensuel, sans spiritualité, c’est un endroit d’où Dieu est absent et les humains sont admis à jouir de tous les délices sans tenir compte de leurs vertus et sans leur imposer quelque obligation que ce soit. J’avais diagnostiqué ce lieu bizarre et frustrant par sa grossière matérialité en me rappelant le fameux tableau de Breughel, conservé à la Pinacothèque de Munich, intitulé en flamand le Luilekkerland, ce qui signifie le pays de la paresse (« loai » en frison) et de la gourmandise (« lekker »), donc le pays de Coccagne. En effet, j’avais indiqué dans mon étude que la vision de Budai-Deleanu « ressemble au chimérique Pays de Coccagne forgé par l’imagination populaire à l’aube de la Renaissance ».
Regardons ensemble la peinture de Breughel. Le centre du tableau est dominé par l’image de trois hommes allongés à terre, autour d’un arbre. Deux, un soldat et un paysan, semblent dormir profondément, tandis qu’un troisième, un clerc, rêve les yeux éveillés dans un état de quiétude et de contentement. Les trois personnages sont corpulents, bâtis en proportions rubensiennes, et donnent l’impression de se sentir rassasiés après un déjeuner copieux. Aux alentours, l’ordinaire d’un jour d’été quelconque devient extraordinaire par le spectacle d’une nature prodige dans ses offres : on voit un cochon rôti et pourtant trottinant vers une sorte de cactus en galettes, un oeuf à la coque qui paraît inviter le consommateur, un homme à l’arrière-plan qui semble se frayer un chemin dans une montagne de fromage. A l’horizon on distingue une mer de lait et à gauche on assiste à l’image insolite d’une femme abritée sous un toit couvert de tartes qui, la bouche ouverte, semble attendre qu’un rôti lui tombe tout prêt du ciel. Un air de somnolence repue flotte sur ce tableau de paresse, de fainéantise au carré, mais assumée, je dirais, de manière métaphysique, car la portée ontologique de l’existence ne repose plus sur le principe du travail requis pour l’obtention du nécessaire. Les trois hommes allongés, selon un commentateur, « tels les rayons de la grande roue de la fortune dont l’essieu serait l’arbre », n’ont rien à faire, rien à attendre donc rien à espérer. C’est, à la fin des fins, un monde peu enviable où le vrai danger est l’ennui et où la recherche de la transcendance devient le dernier des soucis.
Pourtant, le thème du Pays de Coccagne a eu un énorme retentissement dans l’Occident européen, du XIIIe aux XVII-XVIIIe siècles. Comme toujours dans de pareils cas, il a circulé en variantes diverses et a suscité des interprétations souvent contradictoires. Je me propose ici d’esquisser, dans une perspective cavalière et en raccourci, un état de la question. Et je vais commencer par vous dire qu’il y a une différence radicale entre le paradis grotesque des « coccagnards » et la quête du « paradis interdit » qui constitue la matière du magistral livre de Corin Braga.
L’extraordinaire vogue de la Coccagne renvoie au Moyen Age, quand les couches défavorisées de la population, beaucoup plus nombreuses qu’aujourd’hui (les paysans, les artisans des villes, les clercs méprisées des grands, les mercenaires à la solde des féodaux, les petits négociants) vivaient souvent en indigence et pénurie. Ils devaient s’épuiser au travail car les récoltes étaient pauvres, l’argent rare, l’agriculture primitive, l’existence soumise aux ravages des guerres, des pillages, des épidémies. Dans ces conditions, il est compréhensible que le récit d’un pays légendaire où la nourriture soit abondante, à la portée de tous, ou, en plus, il n’y a ni maître ni loi qui doivent être respectées, devait susciter la curiosité et plaire. Il offrait des satisfactions compensatrices à ceux qui ont presque toujours le ventre creux.
Comme d’autres thèmes à substance anthropologique, la Coccagne s’appuie aussi sur des fantasmes originaires qui ont hanté l’imagination de tous les peuples et de tous les temps. Parmi ceux-ci il est, certes, inutile d’insister maintenant sur l’idée de « paradis », endroit de repos, de bonheur, d’harmonie où l’homme se trouve en proximité des Dieux. Souvent la Coccagne a été associée au mythe de l’ « âge d’or », époque de félicité, installée, contrairement aux données scientifiques, à l’aurore de la civilisation, décrite avec gravité par Hésiode dans Les travaux et les jours et avec un sourire sceptique par Ovide dans ses Métamorphoses. Il y a partout – constate avec raison Corin Braga – « des symboles récurrentes ( qui) peuvent être lus comme l’expression de certaines matrices de l’inconscient culturel collectif. Ce substrat imaginaire commun favorise la diffusion rapide des thèmes fondamentaux, liés à la condition humaine (bonheur, désir d’immortalité, jeunesse éternelle etc.), qui revêtent une expression attrayante ou mémorable. Grâce à lui on explique les contaminations d’une littérature à l’autre. »
Jumelé au motif paradisiaque dans un mélange souvent insolite, il y a un autre motif, apparemment opposé, celui du « monde à l’envers ». Il a été très répandu à l’origine dans les pays allemands, car il figure dans le répertoire des minnesanger et des goliards. « Le monde à l’envers » permet de jeter un regard moqueur sur les évidences les mieux fondées et sur ceux qui dirigent les affaires de ce bas monde. La Coccagne en est un bon exemple car ici on rencontre l’âne à califourchon sur le maître, des chevaux qui pondent des figues, le fameux âne « caca oro », le vin qui coule au lit des rivières, les prisons réservées à ceux qui veulent travailler. On n’en trouve ni lois ni ceux qui assurent chez nous leur fonctionnement, donc les policiers et les bureaucrates. Davantage même, cet étrange pays manque de toute présence divine, il n’y a pas de religion, pas d’église, pas de règlement contraignant (le jeûne, le rituel). Il jouit d’une liberté qui voisine à l’anarchie. C’est une image associée à la « culture carnavalesque » de Bakchtine, à la différence prés que celle-ci déroule ses fastes périodiquement, en se fortifiant notamment par l’opposition de la culture soi-disant « ordinaire », tandis que la « culture coccagnarde » est permanente, n’ayant pas d’opposition et pour cela même condamnée à s’auto-dévorer.
Sur l’origine du motif les spécialistes discutent et se contredisent, comme toujours. Arthuro Graf signale un abbé Cucaniensis dans une poésie goliardique de la première moitié du XIIe siècle[6]. Le docteur Sluys considère que la première description « de ce pays de félicité et d’abondance » se trouve dans un fabliau français du dernier tiers du XIIIe siècle, écrit en dialecte francien (Ille de France) « émaillés ça et là de mots et de tournures picards et wallons »[7].
En laissant aux érudits la tâche de trancher, je vais m’arrêter brièvement à ce fabliau d’où « tout est parti », une oeuvre absolument remarquable, d’une étonnante modernité. L’auteur, anonyme, semble être un de ces étudiants de profession qui vagabondaient d’une université à l’autre, de Bologne à Padoue et de Paris à Montpellier, dit « goliards ». Ils vivaient au style de nos « clochards », irrévérencieux et frondeurs, de moeurs légers sinon débridés, grands amateurs de beuverie et de farces. Le poème se distingue par l’humour cocasse et la mi-distance maintenue entre la moquerie et un sérieux feint. A côté de ce que vont devenir les stéréotypes de la géographie imaginaire de la Coccagne, à remarquer des trouvailles plaisantes qui ne seront plus reprises : par exemple, le fait qu’il y a dans le pays de l’abondance quatre Pâques, quatre fêtes de Saint Jean, quatre Noëls et « un seul carême en vingt ans »[8]. Mais voilà vraiment l’inattendu : comment les hommes accrochent les femmes :
Les femmes y sont très belles
Chacun prend dames et demoiselles
Que lui conviennent
Sans que personne ne s’en courrouce;
II en use à son plaisir
Tout comme il veut, en liberté…
Et ce qu’il est encore plus étonnant, même incroyable, c’est que la réciprocité fonctionne, voilà donc comment agissent les femmes :
S’il advient par aventure
Qu’une dame s’intéresse
A un homme qu’elle rencontre
Elle le prend sur le chemin et agit selon son désir [9]
Bien que surgi en France, le motif de la Coccagne aura la plus grande popularité en Italie. Nous allons le retrouver dans le Décameron de Boccace où à un moment donné (VIII, 3) le naïf Calandrino, en entendant les merveilles de la contrée appelée Bengodi (vigne liée avec des saucisses, montagnes de parmesan, offre ininterrompue de « ravioli et maccheroni », rivière de vin etc.), se montre prêt à partir pour l’éprouver de ses propres sens. Ensuite, vers la fin du XVe siècle, des clercs érudits « confèrent au thème des titres de fausse noblesse. La poésie des paysages gastronomiques, le lyrisme des fleuves de soupe et la grandeur des ‘mecca’ de parmesan seront immortalisés par certains auteurs dans une manière classiquement ovidienne et horatienne ». Leur « bouffonerie savante » a été qualifié de « maccaronique », ce qui est peut-être un terme malicieux mais non pas inexact. G. Cocchiara, qui a étudié la fortune du motif en Italie, cite encore de nombreux écrivains dont je rappelle seulement Teofilo Folengo, qui dans son chef-d’oeuvre Baldus conduit son héros au pays de l’abondance, Tommaso Garzoni, Angelo di Forte et beaucoup d’autres[10].
Le thème du pays abondant en vivres s’avère productif aussi en d’autres parties de l’Europe. En Allemagne, la Coccagne devient das Schlaraffenland (le pays des fainéants). On en trouve des références et des images chez les minnesanger, plus tard dans le poème comique Der Ring dû à Henri de Wittenweiler (XVe siècle) et surtout dans l’oeuvre de Hans Sachs, poète et cordonnier (XVIe siècle), qui en donne une riche description, reprenant des clichés gastronomiques devenus traditionnels. A rappeler aussi le « navire des fous » imaginé dans un récit de Brandt qui emmène des inconditionnels de la fainéantise vers une contrée inconnue où ils pourraient donner libre cours à leurs rêves fous. Ils chantent sur le bateau, dans un état pitoyable d’exaltation, « Wir fahren in Schlaraffenland »[11].
Dans un manuscrit flamand de 1546, révélé par Robert Delevoy, ce que tient le devant de la scène dans la présentation du mirifique pays imaginaire c’est plutôt l’éloge de la paresse et de la bêtise : « Car li n’y a pas de plus grande honte dans ce pays, que de se conduire vertueusement, raisonnablement, honorablement et avec de bonnes manières et d’aimer gagner sa nourriture de ses mains ; celui qui se tient vertueusement et honnêtement est haï de tout le monde et finalement banni du pays. De même celui qui est sage et intelligent est surtout méprisé et dédaigné et n’est accueilli aimablement par personne »[12].
II me semble essentiel à souligner que tous les auteurs que je viens de citer se limitent à nous décrire les caractéristiques extraordinaires de la Coccagne sans parler de l’itinéraire à suivre pour y arriver. Car – est c’est là l’essentiel – ils semblent admettre qu’ils pratiquent la fiction, ils ne croient pas à la vérité de ce qu’ils racontent et ils n’ont point la prétention de persuader le lecteur qu’ils rapportent des faits vérifiables. « L’invitation au voyage pour Coccagne est un attrape-nigaud. Un clerc vagant vous y invite mais évidemment il en a oublié le chemin, ce qui est le clin d’oeil complice au public qui a déjà compris depuis longtemps ». Un manuscrit allemand de Strasbourg commence par les mots « So ist diz von Lugenen ». Observons aussi que la matière du mythe est exploitée de manière grotesque et caricaturale. On penche, bien sûr, plus ou moins vers l’exagération burlesque ou vers la satyre, mais on envisage toujours d’amuser et de divertir. Et ce côté ludique et truculent de la littérature qui approche le thème coccagnard ou le côtoie sort en relief surtout en examinant la production folklorique.
Car il faut reconnaître que le motif coccagnard, s’il est prisé par certains écrivains qui appartiennent au circuit lettré, il se trouve à son large dans la récriture destinée directement au peuple, dite de colportage. Par l’édition des petits livres, facilement maniables, à bas prix, diffusées aux marchés, aux foires, sur des tréteaux installés à l’occasion des fêtes foraines, cette écriture qui s’adresse sans détour au public liseur, jouit d’un « feed-back » permanent. On peut le constater en Italie avec un exemple édifiant, l’histoire de Campriano Contandino, un « cul-terreux patoisant et lourdaud », qui réussit astucieusement, contre toute attente, à berner ceux qui veulent le tromper. La brochure qui raconte ses exploits constitue un spécimen de folklore urbain : les auteurs sont anonymes, ils s’expriment avec simplicité et rudesse, emploient la formule de composition dite la « chaîne de montage » qui permet de remplacer périodiquement les épisodes, en tenant ainsi compte de l’avis changeant des acheteurs. La brochure « da un soldo », répandue en toute l’Italie du XVIe siècle, avec un succès dont témoigne Pietro Aretino, reprend la description de la Coccagne, en reproduisant en « ottava rima » tous les stéréotypes classiques mais ajoutant deux strophes qui évoquent la beauté, la grâce et la gentillesse des jeunes filles qui accueillent les voyageurs. Rien de curieux donc que ceux-ci, une fois arrivés, ne veulent plus partir ! A noter que l’histoire de Campriano à été réédité jusqu’en 1884 (J’ai vu un exemplaire de cette, semble-t’il, dernière édition de l’oeuvre, imprimée à Bologne, a cura di Albino Zenatti, conservée à la bibliothèque Marciana de Venise)[13].
Les textes n’ont pas été les seuls véhicules du motif coccagnard. Il est difficile à évaluer aujourd’hui l’écho éveillé par les estampes et les cartes géographiques dédiées du XVIe au XVIIIe siècle au Pays de Coccagne, mais le nombre des exemplaires conservés atteste une large audience. De toute façon, les cartes que j’ai pu consulter sont parfois drôles, non seulement du point de vue de l’invention graphique, mais aussi puisqu’elles sont surchargées d’explications amusantes[14].
Je vais m’arrêter ici, tout conscient d’avoir donné seulement une vue d’oiseau sur un sujet qui pourrait facilement fournir la matière à une thèse sinon à deux. Conclure comment ? Peut-être en rappelant deux choses qui, pour moi, ressortent du parcours accompli. La première est que l’invention d’un paradis de la gourmandise et des plaisirs du ventre semble découler, comme celle de toutes sortes d’autres paradis, d’une intense frustration : on rêve toujours ce dont on manque, on cherche des compensations imaginaires pour se revancher de ce qu’on ressente comme une privation insupportable: Dans ce sens, « il paese di Cuccagna » est vraiment le « paradis des affamés ».
Mon deuxième point se situe à l’intérieur même du fantasme : si on consent à appliquer dans ce pays imaginaire la règle instituée dans l’abbaye de Thélème : « fais ce que voudras », ou en traduction contemporaine « il est interdit d’interdire », on risque l’anarchie qui n’épargne personne et tout d’abord ceux qui l’ont initiée. Toute utopie égalitaire finit en désastre.
Notes
[1] Paul Cornea, I. Budai-Deleanu, un scriitor de renaştere timpurie într-o renaştere întîrziată, dans Viaţa românească, no. 8 et 9, 1958, inclus dans Studii de literatura română modernă, ESPLA, 1962.
[2] La meilleure édition (critique) de la Tsiganiade est celle de Florea Fugaru, dans I. Budai-Deleanu, Opère, vol. II, Editura Minerva, Bucureşti, 1974.
[3] Sur la Tsiganiade il y a en roumain une abondante bibliographie. Je signale seulement deux textes en français : le chapitre dédié à Budai-Deleanu par le grand historien de la littérature roumaine D. Popovici dans son livre La littérature roumaine à l’époque des lumières, Sibiu, 1945, et ma récente contribution La Tsiganiade, une œuvre carrefour ou Des Lumières au Postmodernisme, dans Parodia, pastiche, mimetismo, Atti dei Convegno Internazionale di Letteratura Comparate, Venezia, 13-15 ottobre 1993, A cura di Paola Mildonian, Bulzoni Editore, 1997.
[5] Braga, Corin, Le paradis interdit au Moyen-Age. La quête manquée de l’Eden oriental, Préface de Jean-Jacques Wunenburger, L’Harmattan, Paris, 2004 (Les citations renvoient aux pages 92, 165,179).
[7] Dr. Sluys, Félix et Claude Sluys, Le pays de Coccagne, dans Problèmes, Revue de l’Association Générale des Etudiants en Médicine de Paris, nr. 77, octobre 1961, p. 8-97
[11] Ackermann, Elfriede Marie, Das Schlaraffenland in german Literatur and folksongs, University of Chicago, 1957.
[13] Zenatti, Albino, Storia del campriano contandino, dans Scelta di curiosita letterarie inédite e rare dal secolo XIII al XVII, Bologna, Presse Gaetano Romagnoli, 1884 (édition de 202 exemplaires numérotes).