Le paradigme lemnien
Sexes et solitude en mer Egée
Abstract: The paper focusses on the history of Lemnos island as presented in Greek tragedy.
Keywords: Lemnos Island, Greece, Aegean Sea, Greek tragedy
” Une ile tranquille, aux baies pittoresques pour passer des vacances paisibles[1] “. Telle est en deux mots Lemnos aujourd’hui, du moins selon la brochure d’un opérateur touristique spécialisé dans les iles grecques. Suivent deux photographies : un lever de soleil a droite d’un complexe hôtelier ; un coucher de soleil, a gauche du meme édifice.
Edifiant, oui.
Ailleurs, on apprend que l’ile est située dans l’Egée septentrional, qu’elle couvre un peu moins de cinq cents kilometres carrés et ne compte pas tout a fait vingt mille habitants.
Poussiere géographique, en somme, qui flotte dans un présent sans éclat.
Et pourtant, Lemnos est un monument littéraire presque aussi durable que l’airain.
Homere, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Apollonios de Rhodes, entre autres Grecs. Ovide, Valerius Flaccus, entre autres Romains. Pierre Corneille, André Gide, Yannis Ritsos, entre autres modernes et contemporains. Cette brochette de noms est longue comme un chapelet d’iles. En littérature, l’ile épouse parfois la forme de l’archipel.
Qu’avait donc Lemnos, qu’elle n’a plus ?
Lemnos avait pour elle le prestige d’histoires que l’on a presque oubliées ; elle avait pour elle une situation géographique, que notre monde a bouleversée. Elle subsumait sous elle la transition du mythe aux épopées héroiques. On ne connait qu’un roi lemnien, et sa fille, qui lui succéda. Thoas et Hypsipylé. C’est peu, mais c’est suffisant. En deux générations, Lemnos, les Lemniens et les Lemniennes ont vécu en synthese l’histoire du monde.
*
Que s’était-il passé ?
Homere nous donne les premieres indications dans l’Iliade. Lemnos connut le passage des dieux. Héra ” parvint a Lemnos, la cité du divin Thoas. C’est la qu’elle trouva Sommeil, le frere de Trépas ” (Il., XIV, 230-231). Sommeil avait donc sa demeure a Lemnos. Mais Héra ne réussit pas a le convaincre d’endormir Zeus. Elle lui proposa alors l’une des Graces en échange. Il accepta. ” Tous deux quitterent les cités de Lemnos et d’Imbros ” (Il., XIV, 281). Sommeil ne revint sans doute plus dans l’ile, car a partir de la, sans lien apparent, les événements se précipiterent. Il n’y a d’ailleurs pas que les événements qui se précipitaient : les dieux aussi. Un jour, Héphaistos avait pris parti pour Héra qui se disputait avec Zeus. Une querelle de plus, qui justifiait sans doute que Héra cherchat a assoupir son époux. Mais elle eut une conséquence facheuse pour Héphaistos, que Zeus fit chuter du haut de l’Olympe sur le sol de Lemnos. Dans l’Enéide (VIII, 54), on dira de lui qu’il est ” le dieu qui vit Lemnos “. Ironie laconique de Virgile. Héphaistos fut recueilli et soigné par les Lemniens, mais affligé d’une claudication définitive.
L’histoire se passait du temps de Thoas. Elle souligne l’hospitalité des Lemniens. Elle établit aussi un lien entre l’ile et le dieu du feu. En somme, le Vulcanus des Romains vulcanisait les lieux. L’opération avait sa logique. Lemnos possédait jadis un volcan tres actif, le Mosicle, qui disparut par la suite. Ainsi Homere dit-il de Lemnos qu’il s’agit d’une ” ile fumante ” (Il., XXIV, 753). La nature volcanique de l’ile lui avait légué une caractéristique : une mauvaise odeur persistant de légende en légende.
La dysôdie, ou dysosmie, frappa les Lemniennes apres que les Lemniens s’étaient abstenus d’honorer Aphrodite des offrandes rituelles. Les épouses devenaient ainsi infréquentables. Les époux se tournerent vers d’autres femmes, qu’ils avaient enlevées sur les côtes de Grece, ou de Thrace. Selon Asclépiade de Méthymne, poete du IIIe s. qui avait peut-etre eu la chance de lire les Lemniens d’Eschyle, Aphrodite consommait ainsi sa vengeance, car les Lemniennes ne tarderent pas a tuer leurs maris pour mettre fin – radicalement – a leur infidélité. Plusieurs versions de cette histoire circulent, nous y reviendrons. Elles alimentent toutes une guerre des sexes. Un seul homme fut épargné : Thoas, que sa fille Hypsipylé avait confié aux flots. Selon Apollonios, il fut recueilli par des pecheurs qui le conduirent vers Sikinos, un ilot situé a l’ouest d’Ios.
Les Lemniennes demeurerent seules sur leur ile. Elles découvrirent les avantages de la condition masculine : ” Elever des troupeaux de boufs, revetir les armes de bronze, labourer les champs de blé leur semblait a toutes plus facile que les travaux d’Athéna qui seuls les occupaient jusqu’alors ” (Arg., I, 627-632). L’absence des hommes ne leur pesait donc pas, mais elle produisait par ailleurs des effets catastrophiques : exclusivement féminine, la population de l’ile ne pouvait se perpétuer. Pendant ce temps..
Heureusement, pendant ce temps, quelque part en Grece, un groupe exclusivement masculin était en train de se constituer autour de la personne de Jason. Les cinquante Argonautes venaient de prendre la mer a bord de la nef Argô afin d’aller quérir la toison d’or, au loin, au bout du monde, en Colchide. Lemnos était sur leur route. Ils s’arreterent. Apollonios de Rhodes décrit longuement l’épisode au chant I de ses Argonautiques. Le décor est planté tout de suite : ” C’est la que toute la population male a la fois, par le criminel forfait des femmes, avait été massacrée sans pitié l’année précédente ” (Arg., I, 609-610). Mais les Lemniennes présenterent une autre version de l’histoire : elles avaient contraint leurs maris de repartir en Thrace avec leurs captives des leur retour a Lemnos. Elles étaient seules, mais elles n’étaient plus criminelles. Les Argonautes se melerent aux Lemniennes. A tout seigneur tout honneur : Jason fréquenta la couche de la reine Hypsipylé. Héracles eut le temps de s’impatienter. Chez Apollonios, il s’écrie : ” Avons-nous décidé d’habiter ici pour nous partager les glebes fécondes de Lemnos ? ” (Arg., I, 867-868). Penauds, les Argonautes préparerent leur départ, et appareillerent vers Electra, l’ile de Samothrace. Par Hypsipylé interposée, Ovide quantifie la durée du séjour dans ses Héroides : ” Je vis le héros dans nos murs ; je lui donnai un asile dans mon palais et dans mon cour. La s’écoulerent pour toi deux étés et deux hivers ” (p.79). Hypsipylé eut de Jason deux jumeaux, dont l’un, Euneos, fournirait du vin de Lemnos aux troupes grecques assiégeant Troie (Il., VII).
On envisage immédiatement les conséquences de cette longue escale. Comment Médée, la redoutable et jalouse Médée, allait-elle interpréter ces amours ? Une question se pose d’ailleurs, qui n’a pas de réponse univoque : les Argonautes avaient-ils fait relache a Lemnos a l’aller. ou au retour, Jason étant alors accompagné de Médée ? Dans la plupart des versions, c’est a l’aller que la nef Argô fit halte. Mais pour Pindare (Quatrieme Pythique) et Myrsilos de Méthymne, c’est au retour que Jason s’arreta. L’union avec Hypsipylé n’est pas scellée chez Pindare, car il aurait été délicat de sauvegarder le statut héroique du navigateur s’il avait si tôt trahi Médée. Pour Myrsilos, il revint néanmoins a cette derniere d’avoir lancé un pharmakon contre les Lemniennes : du péganon, de la rue, une herbacée vivace a fleurs jaunes qui dégage des effluves méphitiques.
Tandis que les Argonautes rentrerent en Grece, diminués mais glorieux (quoique leur exploit ne rendit point la couronne d’Iolcos a Jason), une nouvelle expédition se prépara. Les fils succedent aux peres. Laerte et Pélée furent remplacés par Ulysse et Achille. Comme leurs peres, les fils déferlerent sur l’orient de leur monde. Et ce que le pere n’avait pas rasé, c’est le fils qui le fit. Car il estima que sa guerre était juste, et sainte, qu’elle l’enrichirait et mettrait fin a quelque hypothétique menace. Andromaque pleurerait Hector, mais qu’importe. Enée perdrait Anchise, mais qu’importe. La guerre était juste. Il ne fallait pas qu’Iphigénie fut sacrifiée en vain.
Mais nous quittons Lemnos. Revenons-y.
Tandis que les Grecs appareillaient vers Troie, un drame se déroula. Philoctete, héros parmi les héros, celui-la meme qui hérita de l’arc d’Héracles, qu’il avait aidé a se suicider, fut piqué par une vipere. Peut-etre parce qu’il avait repoussé les avances d’une pretresse d’Aphrodite. Et que croyez-vous qu’il arriva ? Non, ce n’est pas le serpent qui creva, comme chez Voltaire. Philoctete ne creva pas davantage, mais il se mit a hurler et sa blessure répandait une odeur pestilentielle. Le moral des troupes risquait d’etre atteint. On s’empressa de le débarquer.
A Lemnos.
Philoctete fut abandonné sur l’ile, peut-etre déserte désormais. Le catalogue du chant II de l’Iliade mentionne les gens de Méthone, de Thaumacie, de Mélibée et d’Olizon. Et Homere de pointer l’absence de Philoctete : ” Leur chef souffrait cruellement et gisait dans son ile, /Dans la sainte Lemnos, ou tous ses gens l’avaient laissé / Rongé par la morsure affreuse d’un serpent maudit ” (Il., II, 721-723).
En tout cas, dix ans durant Philoctete ne rencontra personne et vécut dans sa caverne. Jusqu’au jour ou Ulysse et Néoptoleme, le fils d’Achille, se rendirent sur l’ile pour s’emparer de l’arc d’Héracles qui, selon le devin Calchas, était indispensable a la victoire des Grecs. La confrontation a trois allait déterminer le destin de Troie. Elle a suscité bien des textes : une tragédie conservée de Sophocle, une saynete de Gide, un poeme de Ritsos.
Lemnos s’enrichissait d’une nouvelle histoire, une histoire d’hommes cette fois-ci.
Voila en quelques mots, ce qui se passa a Lemnos pendant la guerre de Troie, et pendant les décennies qui la précéderent. Ces faits méritent d’etre commentés.
*
Homere ne fait jamais allusion aux Lemniennes. En revanche, Pindare regle leur sort en une formule : ” la race des femmes lamniennes tueuses d’hommes ” (IV Pyth. 252). Des le Ve siecle, les Lemniennes étaient qualifiées. Elles devinrent protagonistes d’un nombre impressionnant de tragédies, toutes irrémédiablement perdues.
Selon Alain Moreau[2], quatre invariants structurent le mythe : la dysosmie, le meurtre des époux, la gynécocratie qui s’ensuivit, l’accueil des Argonautes. La plupart des tragédies s’articulent autour de l’arrivée de ces derniers. Dans l’Hypsipylé d’Eschyle, les Lemniennes autorisent le débarquement des Argonautes des qu’ils acceptent de s’unir a elles. L’élément utilitaire est donc privilégié. Apollonios le résumera en quelques vers : ” Car Cypris avait inspiré aux héros un doux désir par égard pour l’ingénieux Héphaistos, afin que Lemnos, retrouvant son intégrité, eut de nouveau dans l’avenir une population male ” (Arg., I, 850-852). En revanche, dans Les Lemniennes de Sophocle, hommes et femmes en viennent aux mains (de meme que dans la Thébaide de Stace, V, 376-397). Seul Eschyle semble avoir fait place a la guerre des sexes qui a conduit au meurtre des Lemniens, dans une tragédie éponyme (la seule au demeurant dont le titre soit au masculin). Mais nous ne savons pas tout, car d’autres Lemniennes ont figuré au répertoire, et parfois comiques : celles d’Aristophane, d’Antiphane, de Diphile ou encore de Nicochares. Euripide y est également allé d’une Hypsipylé, dont le texte a été mieux conservé que les autres. L’action de sa piece se déroule vingt ans apres le départ des Argonautes : Hypsipylé a du fuir l’ile car ses compatriotes ont découvert le subterfuge par lequel elle avait sauvé son pere. Elle s’est réfugiée a Némée, ou elle est devenue la nourrice du fils du roi et d’ou elle a soutenu les Sept contre Thebes en leur indiquant une source. A Némée, Hypsipylé est rejointe par son fils Eunéos, qui lui apprend que les Argonautes l’avaient emmené chez les Colques en compagnie de son frere Thoas (nom proliférant) et qu’apres la mort de Jason – tué par le dragon ? – il avait été élevé et éduqué par Orphée en Thrace
En somme, rares sont les textes tragiques qui affrontent la question du meurtre des époux. Eschyle pourrait bien constituer l’exception. C’est vers Hérodote et Apollonios de Rhodes qu’il faut essentiellement se tourner.
Apollonios ne déroge pas a la regle. Les Lemniennes avaient tué leurs maris. Elles avaient aussi tué les enfants nés de l’union des Lemniens et de leurs esclaves thraces, de peur d’etre chatiées plus tard. Mais aux Argonautes elles présenterent une explication édulcorée de leur solitude. Les maris avaient été refoulés en Thrace, et ils avaient mérité le rejet : ” Ils méprisaient les enfants légitimes nés de leur maison, alors qu’une race obscure de batards se levaient. Au hasard, les jeunes filles vierges et, avec elles, les meres délaissées erraient par la ville, indignement. Le pere n’avait pas le moindre souci de sa fille, la vit-il maltraitée sous ses yeux par les mains d’une maratre en fureur ; la mere n’était pas, comme autrefois, préservée de l’insulte honteuse par ses fils ; les freres en leur ame n’avaient cure de leur sour. Seules, les jeunes captives étaient l’objet des soins dans les maisons, dans les chours de danse, sur la place publique et dans les banquets ” (Arg., I, 810-820). Les Lemniennes amalgamaient la deux situations différentes, décrites par Hérodote dans ses Histoires. Selon lui, Lemnos était autrefois habitée par les Pélasges chassés de l’Attique par les Athéniens. Soucieux de se venger, les Pélasges enleverent des jeunes filles lors des fetes organisées a Braumon en l’honneur d’Artémis. Ils en firent leurs concubines et eurent d’elles des enfants. Les Athéniennes se vengerent a leur tour en élevant ces derniers selon leurs mours et en les séparant des enfants issus de femmes lemniennes. Les rejetons des Athéniennes devenaient plus forts, et les Lemniens s’inquiétaient : ” Que feront donc, se dirent-ils, que feront, devenus hommes, des enfants instruits a se secourir mutuellement contre les enfants de nos femmes légitimes, et qui des maintenant entreprennent de les gouverner ? ” (Hist., CXXXVIII). Ils exterminerent alors les enfants, de meme que leurs meres athéniennes. Mais ce crime était un second génocide, qui répondait au meurtre plus ancien des maris par les femmes de l’ile : ” Depuis cette action, et aussi a cause du crime commis a une époque antérieure par leurs femmes, qui tuerent en meme temps le roi Thoas et tous leurs maris, on a coutume en Grece d’appeler lemniennes toutes les actions criminelles ” (Hist., CXXXVIII).
Lemnos semble le lieu d’un génocide permanent, qui concerne a la fois l’origine et les sexes. Les hommes tuaient les femmes et les enfants qui n’étaient pas ou pas exclusivement des leurs ; les femmes tuaient les hommes qui les avaient trahies – qui les avaient trahies avec des étrangeres.
*
Pourquoi cette forme de malédiction frappa-t-elle Lemnos ?
Les explications sont multiples.
Pour les Grecs, les Lemniens avaient commis un acte d’hybris a l’encontre des dieux. La sanction divine était des lors inévitable. Ils n’auraient pas du offenser Aphrodite. Dans un effort de rationalisation, on pourrait estimer que le mythe a pour rôle d’expliquer un rite. C’est la solution que Georges Dumézil avance dans un de ses premiers essais, Le Crime des Lemniennes, qui remonte a 1924. Replacé dans un schéma global, l’épisode lemnien est alors le reflet d’une purification nécessaire a la fécondation (d’ou l’importance des femmes) : le meurtre des hommes est la conséquence d’une logique poussée a l’extreme. L’arrivée des Argonautes correspond, elle, au retour du feu et des hommes. Comme l’a noté Dumézil lui-meme (a partir de 1938), l’inclusion d’un épisode isolé dans un schéma de ce genre risque de conduire a la schématisation pure et simple. Tout n’est pas dans tout, et inversement. Il est vrai que le substrat rituel émerge depuis les prémices du mythe. Des le IIIe siecle avant notre ere, Philostrate notait dans son Heroicos que chaque année (peut-etre) on éteignait tous les feux de l’ile et les femmes se séparaient de leurs maris, tandis que l’on offrait des sacrifices a Héphaistos et a Aphrodite pendant neuf jours. Au terme de ce délai, un navire revenait de Délos avec du feu et la vie reprenait son cours. Pour d’autres, le cycle dure neuf ans. Selon Moreau, quatre éléments (comme pour le mythe) sont présents dans toutes les versions du rite : le feu, la dysosmie, la séparation des sexes et la cyclicité annuelle ou novénaire. De ce point de vue, le mythe lemnien renvoie a d’autres mythes (les Danaides, notamment) et d’autres rites mettant en scene une dynamique de mortification, de purgation, d’invigoration et de jubilation (Moreau) passant par la séparation des hommes et des femmes (les Skirophoria athéniennes, les Themosphoria).
Alain Moreau synthétise ainsi cette interprétation-la du mythe : ” On peut donc penser que l’épisode lemnien de l’épopée argonautique s’integre dans un ensemble de mythes étiologiques destinés a expliquer des rites archaiques qui se situent a deux niveaux ; un niveau cosmique : la disparition du feu qui symbolise la disjonction entre le Soleil et la Terre ; un niveau humain : la séparation des sexes qui est la conséquence de la séparation des éléments[3] “.
Mais Lemnos n’est pas seulement le théatre d’un crime contre les dieux, dont la punition semble quelque peu disproportionnée. Lemnos est aussi un espace doublement spécifique : il est insulaire, et il occupe une position géographique des plus intéressantes.
Si l’on s’en tenait a une lecture géopolitique, on constaterait que Lemnos est toujours saisie dans son altérité, car il est un fait que l’ile n’est pas completement grecque. Au départ, elle avait été peuplée par des Sintiens de Thrace (ceux-la memes qui avaient hébergé Héphaistos) ; a l’arrivée, elle était devenue grecque. D’une maniere ou d’une autre, il fallait expliquer – et donc justifier – le changement de propriétaires. Pour l’auteur anonyme des Argonautiques orphiques, qui datent pourtant du Ve s. de notre ere, Lemnos est encore ” la côte abrupte des Sintiens ” (Arg. orph., 471). Personne n’oublie la non-grécité du site. Si l’on en revient a Hérodote, dont le récit se veut objectif, les ” actions lemniennes ” ont eu pour facheuse conséquence la stérilité de l’ile. Apres les massacres, la terre, les femmes et les brebis de Lemnos avaient cessé d’etre fécondes. Les habitants de l’ile allerent consulter la Pythie, qui leur répondit qu’il leur faudrait accorder aux Athéniens la satisfaction que ceux-ci exigeraient. Croyant se mettre a l’abri, les Lemniens établirent qu’ils se livreraient aux Athéniens a condition que le vent du nord poussat l’un des vaisseaux grecs sur leurs côtes en un jour au plus (Hist., CIL). Des années plus tard, Miltiade, fils de Cimon, fit la traversée de Chersonnese a Lemnos en moins d’un jour, et demanda aux Pélasges d’évacuer l’ile. Pour les uns (les Héphestiens), la prétention était acceptable ; pour les autres (les Myrinéens, habitants de la capitale Myrina), elle ne l’était pas, car les Grecs n’étaient pas partis de l’Attique. Ils furent assiégés et vaincus. Et Hérodote de conclure : ” Ainsi les Athéniens et Miltiade prirent possession de Lemnos ” (Hist., CILI). Conclusion laconique d’un événement annoncé : la colonisation. Et toute colonisation se doit d’avoir pour mobile une noble prétention, une visée civilisatrice. Le mythe s’était mis au service de l’histoire. Une progressive diabolisation de l’adversaire, dont les femmes étaient affublées d’une mauvaise odeur, avait permis de le déposséder légitimement de ses terres.
*
S’en tenir a la géopolitique serait néanmoins décevant. Le recours a une géocritique littéraire nous autorise a poursuivre notre excursus.
La situation et les caractéristiques de Lemnos sont remarquables. Lemnos est une ile, et toute ile est prise dans un double processus centripete et centrifuge qui la pousse conjointement au monologue autoréflexif et au dialogue avec un environnement dont elle ne peut s’abstraire. La fragmentation et la velléité de séparation sont alors consubstantielles de son identité insulaire. L’ile peut etre ramenée a l’utopie du début absolu, ou du nouveau départ. Comme le constate Gilles Deleuze : ” Rever des iles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rever qu’on se sépare, qu’on est déja séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rever qu’on repart a zéro, qu’on recrée, qu’on recommence[4] “. L’ile est souvent féminisée, car c’est la femme qui enfante et qui assure le renouveau, bien que les premieres iles du mythe grec ne fussent pas forcément porteuses d’enfants. L’ile de Calypso n’avait accouché que du radeau d’Ulysse; l’ile des Phéaciens était restée vierge comme Nausicaa avant d’etre figée dans la stase ; Circé n’avait pas assuré sa reproduction a Aiaia, sinon dans quelques versions odysséennes tardives. Encore la fécondité ne réside-t-elle pas toujours dans la communion des sexes : ” L’océan et l’eau en effet sont le principe d’une ségrégation telle que, dans les iles saintes, se constituent des communautés exclusivement féminines comme celles de Circé et de Calypso. Apres tout, le commencement partait de Dieu et d’un couple, mais non le recommencement, qui part d’un ouf, la maternité mythologique est souvent une parthénogenese[5] “, précise encore Deleuze. Or, comme le souligne Homere dans son Iliade, Lemnos est sainte (Il., II, 722). L’ile était toujours sainte dans les Argonautiques orphiques (Arg. orph., 472). Ne fut-ce que parce que Lemnos était un espace insulaire hiératique il était vecteur du renouveau issu d’une séparation drastique. Ainsi l’ile de Lemnos avait-elle accouché par sa reine interposée. Hypsipylé avait mis au monde deux jumeaux. Il est vrai qu’aucune ile n’a poussé aussi loin le clivage. Lemnos avait accouché par suite d’une guerre des sexes, parce qu’elle s’était dépeuplée d’une moitié essentielle, qu’elle avait failli éradiquer le principe masculin.
Lemnos devint ainsi une ile extreme.
Sa position géographique mérite quelques commentaires. Il est deux manieres de l’examiner : soit on situe l’ile dans le cadre de l’oikouméne grecque ; soit on la considere du point de vue de l’espace argonautique, qui est bien plus vaste. Dans les deux cas, ses coordonnées ne sont pas banales.
La premiere optique est celle d’Hérodote ; la seconde participe de la lecture argonautique d’un Pindare ou d’un Apollonios de Rhodes
Chez Hérodote, Lemnos apparait comme un espace marginal, un espace cristallisant les perturbations périphériques du noyau hellénistique. Ce n’est pas nouveau. Dans l’Iliade, l’ile est ” a l’autre bout des mers ” (Il., XXIV, 752). Le centre du monde, l’omphalos géographique, était fixé a Délos.
Lemnos était dans l’orbite grecque sans etre grecque : les Pélasges sont mentionnés ici, les Sintiens thraces ailleurs. Or la réduction de l’altérité barbare ne saurait etre pacifique. Elle implique un processus forcé d’assimilation, dont les effets pervers – les dérives – sont multiples. Sous cet angle, Lemnos est exemplaire. L’hellénisation de l’ile est passée par toutes les phases d’une dialectique de la violence dont la dynamique était dictée par un rapport de force. L’ile aurait pu subrepticement devenir grecque par l’assimilation des femmes grecques et de leur progéniture. C’était prématuré. Elle aurait encore une fois pu devenir grecque apres le passage des Argonautes, qui inversait les données : les meres grecques étant substituées par des peres grecs, les peres lemniens par des meres lemniennes. C’était encore prématuré. Il a fallu que la soumission fut volitive (exploit de Miltiade) et qu’elle obtint l’aval des dieux (par le truchement de la Pythie). En somme, la transformation des limites en un élément du noyau central ne pouvait se produire que dans le polémos. L’assimilation progressive, esquissée a deux reprises dans l’histoire mythique de l’ile, n’était pas envisageable. Lemnos devint de ce fait le paradigme d’un seuil condamné a rester homogene et donc imperméable au relatif.
Dans une perspective argonautique, Lemnos perd sa nature marginale. Elle n’était pas meme le dernier avant-poste avant l’entrée des Grecs dans l’espace vraiment autre du Pont-Euxin, puisque la nef Argô fit encore relache a Samothrace, l’ile d’Electra. Elle devient une escale sur le chemin d’une périphérie étendue aux dimensions de la Colchide d’un côté et de l’ile de Circé de l’autre. Lemnos se situait quelque part entre Aia, capitale d’Aiétes, et Aiaia, refuge de Circé. Paralleles, les bornes du monde étaient aussi paronymiques. Et ces bornes en se recoupant devinrent fort périlleuses pour Jason : ” Ce n’est point le dragon dont il est menacé, / C’est Médée elle-meme, et tout l’art de Circé ” (V, 2024-2025), note l’héroine de Corneille dans La Conquete de la toison d’or (1661).
Quelque part. Mais ou, exactement ? Les extrémités du monde argonautique étaient occupées par deux femmes, qui étaient parentes du Soleil (Hélios) et peut-etre de la Lune (Hécate) : Médée a l’est, Circé a l’ouest. Médée et Circé sont deux des trois grandes figures féminines du périple argonautique ; il en est une troisieme : Hypsipylé. La question est alors de savoir si Hypsipylé ne marquait pas le centre du monde que Jason était en train de dessiner. Lemnos pouvait bien se situer au point d’équilibre entre la Colchide et l’ile de Circé.
Il ne sera pas question ici de Glauke, quatrieme figure féminine, qui apparait au terme du voyage argonautique. La tentation est cependant forte d’associer la fille du Corinthien Créon a une centralité archaique stricto sensu autrement problématique que la nouvelle centralité lato sensu qu’incarnaient Lemnos et sa reine. De ce point de vue, Corinthe pouvait bien s’avérer le noyau focal de toutes les tensions, l’axe chaotique d’un monde caractérisé par un déclin irrémédiable.
Le rituel décrit par Philostrate suppose que les Lemniens, apres avoir éteint tous les feux, eussent cherché l’étincelle sacrée a Délos. Il en va comme si le centre élargi de l’oikouméné devait rendre hommage au centre traditionnel de ce meme espace (dont Corinthe était un autre avatar), comme si Lemnos devait faire acte d’allégeance a l’égard de Délos afin que la Grece archaique conservat un équilibre conquis de haute lutte (car il ne faut pas oublier que seule une intervention divine avait fait en sorte que l’ile flottante de Délos devint le point d’ancrage stable du monde grec).
Mais, pour peu que l’on change de point de vue, et que l’on attribue a Lemnos une valeur axiale, les parametres de l’analyse se modifient substantiellement. En marge du monde grec, Lemnos est le théatre de génocides récurrents ; au centre de l’univers argonautique, Lemnos est l’ile d’Hypsipylé, qui existe en rapport avec la patrie de Médée, princesse des limites, ” épouse des régions glaciales “, comme la définit l’Hypsipylé d’Ovide (Hér.VI, 106). En marge du monde grec, Lemnos finit par etre vaincue par ceux dont le sens éthique était supérieur, a savoir les Grecs. Au centre de l’univers argonautique, Lemnos était le siege de la trahison d’Hypsipylé par le Grec Jason. En quelque sorte, le recentrage de l’ile, dans le plan large exposé par les Argonautiques, relativisait la barbarie de ses habitants, comme si le fossé entre Lemniens et Grecs se comblait. Hypsipylé et Jason évoluaient sur un pied d’égalité, ou presque.
A l’arrivée des Argonautes, les Lemniennes furent caractérisées par leur appétit sexuel, car elles étaient longtemps restées cloitrées dans une ile transformée en gynécée. Chez Apollonios, lorsque les femmes aperçurent Jason et ses hommes elles ” se pressaient a leur suite, joyeuses d’accueillir l’étranger ” (Arg., I, 783-784). Quant au narrateur des Argonautiques orphiques, il semble aussi impatient que les compagnes d’Hypsipylé dont il décrit l’avidité : ” Mais a quoi bon te faire la-dessus un long discours pour te dire en détail quel désir Cypris, nourrice des amours, inspira aux nobles Lemniennes de s’unir aux Minyens dans leur lit ? Jason vainquit Hypsipylé par les charmes de l’amour; les autres s’unirent, qui a celle-ci, qui a celle-la ” (Arg. orph., 476-480).
Hypsipylé n’est cependant pas une ménade prete a déchiqueter les hommes. Au moment d’adresser la parole a Jason, ” celle-ci baissa les yeux et ses joues virginales rougirent ” (Arg., I, 791-792). Au chant III des Argonautiques, on notera cette meme rougeur sur les joues de Médée apres que le dieu Amour eut décoché son trait.
Chez Apollonios, Jason n’est pas un traitre. Les Lemniennes s’étaient séparées des Grecs en implorant les dieux d’accorder a leurs hôtes un retour exempt de malheurs et leur avaient souhaité de trouver la toison d’or. Les voeux d’Hypsipylé étaient modestes : ” Souviens-toi du moins, pendant ton voyage comme apres ton retour, d’Hypsipylé ” (Arg., I, 897). Au fil des siecles, le comportement de Jason devint plus ambigu et son héroisme moins distinct, tandis que l’image d’Hypsipylé se rapprochait de celle de Médée. Ovide est celui qui informe la nouvelle interprétation de la légende. Dans les Argonautiques, Jason n’avait rien promis ; dans les Héroides, Jason n’a pas respecté la parole donnée. Il aurait du retourner chez Hypsipylé, enceinte de ses ouvres, et ne l’avait point fait : ” Hélas ! ou est la foi promise ? ou sont les droits de l’hyménée ? ou le flambeau plus digne d’embraser un bucher ? ” (Hér., VI, 41-42). Et Hypsipylé de rappeler son ascendance. Elle était la fille de Thoas, et Thoas était fils d’Ariane et petit-fils de Minos. La princesse lemnienne était donc parente d’Ariane et de Phedre, parangons des femmes abandonnées. Dans la lettre XVII des Héroides, qu’Hélene adresse a Paris, Ovide opere encore une fois le rapprochement.
Séparée de Jason, l’Hypsipylé d’Ovide effectue un constant parallele avec Médée, dont elle sait qu’elle est sa rivale : ” J’ai craint les femmes d’Argos ; c’est une concubine barbare qui m’a nui ” (Hér., VI, 81). Elle lui conseille a distance de se chercher ” un époux pres du Tanais, dans les marais de l’humide Scythie, et jusqu’aux sources du Phase, sa patrie ” (Hér., VI, 107-108). La Lemnienne se tient au carrefour de la Grece et des terres barbares. Une fois de plus, son ile devient un pivot. Et tout plaide en sa faveur : ” Elle a trahi son pere ; j’ai dérobé Thoas a la mort. Elle a fui Colchos ; Lemnos, ma patrie, est mon séjour [.] Je réprouve le crime des femmes de Lemnos ; mais il ne m’étonne pas, Jason : le ressentiment suffit a armer les mains les plus faibles ” (Hér., p.83). La réhabilitation des Lemniennes est en cours : plus l’ile se recentre, plus le crime de ses habitantes se relativise. Il n’est pas loin de trouver une justification. Et l’imprécation qu’elle profere a l’encontre du couple sera entendue des dieux : ” Vivez, époux dignes l’un de l’autre, sur une couche que les dieux maudissent ” (Hér., VI, 166).
L’intrigue sera exploitée bien plus tard dans La Conquete de la toison d’or. Des l’Examen de la piece, Corneille souligne la trahison de Jason. Hypsipylé et lui ” tarderent deux ans, pendant lesquels Jason fit l’amour a cette reine, et lui donna la parole de l’épouser a son retour : ce qui ne l’empecha pas de s’attacher aupres de Médée ” (p.592). Ici, les événements se précipitent : Hypsipylé ne se contente pas de subir, elle rejoint le couple en Colchide. Et son navire valait bien Argô : ” Sur cet amas brillant de nacre et de coral, / Qui sillonne les flots de ce mouvant cristal, / L’opale étincelante a la perle melée/ Renvoie un jour pompeux vers la voute étoilée ” (II, 886-889). Qui ose prétendre que la France n’avait pas connu de baroque ? En débarquant, Hypsipylé suscite involontairement la passion amoureuse d’Absyrte, frere de Médée. Mais elle est venue afin de rappeler a Jason sa promesse. L’Argonaute résiste, car il est autre qu’a Lemnos. La géométrie des sentiments a ses lois propres : ” [.] comme assez souvent la distance des lieux / Affaiblit dans le cour ce qu’elle cache aux yeux ” (II, 683-684). Hypsipylé, qui sait bien que toute flamme décline au loin, trace alors une esquisse de carte du Tendre: ” J’en vois la différence assez grande a Colchos ; / Mais elle serait autre et plus grande a Lemnos. / Les lieux aident au choix, et peut-etre qu’en Grece /Quelque troisieme objet surprendrait sa tendresse ” (III, 1294-1297). Encore une fois, Hypsipylé annonce le sort de Jason et de Médée. Il faudra l’improbable secours des dieux pour que la piece trouve un dénouement. Médée épousera Jason parce qu’il lui faut enfanter Médus, le fondateur du futur empire des Medes ; Hypsipylé finit par céder aux avances d’Absyrte. qui ne tombera donc pas sous les coups de sa sour Médée.
Chez Corneille, Lemnos et ses ” charmantes iles ” (IV, 1469) perdent tout référent propre. L’enjeu n’est plus de chercher le centre du monde, mais d’explorer le siege des passions.
*
Dans sa version argonautique, l’ile de Lemnos parait populeuse, bien qu’elle fut exclusivement habitée de femmes a l’arrivée de Jason. Les descriptions sont chiches. Elle est belle et fumante dans l’Iliade. Selon l’Hypsipylé intéressée d’Apollonios, ” elle a de plus hautes moissons que toutes les autres iles qui peuplent la mer Egée ” (Arg., I, 830-831. Ailleurs chez Apollonios, elle se fait ” rocailleuse ” (Arg., I, 608).
Des que le foyer de la narration passe d’Hypsipylé a Philoctete, les parametres évoluent tres sensiblement. Dans Philoctete ou le traité des trois morales, publié une premiere fois en 1898, inclus ensuite dans Le Retour de l’enfant prodigue (1912), André Gide pousse la logique jusqu’au bout et transforme Lemnos en une succursale de l’Arctique. Une didascalie situe d’emblée les lieux : ” Ciel gris et bas sur une plaine de neige et de glace ” (89), et les premiers mots de Néoptoleme sont pour dire : ” J’ai choisi l’eau profonde, a l’abri du Nord, de peur que le vent n’y congelat la mer. Et, bien que cette ile si froide semble n’etre habitée que par les oiseaux des falaises, j’ai rangé la barque en un lieu que nul passant des côtes de peut voir ” (89). Néoptoleme et Ulysse ont d’ailleurs voyager deux semaines durant pour franchir la banquise qui paralyse Lemnos, ” ile inhospitaliere, sans arbres, sans rayons, ou la neige couvre les verdures, ou toutes choses sont gelées, et sous un ciel si blanc, si gris, qu’il semble au-dessus de nous une plaine de neige étendue ” (91).
Chez Gide, Lemnos semble calquer le Tomes d’Ovide, cet autre espace que les besoins du récit avaient métamorphosé en une improbable zone polaire, dix-neuf siecles plus tôt. Mais c’est encore plus loin qu’il faut remonter pour comprendre pourquoi Lemnos differe si nettement selon qu’on la considere du point de vue d’Hypsipylé et Jason, ou de celui de Philoctete, Ulysse et Néoptoleme.
Les deux séries de héros qui ont conféré son prestige a l’ile ne sont pas toujours traités séparément. Dans les Métamorphoses, Ovide décrit ainsi l’arrivée des Grecs : ” Victorieux, Ulysse fait voile vers la patrie d’Hypsipylé et de l’illustre Thoas / terre décriée apres le meurtre des hommes perpétré autrefois / Afin d’en rapporter les fleches du héros de Tirynthe ” (Mét., XIII, 3999-401). L’histoire de Philoctete et d’Ulysse en quete de l’arc d’Héracles se situait une génération apres celle d’Hypsipylé en un meme lieu, Lemnos, qui ne se ressemblait plus. Si Homere déja fait allusion a l’abandon de Philoctete, c’est a Sophocle qu’il revient d’avoir fixé le cadre de l’histoire. Avec Philoctete, le paradigme lemnien s’installait dans la durée, et le calendrier légendaire de l’ile s’étirait sur trois générations au moins.
D’un point de vue ” historique “, le saut de l’une a l’autre est cohérent ; du point de vue géographique, il pose probleme. Les Argonautes avaient quitté une terre destinée a se repeupler apres leur passage. Eschyle et Euripide, qui ont consacré chacun une tragédie (perdue) a Philoctete, ont, semble-t-il, eu recours a un chour de Lemniens. Chez Sophocle il n’en est rien. L’ile est déserte. Les premiers mots qu’Ulysse, de retour a Lemnos, adresse a Néoptoleme sont surprenants: ” Voici donc le rocher de Lemnos entouré par les flots, / voici [.] le sol inhabité, infoulé des mortels, ou j’ai moi-meme / jadis déposé le Mélien Philoctete, fils de Péas ” (Phil., p.63). Lorsque Philoctete interpelle une premiere fois les visiteurs, il s’appuie sur des reperes analogues : ” Iô étrangers, / qui etes-vous pour venir ici toucher de vos rames / une terre sans havre et sans habitants ? ” (Phil., p.72).
Pour expliquer cette apparente incongruité, les anciens commentateurs admettaient que Sophocle ne représentait pas toute l’ile, mais une aire déserte circonscrite autour de la grotte a deux entrées de Philoctete.
Mais il est d’autres explications.
Les lieux se modelent en fonction des sentiments des personnages, selon une géographie imaginaire qui prévaut toujours sur le référent ” réel ” – d’autant qu’a l’époque de Sophocle la géographie trouvait sa légitimité unique dans le texte. Ainsi Lemnos se peuple-t-elle et se dépeuple-t-elle au gré des oscillations de l’ame de Philoctete. Philoctete est seul face a lui-meme et a une nature devenue rude, pleine de falaises, de forets et de betes sauvages. Il est également seul parce qu’il éprouve a Lemnos, au crépuscule de son parcours héroique, la solitude qu’Héracles avait expérimentée a l’article de la mort. Et la mort, c’est Philoctete qui l’avait donnée par abnégation a l’homme aux douze travaux. Lemnos devient ainsi le double insulaire d’Oeta, lieu du sacrifice d’Héracles. Et Néoptoleme est chargé de la mission que Philoctete assuma jadis a l’égard d’Héracles : ” O fils, ô généreux enfant, prends-moi / et brule-moi dans ce feu de Lemnos que j’invoque ! / Moi-meme, jadis, j’ai cru devoir / en faire autant pour Héracles, fils de Zeus ” (Phil., p.95).
Le feu était toujours présent. La mauvaise odeur persistait. Mais la nature de Lemnos avait changé. La guerre des sexes était achevée. Les femmes avaient tué les hommes ; et puis les femmes semblaient avoir disparu a leur tour. Il ne restait plus personne. Au fil des générations, Lemnos s’était dépeuplée, comme sous le coup d’une civilisation envahissante, porteuse de violence. Car il ne restait plus personne, c’est vrai, mais il restait celui qui s’appelait Personne, Ulysse. Les méfaits des Lemniens paraissaient moins catastrophiques pour l’ile que le passage des Grecs qui la foulaient et la souillaient de leur ruse, de leur supériorité. Jason et Ulysse avaient sévi. Ulysse surtout, qui avait enseigné a Néoptoleme d’etre juste plus tard et d’oublier l’honneur ” pour une fraction de jour “(Phil., p.66). Cette fraction de jour avait éclipsé ce qui restait de l’ile et de l’honneur des Grecs. Et le pur et innocent Néoptoleme avait retenu la leçon, qui sous le nom de Pyrrhus (le Roux) allait précipiter le petit Astyanax du haut des murailles de Troie, emmener Andromaque en captivité, et immoler Polyxene, la fille de Priam. Quant a Philoctete, le seul Grec qui se fut identifié avec l’ile, il lui resterait a dresser un panégyrique déchirant des lieux a l’heure de son départ pour Troie.
Chez Gide, Philoctete n’accompagne pas les Grecs. Il demeure a Lemnos, sur laquelle la paix ne tarde pas a redescendre, et ” murmure tres calme : Ils ne reviendront plus ; ils n’ont plus d’arc a prendre.
– Je suis heureux ” (128).
C’est alors que Philoctete devient lemnien.
En 1965, alors que le régime des Colonels est en train de sourdre dans les profondeurs de la Grece contemporaine, Yannis Ritsos s’en remet a son tour a Philoctete. Le décor est planté fugitivement : ” Rivage solitaire d’une ile – peut-etre Limnos ” (11). Ulysse a disparu. Ne reste que Néoptoleme, qui en présence du solitaire de Lemnos évoque ce qu’est le sac annoncé de Troie, les cris des autres alors que l’on entend son propre silence. De guerre lasse, si lasse, le fils d’Achille demande son arc a Philoctete, et il a tout compris : ” Mais qu’est-ce que cela signifie a tes yeux ? – tu conserveras l’ultime victoire et la seule (comme tu l’as dit), cette notion douce et terrible : qu’il n’existe aucune victoire ” (34). Il sait déja que Philoctete le suivra a Troie et dans le désenchantement : ” Le masque de l’action / que je t’ai apporté en cachette dans ma besace dissimulera / ton visage transparent, lointain. Mets-le. Partons ” (37). Mais Philoctete n’en a guere besoin, car son visage le copiait.
Et le poeme finit sur ces vers :
” Le masque était resté la-haut, parmi les rochers, devant / la grotte, brillant dans la béatitude mystérieuse de la nuit, avec une approbation étrange, inconcevable ” (40).
Peut-etre le masque approuve-t-il encore le départ des Grecs a la guerre, car personne ne l’a chaussé depuis lors.
Lemnos était devenu le théatre d’un lent épuisement.
Il y eut des hommes, des femmes et le dieu du feu.
Il y eut des hommes et des femmes.
Il y eut des femmes.
Il y eut un homme.
Il resta un masque. Ou personne. Car en latin le masque, c’est persona.
Bibliographie :
Homere, Iliade, Paris : Belles Lettres, 1998. Texte établi et traduit par Paul Mazon.
Pindare, Quatrieme Pythique, in Ouvres completes, Paris : Différence, 1990. Texte traduit et présenté par Jean-Paul Savignon.
Sophocle, Philoctete, Toulouse : Ombres, 1992. Texte français établi par François Rey avec la collaboration de Damianos Konstantinidis
Hérodote, Histoires, Paris : Jean de Bonnot, 1975. Texte traduit par P.Gisset.
Apollonios de Rhodes, Argonautiques, Paris : Belles Lettres, 1981. Trad. Emile Delage et Francis Vian.
Ovide, Les Métamorphoses, Arles : Actes Sud, 2001. Traduit du latin, présenté et annoté par Daniele Robert.
Ovide, Héroides, Paris : Gallimard, coll.Folio, 1999. Traduction de Théophile Baudement.
Virgile, Enéide, Paris : Garnier -Flammarion, 1965. Traduction par M.Rat.
Anonyme, Argonautiques orphiques, Paris : Belles Lettres, 1987. Texte établi et traduit par Francis Vian.
Pierre Corneille, La Conquete de la toison d’or, Paris : Seuil, coll.L’Intégrale, 1963.
André Gide, Philoctete ou le traité des trois morales, in Le Retour de l’enfant prodigue, Paris, Gallimard, coll.Folio, 1997 (1978). Edition originale : Paris : Gallimard, 1912.
Yannis Ritsos, Philoctete, Paris : Gallimard, 1982. Ed. originale : Athenes : Kedros, 1965.
Notes
[1] Merilia, Brochure Grece Chypre 2002, p.50.
[2] Alain Moreau, Le Mythe de Jason et de Médée. Le va-nu-pied et la sorciere, Paris : Belles Lettres, 1994.
[3] Ibid., p .91.
[4] Gilles Deleuze, L’ile déserte et autres textes, Paris : Minuit, 2002, p.12.
[5] Ibid, p.17.