Antoine SASSINE
Mount Royal College, Calgary, Canada
L’ORIENT MÉDITERRANÉEN
DANS LA POÉSIE DE NADINE LTAIF
Abstract: The imaginary world of Lebanese Canadian exiled poet Nadine Ltaif is rooted in the context of middle-eastern geography and mythology. Any attempt at understanding her poetic experience must be anchored in Mediterranean symbolism. This article explores the theme of exile in the poetry of this poet and identifies four essential mythological figures: Ishtar, Phoenix, Agar and Hecate. Ltaif invokes these symbols and reconstruct their metaphoric meanings in order to seek a metaphysical remedy for her anguish. The analysis of these Mediterranean symbols reveals a metaphysical process or a quest which begins with the exploration of the anguish of uprootedness and exile, reaches an emotional catharsis that desperately searches for a emotional refuge and finally leads to the emergence of a feeling of liberation and plenitude.
Keywords: Lebanese literature, Nadine Ltaif, exile, Ishtar, Phoenix, Agar, Hecate
Il y a dans la poésie de Nadine Ltaif à la fois une inquiétante douceur et une lumineuse clarté. Pour mieux pénétrer dans l’intimité de son univers poétique, il est important de souligner l’aspect hautement autobiographique qui l’imprègne et les métamorphoses intérieures vécues ou subies par le moi grâce à l’apport bénéfique de certains mythes fondateurs.
Une lecture attentive révèle que sa poésie s’ouvre souvent sur l’angoisse de l’exil mais aboutit toujours à un sentiment de bien-être fondamental. On ne tarde pas à s’apercevoir que Ltaif, rebelle plutôt que résignée, attentive aux impulsions les plus secrètes de son moi intime, possède cette force de transformer la douleur en énergie créatrice qui, grâce à l’évocation des mythes connus en Orient méditerranéen, transfigure et dynamise son existence d’un nouvel enracinement régénérateur.
En parcourant les quatre premiers recueils poétiques qu’elle a publiés[1], on trouve un extrait significatif qui révèle et résume parfaitement le cheminement et l’aboutissement de son parcours poétique :
Mon imagination séduite, infidèle, et ma soif de mémoires anciennes jamais répue, toujours débordante comme un fleuve. La rivière du rêve m’entraîne. Le berceau des mythes m’ouvre le Livre d’infini de l’écriture qui console. Une solitude que tu savoures enfin ! (EF, 30).
Pour bien apprécier le processus de l’imagination créatrice chez Ltaif, il suffit d’approfondir cette expression si éloquente da la quête métaphysique née de sa « soif de mémoires anciennes » pour apprendre qu’elle se prépare déjà à s’embarquer sur « la rivière du rêve » afin d’atteindre « le berceau des mythes ». En d’autres termes, elle va se livrer à l’exploration de ces mythes pour trouver la « consolation » et le remède à la déchirure du déracinement. Cette quête s’accomplit selon une évolution intuitive qui se concrétise dans deux étapes successives : la manifestation du sentiment de l’exil et l’évocation des figures mythiques orientales.
Cette étude analysera les sentiments douloureux qui accompagnent le jaillissement du sentiment de l’exil et ensuite l’évocation de quatre figures mythologiques, – Ishtar, Phénix, Hécate et Agar – dont les portées symboliques qui émergent dans moi de la poète sont destinées à répondre à une soif fondamentale : la quête d’un refuge existential contre la déchirure de l’exil.
On aura donc à définir le rapport de l’exil à une conception de la métamorphose de l’identité qui s’accompagne d’une exploration de ces mythes et dont les significations profondes exercent une influence bénéfique sur le cheminement de l’errance chez la poète.
La manifestation de l’exil
Pour cette Libanaise qui vient s’installer au Québec en 1980 après avoir vécu une enfance douloureuse dans un Liban ensanglanté par la guerre, le voyage est « ressenti … comme une déchirure, comme un arrachement »[2]. Son éloignement involontaire de sa patrie natale donne naissance à un sentiment douloureux de l’exil et, au lieu de s’abandonner à l’anéantissement et à l’engouffrement, elle transforme sa douleur en un élan créateur et en une source d’inspiration poétique.
Il est indéniable que la « déchirure » du déracinement achemine inéluctablement la poète dans les enfers les plus angoissants, mais il n’échappera pas au lecteur attentif que l’appréhension de l’angoisse chez la poète fait écho à la perception d’une délivrance anticipée et imminente.
Dans son recueil intitulé Élégies du Levant, la poète livre au lecteur ses préoccupations les plus douloureuse et n’hésite point à articuler les tourments qui déchirent son moi intérieur dans un langage poétique émouvant. Elle commence à conter le vécu quotidien devenu intolérable pendant les premiers mois de l’exil. Bien qu’elle ait décidé de s’exiler au Canada, « ce pays choisi pour guérir mon passé » (EF, 27) elle ne tarde pas à ressentir le déchirement intérieur et se croit « happée soudain » dans un « affreux gouffre » (MI, 42) que représente Montréal pour elle. Elle comprend alors, que face à ce sentiment du néant, il ne lui reste que l’abandon total au désespoir. Et là, elle se livre du plus profond de son être à l’expression des affres de son exil :
Voici mon exil.
Celui qui ne fuit pas seulement la guerre.
Celui qui prend racine aux racines du déracinement
profond qui se trouve à l’origine du sens de la vie
au dedans de nous (EF, 28).
À cet univers axé sur l’exil causé par l’éloignement de la terre des origines se greffe dans la poétique de Ltaif une seconde dimension existentielle dont la source est le destin même de l’être humain. Selon Ltaif, l’expérience de l’exil ne se limite pas uniquement à la déterritorialisation géographique mais est une caractéographique mais est une caractéristique fondamentale de l’existence humaine. Ltaif semble affirmer que le moi n’appartient pas à un territoire défini ou à une patrie déterminée, mais il est « condamné à l’exil » (MI, 49). Il est toujours de passage. C’est l’errant éternel par excellence.
Le déracinement sous la plume de Ltaif doit s’entendre dans la logique de sa conception de l’être humain et de son destin. L’alternance habituelle entre le « je » et le « nous » est bien commune dans l’œuvre de Ltaif et révèle une conviction bien ancrée dans son imaginaire et qui souligne que l’être humain est incapable de se fixer dans un seul lieu. C’est un nomade éternel. Elle n’hésite point à utiliser les verbes au passif, ce qui indique que, dans son monde, les êtres sont condamnés à vivre « piégés », « déracinés » par une force extérieure qui semble dépasser le pouvoir humain :
Nous sommes piégés
dans la Quête insoluble et absurde (EL, 39)
…
Mais ne sommes-nous pas
tels des déracinés
sur la terre
ils oublieront leur origine (EL, 40).
Une des images les plus expressives et les plus authentiques qui dévoilent la détresse de l’exil est celle dans laquelle la poète se compare à un affluent qui s’est égaré loin de la rivière-mère ou à une branche qui s’est séparée de ses racines :
Tu es comme l’affluent
qui a perdu sa source.
Une branche tombée
Souffrante
Encore tremblante (EL, 39).
Cette expérience de la déchirure et du déracinement l’accompagnera pendant tout son cheminement initiatique jusqu’au moment où elle franchira le seuil du dernier passage vers la libération.
Une spontanéité désarmante caractérise la parole poétique de Latif. Dès le premier poème du recueil intitulé les Métamorphoses d’Ishtar, l’évocatin scrupuleuse d’une durée invivable souligne la thématique de la mort et une interrogation sur la voie à adopter. Elle commence par la peinture de ses sentiments :
Par où commencer par où ?
Je commence par la mort
Parce que de nos jours on ne peut commencer
que par la mort,
de ce récit qui prend la forme de la misère (MI, 7).
Loin de la terre maternelle, elle éprouve un arrachement douloureux et un accablement poignant qui la plongent dans un état de rupture avec le présent et la contraint à extérioriser la profondeur de sa mélancolie avant l’anéantissement final. Ce déracinement angoissant s’accompagne inévitablement d’une errance. Chez elle, nombreux sont les poèmes qui sont constamment alimentés par cette soif authentique et apparemment inassouvie de la terre d’origine.
Avant de faire appel aux mythes, Ltaif pressent l’Orient comme une nostalgie, voire une nécessité fondamentale pour sa survie psychique dans un pays étranger. L’Orient s’éveille donc progressivement dans son esprit. La poète traverse tout d’abord une période d’introspection et brosse ensuite l’image d’une existence quotidienne amère et anéantie par le sentiment du gouffre : « Montréal me happe soudain dans son affreux gouffre » (MI, 42). La poète se met à l’écoute de sa souffrance et discerne une voix intérieure qui surgit de son passé :
J’entends une bouche obscure en moi
Une de mes mémoires revient et insiste (MI, 41).
L’insistance de cette impulsion profonde et encore silencieuse se précise. Dès le moment où s’effectue la première appréhension du frémissement de ce cri étouffé dans son moi, Ltaif ne tarde pas à prêter à cette « bouche » une voix pour lui permettre d’articuler ses déchirements intérieurs. Son imagination féconde découvre une voie primordiale qui déclenche un premier soulagement :
Alors j’ai lu, à la manière de Shéhérazade, tous les livres, et les poètes…les légendes, les contes, les mythes, pour retrouver des bouts de mémoire passée, car elle était mutilée, ou détruite par les bombes, ou bien encore en ruine (MI, 11).
Cet effort de lecture – prolongement inévitable de la douleur de l’exil – prend la forme d’une initiation, d’un apprentissage, et marque une première étape essentielle dans la domestication du sentiment de l’exil.
Vient ensuite l’appel à l’imagination pour traduire les sensations nées du travail de la lecture. L’expression poétique semble avoir le pouvoir de ressusciter la conscience des origines dans la conscience de Ltaif. Le recours à l’écriture n’est que le premier moyen disponible à la poète pour faire face à son malaise existentiel et aller à la rencontre des cette « mémoire passée ».
L’élan de l’écriture est né d’une lente imprégnation intellectuelle fournie par la lecture qui favorise l’endurance de l’angoisse. La lecture et l’écriture poétique constituent pour le moi de Ltaif une stratégie psychique qui l’aide à supporter l’épreuve de l’exil et de la dépasser en se réfugiant dans la mythologie orientale.
Ainsi la poète avoue sans aucune hésitation que le retour aux origines apporte à son moi l’équilibre qu’il convoite :
Quand j’écris je rejoins cette vie antérieure d’où je viens. Où je suis née une première fois. Il n’y a pas d’indifférence mais équilibre naturel (EF, 37).
Ainsi, on constate que chez Ltaif, l’inspiration puise sa substance nourricière dans une terre lointaine dont l’Orient incarne la racine immuable, seule capable d’assouvir sa quête. Cet Orient n’est pas uniquement un foyer d’inspiration, il offre aussi et avant tout une source d’apaisement ou d’allègement de la souffrance.
L’écriture est une nécessité pour moi. C’est ma méditation, ma purification…. Le Voyage, essentiel, l’errance, le mouvement qui nourrit la créativité, la métamorphose essentielle[3].
On souligne aussi que l’acte poétique est chez Ltaif l’élan suprême capable de transporter la poète dans cet univers oriental où l’esprit se trouve véritablement délivré de toutes les forces qui l’acculent à l’errance. Aussi l’écriture s’avère-t-elle comme une tentative de reconstitution d’un moi déchiré par l’exil et qui cherche un nouvel enracinement.
L’expression créatrice constitue aussi un tremplin permettant au poète de se lancer dans le monde mythique afin d’y trouver le beaume nécessaire et l’elixir indispensable pour échapper au gouffre infernal de l’errance. Elle est sans doute consciente que la source de sa créativité réside dans des origines lointaines :
Mon inspiration vient d’ailleurs.
Mon rythme à moi n’est pas celui de l’hiver (MI, 26).
Ainsi Nadine Ltaif se met-elle en quête de cet « ailleurs » qui, seul, lui apportera un remède au supplice de l’exil. Toute la thématique de l’exil est ainsi liée au sentiment du déracinement et se nourrit d’une déchirure identitaire qui conduit le moi à l’errance métaphysique.
Une des vocations essentielles de tout acte poétique est d’atteindre un ravissement cathartique qui dispense l’âme d’une régénération intérieure. Se rendant volontairement apte à créer, Ltaif dispose son être à une disponibilité destinée à retrouver une profondeur artistique et une source inépuisable qu’elle appelle « le noyau ».
Je voulais atteindre le noyau… Étant faite moi-même de vents. J’étais du vent…Fureur en mouvement perpétuel. Sans racines. Sans abris (EF, 36).
Bien qu’elle s’identifie à la « Fureur » du vent, elle se trouve déracinée et éloignée de la source nourricière de son existence. Il n’est donc pas surprenant de la voir en proie au mal de l’exil qui, selon Alexandre Laumonier « est l’une des déclinaisons possibles de l’errance, [et] requiert le sentiment d’un éloignement par rapport au centre »[4]. Elle se sent exilée, déracinée, « étrangère » dans un Québec qui l’éloigne du « noyau » de son existence. Elle n’arrive plus à demeurer près du « centre » de sa vie. Cette quête acharnée d’un « noyau » ne tarde pas à se diriger vers un territoire qu’elle qualifie de « paysage méditerranéen divin » (MI, 14).
Aller à la rencontre de ce paysage se transforme dans l’écriture poétique de Ltaif en un processus d’ordre métaphysique qui aboutit à une transformation radicale et à une véritable renaissance de l’être. On verra comment l’écriture poétique exploitera le sentiment de l’exil et l’errance afin de ramener l’être au noyau de son existence et d’aboutir à un nouveau recentrement. Pour le moment, elle se contente d’alimenter « le feu nécessaire à [sa] passion de raconter » (MI, 27).
Je suis souvent plongée, si loin du moment présent. La langue me ravale. Là, je m’y plais. Les miroirs se brisent. Les reflets se multiplient. C’est le magma fécond des Origines. Je suis aux origines : perdue, retrouvée, perdue encore. J’ai des mémoires en réserve. Des contes de rechange (EF, 43).
L’exploration poétique des quatre mythes – Ishtar, Phénix, Hécate et Agar vont arracher la poète au présent et à l’ici pour la plonger dans une atemporalité et une aspatialité qui constituent l’essence même de l’errance. L’être ne sent plus le temps présent, et l’espace est pulvérisé. L’éclaircissement progressif de ces symboles mythiques qui se greffent à cette quête des origines n’est donc pas sans rapport avec l’altération des significations premières du symbole lui-même. Il va de soi que le sens du symbole est assujetti à l’imagination qui par sa perception intuitive spontanée libère les connotations profondes qui correspondent à sa propre appréhension du symbole.
Le choix des mythes accentue une disposition innée et essentielle axée sur le désir et la volonté de libérer l’esprit de l’angoisse. Comme dans l’acte d’interpréter ou de comprendre tous les sentiments, le « je » de l’auteur déclenche un processus fondamental destiné à reconstituer le mythe et déterminer les ramifications psychiques de son influence régénératrice.
Ayant retrouvé sa voie de salut, la poète se laisse entraîner par « la rivière du rêve » qui l’emmène la poète vers « le berceau des mythes » (EF, 30), source de réconfort, remède à la blessure et origine de métamorphose et de plénitude.
Les symboles de l’Orient
Dans l’imaginaire poétique de Nadine Ltaif, tout l’Orient méditerranéen jaillit dans l’évocation de plusieurs symboles mythiques dont la reconstitution intériorisée s’effectue grâce à un processus de réappropriation et d’identification à la figure mythique et met l’accent sur l’influence régénératrice de ces mythes. Ce processus mènera la poète à éprouver une sorte de catharsis ou une condition exceptionnelle qualifiée par Mircea Eliade de « perfectibilité progressive »[5] qui arrachera son moi poétique du gouffre de l’exil et le transportera vers la libération et la plénitude.
Ainsi on est en droit d’affirmer que l’appréhension de l’intériorité souffrante dans un espace culturel inconnu exige une figuration symbolique et un ancrage mythique qui puissent adoucir la brûlure de l’exil. Vivre une identité culturelle différente dans un environnement étranger s’avère souvent atrocement insupportable et débouche inéluctablement sur l’expérience du déracinement. Ainsi la nostalgie de la terre natale s’éveille dans l’âme de Ltaif et plonge la poète dans l’errance métaphysique qui l’accule inévitablement à une quête désespérée d’un refuge situé selon elle en Orient et marque une tendance fondamentale qui va caractériser toute l’évolution de sa thématique de la mythologie orientale.
L’intériorisation du mythe s’effectue grâce à un processus d’identification à la figure mythique et qui favorise l’appropriation des caractéristiques bénéfiques du mythe. C’est une forme d’initiation psychique qui s’amorce dans une errance métaphysique et une descente aux enfers, pour se transformer par la suite en une connaissance qui aboutit à la découverte d’un nouvel être régénéré. La poète semble posséder cette profonde certitude qui la conduira aux « sources vives et vivifiantes » (EF, 36).
I. Le mythe d’Ishtar
Cette déesse orientale incarne un des symboles les plus puissants et les plus évocatifs qui se situe au cœur même de l’univers poétique de Ltaif. Comme le symbole du phénix qui sera abordé plus loin, celui d’Ishtar est assimilé au mythe de l’exil et la souffrance, de la mort et de la résurrection.
On sait que Ishtar, déesse de la fertilité et de la vie, décide un jour de descendre aux enfers pour vaincre et abolir la mort. Elle échoue dans sa mission. Mais avant de remonter des enfers, elle doit fournir un remplaçant. Ce sera son mari Tammouz. Devant les lamentations de ce dernier, la souveraine de la Mort décide que Tammouz et Ishtar passent chacun six mois en enfer chaque année. Le mythe raconte l’échec de la mission d’Ishtar et l’obligation des humains à accepter l’alternance vie et mort. Mais ce drame rappelle aussi que la souffrance de l’enfer n’est jamais définitive et que la mort est toujours suivie de résurrection.
Ltaif s’identifie à ce mythe dans ses aspects les plus douloureux et les plus positifs et en assume le même itinéraire existentiel. Ainsi s’amorce le thème de la mort, du règne du néant et celui de l’alternance. La descente en enfer d’Ishtar correspond à l’expérience de l’exil chez Ltaif. Dans sa poésie, la poète incarne le mythe d’Ishtar en comparant les affres de l’exil à une descente aux enfers. Comme la déesse, elle est forcée de quitter son pays d’origine, de se déraciner, de pénétrer dans « la ville des morts » :
Voilà que je reviens sur la place de la douleur,
et me regarde face à moi-même.
…
Je prends ma tête entre mes mains
Je crois voir Beyrouth.
Des lambeaux entre les deux. Et l’horreur et l’exil,
une guerre entre mes deux cœurs (MI, 40).
Mais le vent ne cesse de me prendre
et de m’envahir et de me déraciner.
Il a peur de lire mes empreintes sur la ville des morts (MI, 41).
Plus loin, elle s’égare dans les ténèbres du royaume de la mort, découvre les abîmes du monde infernal et subit les tourments de l’anéantissement inéxorable :
Je me vois loin, loin derrière dans mes enfers
Morte et maigre (MI, 49).
Cette sensation de mort subit un approfondissement réducteur. Le moi se sent déshumanisé, dépourvu des qualités fondatrices de l’être humain et enseveli comme une larve « au centre de la terre » :
Me voilà plongée au centre de la terre
entortillée comme un ver de terre.
…
Je plonge dans un labyrinthe
Comme un coquillage isolé de tout (LD, 9).
Cette mort initiatique passe par l’expérience du néant, du non-être :
Voilà comment est mon exil
à peine suis-je née
que je n’existe déjà plus (MI, 8).
C’est la même expérience pénible qui l’accable. Ltaif insiste sur l’aspect répétitif de l’exil comme si c’était une prédisposition permanente et inhérente à la condition humaine. L’exil devient l’attribut fondamental de la vie. Le sentiment de solitude et de désarroi existentiel la plonge dans l’errance intolérable. Ainsi comme la déesse Ishtar, la poète semble résignée à supporter la douleur, à pénétrer dans les abîmes ténébreux de l’enfer :
Je suis plongée en enfer pour trois mois et plus.
Je suis nombreuse, multiple (LD, 9).
Il ne semble pas y avoir une voie de salut. Le désespoir la paralyse et la pousse à lancer des jugements prémonitoires. En plaçant la temporalité au futur, elle exprime son désespoir et la peur de la stérilité qui hante son âme:
Tu resteras en enfer
tu ne germeras pas
dans le fond souterrain des mémoires (LD, 11).
Elle tente de s’acclimater à son désarroi. Les significations mythologiques sont mises en relief afin d’accélérer un aboutissement réjouissant du mythe. Mais malgrè cette ouverture à l’espoir, elle succombe de nouveau au supplice de l’anéantissement et s’écrie: « je repars à zéro » (MI, 37).
Il est vrai que la peur de la stérilité hante son imaginaire et la perspective d’une aridité psychique l’affole. Mais il s’ensuit que cette aridité mortelle consiste en une renaissance symbolique car
Il existe des enterrements symboliques, analogues à l’immersion baptismale, soit pour guérir et fortifier, soit pour satisfaire à des rites d’initiation. L’idée est toujours la même : régénérer par le contact avec les forces de la terre, mourir à une forme de vie pour renaître à une autre forme[6].
Forte de cette aspiration innée vers l’équilibre existentiel et la sérénité psychique, elle ne tarde pas à s’arracher à cette condition désagréable et à affirmer que, grâce à l’effort et à la volonté, tout être se trouve habilité à se refaire et à surmonter les difficultés quelles que soient leur ampleur. Il n’en demeure pas moins que le dépassement de l’état d’exil, ressenti au plus profond de soi, ne se réalise point sans sacrifice. Une fois surmontée, l’expérience de l’exil aboutit à un équilibre harmonieux des impulsions intérieures.
La participation de la volonté à l’action créatrice de l’imagination laisse deviner le rôle fondateur que l’être est appelé à jouer dans sa propre rédemption spirituelle. La poète se rachète en se réformant par la fermeté d’un travail volontaire et par la puissance de sa conviction. Dès qu’elle parvient à établir un rapport avec la déesse, elle se sent métamorphosée par le pouvoir irrésistible, par la « force » de cette dame mythique qui personnifie le « feu » et l’ardeur du désir. La poète s’adresse enfin à Ishtar en lui exprimant son désir le plus profond :
Ma Dame, vous me faites changer de langue, et ce que je disais en arabe je le dis maintenant en français…Au-delà de la mort, au-delà de la souffrance, vous avez une force!
… Vous étiez Ishtar. Celle qui ressemble au feu. Vous étiez et vous êtes encore mon buisson ardent et je vous désire.
Comme le Phénix qui désire le feu, encore et à nouveau (MI, 61).
L’évocation du feu et son association aux mythes d’Ishtar et du Phénix rappellent la dimension symbolique du « feu purificateur et régénérateur »[7] et intensifie son incarnation mythique dans la poétique de Ltaif. Ce lien symbolique qui s’établit entre le poète, le phénix et la déesse Ishtar illustre encore une fois cette thématique de la mort et de la renaissance.
Ainsi la poète, ayant vécu l’espérience initiatique de la douleur, s’étant assimilée à sa déesse, voit s’ouvrir devant elle le seuil de lalibération régénératrice :
Suis-je en train de naître sans le savoir ? On ne comprend pas, on ne voit pas. J’ai perdu la vue une première fois à Montréal, l’hiver (MI, 48) .
Des sensations contradictoires, certes, mais qui montrent néanmoins l’alternance dans son esprit des deux sentiments – ceux de l’exil et de la quête d’un refuge – qui co-existent et s’affrontent à la fois. Le questionnement perpétuel de son existence souligne cette volonté de se comprendre et de trouver une issue réconfortante à toutes les épreuves métaphysiques qui la préoccupent. Elle ne croit pas au miracle. Elle sait que l’expérience de l’exil, sitôt allégée, reprendra sa force et reviendra plus profonde et plus douloureuse.
II. Le Phénix
Cet oiseau fabuleux au plumage brillant, qui habitait les déserts de l’Arabie et se laissait consumer par les rayons du soleil pour ensuite se régénérer et renaître de ses cendres. À l’heure de sa mort, il construisait un nid à base de brindilles aromatiques et d’herbes odorantes sur la plus haute montagne de la colline originelle Féerie.
Le mythe du Phénix dans la poésie de Ltaif est intimement liée à celui d’Ishtar. En évoquant le destin majestueux de cet oiseau, la poète retrace ses propres expériences douloureuses tout en gardant à l’esprit l’exemple merveilleux de l’aboutissement glorieux de toute souffrance.
Je commence par la mort
Parce que de nos jours on ne peut commencer que par la mort,
de ce récit qui prend la forme de la misère.
Je vous conte une histoire concernant des oiseaux,
Une histoire, un conte, une odyssée, l’odyssée du Phénix, ma Dame, ou comment aime le Phénix,
Avec ses flammes, avec ses feux, lorsqu’il n’y a plus de dialogue possible
Et rien n’exprime mieux l’amour
Que le désir
Lorsqu’il se jette et lorsqu’il flambe
À la manière ardente du feu (MI, 7).
Au fond de « la mort » et de « la misère » Ltaif accorde toujours de la place à « l’amour » et au « désir ». L’histoire du Phénix lui inspire instinctivement un optimisme séduisant qui l’aidera à s’arracher à l’isolement existentiel. Au-delà des connotations de la mort, de la résurrection et de l’immortalité associées à cet oiseau mythique, la poète s’attribue deux caractéristiques du phénix sur deux autres niveaux complémentaires qui se rejoignent symboliquement: celui de la montagne et du vol.
En effet, comme le phénix qui se pose au sommet de la montagne pour se sacrifier et renaître, la poète aussi se retrouve comme par miracle sur « une colline magique » qu’elle considère « comme un baume sur [s]es blessures » (EF, 25).
C’est au sommet de cette montagne qu’elle trouve son « refuge » et sa tranquillité intérieure.
« La montagne était mon refuge… Je naviguais dans des eaux tranquilles » (EF, 40).
Symbole de la verticalité et de la stabilité, la montagne représente aussi la quête d’une « immortalité ascensionnelle »[8]. Elle exprime aussi « les notions de stabilité, d’immutabilité »[9]. On sait sans doute qu’en Orient, toute référence à la montagne éveille des connotations spirituelles qui relèvent du domaine religieux. Dans le monde méditerranéen, la montagne symbolise le séjour des divinités. Elle est symbole de permanence et on lui accorde une valeur sacrée. Chez les Chrétiens, toute référence à la montagne éveille celle du mont des Oliviers, du Sermon sur la Montagne ou la transfiguration du Christ sur un haute montagne. Chez les soufis de l’Islam, la montagne Qaf ou Kaf désigne la Haqiqat, ou la Vérité fondamentale de l’être humain. Dans ce sens spirituel, elle est considérée comme symbolisant une purification.
Il est significatif de découvrir aussi que dès l’évocation du mythe du Phénix, un autre processus d’identification à cet oiseau se déclenche. La poète non seulement trouve son réfuge sur une montagne, mais elle choisit de personnifier un oiseau pour y arriver :
Mais je reprends le vol et me garde de me poser à nouveau sur terre. Je vole et erre et survole de Ciel en Ciel… (MI, 38)
En se transformant en oiseau, la poète réalise « la libération de la pesanteur terrestre »[10]. Son âme se libère de son moi terrestre et flâne dans la voûte céleste. Il est donc significatif de noter que cette métaphore du poète-oiseau puise sa signification aux sources mêmes du symbolisme oriental :
La plus ancienne attestation de la croyance aux âmes-oiseaux est sans doute contenue dans le mythe du Phénix, oiseau de feu, couleur de pourpre – c’est-à-dire composé de force vitale – et qui représentait l’âme chez les Egyptiens[11].
Ici encore s’affirme la valeur rédemptrice de l’identification à l’oiseau ou son résultat psychique à savoir la tranquillité après la purification. Cette tranquillité sera-t-elle durable ? On ne tardera pas à le savoir. Il suffit d’indiquer pour le moment que l’effort volontaire permet à l’esprit de transformer l’être et de lui apporter une pause dans ce processus ascensionnel de libération. « Les images ornithologiques », dit Gilbert Durand, « renvoient toutes au désir dynamique d’élévation, de sublimation »[12].
Il est vrai que la poète-oiseau continue son périple aérien au bout duquel la poète constate le « nouveau berceau vide », image qui la reconduit au terrain de son exil. Ce rêve de libération complète n’est malheureusement qu’un « mirage » :
Les sentiers sont vides… Je suis revenue planer comme une mouette. Une de plus. Au-dessus de mon nouveau berceau vide. Comme un mirage d’oasis à mon exil (EF, 27).
C’est le signe de la « résurgence cyclique »[13] du Phénix qui prévoit déjà la fin de sa vie et l’arrivée de l’heure de la mort. L’alternance s’impose de façon inévitable. La libération perçue dans l’identification à l’oiseau ou l’élévation spirituelle semble n’avoir duré que le temps d’un vol. Le cycle exil-libération reprend sa vitalité première. La flamme de l’exil se rallume et l’errance de la poète reprend son allure inexorable.
Le désir de se réhumaniser, de réincarner l’âme dans une corps humain reprend cet oiseau qui « supplie » la déesse Ishtar de lui insuffler une nouvelle vie humaine :
J’étais oiseau, et maintenant je voulais devenir humaine si possible. Je suppliais ma fée de me transformer (EF, 13).
Hésitante, déçue mais insoumise, la poète retombe dans la douleur et la révolte. Elle succombe de nouveau à la condition intolérable de non-être qui accompagne l’exil. Elle reprend la voie des incertitudes et des ténèbres qui vont inéluctablement l’emmener à une autre descente aux enfers. Ce retour à la terre aura pour effet de relancer le cycle de l’exil et de la libération et de forcer la poète à faire appel à un autre symbole oriental pour l’affranchir du poids douloureux de l’errance.
III. Le symbole d’Hécate
Le retour du sentiment de l’exil est, comme d’habitude, lucidement observé par la poète dont l’imagination poétique l’emporte encore une fois dans la mythologie méditerranéenne pour dénicher un nouveau mythe qui puisse soulager son moi déraciné. Le mythe d’Hécate inspire l’élan créateur de Ltaif en composant son deuxième recueil intitulé Entre les fleuves.
Encore une fois, la poète met l’accent sur les aspects positifs de cette déesse, à qui on attribue souvent des actes de magie et de sortilèges, et qui pratique des rites magiques pour ressusciter les morts. Sans évoquer le côté maléfique d’Hécate, Ltaif met en lumière certaines de ses caractéristiques bénéfiques. Cette déesse « déracine et sape et fauche » mais elle est capable aussi de féconder « le terrain pour de nouvelles naissances » (EF, 14).
Selon Ltaif, Hécate « est au carrefour des figures mythiques » (EF, 7). Elle ne symbolise pas l’exil, elle « était l’exil » même (EF, 12). On observe ici une transformation fondamentale dans la dialectique de l’exil et de la qui domine jusqu’à maintenant dans la démarche poétique de Ltaif. On a, sinon la certitude, au moins l’impression que la poète se décharge du poids cruel de l’exil en le déposant dans ce mythe. Hécate possède des pouvoirs magiques, certes, mais sa vie, telle qu’on la connaît, n’indique point que l’exil est un de ses attributs. Il est donc significatif de voir Ltaif « gommer » cette nouvelle dimension à la vie de la déesse. La poète se vide et se débarrasse de sa douleur et choisit Hécate comme l’incarnation « humaine » de toute manifestation de l’exil. Car elle est :
une terre d’exil. Ma terre à moi. Promise. Non. Insensée. Parce qu’elle est humaine. J’ai élu pour terre son corps à Elle (EF, 26).
C’est pourquoi la poète sait que cette « terre d’exil » qui permettra de « naître une deuxième fois » (EF, 26).
Mais malgré ces sensations d’angoisse, la poète s’estime confiante car « Hécate a le visage changeant de celle qui aime » (EF, 7). Grâce à un « geste protecteur » EF, 21) accordé par la déesse, la poète subit une curieuse expérience: « Me voilà renaître à nouveau entre ses doigts… » (EF, 7). Cette renaissance redouble l’enchantement de son âme et lui procure un bonheur inexprimable. Après sa rencontre Hécate, la poète se sent imprégnée de fraîcheur et réjouissance : « Une éternité dans ce geste » (EF, 21) et un moment où la protection de la déesse accordée sans condition, semble avoir le pouvoir magique de freiner la marche inexorable du temps.
Et nous assistons au moment suprême de la renaissance. Cette allusion à la régénération illustre bien le désir inné que possède tout être de vivre « un jour d’éternité » (EF, 20) et d’avoir la capacité de « tout recommencer » : (EF, 21) C’est le moment où l’ascension céleste est consommée, car la poète se considère « tellement libérée et seule » (EF, 21).
Un sentiment d’allégresse se dégage et l’ètre se sent libre de recommencer son envol. Le processus de libération complète s’achèvera dans un autre symbole qui illustrera cette « traversée renouvelée de l’éternelle histoire » (EF, 51) et ne manquera pas d’éveiller dans l’âme l’image du désert et l’histoire biblique d’Agar.
IV. Le symbole du désert ou celui d’Agar
La poète mobilise ses forces pour tenter de faire reculer le retour cyclique de l’expérience de l’exil et de faire perdurer le sentiment de libération souligné plus-haut. Il n’est donc pas étonnant de voir resurgir l’Orient avec l’image du désert et la figure biblique d’Agar. Grâce à une imagination nourrie des contes de Mille et Une Nuits, la poète se transporte dans le désert, un espace oriental où elle entre en contact avec le divin.
Le livre des dunes, quatrième recueil de Ltaif, est, comme le titre le souligne, riche d’images qui font appel à la thématique du désert pour ancrer l’expérience de l’exil. Il contient aussi des allusions décisives et des métaphores éloquentes qui laissent pressentir un glissement irrévocable vers la libération définitive.
Tout d’abord, il faut souligner que l’expérience de l’exil ne s’efface pas complètement. On pressent le risque d’une reprise de cette expérience concrétisée par un desséchement physique et émotif et générée par le contact avec la platitude désertique. Le moi se regarde et constate un néant intérieur qui le fragilise. Tout l’être est envahi de sable, dépourvu de vie, vidé de sa substance humaine.
Le désert me possède
je suis du désert.
Mon corps est fait de sable et de mots (LD, 59).
Cette aridité intérieure est la conséquence prévisible d’une longue et pénible cohabitation avec le sentiment de l’exil. Tant de douleur mène inéluctablement à une désertification de l’espace émotionnel du moi. Quoique laborieuse et périlleuse, la traversée du désert a une dimension symbolique profonde au niveau métaphysique, c’est qu’elle peut mener au « centre caché » ou à « l’Essence divine » (DS 204). Quand on dit désert, on dit aussi une réalité qui transcende toutes les réalités : « Le désert comporte deux sens symboliques essentiels : c’est l’indifférenciation principielle, ou c’est l’étendue superficielle, stérile, sous laquelle doit être cherchée la Réalité »[14].
Une autre évocation du désert est celle où Agar, figure biblique de la Génèse, apparaît dans toutes ses connotations symboliques. Nous savons que Agar est la servante de Sarah et la mère du fils aîné d’Abraham. Agar et son fils sont forcés à s’exiler dans le désert à cause de la jalousie de Sarah. Cet exil, nous dit la Bible, aurait été fatal pour eux si l’Ange de Dieu ne leur avait pas offert une nourriture miraculeuse qui les aide à endurer les difficultés de la vie dans le désert et d’y survivre.
Au plus profond de son être, le moi se sent épuisé mais méditatif, assuré et paisible. Il est sur le point de découvrir l’achèvement du processus de purification amorcé plus tôt. Ainsi la poète s’adresse à Agar pour lui confier ses préoccupations les plus intimes :
Je ne suis plus capable de souffrance, Agar
je n’ai plus peur de moi.
Mon désir devient un désir sans faim.
Et toi, désert d’absence
Dans ton vide
Je vis l’absence (LD, 56).
On verra clairement que c’est au désert, en suivant l’exemple d’Agar, que le moi de la poète trouvera « le noyau » jusqu’ici inaccessible ou le refuge par excellence. Ses propos sur le désert sont, de son propre aveu, reliés à son désir de maîtriser et de s’affranchir de la « souffrance ». Cette métamorphose, ardemment souhaitée, est une exigence de cette volonté de contrôler le destin tragique et de se surpasser en s’efforçant d’exorciser la brûlure de l’exil. En fin de compte, toutes les facultés s’apprêtent à arroser ce territoire aride de l’exil et à fertiliser le sol stérile pour faciliter la renaissance d’un nouvel être.
Au niveau existentiel, cette renaissance se concrétise grâce à l’aboutissement de l’épreuve de l’exil :
Philosophiquement parlant, l’initiation équivaut à une mutation ontologique du régime exisistentiel. A la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre[15].
Ltaif reconstitue cette histoire biblique en ajoutant un nouvel aspect: lieu propice à la solitude et à la révélation, certes, mais le désert favorise aussi l’intériorisation de la douleur en attendant la rédemption finale. Ce symbole emprunté à la Bible porte déjà l’empreinte de la reconciliation, de la paix et de l’amour :
Que c’est lourd, et le cœur, le cœur pèse lorsque je chante, c’est le cœur de l’amour, c’est la terre antique qui aime et la haine entre Agar et Sarah, c’est de l’amour (MI, 62).
À la transfiguration du moi intérieur correspond une métamorphose du mythe lui-même. « Le cœur de l’amour » aura le pouvoir magique de transformer la haine en amour et de concevoir la renaissance du moi :
mon corps s’ouvre
un nouveau moi émerge
d’une lave ardente (LD, 61).
Ce surgissement du « nouveau moi » purifié marque l’étape finale du processus d’évocation du mythe oriental, de sa reconstitution dans l’intériorité du moi déraciné et de sa contribution profonde dans la régénération de l’être libéré.
Grâce à l’apport psychique de la mythologie méditerranéenne, l’expérience de l’exil dans l’univers poétique de Nadine Ltaif subit une catharsis initiatique qui aboutit à une transcendance ascensionnelle et à une imprégnation métaphysique.
Le mérite de l’écriture poétique chez Ltaif réside dans le fait qu’elle donne aux mots leur puissance incantatoire libératrice et régénératrice. Ltaif croit profondément au pouvoir de l’être humain de se surpasser en permanence. Elle possède cette conviction farouche que le moi doit toujours être en perpétuel devenir. C’est cette tendance fondamentale que Gilbert Durand appelle « la rédemption du devenir »[16]. Ltaif attend impatiemment ces « instants de transfiguration qui transforment les visages » (EF, 17).
NOTES
[1] Les Métamorphoses d’Ishtar (1987), Entre les fleuves (1991), Élégies du Levant (1995) et Le livre des dunes (1999). Pour éviter la prolifération des notes à la fin de cette étude, les références aux recueils de Nadine Ltaif, mentionnés dans la bibliographie, figurent immédiatement après les vers cités, entre parenthèses, suivis de la pagination, et selon les sigles ci-dessous :
Les Métamorphoses d’Ishtar : MI
Entre les fleuves : EF
Élégies du Levant : EL
Le livre des dunes : LD.
[2] « Entretien avec Nadine Ltaif ». Entretien non publié accordé à Antoine Sassine à Liège en Belgique le 26 juin 2004.
[4] Alexandre Laumonier, « L’errance ou la pensée du milieu », in Magazine littéraire, no 353, avril 1997, p. 21.