Andor Horváth
Oedipe, l’homme du futur. Le héros mythique dans la perspective de la Cité
”Quoi, tu n’excelles plus à trouver les énigmes?” Irrité et ironique, Tirésias s’adresse en ces termes à Oedipe 1. Ce fut l’idée de Créon de le faire venir, puisque “Comme sire Apollon, sire Tirésias possède, je le sais, le don de la clairvoyance”. Il est donc là, mais il refuse de parler: “Va, laisse-moi rentrer chez moi: nous aurons, si tu m’écoutes, moins de peine à porter, moi mon sort, toi, le tien”. Oedipe le conjure d’abord, bientôt il le menace. Les répliques dégénèrent en querelle. Tirésias durcit le ton et révèle en partie la vérité: “…car, sache-le, c’est toi, c’est toi, le criminel qui souille ce pays”, “tu es en horreur aux tiens”. Si l’obscurité continue de croître, on a déjà un suspect dans la personne du roi, que ces mots mettent carrément en colère. Le voilà, en effet, devant une nouvelle énigme que Tirésias l’invite à trouver: “Il y voyait: de ce jour il sera aveugle. Il était riche: il mendiera, et, tâtant sa route devant lui avec son bâton, il prendra le chemin de la terre étrangère”. Il prédit, sans qu’on puisse très bien le comprendre, que le roi subira un sort semblable au sien 2.
Tirésias connaît la vérité, mais ne la dévoile pas. Pourquoi? Ce serait trop simple d’exposer les faits tels qu’ils sont advenus dans le passé: les dieux exigent des hommes qu’ils découvrent eux-mêmes la vérité. “Les malheurs viendront bien seuls: peu importe que je me taise et cherche à te les cacher!” – dit-il encore, menaçant et péremptoire, comme s’il voyait cet avènement qu’on ne hâte point, qu’on doit vivre dans tout ce qu’il recèle de tension, d’incertitude et d’angoisse.
Oedipe avait trouvé jadis l’énigme et triomphé du Sphinx. Le voilà de nouveau en face d’une énigme qui, une fois trouvée, sera sa perte. Vainqueur autrefois, il avait tout gagné3. Vainqueur aujourd’hui, il devra tout perdre. Le Sphinx, l’énigme – voilà son Destin. Sans qu’on l’évoque dans la tragédie, tout le monde sait que l’énigme parlait de l’homme: s’il est chétif et impuissant à l’heure de sa naissance, tel il redevient après avoir été, dans son âge műr, la force et la vigueur mêmes. Au moment où il trouva l’énigme, au seuil de son âge műr, il le savait. Parvenu à l’apogée de sa vie, il est temps qu’il s’en souvienne.
Vainqueur et vaincu de l’énigme, admis d’abord, chassé ensuite du cercle des grands de ce monde. Symétrie parfaite, répétition et inversion: les jeux du Temps et du Destin. Symétriques, aussi, les deux énigmes: celle du Sphinx, que l’on défie comme dans un combat pour gagner ou pour perdre, celle évoquée par Tirésias, dont on ignore la provenance et l’issue, signe de la colère des dieux qui réclament la justice.
La première ressemble à une équation, tant elle est abstraite et impersonnelle, telle une vérité éternelle ou une devinette. La deuxième, en revanche, est une véritable énigme: concrète et personnelle, tel un crime, tel le Destin. Si la bonne réponse à la première énigme était l’homme, il faudra répondre à la seconde: lui-même, en tant qu’homme 4.
Pour chacune des deux, une solution existe. L’énigme du Sphinx réclamait un esprit pénétrant, qui rassemble et ordonne d’un seul coup les mots épars, pour retrouver le sens qui se cache en eux. Quant à la seconde, elle demande qu’on déterre et qu’on vérifie des faits, qu’on les débarrasse de tout faux-semblant, pour saisir, derrière eux, la genèse du sens sous la forme de l’oracle.
L’énigme du Sphinx est en fait le revers et le reflet de l’oracle: sitôt qu’Oedipe la trouve, il vient au monde en tant que bienfaiteur de la Cité – celle-ci l’accueille et l’élève sans tarder au rang de Roi, pour finir, à la suite du jugement qui planait dès le début au-dessus de sa tête et auquel la tragédie nous fait assister, comme un malfaiteur, que la Cité découvre enfin dans toute l’horreur et toute la honte de son existence.
“C’est ton succès pourtant qui justement te perd” – annonce Tirésias. Si le succès d’Oedipe fut de trouver l’énigme du Sphinx, cela veut dire que l’ascension et le déclin procèdent d’un même point de départ. Grandeur et misère: le même trajet, entre deux moments de la connaissance.
L’énigme – métaphore de la connaissance. Dans l’énigme du Sphinx: un savoir qui, le crime consommé, ouvre la voie qui mène au pouvoir et à la vie pécheresse. L’énigme du crime: un savoir qui revient sur l’acte perpétré pour chercher à connaître le réseau des connexions et faire la lumière. Identiques et contraires, chacune d’elles fait le salut de la Cité, soit que l’ennemi la menace du dehors, soit que le mal l’infeste de l’intérieur. Inspiration, intuition d’un côté, enquête et investigation de l’autre, mais dans les deux cas, de toute évidence, lecture, interprétation, spéculation 5.
Une vie vouée dès la naissance à une chute terrible. Une vie qui, par ses errements, confine et entraîne la mort, celle des deux parents, mais dans laquelle, finalement, la chute se convertit en re-naissance. Deux fois même Oedipe renaîtra – d’abord en sortant de l’obscurité qui l’enfermait avant sa chute, ensuite au moment de sa mort, lorsque la lumière d’une singulière grâce divine inonde celui qui, chassé de son pays, trouve son ultime refuge à Colone 6.
Époux de sa mère, père et frère des enfants qu’il engendre, son mariage est à l’image du Temps qui abrite les contraires et annule leur déchirure. “Hyeros gamos” pour la pensée mythique, scandale et crime selon la perspective de la Cité 7. La tragédie se joue sur la scène de la Cité, mais comme la pensée mythique en est l’arrière-plan, c’est à tout un tissu de motifs archaïques que vient se superposer une lecture proprement politique, celle de la Cité.
Comment le Destin emprunte-t-il le langage du Temps? Deux fois dans la tragédie, c’est le Choeur qui en énonce le verdict: “Le temps, qui voit tout, malgré toi l’a découvert…” – annonce-t-il au moment ou plus rien ne reste caché d’un passé obscur, tandis que, cette fois à Colone, lorsque l’heure de l’épreuve finale et de la paix reconquise s’approche, il ajoute: “Ne pas naître, voila ce qui vaut mieux que tout. Ou encore, arrivé au jour, retourner d’où l’on vient, au plus vite, c’est le sort à mettre aussitôt après”.
L’Homme, suggèrent ces mots, est face au Temps comme le gibier devant le chasseur. Le Destin attrape sa victime sous les traits du Temps. Le Temps n’est pas homogène: il est un temps à court terme, trébuchant, celui de la vie humaine, et il est un temps structuré, dirigé, à long terme, celui de l’ordre cosmique. Doué d’une apparente liberté, l’homme évolue dans le temps qu’il appelle sa propre vie. Libre à lui de viser haut, de braver la grandeur. Mais, planant au-dessus de sa vie, tôt ou tard le Temps cosmique y fait intervenir le Destin.
Lorsque le Temps rattrape l’homme et découvre ce que cachait sa vie, la lumière vient transpercer et remodeler le temps aveugle de l’homme. Synonyme de gloire, la grandeur s’appelle dorénavant souillure et les hauteurs atteintes seront bientôt la mesure de sa chute. C’est comme ça que le Temps rend justice 8.
Mais que peut-il, au fond, advenir à l’homme? La tragédie offre deux réponses à cette question. Personne ne se dira heureux avant d’avoir atteint l’ultime limite de la vie – voici la première réponse. Que l’on s’imagine heureux et que l’on subisse ensuite les souffrances d’Oedipe, mieux vaut ne pas naître au monde ou le quitter aussi vite que possible – affirme la deuxième réponse.
Celle-là plutôt principe moral, celle-ci plutôt thèse philosophique: entre les deux réponses la différence n’est pas d’intensité mais de fond. Que tout un chacun fera bien de se persuader que son bonheur ne dépend pas uniquement de lui, que de nouvelles épreuves l’attendent toujours – cet appel à la sagesse présage l’éthique des Stoïciens 9. Tout autre est la portée du non-être opposé à l’être comme réponse radicale à la souffrance humaine.
Ce qui advient à l’homme, c’est le Destin qui en décide. Quiconque refuse de l’accepter, ferait mieux ne pas naître. Oedipe n’échappera pas aux deux crimes dont le sort avait marqué sa vie dès sa naissance. Le Choeur commente son sort dans les termes cités pour dire que les deux énoncés ne se contredisent pas. Que l’on puisse être à tel degré coupable involontairement, devoir à tel point souffrir sans l’avoir mérité – l’homme, jouet du destin, fera véritablement mieux de ne pas naître 10.
Cependant le deuxième énoncé ne dérive pas du premier. Celui qui ne devrait pas naître, est Oedipe, puisque c’est lui, le jouet du Destin. Coupable sans culpabilité, il mérite la compassion de tous. Mais sa destinée ne veut pas dire que tout homme est coupable et toute vie humaine le jouet du Destin. L’énoncé selon lequel il vaut mieux ne pas naître, ne concerne pas, par conséquent, tout homme. Dans Oedipe à Colone le Choeur ajoute aux mots déjà cités:
“Dès l’heure en effet où le premier âge cesse de te prêter sa douce inconscience, est-il désormais une peine qui ne t’atteigne quelque peu? Est-il une souffrance qui manque à ton compte?
Meurtres, dissensions, rivalités, batailles – envie surtout! Et puis, pour dernier lot, la vieillesse exécrable, l’impuissante, l’insociable, l’inamicale vieillesse, en qui viennent se rejoindre tous les maux, les pires des maux”.
Raisonnement assez fade en face des immenses souffrances du Roi – en fait des lieux communs disant qu’à n’importe quel âge la malchance, l’épreuve, la douleur peuvent visiter l’homme. Il n’y a que la vieillesse qui prenne un relief particulier dans cette lamentation. L’homme fera bien de ne pas vivre trop longtemps afin de ne pas atteindre la vieillesse 11.
Destin et Temps – tous les deux sont profondément inscrits dans la structure de la tragédie.
Deux thèses soutiennent l’action d’Oedipe Roi. D’abord la cause du mal qui frappe la Cité est à chercher dans le passé. Un crime avait été commis jadis, son auteur doit être découvert pour éliminer le mal 12. Dès les premiers mots et jusqu’à la fin, c’est le véritable sujet de la tragédie. Les recherches sont déjà bien en cours au moment où l’on énonce la deuxième thèse: l’oracle avait prédit qu’Oedipe était condamné à tuer son père et à épouser sa mère. Celui qui s’engage à découvrir la vérité, est identique avec l’auteur involontaire de l’ancien crime. Cette coïncidence produit un effet scénique spectaculaire, mais n’a guère d’importance quant au fond du problème. Spectaculaire, en effet, ce roi qui commence à remonter en sens inverse dans le Temps et se retrouve soi-même, tel qu’il était dans sa jeunesse, au moment où il se dirigea vers cet endroit fatidique, le fameux carrefour. Une tension toute particulière résulte du fait que celui qui mène la recherche, apprendra bientôt que les traces conduisent à sa propre personne. Le récit, tel qu’il est, terrifie le spectateur, mais là n’est pas l’essence.
Car l’essentiel est le double enjeu de la tragédie, notamment qu’il y a toujours une origine du mal et que cette origine se trouve indiquée depuis longtemps par l’oracle. La Cité est en danger et les Dieux avertissent les hommes que, pour lui échapper, ils doivent fouiller dans le passé. Les recherches conduisent au constat que l’oracle avait prédit la destinée d’Oedipe et qu’il avait en effet accompli la prédiction. Oedipe commence dans la posture de l’investigateur impartial de la communauté, et finit dans celle de victime de la vérité. Les deux enjeux de la tragédie sont réunis en sa personne. Plus précisément: le deuxième enjeu semble dépasser en importance le premier. Expliquons-nous.
Le niveau explicite, spectaculaire de la tragédie accentue fortement la thèse selon laquelle tout malheur prédit à quelqu’un par l’oracle finira par lui advenir. Cependant, la perspective implicite de la tragédie – celle de la Cité – situe au premier plan la deuxième thèse: si l’on découvre l’origine du mal, on arrive à le dépasser.
Voila deux affirmations, qui traversent la tragédie et qui se heurtent. L’une se rapporte à l’individu pour dire que, déterminé par les dieux, son sort est inéluctable. L’autre concerne la Cité pour dire qu’en cas de danger, on ne neutralise le mal qui menace qu’en découvrant son origine. Vue comme une “tragédie de l’homme”, Oedipe Roi est d’un pessimisme extrême. Vue comme le drame de la collectivité, elle est, par contre, plutôt optimiste, puisqu’elle suggère que la Cité peut, en cas d’ultime nécessité, trouver des remèdes contre l’infection que recèle son passé. Au sujet de la vie humaine le Destin est inévitable. En échange, la collectivité a non pas un Destin, mais un passé, et ce passé ne lui est fatal que dans la mesure où il est non-avoué, c’est-à-dire chargé de crimes non explorés et non punis. (Rappelons que la tragédie met en scène le plus souvent des actions dont les ressorts remontent à toute une série de crimes et de malédictions datant du passé 13.)
Des crimes se cachent dans le passé que les hommes ne se hâtent pas de découvrir. De longues années s’écoulent sans que personne, dans la Cité, veuille connaître la vérité. Le meurtre de jadis est presque recouvert déjà d’oubli, lorsque la peste oblige les gens à rechercher son auteur. Aussi hideux et condamnable qu’il soit, tant qu’il est sans conséquence, le passé n’est qu’un accident aux yeux des hommes. Afin que la Cité entreprenne quelque chose, il faut que le passé revienne, que le crime s’actualise sous forme de menace. C’est de la sorte que la Cité et le roi partent à la recherche du passé.
La personne d’Oedipe concentre donc à deux titres l’action du destin. Il aurait été mieux pour lui de ne pas venir au monde, de rester dans le non-être, au lieu d’avoir la vie qui lui avait été prédite. Mais il ne devait pas voir le jour surtout pour ne pas être à l’origine des malheurs qui frappent la Cité. Tout homme qui tue son père et épouse sa mère est à plaindre. Mais comme l’histoire regarde un roi (voire deux), il s’agit, cette fois-ci, d’une affaire d’État
Que penser de l’oracle ? – voici l’affaire d’État. Son statut est, dans toute la première partie de la tragédie, au centre d’un débat tantôt direct, tantôt voilé. Quatre voix s’y mêlent: celles d’Oedipe, de Jocaste, de Tirésias et du Choeur.
Quel crédit faut-il accorder à l’oracle? A-t-on le devoir de s’y fier? Jocaste émet de sérieux doutes à ce sujet. Quand on annonce la mort de Polybe et que, de ce fait, le soupçon qui pesait sur Oedipe semble s’évanouir, elle s’écrie: “Esclave, rentre vite porter la nouvelle au maître. Ah! oracles divins, ou êtes-vous à cette heure?” Elle poursuit au moment où Oedipe lui-même apprend la mort de celui qu’il croyait être son père:
“Et qu’aurait donc à craindre un mortel, jouet du destin, qui ne peut rien prévoir de sűr? Vivre au hasard, comme on le peut, c’est de beaucoup le mieux encore. Ne redoute pas l’hymen d’une mère: bien des mortels ont déjà dans leurs rêves partagé le lit maternel. Celui qui attache le moins d’importance à pareilles choses est aussi celui qui supporte le plus aisément la vie.”
Le doute de Jocaste n’est donc pas sans faille. L’oracle est, affirme-t-elle, trompeur et mensonger, comme le rêve. Mais elle ne doute pas que le destin décide quel sera le cours de toute vie humaine et que l’on est impuissant devant la disposition des dieux. “Vivre au hasard” – cela veut dire que si en apparence nous agissons librement, nos pas sont en réalité dirigés par des forces qui nous sont étrangères. Sans croire à l’oracle, elle admet qu’aux yeux des humains la destinée n’est pas transparente et que c’est aux dieux de décréter la vérité. Aussi les implore-t-elle:
“Puis donc que mes conseils n’obtiennent rien de lui, c’est vers toi que je me tourne, o dieu lycien, Apollon, notre voisin. Fournis-nous un remède contre toute souillure.”
Oedipe paraît partager ses vues, et il met lui aussi en doute la crédibilité des oracles:
“Ah! femme, qui pourrait désormais recourir à Pytho, au foyer prophétique? Ou bien à ces oiseaux criaillant sur nos têtes? D’après eux, je devrais assassiner mon père: et voici mon père mort, enseveli dans le fond d’un tombeau, avant que ma main ait touché aucun fer! – à moins qu’il ne soit mort du regret de ne plus me voir? Ce n’est qu’en ce sens qu’il serait mort pour moi. Le fait certain, c’est qu’à cette heure Polybe est dans les Enfers avec tout ce bagage d’o-racles sans valeur.”
Ce qui est frappant dans ces mots, c’est que le doute concernant l’oracle émis lors de sa naissance est maintenant transposé au présent, voire au futur. Il ne valait pas le crédit qu’on lui a accordé jadis et il ne vaudra pas lui en accorder dorénavant. Pourtant, au début Oedipe pensait tout différemment. Il ne devient mécréant qu’au moment de sa dispute avec Tirésias. Prêt à l’entendre, il l’assure de toute sa confiance:
“Ne nous refuse donc ni les avis qu’inspirent les oiseaux, ni aucune démarche de la science prophétique, et sauve-toi, toi et ton pays, sauve-moi aussi, sauve-nous de toute souillure que nous peut infliger la mort. Notre vie est entre tes mains”.
Cette foi sans condition achoppe au moment où Tirésias finit par céder à ses imprécations et le désigne, lui, Oedipe, comme l’origine du mal. Révolté, le roi l’attaque en sa personne et conteste à la fois ses dires:
“Pouvais-je donc savoir que tu ne dirais que des sottises? J’aurais pris sans cela mon temps pour te mander jusqu’ici?”
Avec calme et supériorité, Tirésias invoque l’oracle dont il est le seul à connaître la teneur et qui terrifie: “Je t’apparais donc sous l’aspect d’un sot? Pourtant j’étais un sage aux yeux de tes parents”.
Inébranlable, il parcourt, si l’on veut, le chemin inverse qu’Oedipe. Il était venu rempli de compassion et du pressentiment des souffrances à venir : une fois la dispute enflammée, il rappelle qui il est, et s’en va, sűr de lui, comme quelqu’un sachant bien et ce qui devait autrefois arriver et ce qui reste encore à advenir:
“Je pars, mais je dirai d’abord ce pourquoi je suis venu. Ton visage ne m’effraie pas: ce n’est pas toi qui peux me perdre. /…/ Rentre à présent, médite mes oracles, et, si tu t’assures que je t’ai menti, je veux bien alors que tu me dises que j’ignore tout de l’art des devins.”
La personne de Tirésias le confirme avec autorité: la clef de la tragédie est la crédibilité de l’oracle.
Le Choeur appelle l’oracle “douce parole de Zeus”, “parole éternelle”, “parole jaillie du Parnasse neigeux”. Les dieux eux-mêmes en sont les garants, le devin – leur porte-parole sur terre, “l’auguste devin, celui qui seul porte en son sein la vérité”. Bien que le Choeur semble suivre, dans ses réflexions, les péripéties de l’action (“Que dire? Je ne sais.”, “tout cela, je l’avoue, m’inquiète…”), il retourne bientôt à sa conviction première, à savoir que seul l’oracle détient la vérité, et le voilà lui-même émettre une prédiction:
“Si je suis bon prophète, si mes lumières me révèlent le vrai, oui, par l’Olympe, je le jure, dès demain…”
La tragédie postule une relation très rigoureuse entre le crime et le châtiment, la vérité et la justice. Mais quel besoin a-t-on dans tout ceci de l’oracle?
C’est autour de l’oracle que s’ordonnent les catégories du possible, du vraisemblable et du nécessaire. L’oracle avait prédit qu’Oedipe tuerait son père: sa naissance rend possible le meurtre. Par contre, tout meurtre sera nécessairement suivi d’un châtiment.
L’attitude des hommes à l’égard de l’oracle révèle leur rapport à la nécessité incarnée par l’ordre divin.
Le doute envers l’oracle est l’expression de l’orgueil humain, puisqu’il signifie le refus d’admettre que l’avenir est structuré conformément à la volonté des dieux. C’est une idée tout aussi fausse que sacrilège, et, pour s’en convaincre, il suffit d’observer le passé. Si les prophéties se sont accomplies par le passé, elles s’accompliront encore à l’avenir. Preuves suffisantes, elles confirment l’institution de l’oracle, mais elles proposent aussi une idée du passé qui invite à réflexion.
Le Passé n’est pas uniforme, il est, au contraire, double. Tout ce qui, ayant une fois été, n’est plus – a disparu, s’est évanoui, pour laisser à peine une trace ou un souvenir: tout ceci appartient au passé. Cependant il renferme également tout ce qui, ayant partiellement survécu, n’a pas disparu sans traces et garde encore quelque chose de sa puissance. D’un coté: un tas d’éléments inoffensifs, anodins, sans effet. De l’autre: des éléments actifs et nocifs. Ceux-ci finissent, tôt ou tard, par rendre manifeste un passé vivant au sein duquel il y a procréation et naissance. “Ce jour-ci te verra naître et mourir” – les mots de Tirésias font savoir à Oedipe que son passé le mettra bientôt au monde pour le jeter dans son avenir. Encore invisible, l’avenir préformé est déjà là, dans ce passé non-dépassé.
L’oracle n’est rien d’autre que le discours secret par lequel l’avenir perce le tissu du Passé 14. Tirésias prédit le passé d’Oedipe – l’avenir qui l’attend. La structure que l’oracle établit dans les deux dimensions du Temps est du même ordre: d’une part il expose comment l’avenir est devenu du passé, d’autre part il énonce comment le passé se transforme en avenir. Rétrospection et prospection, regard en arrière et en avant: Tirésias exerce les deux comme un savoir qui inspecte la nécessité de tout ce qui advient.
L’oracle n’avait pas prédit, lors de sa naissance, qu’Oedipe allait tuer son père et faire de la sorte s’abattre la peste sur la Cité. La prophétie se limitait à dire: s’il naissait, il serait le meurtrier de son père 15.
Le mal frappe la Cité à cause de l’assassinat de Laïos. Il importe peu, à vrai dire, qui l’a tué, la punition divine intervient à cause de l’absence de tout châtiment. Parmi les meurtriers virtuels de Laïos la personne d’Oedipe est à la fois le plus et le moins vraisemblable 16. C’est cette ambiguïté du vraisemblable que l’oracle transforme, en choisissant Oedipe, en une sorte de nécessité absolue17. Pourquoi lui et pourquoi de cette manière?
Deux axiomes se combinent dans cette construction. D’abord celle de l’action présente de la tragédie: les dieux punissent sévèrement la Cité à cause du meurtre perpétré jadis. Ensuite, dans les termes de l’oracle, l’enfant naissant est identifié au futur meurtrier. La manière dont la tragédie fait se superposer celle-ci à celle-la, rend évident que c’est la nécessité qui sert de fondement au vraisemblable, quoique l’apparence produise l’impression inverse. En apparence la tragédie fait croire au spectateur que tout a commencé par la naissance d’Oedipe. Dans son fonctionnement réel, la tragédie fait ressortir que tout a commencé par le meurtre non puni. Si la fatalité, inéluctable qu’elle est, ne fait qu’indiquer une causalité possible (naissance-meurtre), elle détermine, par contre, la causalité nécessaire (meurtre-peste) 18.
Au fur et à mesure que l’action progresse sur la scène, la lumière se fait sur les événements passés. Tout le présent semble s’enraciner dans le passé, comme si les éléments de l’un et de l’autre s’enchaînaient par une relation de nécessité. En fait le meurtre prévu par l’oracle appartient à une causalité que seule la volonté arbitraire des dieux consacre sous cette forme: si Oedipe vient au monde, il tuera son père.
Mais, en tant qu’institué par la volonté arbitraire des dieux, cette relation n’est en rien inférieure à celle qui relie, sous forme de nécessité, crime et châtiment.
Selon la perspective de l’action tragique, la question concerne la Cité: quelle est la raison de la punition divine? Consulté, l’oracle répond que les dieux n’admettent pas qu’un crime ne soit pas suivi de châtiment. Voici une réponse accessible à l’intelligence humaine. Quant à la destinée d’Oedipe, elle est moins intelligible aux humains, mais elle procède d’une façon identique de la volonté divine. La Justice puise toute sa force dans la volonté divine – c’est encore eux, les dieux, qui s’expriment par l’intermédiaire de l’oracle. Or, celui qui refuse le crédit à l’oracle, peut tout aussi bien ne pas croire en la justice divine 19. D’eux-mêmes les hommes sont incapables de rechercher la vérité, de sauve-garder la Justice sur la terre 20.
Oedipe roi est en apparence l’histoire de celui dont la vie fut marquée dès sa naissance par la prophétie. Oedipe roi est en réalité l’histoire de la Cité que les dieux punissent pour avoir oublié l’idée de Justice 21.
A deux reprises le rôle de l’oracle est décisif dans la tragédie. Une première fois au début de la pièce, lorsque Apollon dévoile aux Thébains la raison des malheurs qui frappent la Cité. La deuxième fois quand on apprend, au cours de la pièce, que l’oracle avait depuis la naissance prédit le malheur d’Oedipe. C’est la première prophétie, justifiant le châtiment appliqué à la Cité qui constitue la clef de la tragédie. Roi ou simple citoyen, tous, sans exception, lui font crédit et veulent lui obéir. La deuxième prophétie, jadis bafouée et déjouée, vient se coller à la première comme une analogie effrayante, arbitraire et catégorique, pour proclamer le privilège des dieux comme maîtres du Temps et de la Vérité – qu’il n’est permis aux humains d’entrevoir que sous forme de fragments, appelés par eux du nom de Destin.
La prophétie présume généralement de l’avenir, mais le regard du devin découvre parfois également les secrets du passé. La prophétie opère en ce cas comme le contraire de la mémoire: si moi, je suis dans l’ignorance au sujet de mon passé, il existe quelqu’un d’autre à le connaître parfaitement.
La plupart des interprètes considèrent Oedipe comme le prototype de celui à qui on a prédit l’avenir et qui est incapable de s’y soustraire. Il est pourtant à observer dans sa figure quelque chose de tout à fait différent: il personnifie celui à qui on a interdit l’accès à son passé.
Oedipe ignore où il est né, qui sont ses parents. Il ignore qui il est, ou, plus exactement, il a de son identité une représentation fausse, puisque l’essentiel de son passé lui est caché ou déformé. Il n’a même aucune idée de ce qu’il ignore. Au moment où un détail du passé émerge de l’ignorance – il est un “enfant supposé”, lui dit-on – , contrarié, il essaie d’apprendre la vérité. L’oracle auquel il s’adresse, lui parle de l’avenir, mais garde le silence sur son passé.
Deux fois la prophétie décide de son sort, le laissant chaque fois enfermé à lui seul dans l’avenir. D’abord au moment de sa naissance. Rien d’extraordinaire dans le fait de sa naissance, n’était la prophétie disant qu’il ne devrait pas venir au monde. Seulement, son père n’écoute pas l’oracle (!), et à partir de là, tout dégénère. Car une fois qu’arrive ce qui n’aurait pas dű arriver, les hommes font comme si de rien n’était. Louable ou condamnable, l’humanité de ses parents est, en l’occurrence, synonyme d’impuissance: on ne tue pas l’enfant, mais on l’expose, par conséquent s’il échappe à la mort, il est comme offert à la prophétie, il est jeté, désarmé, au milieu de celle-ci, puisqu’on le livre, sans posséder de passé, à son avenir. Aurait-il tué son père, épousé sa mère si, avec le futur que lui réserve la prophétie, on l’avait muni de son passé, s’il était donc resté dans sa maison natale? Ou si, quittant Thèbes, on lui avait appris l’identité de ses parents? Lorsque les hommes, pris de panique devant l’image d’un avenir menaçant, font disparaître les traces, brouillent les pistes, réduisent le passé au silence, ils oeuvrent déjà de toutes leurs forces, sans le savoir, à écarter les obstacles devant cet avenir menaçant. Une deuxième fois la prophétie décide de son sort dans sa jeunesse. Oedipe s’enfuit précipitamment de la maison de Polybe, afin d’éviter que la prophétie ne s’accomplisse, quoiqu’il ait été suffisant qu’il sache ce simple détail de sa naissance – Corinthe n’étant pas son pays natal. Rien ne l’empêcherait de continuer à vivre auprès de ses parents adoptifs, mais il est condamné de nouveau à ne regarder qu’en avant. Sa tentative échoue à cause de son ignorance du passé. L’avenir n’a de sens que relié à un passé ordonné, connu, assumé. Sa fuite est donc insensée et la prophétie se réalise.
L’accomplissement de la prophétie, vu de cette perspective, a pour condition qu’elle soit a la fois connue et occultée pour créer l’espace ambivalent du devenir existentiel. Censure et, en même temps, appel d’un interdit, il fraie son chemin à travers le non-dit d’un franc-parler.
La connaissance de l’avenir sans la connaissance du passé: tel est le destin d’Oedipe. Le moment décisif de sa vie se produit lorsque le passé et le futur entrent en collusion: de son passé il sait moins qu’il ne faudrait (“enfant supposé”), tout en sachant plus qu’il ne faudrait de son avenir (“je ferai voir au monde une race monstrueuse”). Comme si le passé et l’avenir étaient deux immenses réservoirs, maintenus normalement en équilibre par la force de leur masse. Quant à lui, son passé est tellement précaire, qu’il est, faute de cet équilibre, comme balayé par son avenir. Meurtrier de son père, époux de sa mère, il vivra donc dans la gloire et dans le péché jusqu’au jour où la force qui le fait agir (le dynamis 22) ne change de direction pour frayer la voie à son passé de “souillure” et pour annuler, en le mettant à jour, son avenir. Ce changement de direction auquel la tragédie fait assister le spectateur, reproduit au niveau de l’évolution dramatique, la violence restée jusqu’ici occulte d’un déséquilibre fatal.
Le passé? Il s’en est forgé un. L’avenir? Il lui a échappé, croit-il. Mais voilà le moment venu où il s’avère que son passé est autre qu’il ne le savait et que l’avenir le remplissant jadis de terreur est déjà derrière lui : son véritable passé, inconnu jusqu’à ce jour, émerge sous l’image de l’avenir prédit autrefois. Il lui faut s’arrêter et faire volte-face. Tout est fini et tout ne fait que commencer.
La prophétie prend fin quand elle est remplacée par la mémoire. Lorsque les fragments épars, cachés, supposés du passé recomposent le récit, l’avenir perd enfin sa force menaçante.
Oedipe est l’homme de l’avenir: voilà son Destin. La volonté des dieux le désigne pour vivre l’expérience de l’existence dans le futur. Or, tout avenir est menaçant si l’on s’y avance sans regarder en arrière. On n’échappe pas à l’avenir dans l’avenir, mais dans le passé 23. Les hommes qui ignorent cette vérité s’abusent souvent quant au sens des prophéties.
Auteur inconscient de ses actes: Oedipe est le Sujet absent. Absent parmi les hommes: personne ne sait qui a tué Laïos, qui a épousé sa veuve. Absent à lui-même: il ne sait non plus qui il est par rapport à celui qu’il a tué, à celle qu’il a épousé.
Dans sa détresse, la Cité cherche une personne et cette recherche le mène, lui, à découvrir sa propre identité: il devient le Sujet présent. La découverte du soi inconnu, original est à la fois reconnaissance et identification, reniement et résurrection. Toute la connaissance du monde se résumait pour lui à des réponses – tout se transforme d’un seul coup en question. Il s’incarne, en tant que Sujet, dans cet état de questionnement. Au centre de ces questions: la souillure de son passé. Le crime se trouve nécessairement au coeur de ces questions, afin que “le jeu essentiel” (Lévinas 24) devienne le substrat de sa subjectivité naissante.
Sa vie, jusqu’ici, s’écoulait dans l’espace de l’objectivité impersonnelle: tous ses actes, les crimes commis dans l’inconscience y compris, n’étaient pour lui que de simples événements, des opérations neutres, des choses. Maintenant ses gestes et ses actes, toute sa vie se subjectivise, c’est à dire se soumet à lui. Se produit enfin cette sujétion du meurtre de son père, du mariage avec sa mère et il prend finalement le dessus de ce qui le dirigeait auparavant.
La force du Destin dure aussi longtemps que l’homme souffre d’être un objet agissant dans le monde de l’étant 25. Celui qui, tel Oedipe, prend en possession le monde en son état d’objectalité placide, est tout naturellement l’objet du Destin. Pour cesser de l’être, pour savoir qui il est, pour comprendre ce qui se passe dans le monde, il doit dépasser ce rapport au monde. Ce qui se passe dans le monde est, en fait, ce qui arrive à l’homme et l’homme à qui cela arrive, est lui. La pensée de l’étant, cette force qui redessine le monde, crée “l’espace d’une subjectivité plus objectif que toute objectivité“ 26.
L’enquête n’est pas terminée, l’auteur du meurtre n’est pas retrouvé encore, lorsque le Choeur résume déjà les conclusions:
“La démesure enfante le tyran. Lorsque la démesure s’est gavée follement, sans souci de l’heure, ni de son intérêt,
et lorsqu’elle est montée au plus haut, sur le faîte, la voilà soudain qui s’abîme dans un précipice fatal,
où dès lors ses pieds brisés se refusent à le servir.
Or, c’est la lutte glorieuse pour le salut de la cité qu’au contraire je demande à Dieu de ne voir jamais s’interrompre: Dieu est ma sauvegarde et le sera toujours.”
Et le Choeur d’ajouter a ces mots: “ Celui en revanche qui va son chemin, étalant son orgueil dans ses gestes et ses mots, sans crainte de la Justice, sans respect des temples divins, celui-là, je le voue à un sort douloureux, qui châtie son orgueil funeste. “
Enfin, dans la clôture de la tragédie, le Coryphée proclame:
“ Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie. Le voilà, cet Oedipe, cet expert en énigmes fameuses, qui était devenu le premier des humains. Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui dans quel flot d’effrayante misère est-il précipité ! “
Mais pourquoi le Choeur parle-t-il de démesure? S’agirait-il d’Oedipe et de sa rudesse, au début de la pièce, envers Tirésias et Créon? On a de la peine à le croire, puisque le Choeur évoque déjà le châtiment qu’Oedipe doit subir pour ses actes de jeunesse.
Depuis des générations, paraît-il, des châtiments avaient frappé la Cité. Est-ce un crime de Laïos ou de Labdacos qui avait provoqué l’apparition du Sphinx? La tragédie n’en dit rien 27. L’arrivée d’Oedipe met fin au règne de Laïos, mais non à la monarchie qu’il représentait. En épousant la veuve du roi, Oedipe, sans le savoir, retrouve son lot, s’installe dans l’héritage de son père – il continue l’histoire de ses ancêtres.
Quelle démesure donc? Le meurtre commis jadis, resté impuni? Les années écoulées depuis, tout ce règne issu d’un crime? L’histoire de sa lignée, ou d’autres actes ténébreux se cachent?
La tragédie n’en dit rien en apparence 28. Elle affirme, en échange, avec insistance: là où le Destin frappe, il y a de la démesure 29. Or, la démesure signifie “meurtres, dissensions, rivalités, batailles”. En un mot: agression et violence qui, à leur tour, font naître de nouvelles discordes. Le philosophe ne nous avait-il pas avertis: il y a partout et discorde, et nécessité et justice 30?
Notes
1 V. Sophocle, “Oedipe Roi”, “Oedipe à Colone”, in Tragédies. Traduction de Paul Mazon. Gallimard (Folio), Paris, 1973.
2 Les paroles de Tirésias aussi bien que l’énigme du Sphinx sont des devinettes. En effet, celles-ci ressemblent souvent, écrit Todorov, à une définition: elles supposent la synonymie d’une phrase et d’un mot. V. Todorov, Tzvetan, “La devinette”, in Les genres du discours. Paris, Seuil, 1978. 228.
3 “L’anecdote” sur le Sphinx remonte selon Graves à l’image représentant la déesse ailée de la Lune des Thébains. Quant à l’énigme, elle serait inspirée également par une image: un enfant, un guerrier et un vieillard adressent leur prière aux trois déesses. Cf. Graves, Les mythes grecques. Par contre, Marie Delcourt considère le Sphinx un monstre transmis par la tradition mythique. Selon la version la plus ancienne il serait né dans le ventre de la Terre. On le désigne sous le nom de Phix (Hésiode), de Bix ou de Khphix. Sa mère, Ékhidna, l’aurait conçu avec son propre fils, Orthros (!), avec Typhon ou la Terre. On le représente finalement sous les traits d’un monstre féminin tantôt bénigne, tantôt maligne. Certains textes autorisent l’interprétation selon laquelle le Sphinx et Jocaste sont une et même personne, le mariage avec celle-ci étant donc en réalité un mariage sacré, hieros gamos. V. Delcourt, Marie, Oedipe ou la légende du conquérant. Les Belles lettres. Paris, 1981. 84-92.
4 Cf. Graves, op.cit. Comme toute réponse à l’énigme du Sphinx, Oedipe prononce son propre nom ou, mettant la main sur son front, il semble indiquer l’homme et son geste est perçu par le monstre comme la bonne réponse. Cf. Delcourt, op. cit.
5 Platon établissait une distinction très nette entre l’oracle qui procède du “délire” (mania) et la prédiction du futur (oionistiké) que l’on obtient par une interprétation lucide des signes (cf. Phèdre, 244-245). Sa préférence va au premier, car, dit-il, “l’un dépend de la déesse et l’autre de la force de l’homme”. Ne dirait-on pas d’Oedipe “interprète” qu’il est “inspiré” devant le Sphinx et “lucide” comme enquêteur de son propre cas? Est-on en droit, poussant plus loin la spéculation, d’y chercher des paradigmes du savoir? Que l’on rapproche l’énigme du Sphinx du symbole et que l’on voie une parabole dans la vie du héros – nous voilà devant deux formes du rapport historique entre signe et signification. D’un coté, la logique linguistique et l’histori-cité, tel que l’incarne la pensée grecque, de l’autre, la spiritualité abrahamique, ouverte devant l’infini, fidèle à soi-même dans sa foi. Cf. Gérard Granel, “Sibboleth ou De la lettre”, in Écrits logiques et politiques. Paris, Éd. Galilée. 1990. 261-284.
6 Signe d’élection, comme dans le cas d’autres “enfants exposés” (Moise, entre autres), la malédiction qui pèse sur le sort d’Oedipe s’avoisine ainsi, par les épreuves subies, de la sacralité. Cf. Delcourt, op.cit.
7 Encore au Moyen Âge certaines doctrines de l’alchimie gardaient du mariage sacré l’image d’une rencontre des contraires, coincidentia oppositorum qui entraîne destruction et renaissance. Cf. Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie. Grande oeuvre et modernité, Presses Universitaires de France. Paris, 1993. 212. Pour René Girard le personnage d’Oedipe s’explique par les racines mythiques de la tragédie, dominée par la violence qui annule les différences. Dans le meurtre de son père, le conflit qui oppose le fils au père rabaisse celui-ci au rang du frère. Le rapport incestueux avec sa mère transforme Oedipe en frère de ses propres fils. Ce dédoublement est analogue avec le motif des jumeaux que les religions primitives percevaient comme un symptôme du désordre de la nature et de la prolifération de la violence qui menace la communauté. Cf. René Girard, La Violence et le sacré. Grasset, Paris, 1972. 13-62.
8 Solon évoque également le Temps comme juge: “Ai-je, de ce qui par ma voix faisait rassembler le peuple/ jamais abandonné quelque chose avant qu’il ne s’accomplisse?/ Que la mère des dieux, Gée, grande et clémente, soit mon témoin, lors de ton jugement, ô, Temps!” Toutefois l’origine de Chronos, figure cosmogonique du Temps, reste assez énigmatique. On suppose qu’il serait le transfert de la personnification ira-nienne du “temps sans fin” (Zvan Akarana). Le rapprochement, puis l’identification qu’il subit avec Chronos, père de Zeus, serait de date plus récente. Cf. G. S. Kirk, J. E Raven et M. Schofield, Les Présocratiques. Notons encore que les Grecs désignaient le Temps par plusieurs mots: s’opposant à Aie, qui signifie “toujours”, “chaque fois” et à Aion, “durée”, Chronos désignait la catégorie du temps réel du monde physique. Cf. G. Granel, op.cit. 250-251, 1. Note.
9 L’éthique stoïcienne met sagesse et bonheur dans une relation double. La sagesse est ce qui, écrit Cicéron, donne de la force à l’homme, “afin que nous supportions tout ce qui nous peut advenir”. Mais comme ce n’est qu’elle qui puisse rendre l’homme libre, elle est le bonheur même: “Celui qui est totalement indépendant, qui ne met d’espoir qu’en lui-même, celui-là est seul à être parfaitement heureux”. V. Cicéron, Sur le bien et le mal suprêmes et Les Paradoxes des Stoïciens. Épicure était déjà d’avis – lit-on chez Plutarque – que “la sagesse est un bien qui fait naître le bonheur”.
10 Selon la tradition mythique, à la question de Silène voulant savoir ce que l’homme pouvait rechercher de mieux ou de plus avantageux pour soi-même, le roi Midas lui aurait répondu: “Enfant infortuné de la gent à courte vie du hasard et du souci/ pourquoi me pousses-tu à dire/ ce que tu ne devrais pas entendre, car c’est mieux pour toi?/ Le mieux, impossible pour toi d’atteindre/ est de ne pas naître/ de ne point être, de n’être rien./ En second lieu cependant – mourir le plus vite”. Le Choeur d’ Oedipe à Colone reprend ce topos en ces termes : ” Ne pas naître, voila ce qui vaut mieux que tout. Ou encore, arrivé au jour, retourner d’où l’on vient, au plus vite, c’est le sort à mettre aussitôt après ”. On observe une vision tout aussi pessimiste dans les fragments d’Empédocle: (403) “Ô, misérable gent des mortels, ô, infortunée par-dessus tout/ de quels discordes et de quelles pleurs tu naquis.” (404) “De quelle estime et de quelle altitude du bonheur…” Selon les commentateurs de sa pensée, “il est à supposer qu’Empédocle eut recours à une mythe eschatologique pour exprimer la conviction que pour l’homme l’existence mortelle est un état étranger et déplorable”. V. Kirk – Raven – Schofield, op. cit. 44-54.
11 Avec toute une série de malheurs, la vieillesse est également un “présent” de Pandore à la race humaine. Cf. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Éd. La Découverte, Paris, 1988. 39. Mais la tragédie grecque n’offre pas toujours un tableau aussi sombre de la vieillesse. Aux reproches que lui adresse Admétos, son fils, Phérès répond: “Le jour te réjouit. Pense-tu que ce n’est pas de même pour ton père?/ Le temps sera long, je crois, là-bas./ la vie est courte mais douce”. V. Euripide, Alceste, 690-692.
12 C’est à la suite de la ruse de Prométhée que Zeus décida de faire la lumière sur tout crime ou injustice et de les punir. N’importe quel acte dorénavant devra être puni – voilà la loi de l’ordre divin. Cf. Vernant, op. cit. 60.
13 Quelle est la malédiction qui pèse sur les Labdacides? Elle est à chercher plutôt dans leur identité que dans tel crime. L’arbre généalogique d’Oedipe remonte à Cadmos, fondateur de Thèbes: il tua le serpent qui gardait la source d’Arès s’attirant la colère du dieu. (Le serpent aurait été le propre fils d’Ares!) Il sema alors, suivant l’ordre reçu d’Athéna, les dents du monstre – c’est ainsi que naquirent les Hommes Semés qui se mirent aussitôt à se massacrer et ne restèrent finalement que cinq. L’un d’eux, Chtonios est, par sa lignée maternelle, également ancêtre d’Oedipe. Les Hommes Semés représentent chez Hésiode la race du bronze: ils sont des guerriers particulièrement cruels, domi-nés dans toutes leurs actions par l’hybris. L’histoire de toute la famille d’Oedipe est donc placée sous le signe d’Arès, dieu de la guerre, et frère d’Éris, déesse de la discorde. Voilà pourquoi, après la tragédie d’Oedipe, l’histoire des Labdacides se poursuit par la guerre meurtrière de ses fils, pourquoi, déplorant leur perte, due à la “haine” et à la “discorde”, le Choeur en fait responsable Arès qui “partage sans pitié”. V. Eschyle, Sept contre Thèbes, 910, 934-937. Quant à Sophocle, il fera dire par Polynice, bravant la malédiction paternelle: “je dois aller, muet, au-devant mon cruel destin”. Oedipe à Colone 1404. Le secret qu’Oedipe mourant confie à Thésée et que celui-ci devra garder toute sa vie, concerne justement cet au-delà de la fatalité, puisque, dit-il, “jamais plus la Cité ne sera dévastée”. V. Oedipe à Colone 1533-1534. Mais quel est ce secret que Thésée ne devra partager avec celui qui prendra sa place “qu’au dernier moment de /s/a vie”? Quel est ce mot, cette formule ou cette prière que l’on transmet comme s’il s’agissait d’une initiation? De qui Oedipe détient-il ce secret et quelle signification les spectateurs de la tragédie lui attribuaient-ils? Est-il en rapport avec certains passages d’Empédocle ou de Parménide faisant allusion à des rites d’initiation? Les suppositions à cet égard ne font que confirmer que le silence recèle une vérité qui dépasse de loin en importance ce qu’on peut exprimer par la parole humaine. Cf. Graves, op. cit. 283-291, Vernant, op. cit. 31-35, 146-148, 386-387.
14 Pour désigner le passé, Heidegger utilise les mots “Gewesen, Gewesenheit”, au lieu de “Vergangenheit”, rappelle Ricoeur: “Ce choix est capital et tranche une ambiguïté, ou plutôt une duplicité grammaticale: nous disons en effet du passé qu’il n’est plus, mais qu’il a été”. Disparition, absence d’un coté, “antériorité qui préserve” de l’autre coté. V. Ricoeur, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Gallimard, Paris, 2000. 573.
15 Les lois permettaient en Grèce antique d’exposer, mais non de tuer un enfant si on supposait qu’il ferait du mal à ses parents ou à la communauté. La coutume était de le mettre sur l’eau dans un panier ou de l’abandonner sur la montagne. Le plus illustre des “enfants exposés” est Paris, qui devait ravir Hélène. Certaines variantes de la légende d’Oedipe suggèrent que la mort du père (Laïos) est suivie d’une guerre civile. Épreuve ou initiation, cet épisode biographique annonce souvent la grandeur future du héros (Dionysos, Déucalion, Télèphe). Cf. Delcourt, op. cit. 32-64.
16 Il n’est pas rare dans l’histoire des dynasties royales que la rivalité entre les pères et les fils soit a l’origine de conflits meurtriers. Canetti en rapporte des exemples puisés dans l’histoire de l’empire du Grand Moghol qui, pendant ses cent cinquante ans de prospérité, connut toute une série de révoltes des princes contre leurs pères, terminées souvent par la répression paternelle. Il cite, comme un exemple extrême de la peur à l’égard de l’héritier ce roi zoulou du 19e siècle qui interdit, sous peine de mort, à toute femme de son harem de rester enceinte. Cf. Canetti, Élias, Masse et puissance. Gallimard, Paris, 1966. 257-261.
17 De quelle nécessité s’agit-il finalement dans le meurtre de Laïos par Oedipe? Nous avons essayé de reprendre ce débat dans un essai intitulé Oedipe et la Cité. Nous en résumons ici brièvement les deux thèses. Tout l’effort d’Oedipe afin d’éviter le meurtre prédit est concentré sur ses mouvement dans l’espace physique, alors que le seul moyen de ne pas tuer son père serait de régler ses mouvements à l’intérieur de soi-même, d’intervenir, autrement dit, au niveau du Temps. Si le meurtre est nécessaire, c’est parce que son père est la seule personne qu’il voudrait ne pas tuer, au lieu du principe, inconnu pour lui, qui affirme: “Tu ne tueras pas!”
18 Ananké est à la fois Nécessité et Destin. Selon Parménide: (305) “Tu connaîtras aussi /…/ le Ciel qui nous entoure/, d’où il provient et comment il fut garrotté afin qu’il maintienne la limite des mondes”. V. Kirk – Raven – Schofield, op. cit. 378-379. Le récit du voyage qu’entreprit Ér de Pamphylie se termine, chez Platon, par la description de cette “lumière pareille à une colonne” qui “est la corde qui tient tout le firmament /…/ et au bout de laquelle le fuseau d’Athéna est suspendu”. C’est ce fuseau qu’Ananké fait tourner, tandis que les trois Moïras sont assises autour d’elle. V. Platon, La République 616c-617b. Selon Diogène Laerce “la divinité, la raison, le destin et Zeus sont un et même, d’autres noms encore leur ayant été donnés” et “La fatalité (heimarmené) est l’enchaînement des causes de toutes choses (eiromené), autrement dit l’ordre régu-lier selon lequel il fait marcher le cosmos”. V. Diogène Laerce, Vie des philosophes stoïques. La pensée des Stoïciens fait encore un exposé méthodique de l’action des lois physiques dans le cosmos. La fatalité est – lit-on dans un commentaire de Pseudo-Plutarque à un texte de Platon – “ordonnance et loi, puisqu’elle décide – à l’instar des lois de la Cité – des conséquences qui découlent de tout acte”. Aussi, ajoute le même auteur, devons-nous considérer comme vraie l’assertion selon laquelle “tout est conforme à la Fatalité”, “toutefois, à supposer que, ce qui est plus vraisemblable, cette conformité ne concerne pas tout, mais seulement les conséquences, on ne dira pas que tout est conforme à la Fatalité, même si tout lui est conforme”. L’auteur y analyse ensuite la sphère d’action du possible, de l’accidentel et de l’aléatoire, pour terminer son raisonnement par cette phrase: “Toute l’humanité tient en grand estime l’art de la prédiction, car son existence est liée à celle de la divinité”. V. Pseudo-Plutarque, Sur la fatalité.
19 Hegel oppose, parlant de l’oracle, “l’homme ignorant” et “le dieu omniscient”. V. G. W. F. Hegel, Cours d’esthétique. Notre analyse essaie de démontrer que la répartition inégale du savoir n’est qu’une conséquence, dans le rapport des hommes et des dieux, d’une certaine idée de justice.
20 “On a le sentiment – commente Ian Kott les vers 905-910 de la tragédie – que le Choeur a compris l’essence da la tragédie. Si le meurtre du père n’est pas l’accomplissement d’oracles venus d’en haut (cette fois dans le sens propre du terme), une forme de manifestation des lois qui régissent le monde, alors il n’est qu’un accident, un événement commun comme le fait divers”. V. Ian Kott, Les Mangeurs de dieux. Esquisse sur la tragédie grecque. Selon nous, en revanche, l’angoisse que le Choeur exprime, a une toute autre portée: si les hommes ne croyaient pas aux miracles, alors “rien ne serait plus sacré”, ce qui entraînerait la perte de la Cité, mais, heureusement, tel n’est pas le cas.
21 Diké ou la Justice n’est pas simple expression du pouvoir divin, mais l’ordre cosmique, tel qu’il est inscrit dans la nature. Cf. Vernant, op. cit. 406 et sur la relation diké-hybris 19-106. Un fragment d’Héraclite nous offre une acception plus complexe: (211) “il faut savoir que la guerre est commune à tous et que la justice se fait par dispute et toutes choses se font par dispute et par nécessité (kai dikén erin, kai ginómena panta kai erin kai khreón)”. Le commentaire ajoute: “On appelle encore diké ’la voie à suivre’ /…/, c’est-à-dire la règle naturelle du comportement”. V. Kirk – Raven – Schofield, op. cit. 289-290.
22 Pour les Grecs dynamis signifie la force en mouvement et le mouvement même, ce qui, cause ou facteur, participe à tout mouvement. Il crée et il transforme, il oppose les contraires et il rend possible de la sorte à l’intelligence de choisir. Cf. sur son acception chez les Grecs et la notion européenne d’individualité, Martine de Gaudemar, Leibniz. De la puissance au sujet. Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1994. 33-50.
23 On pense à ce “couplage” entre “devancer” et “revenir” dont parle Ricoeur, reprenant les termes de Koselleck. Cf. Ricoeur, La Mémoire… , op.cit. 574.
24 “Le moi qui est ’de la transcendance dans l’immanence’ qui se constitue soi-même par l’action de cette région où se déroule le jeu essentiel.” V. Emmanuel Lévinas, La Faillite de la représentation.
25 L’homme “ contrairement à ce qu’il sait, contrairement à ce qu’il veut, est saisi par la fatalité de son acte, dont il n’a pas, lui, de connaissance, mais les dieux, si.” Hegel, op. cit. 33. Pour nous – faut-il encore le souligner? – , dans le cas d’Oedipe, la fatalité s’installe exactement dans le vide qui existe entre savoir et vouloir.
26 V. Lévinas, op. cit.
27 Une fois pourtant le Choeur affirme que “la vengeance des Labdacides poursuit Oedipe” (1035).
28 Girard considère que la démesure est bel et bien présente surtout aux débuts de la tragédie. “La force qui entraîne les trois hommes (Oedipe, Tirésias, Créon) dans le conflit, n’est autre que l’illusion de chacun d’eux d’être supérieur à l’autre, c’est-à-dire l’hybris qui les fait agir.” Le principe qui régit la tragédie est “le conflit symétrique”, or, l’escalade de la violence dans la dispute qui oppose Oedipe et Tirésias, Oedipe et Créon menace le fondement de l’ordre établi et de la religion, anticipant le conflit armé d’Étéocle et de Polynice. V. Girard, op. cit. 102-109.
29 On observe une différence notable, dans Oedipe à Colone entre l’acception de la notion de Destin invoquée par Polynice (“Je suis réduit à marcher au-devant de mon destin” 1404) et l’usage fait par Antigone de ce terme (“Vois-tu donc par où te mènent les oracles d’Oedipe? Il prédit à tous deux une mort mutuelle” 1424).
30 Les toutes dernières paroles du Choeur, à la fin d’Antigone, font l’éloge de la sagesse: “La sagesse est de beaucoup la première des conditions du bonheur. Il ne faut jamais commettre d’impiété envers les dieux. Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages”. Au lieu d’une simple conclusion morale – écrit Ricoeur – la tragédie trouble d’abord la vue, pour obliger ensuite l’homme de la praxis d’intégrer dans la conscience de l’action celle de la sagesse tragique. V. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre. Éd. du Seuil, Paris, 1990. 281-300.