Nijolė Vaičiulėnaitė-Kašelionienė
Université Pédagogique de Vilnius, Lituanie
nijolekas@yahoo.com
L’Ode de Victor Hugo sur le sujet lituanien : Question du genre
Ode by Victor Hugo based on the Lithuanian folk song: the problem of genre
Abstract: A great French romanticist, Victor Hugo, revived the genre of ode presenting new forms of ‘personal’ and ‘visionary’ odes. He expanded its concept with the introduction of folklore elements that were not allowed in the classical ode. The first example of it was “The 17th Ode to a Young Girl” (from the collection “Odes et Ballades”, 1826) with the epigraph of several lines from Lithuanian folk song. This song was taken from the collection of folk songs published by Herder in 1778. While comparing the song with Victor Hugo’s ode there appear some similarities and differences between the two genres of literature. However it becomes obvious that the song had influence on the ode’s form. This is the first attempt to analyze the impact of foreign folklore on Victor Hugo’s romantic ode.
Keywords: genre, ode, folklore, song, romantic.
Nous voulons présenter une œuvre inspirée par folklore lituanien dans la littérature française du XIX siècle, un fait rare (sinon unique). Il s’agit d’une ode que Victor Hugo a publiée dans son recueil des Odes et Ballades de 1826. Nous en analyserons la genèse et verrons la place que joue la chanson lituanienne dans le système poétique de l’ode, ainsi que la conception poétique originale du genre qui est celle de Hugo.
En 1825 celui-ci a composé l’ode A une jeune fille dont il a pris pour épigraphe les mots d’une chanson lituanienne. Le poète a placé cette pièce dans la deuxième partie de ses Odes, dans le livre cinquième sous l’intitulé « Ode Dix-septième »[1]. Il y a vingt-quatre de poèmes dans cette dernière partie des Odes, qui diffèrent sensiblement de ceux placés dans les quatre autres livres par leur inspiration et par leurs qualités génériques. Ce dont témoignent déjà les titres. Après les poèmes traitant les sujets historiques et politiques, comme : La Vendée, La Guerre d’Espagne, La Mort du duc de Berry, Les funérailles de Louis XVIII ou Le sacre de Charles X, ceux célébrant les lieux illustres tels: A l’Arc de triomphe de l’Etoile, A la Colonne de la place Vendôme, après les pièces consacrés aux personnages historiques et/ou mythologiques, comme : Moïse sur le Nil, Le Géant, L’Antéchrist, Jéhovah ou à ceux que le poète considère dignes d’être immortalisés, comme: A mon père, Au colonel Gustaffson, A mon ami S.B. viennent des poésies exprimant les sentiments intimes, comme: Premier soupir, Regret, A toi, Le Cauchemar, manifestant une identité entre la nature et le « moi » du poète à la manière des romantiques anglais (Au Vallon de Chérizy, Le Nuage, Le Matin, Paysage). La composition du recueil montre une évolution du genre choisi qui va de l’ode classique, oratoire et rhétorique à « l’ode personnelle et rêveuse », selon les mots de Sainte-Beuve[2]. On sait que Victor Hugo avait un point de vue original sur ses propres compositions appelés « odes » et « ballades ». Le poète élargit la définition de l’ode jusqu’à rendre incertaine ses frontières. Ce n’est plus « un genre littéraire aux règles presque aussi compliqués que celles du sonnet » (Raymond Queneau), basé sur le système tripartite comme dans la lyrique pindarique et se caractérisant par le haut style où selon Boileau tout doit être solennel et sublime, tenant à l’équilibre entre la raison et les sentiments. Dans la préface de 1826 de ses Odes et Ballades Victor Hugo déclare qu’il « continue à comprendre sous le titre d’Odes toute inspiration purement religieuse, toute étude purement antique, toute traduction d’événement contemporain ou d’une impression personnelle. » La définition de la ballade qu’il donne à côté est plus précise : « ce sont des esquisses d’un genre capricieux; tableaux, rêves, scènes, récits; légendes superstitieuses, traditions populaires (…) ». La question se pose alors de savoir pour quelles raisons la poésie inspirée par une vieille chanson traditionnelle, n’a pas pris de forme de ballade, mais celle de l’ode. On sait que l’ode classique devait se prêter à la mise en musique, tout en distinguant de la tradition « vulgaire » de la chanson[3]. Victor Hugo, voulait-il honorer le genre folklorique, le rendant digne d’attention pour le genre de l’ode ? Le « genre noble » dans ce cas noue un dialogue avec le « genre vulgaire », le « haut style » se heurtant au « style bas » et « marotique ». La définition de l’ode selon Victor Hugo nous laisse attendre une ode fondée sur « une impression personnelle » c’est-à-dire livrant une interprétation totalement subjective du sujet. Il faut noter que parmi les cinq livres d’odes l’ode étudiée ici fait exception étant la seule pièce basée sur le folklore, et un folklore étranger. Ce fait nous rend curieux d’en connaître la source.
Ce choix est sans aucun doute lié au caractère même de Victor Hugo qui, dès le début de sa carrière littéraire, était persuadé que le poète remplissait une mission prédestiné par le ciel. Poète très ambitieux, tenant à l’universalité, il embrassait dans son œuvre toutes les principales tendances du romantisme, dont il était devenu le chef d’école. Dans la troisième décennie du XIXème siècle, il était cependant difficile de se montrer novateur. Un des traits essentiels du romantisme européen était la valorisation du folklore, de la création nationale ou populaire, le respect du langage du peuple considéré comme plus apte à exprimer les sentiments naturels que la langue recherchée des salons. Cette tendance s’est développée tout d’abord en Allemagne et en Angleterre, pour devenir ensuite l’élément essentiel du romantisme européen, un élément fondamental pour les nations recherchant leur indépendance. D’après Paul Bénichou, les écrivains français ne montraient pas d’intérêt spécial pour le folklore national à la différence de leurs collègues anglais, allemands ou slaves[4]. Les Français, il est vrai, ne connaissait pas le problème du nationalisme, ni le besoin de ranimer les traditions anciennes au nom de la nation. Mais ils étaient intéressés par la poésie populaire des autres pays ce qui par ailleurs répondait à un certain penchant pour l’exotisme qui était propre à la poésie romantique. Victor Hugo a voulu également montrer le chemin aux autres dans ce domaine. Son ode sur la chanson lituanienne apparaît avant le recueil des ballades de Prosper Mérimée sur les motifs des chansons slaves Guzla (1827) ou les Contes d’Espagne ou d’Italie d’Alfred de Musset (1830). Dans l’œuvre poétique de Victor Hugo, l’ode A une jeune fille est la première à marquer le tournant vers la poésie populaire et le folklore, c’est pourquoi nous pouvons considérer ce fait comme significatif de l’évolution poétique de l’écrivain français.
Mais pourquoi une chanson lituanienne ? Ayant lu l’épigraphe on prête l’attention à une forme incorrecte du mot daino (daina – chanson en lituanien). Cette faute a permis à notre chercheur lituanien Alfonsas Tyruolis de faire l’hypothèse que Victor Hugo a pris cette chanson au recueil de Johann Gottfried Herder Chansons de tous les peuples (Volkslieder) de 1778 où on trouve une forme analogue du mot en cause[5]. Herder avait la chance d’être hautement apprécié de Johann Wolfgang Goethe, devenu fort populaire en France dans la troisième décennie surtout après la traduction de Faust (1827). On sait que Victor Hugo à cette époque, initié par Adèle Foucher, sa fiancée devenue sa femme par la suite, apprenait l’allemand et tentait même de traduire quelques morceaux de l’œuvre de Goethe.
Il est à noter que Lessing s’était intéressé, le premier en Allemagne, aux chansons populaires lituaniennes en louant leur bel esprit naïf et leur simplicité[6]. Herder a repris deux chansons lituaniennes chez Lessing et les a insérées dans son recueil Les anciens chants populaires de 1774. Dans les recueils de Herder de 1775 et 1778 on trouve déjà huit chansons lituaniennes que l’auteur des recueils appelle « chansons de consolation et de tristesse » et les compare même avec la poésie de Sapho[7]. Mais c’est Goethe le premier qui a utilisé le folklore lituanien pour une œuvre originale en introduisant « Une chanson de la fiancée » dans son opérette La Pêcheuse (Die Fischerin)[8]. Victor Hugo a pu connaître ce fait. Il a choisi lui aussi une chanson nuptiale L’Adieu de la jeune fille (appellé Sesytės atsisveikinimas , dans le recueil du folkloriste célèbre lituanien du XIX siècle Liudvikas Rėza). Voici la version originale de cette chanson :
Ten daržely žydi mironačiai,
Čion daržely žydi tymonačiai,
O kur mūsų sesytė stovėjo,
Čia gražiausi kvietkeliai žydėjo.
-Kam taip glaudiesi, mano mergyte ?
Kam rymoji, mano jaunoji ?
Ar ne pirmosios tavo dienelės ?
Ar nelengva, nelinksma širdelė ?
-Kad ir pirmosios mano dienelės,
Kad ir lengva dar mano širdelė,
Tik man gaila jaunųjų dienačių-
Šiandien baigiasi mano jaunystė.
Per žalią kiemelį eit mergytė,
Vainikėlį baltoje rankelėj:
-Ai vainike, juodas vainikėli,
Toli toli su manim keliausi.
Jau sudievu, miela motinėle!
Jau sudievu, mielasis tėveli!
Jau sudievu, mylimi brolyčiai!
Jau sudievu, mylimos sesytės!
Voici, sans prétendre à une version idéale, une des traductions possibles de la chanson lituanienne en français :
Là-bas dans le jardin fleurissent les thyms,
Ici dans le jardin fleurissent les cumins
Là où notre sœur s’arrêtait
Les plus belles fleurs fleurissaient.
-Pourquoi te serres-tu, ma fillette ?
Pourquoi t’appuies-tu, ma jeunette ?
Est-ce que tes jours ne sont pas les premiers ?
Est-ce que ton cœur n’est pas gai et léger ?
-Quoique mes jours soient les premiers
Quoique que mon cœur soit léger
Je regrette mes jeunes journées
Ma jeunesse finit aujourd’hui.
La jeune fille passe par la cour verte
Tenant une couronne dans la main blanche
-Oh, couronne ma petite couronne noire
Loin tu iras loin avec moi.
Déjà adieu ma chère maman !
Déjà adieu mon cher papa !
Déjà adieu mes chers frères !
Déjà adieu mes chères sœurs !
Victor Hugo a lu le texte de cette chanson dans la version allemande, traduite par Johann Gottlieb Kreutzfeld (1745-1784), professeur de l’université de Königsberg (et ami d’Emmanuel Kant) qui avait envoyé ses traductions à Herder pour les insérer dans le recueil de ce dernier. Il convient de noter que le traducteur est resté très fidèle au texte original dont il traduit toutes les expressions, en évitant cependant les diminutifs, ce qui change le climat de la chanson en éliminant une partie de sa mélancolie ; il garde les noms lituaniens des fleurs en ne trouvant peut-être pas d’équivalents ; cependant le mot choisi pour désigner la couronne de la jeune fille Brautkranz c’est-à-dire, la couronne de la fiancée, permet de mieux comprendre la situation donnée. Le traducteur exigeait la clarté et la précision. Néanmoins sa version, ainsi que la chanson originale ne donne pas d’idée explicite de l’événement dont il s’agit ici. Ce n’est qu’en lisant la préface de Herder que le lecteur découvre qu’il s’agit d’une chanson traditionnelle des noces. Victor Hugo, a-t-il lu la préface ? Notre analyse ne donne pas de réponse positive à cette question qui se pose naturellement. L’a-t-il entendu chanter ? Le chercheur lituanien Alfonsas Tyruolis cite le critique Sainte-Beuve qui avait retrouvé dans l’ode de Hugo la mélodie propre aux chansons lituaniennes (Le Globe, le 10 janvier 1827)[9]. Le rapprochement des textes pourrait peut-être en donner une idée plus ou moins nette.
La chanson lituanienne est consacrée à l’événement important dans la vie de la jeune fille : en quittant sa maison natale pour la maison de son futur mari elle fait ses adieux à sa mère, à ses proches, à sa jeunesse, à sa chasteté. La chanson est construite sous forme de dialogue entre la mère et sa fille, après un petit exposé des faits par l’énonciateur dans la première strophe. La mère questionne sa fille sur son état d’âme et l’encourage à ne pas s’attrister, car c’est une vie nouvelle qui commence pour elle, ce qu’elle doit prendre avec joie. Mais la fille se plaint de la fin de sa jeunesse et de la perte de sa couronne verte – symbole de sa chasteté. La symbolique de la chanson n’est pas tout à fait évidente. La comparaison de la jeune fille à une fleur dans la première strophe se complique par l’accent mis sur l’instantanéité (s’arrêtait par instants) qui cache le rapport compliqué avec le temps (instabilité). Le changement de couleur de la couronne annonce un changement radical dans la vie, mais celui-ci est ambivalent ( perte de la chasteté, souci de l’avenir incertain que la couronne noire peut symboliser). La séparation de tout ce qui était cher dans la passé engendre des notes plaintives. La plainte de la jeune fille prend le pas sur le ton plus clair et optimiste de la mère. Il s’agit d’une vieille monodie avec la monotonie voulue, propre aux complaintes, et qui ne peut-être rompue que par le timbre différent de deux interlocuteurs en chantant. Comme c’est souvent le cas dans nos anciennes chansons populaires, l’expression verbale est en rapport direct avec la perception sensible de l’univers: la peur de l’avenir incite le mouvement spontané de la fille à se serrer contre sa mère; l’importance du moment fatal est souligné par le cri spontané « déjà » et par des exclamations étouffés en pleurs dans les derniers vers. Cela détermine « le rythme sensoriel » de la chanson, d’après les mots de Lessing. Rien de sublime ni de solennel dans la rhétorique : apostrophes, exclamations, forme du dialogue ne servent point à un ton élevé ou officiel; celui-ci reste subtil et intime. La rime n’y est pas importante; une grande quantité des diminutifs font la rime spontanément. Simplicité de la forme, douceur des sentiments qualifient la chanson lituanienne qui a inspiré le grand poète romantique à composer une ode.
À UNE JEUNE FILLE
Pourquoi te plaindre, tendre fille ? tes jours
n’appartiennent-ils pas à la première jeunesse ?
Daino Lithuanien
Vous qui ne savez pas combien l’enfance est belle,
Enfant ! n’enviez pas notre âge de douleurs,
Où le cœur tour à tour est esclave et rebelle,
Où le rire est souvent plus triste que vos pleurs.
Votre âge insouciant est si doux qu’on l’oublie !
Il passe, comme un souffle au vaste champ des airs,
Comme une voix joyeuse en fuyant affaiblie,
Comme un alcyon sur les mers.
Oh ! ne vous hâtez point de mûrir vos pensées !
Jouissez du matin, jouissez du printemps ;
Vos heures sont des fleurs l’une à l’autre enlacées ;
Ne les effeuillez pas plus vite que le temps.
Laissez venir les ans ! le destin vous dévoue,
Comme nous, aux regrets, à la fausse amitié,
À ces maux sans espoir que l’orgueil désavoue,
À ces plaisirs qui font pitié !
Riez pourtant ! du sort ignorez la puissance ;
Riez, n’attristez pas votre front gracieux,
Votre œil d’azur, miroir de paix et d’innocence,
Qui révèle votre âme et réfléchit les cieux !
Février 1825.
La comparaison entre la chanson et l’ode de Victor Hugo fait tout d’abord apparaître les différences concernant principalement la mélodie. Si le nombre des quatrains est identique, les vers décasyllabiques de la chanson sont remplacés par une versification classique propre à l’ode. L’alexandrin légèrement varié par le vers de huit syllabes à la fin de la deuxième et de la quatrième strophe et savamment coupé au commencement de chaque deuxième vers des quatrains excepté le troisième quatrain comme pour éviter la monotonie; les vers sont rimés, en se permettant les rimes moins riches (belle-rebelle; douleurs-pleurs), mais en créant le rythme souple et le ton changeant sur la base d’une syntaxe expressive (phrases de longueur et d’intonation variés). La rhétorique: apostrophes (« vous », « enfant »), les interjections (« Oh »), les exclamations, les impératifs qui abondent donnent le ton oratoire et élevé propre à une ode classique. Le ton impérieux des impératifs (« Laissez venir les ans », « Riez pourtant ») est souligné encore par la forme exclamative des expressions. Il détermine les intonations déclaratives en même temps que la supériorité du sujet s’adressant au destinataire (« Vous qui ne savez pas (…) », « n’enviez pas (…) ») – position qui est totalement absente dans la chanson. Le dialogue est imité: le sujet parlant s’adresse à une jeune fille, mais il n’attend pas de réponse en se concentrant sur son propre point de vue envers les valeurs du passé. Ce n’est qu’en plaignant son « âge de douleurs » qu’il fait la louange de la jeunesse en souhaitant à la jeune fille de jouir du printemps de sa vie. De cette façon c’est le « moi » du sujet qui parle qui se trouve au centre du poème, et non celle à qui il s’adresse. Une telle stratégie de l’énoncé n’est pas caractéristique de l’ode classique, mais apparaît surtout dans l’ode romantique. Elle défigure totalement la situation fondamentale de la chanson lituanienne. La plainte d’une « tendre fille » de l’ode hugolienne n’a comme motif que le désir de devenir adulte, ce qui est justement le contraire de la disposition d’esprit de la fille de la chanson. L’ode de Victor Hugo est consacrée à une jeune fille qu’on appelle « enfant », et non à une fiancée, c’est pourquoi les thèmes des noces, de la perte de l’innocence n’y figurent pas.
Cependant l’épigraphe comme une des formes de réception littéraire, marque le lien du texte avec le contenu du fragment cité. Il contient l’idée d’une séparation d’avec le passé, d’avec le jeune âge considéré comme une valeur en-soi. C’est cette idée, fondamentale pour la chanson autant que pour l’ode du poète, qui relie les deux textes. « Si l’on plaçait le mouvement de l’Ode dans les idées plutôt que dans les mots, si de plus on en asseyait la composition sur une idée fondamentale quelconque qui fut appropriée au sujet, et dont le développement s’appuyât dans toutes ses parties sur le développement de l’événement qu’elle raconterait (…) », écrivait Victor Hugo dans la préface de ses Odes et Ballades de 1822, ajoutant qu’alors « on pourrait jeter dans l’Ode quelque chose de l’intérêt du drame ». Si on cherche l’intérêt du drame dans notre poème, on le trouve dans l’opposition de la première jeunesse à l’âge adulte caractérisé négativement dans les première et quatrième strophes par les épithètes « esclave », « triste », « fausse », plein des « douleurs », des « regrets » et des « maux sans espoir ». Une telle image sombre fait contraste avec l’image de l’enfance ou de la première jeunesse en faisant ressortir sa clarté et sa beauté. L’enfance est « belle », « insouciante », « douce », sa durée courte est ressentie avec regret: « Il passe comme un souffle au vaste champ des airs / Comme une voix joyeuse en fuyant affaiblie ». Les notions auditives et visuelles sont là pour présenter la fragilité de l’enfance, dont les images sont couronnées par un vol d’oiseau symbolisant sa fugue : « Comme un alcyon sur les mers ». La verve lyrique ayant atteint son apogée quand on s’adresse de nouveau à la jeune fille pour lui conseiller d’apprécier son temps. Le rapport symbolique entre une jeune fille – ses fleurs – et le temps destructeur de la chanson (« Là où notre sœur s’arrêtait / Les plus belles fleurs fleurissaient ») est exprimé dans l’ode par une métaphore marquant la beauté et la fragilité de l’existence virginale: « Vos heures sont des fleurs l’une à l’autre enlacées; / Ne les effeuillez pas plus vite que le temps. » Grâce à cette métaphore le thème du temps tout-puissant de l’ode devient plus intime, touchant la vie concrète de celle à qui le poète adresse ses vers.
Reprenant le motif initial dans la quatrième strophe, dressant l’avenir sombre et malheureux des adultes, le sujet de l’ode partage ainsi les inquiétudes de la jeune fille de la chanson sur l’avenir incertain. Mais ce qui est plus important encore que ce jeu de contrastes est le clair-obscur du poème qui lui confère son intérêt dramatique. L’ode finit par la reprise du leitmotiv de la valeur et de la beauté du jeune âge digne d’être immortalisé. La verve lyrique reparaît: le poète transforme l’œil de la fille en miroir, et le miroir en objet magique capable de joindre l’âme au ciel. Cette image métaphorique peut être considérée comme un « élan vers le divin » (d’après les mots de Victor Segalen, créateur des odes au XX siècle) et ajouter ainsi un aspect religieux au texte, ce qui coïncide bien avec le concept moderne de l’ode tel que Victor Hugo la présente (« toute inspiration purement religieuse »). Le poète reste fidèle à ses principes de composition: l’accord final doit sonner! Il termine son poème sur un ton solennel, sublime, et ce « sublime est un dépassement de l’ordinaire », selon Boileau. Ce procédé de style nous rappelle que nous avons affaire à une ode qui garde certains traits du genre classique.
Cependant Victor Hugo, partageant l’opinion qu’on peut accuser l’ode française de froideur et de monotonie, en a cru découvrir la cause « dans l’abus des apostrophes, des exclamations, des prosopopées, et autres figures véhémentes que l’on prodiguait dans l’Ode » (Préface des Odes et Ballades de 1822). Il est à noter que notre ode ne connaît point cet abus. Les vues poétiques sont pleines d’une douce mélancolie et le ton élevé basé sur les figures rhétoriques traduit un souci sincère et une méditation triste sur le rôle destructeur du temps. C’est le timbre souvent doux et nostalgique qui avait autoriser Sainte-Beuveàe rapprocher l’ode et la chanson du point de vue de la mélodie, bien que leurs expressions soient totalement différentes et ne donnent pas de réponse satisfaisante à la question que nous avions posée – est-ce que le poète français a entendu chanter ou interpréter cet chanson accompagnée d’un quelconque instrument de musique. Notre analyse a permis toutefois de découvrir le caractère particulier de la pièce composée par Victor Hugo. La chanson lituanienne l’a inspiré dans la composition de cette ode qui révèle un trait caractéristique de sa poétique – l’alternance du sublime avec la cordialité (traits distingués par Ferdinand Brunetière) — et qui range A une jeune fille dans la poésie romantique proprement dite. L’introduction des éléments folkloriques dans le contexte du « genre noble » (interdit catégoriquement dans l’ode classique) témoigne déjà du mélange des genres. En cela l’ode hugolienne perd peut-être une partie de son éloquence, mais gagne en simplicité et en sincérité. Selon Sainte-Beuve, « une telle espèce d’ode tient au cœur même du poète et doit durer tant que ce cœur continuera de battre »[10].
Il y a plus de cent ans que le cœur du poète a cessé de battre, mais ses œuvres continuent leur existence au sein du patrimoine de la littérature universelle suscitant en outre des recherches sur le renouvellement des genres. Le concept de l’ode après Victor Hugo est devenu après lui encore pus indécis. Au XX siècle l’ode apparaît plutôt comme « un genre grand ouvert, varié, mais aussi controversé »[11]. La traduction de l’ode A une jeune fille en lituanien est marquée aussi par ces tendances. Il est à rappeler qu’en 1834 cette ode fut traduite en polonais et publiée à Vilnius dans la revue Znicz novorocznik, mais…sans épigraphe. Selon toutes apparences, c’est notamment l’épigraphe qui a incité le traducteur (resté anonyme) à choisir cette pièce parmi les poèmes de Victor Hugo encore peu traduits en polonais. Nous sommes enclins à croire qu’il s’agissait d’une censure tsariste qui est devenue très violente après l’insurrection polono-lituanienne de 1830-1831 et qui aurait pu considérer ce fait comme capable de ranimer le sentiment national lituanien. La réception de l’ode ainsi bloquée, la pièce est restée à l’ombre des autres poésies et des romans de Victor Hugo ; ces derniers sont devenus surtout populaires en Lituanie dans la première moitié du XX siècle. Notre ode a été traduite en lituanien seulement en 1985, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la mort du poète français[12]. La traduction en versification syllabo-tonique (qui est naturelle pour la poésie lituanienne), en choisissant le vers plus court (décasyllabe au lieu d’alexandrin) et l’iambe énergique, a fait perdre à l’ode hugolienne les qualités propres à son genre genre. On a renoncé à la mélodie sinueuse, le dynamisme a étouffé une partie de la nostalgie, le ton familier (on tutoie la fille en abandonnant les tournures de politesse, en ne gardant que les interjections) a remplacé le ton solennel. Tout cela a diminué évidemment la sublimité et a causé du tort à une traduction qui dit vouloir être fidèle. En cherchant une voie plus sûre, le traducteur aurait pu avoir recours à la tradition de l’ode lituanienne, à une ode de Simonas Stanevičius, par exemple (publiée en 1829 son ode Šlovė žemaičių – La Gloire des Samogitiens avait un sous-titre « La haute chanson » et reflétait un mélange intéressant des tendances classiques et romantiques). En revanche, le traducteur a su transmettre en images poétiques assez vivantes ce trait de Hugo qu’on appelle « la cordialité ». De cette façon l’ode s’est rapprochée de la chanson qui l’avait inspirée (d’ailleurs, le nombre des syllabes dans le vers de la chanson coïncide avec celui de la traduction de l’ode). Le traducteur a abandonné même le titre de « l’ode » (on peut se rappeler que Victor Hugo a nommé sa pièce « L’Ode dix-septième »). Sa version lituanienne se présente ainsi comme une belle poésie romantique en reflétant en même temps (involontairement ou non) les tendances du traitement moderne de l’ode.
Aujourd’hui on donne volontiers le titre d’ode aux œuvres en poésie ou même en prose, manifestant la volonté d’honorer quelque personnalité ou événement ou une idée abstraite qui hante l’auteur l’incitant à une méditation sur l’existence. Le recueil des vers du romaniste lituanien de renom Jurga Ivanauskaitė L’Ode à la joie[13] (paru récemment juste après sa mort prématurée) peut en servir d’exemple : le titre y est justifié par une affirmation permanente de l’existence en dépit de la douleur qu’elle apporte. On peut remarquer que cette fois comme dans beaucoup d’autres cas concernant l’œuvre des auteurs contemporains, les traits formels de l’ode traditionnelle n’ont rien de commun avec la forme des compositions présentés. On ne retient que l’idée primordiale de l’ode tout en rejetant ses règles et en donnant libre cours à l’inspiration personnelle. A condition que la liberté ne produise pas de désordre,- dirait aujourd’hui Victor Hugo, mais qu’elle incite à un ordre nouveau, car « l’ordre résulte du fond même des choses, de la disposition intelligente des éléments intimes d’un sujet (…) l’ordre est le goût du génie ». Ces mots écrits en 1826 restent actuels et le seront toujours. Ils nous rappellent que n’importe quelle destruction des formes traditionnelles doit être suivie d’une construction non moins ingénieuse.
[1] Victor Hugo, Oeuvres complètes, Bruxelles, Société Typographique Belge, Adolphe Wahlen et C-e, 1837, tome I, p.229.
[3] Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala, Le dictionnaire du Littéraire, Paris, PUF, 2002, p. 406.
[5] Alfonsas Šešplaukis-Tyruolis, „Victor Hugo ir lietuviškoji daina pasaulinėje literatūroje“, Draugo priedas, N.220 (4), 1985, p.3.
[6] Liudvikas Rėza, Lietuvių liaudies dainos, Vilnius, Valst. Grožinės literatūros l-kla, 1958, p.355-356.
[9] Alfonsas Tyruolis, “Victor Hugo ir lietuviškoji daina pasaulinėje literatūroje”, Draugas, 1985, Nr.220(41), p.3.