Daniel Fărcaş
Université de Paris IV – Sorbonne, France
L’œil dans l’imaginaire mystique de Maître Eckhart/
/The Eye in the Mystical Imagination of Master Eckhart
Abstract: Meister Eckhart’s universe involves an organic imagism, in which the intellectual soul is seen as eye or hand. In opposition to the external eye, symbol of sensuous cognition (which acts by converting sensations into phantasms /conversio ad phantasmata), the internal eye (the intellect, imago dei) works in the privileged place of the encounter with the divine Eye, the deity itself (gotheit).
Keywords: eye (oculus, ougen/Augen), hand (manus), intellection, mysticism, symbolic theology, image, analogy.
1. Introduction
Du point de vue de l’analyse textuelle, la situation particulière de la littérature mystique réside dans la surabondance d’images sensibles, qui correspond à la nécessité d’exprimer l’intelligible par des « phantasmes » sensibles.
A cet égard, le cas de Maître Eckhart[1] est exemplaire. En effet, ses écrits font toujours recours à une multitude d’images concrètes, matérielles et visibles, pour désigner des réalités abstraites, immatérielles et invisibles, ce qui fait de son œuvre une véritable poétique mystique. C’est le cas de certaines métaphores comme le château fort (castellum, cf. Predigt 86), l’étoile du matin (stella matutina, cf. Predigt 37), le vase en or (vas aurum, cf. Predigt 16) et surtout… l’œil (ougen, en « Mittelhochdeutsch », et Augen, en allemand contemporain, cf. Predigt 16b ; oculus, cf. Expositio S. Evangelii secundum Joannem, §100).
Pour ce qui est de la métaphore de l’œil, celle-ci inscrit la pensée symbolique du Thuringien dans une tradition théologique qui inclut des théologiens comme Augustin, Maïmonide, Hugues de Saint-Victor, mais qui remonte, d’une part, jusqu’aux écrits saints hébraïques (l’Ancien Testament) et, d’autre part, jusqu’à la littérature grecque (Homère, Platon, Aristote).
Pour le mystique de Thuringe, l’œil est le symbole de l’intellect, faculté supérieure de l’âme pour toute la tradition dominicaine à laquelle il appartient, à savoir il est considéré l’image de Dieu (imago dei) dans l’âme humaine et donc – dans le cadre d’une réflexion mystique – le point de rencontre de l’âme avec Dieu. Comme symbole, l’œil est souvent comparé avec la main, un autre symbole organique de l’âme intellective ; vu les limites du discours métaphorique, cet œil mystique doit être distingué de l’œil extérieur (de chair). Mais, si l’œil mystique ou intérieur est l’image de Dieu, il est le lieu privilégié de l’union mystique, où l’âme devient coextensive à Dieu et ainsi elle devient la limite dernière du monde.
2. L’œil sur la main — une synesthésie fondatrice
Chez Aristote – un lointain point de départ du discours métaphorique eckhartien –, l’œil représente la source principale de la connaissance humaine et c’est la raison pour laquelle il insiste maintes fois sur l’importance cognitive de la vue parmi les autres sens. Dès le début de la Métaphysique[2], il affirme que le sens qui se réalise par l’œil vise non seulement les connaissances soumises à un but pratique, mais il trahit une certaine oisiveté à laquelle aspire en dernier ressort la connaissance de l’homme. On pourrait donc affirmer que l’usage excellent de l’œil vaut la contemplation (qewriva), qui se réalise pleinement dans l’étonnement philosophique, la science théorique par excellence. D’autre part, le Stagirite insiste sur le caractère essentiel de la tactilité. Un vivant, qu’il soit homme ou animal, ne peut pas vivre en absence de la tactilité, alors qu’il le peut s’il est dépourvu des autres sens. De ce fait, la tactilité est le symbole spécifique de tous les autres sens et ce statut est représenté aussi par l’absence d’organe particulier de la tactilité : le toucher est distribué dans tout le corps, alors que la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût se réalisent chacun par un organe spécialisé. La tactilité représente donc la corporalité même et l’anéantissement de celle-là équivaut à la mort de celui-ci[3].
En tant qu’auteur d’une philosophie de la lumière (encore plus, d’une mystique de la lumière !), Eckhart ne peut qu’assumer le primat de la vue entre les sens. Dans l’In Genesim (§187), il donne même une paraphrase du paragraphe du début de la Métaphysique, qui privilégie « le sens qui s’exerce par l’œil » (mais il fait aussi une référence implicite au De sensu (437 a 6), qui situe l’ouïe à proximité de la vue). En assumant l’ordre des sens selon le critère de leur importance, tel qu’il est présenté par Aristote, le Thuringien affirme que la vue et l’ouïe sont les sens les plus importants pour la connaissance, mais – dans cet ordre – le toucher, le goût et l’odorat se rapportent non pas à la connaissance, mais à l’utilité et à la conservation de l’animal. Selon Eckhart, c’est ainsi qu’il faut comprendre l’autorité biblique sur le Jardin d’Eden (Genèse 2:9), conformément à laquelle Dieu fit pousser des arbres beaux à voir et des fruits agréables à manger. Interprété de manière aristotélicienne, ce passage biblique atteste l’existence des sens que l’on pourrait nommer « théoriques » (ou contemplatifs, à savoir qui relèvent de la qewriva), qui précèdent en quelque sorte – par leur caractère désintéressé – la contemplation intellectuelle ; en plus, le même passage soutient l’existence des sens pratiques[4]. Par son caractère « théorique », la fonction de l’œil anticipe en quelque sorte la fonction de l’intellect. En affirmant que « la vue concerne l’être des choses en leurs principes (esse rerum in suis principiis) », tandis que « le goût [concerne] ce qu’elles sont en elles-mêmes »[5], Eckhart établit un quasi-parallélisme entre la distinction vue-goût (ou, plus généralement, connaissance-utilité) et d’autres distinctions de l’In Genesim : effet intelligible-effet sensible (la raison en Dieu-la forme dans la créature) (§204), vrai/faux-bien/mal (§202), l’être dans ses causes, à savoir dans le Verbe (in suis causis originalibus, saltem in verbo dei)-l’être des choses extérieures (esse rerum extra in forma propria) (§77). Autrement dit, la vue est le symbole sensible de l’intellect, puisque « la vue se réfère à la vérité des choses, le goût à leur valeur de bonté » (Item visus respicit rerum veritatem, gustus rerum bonitatem)[6]. Un deuxième fragment où le Thuringien cite le texte aristotélicien du début de la Métaphysique est l’In Genesim, §197. Après avoir affirmé que l’animal rationnel, qui est l’homme, est ordonné de par sa nature à la connaissance intellective, il ajoute que la vue est le principal auxiliaire. Pour cette raison, le visage de l’homme est dirigé vers le haut (faciem… habet erectam)[7].
En ce qui concerne la main (manus), organe de la tactilité, celle-ci symbolise la capacité de disposer de quelque chose et de faire quelque chose à son gré. Dans l’In Genesim, Eckhart énonce un principe général : les êtres inférieurs sont sous la main (sub manu) et sous la puissance des êtres supérieurs[8]. En ce qui concerne l’homme, la « main » désigne sa vocation de dominer toute la création de Dieu. Il n’est pas surprenant que le thème de la « main » apparaît également au sujet de l’imago dei : l’homme a la capacité de délibérer parce qu’il est le résultat de la délibération divine. L’homme est un être doué de la vertu opérative (virtus operativa), mais qui manifeste diverses possibilités à se manifester. La « main » apparaît dans une expression figurée prise du Siracide[9], que Maître Eckhart cite deux fois dans le même paragraphe et qui affirme que Dieu a créé l’homme, mais il l’a laissé dans la main de son propre conseil (reliquit eum in manu consilii sui). Le passage affirme que l’homme décide vers quel fin il veut se diriger, ce qui signifie – selon le Thuringien – que l’homme se trouve lui-même dans le creux de sa propre main (in manu). Le passage finit sur la conclusion que l’intellect est l’image de Dieu dans l’âme, à savoir la capacité de disposer de soi et la domination sur les créatures qui lui sont inférieures[10] (c’est le maniement). Quant à Dieu, s’il dispose de la créature, en la dominant en tant que son maître absolu, selon le principe conformément auquel le supérieur tient sous la main (sub manu) l’inférieur, il maintient également tout ce qu’il a créé. Puisqu’en fait le supérieur est toujours la limite de l’inférieur, son enveloppe, tenir l’inférieur sous la main signifie le tenir dans le creux de la main. Le « tenir dans la main » (manutentio)[11], dans le creux, fait du supérieur (qui dans ce cas est Dieu) le lieu (tovpo) où toute chose se repose et demeure, comme dans le Principe (in principio) où il a été créé. Or, chez Albert le Grand, manus était déjà une métaphore pour l’intellect divin, qui est un intellect pratique, à savoir productif ou opératif (practicus sive operativus), donc créateur[12]. Puisqu’elle est une métaphore de l’intellect, la main désigne l’intellect divin ainsi que l’intellect humain, fait à l’image de celui-là.
La main et l’œil — voilà deux symboles eckhartiens qui désignent l’intellect. En effet, l’intellect est l’œil-main, la main de Dieu qui voit tout, l’œil divin qui touche tout. Et, lorsque l’homme déiforme réalise son image par l’union mystique, son intellect est la main qui voit Dieu et l’œil qui touche Dieu. Cette synesthésie tactile-visuelle c’est la manière qui exprime le paradoxe de l’union – dans l’essence de Dieu – de ce qui est différencié au niveau factuel. Les paradoxes eckhartiens se manifestent ici comme une « mystique synesthésique ».
3. L’œil intérieur et l’œil extérieur — l’antithèse mystique
Après avoir vu l’échafaudage philosophique, passons au développement mystique du symbolisme synesthésique tactile-visuel. Pour une théologie de l’union mystique, comme celle de Maître Eckhart, qui se réalise pleinement par la réduction, en général, du monde corporel[13] et, en particulier, de la corporéité, la tactilité – qui représente la vie corporelle – devient une fonction de l’œil ; de l’œil intérieur, évidemment. Il s’agit de la mise en place d’un espace mystique, qui consiste dans la réduction de tout espace corporel et de tout lieu sublunaire et déterminé par le temps.
Chez Eckhart, la théologie de la vision (de la vue) va de pair avec la théologie du toucher mystique. La dialectique de la tactilité suit de proche celle de la vue. En vérité, chez le Thuringien, l’œil intérieur est un organe tactile, mais, pour arriver à cette solution synesthésique, expression d’une certaine coïncidence mystique.
Mais, avant que cette situation spéciale soit réalisée, l’auteur insiste sur la nécessité de la réduction du toucher sensible :
« La lumière divine est bien trop noble pour avoir la moindre communauté avec les puissances de l’âme. Car tout ce qui touche ou est touché, Dieu en est loin et lui est étranger. C’est pourquoi, comme dès qu’elles touchent ou sont touchées, les puissances perdent leur virginité, la Lumière divine ne peut briller en elles ; mais par l’exercice et le dépouillement, elles peuvent devenir réceptives. (…) il est donné aux puissances une lumière qui est semblable à la lumière intérieure. De cette lumière les puissances reçoivent une impression qui les rend réceptives à la lumière intérieure »[14].
Il est certain que le toucher dont il s’agit ici est un terme qui désigne toute connaissance mondaine, redevable aux cinq sens. La tactilité indique donc toute connaissance qui s’effectue à travers la grossièreté de la chose matérielle, à laquelle on oppose la lumière et donc implicitement la vision. En bref, symboliquement, le toucher est une expression synthétique pour la connaissance naturelle sublunaire, tandis que la vision (de la lumière divine) atteste la subtilité de la connaissance par la grâce. La main (organe par excellence tactile) devrait être le symbole du caractère instrumental de la connaissance naturelle, qui se sert toujours de la médiation du corps, pour que l’œil soit le symbole de la connaissance surnaturelle. Quant à l’œil sensible ou corporel, sa fonction se réalise non moins par contiguïté au monde matériel, par une espèce de contact avec l’objet (c’est-à-dire que cette fonction se réalise uniquement en présence de l’objet matériel) et c’est dans ce sens que le Thuringien peut faire du toucher le symbole de toute connaissance sensible, y compris de la vue. La vision de Dieu, consistant dans l’infusion de la lumière divine dans l’âme, se réalise uniquement après la réduction de cette contiguïté du sujet connaissant avec l’objet sensible. Pour passer de la connaissance sensible à la connaissance mystique, il faut réaliser la réduction de la contiguïté (du toucher). C’est la raison pour laquelle Eckhart affirme que les facultés de l’âme deviennent réceptives à la lumière divine par « dépouillement »[15]. Celui-ci est la réduction de l’insistance de toute présence objective.
La « tactilité » de toute connaissance sublunaire consiste dans l’opposition entre celui qui voit et la chose vue. En réduisant l’objet factuel, pour rester dans la sphère de l’ego (du Ich), celui-ci récupère la connaissance de l’objet au niveau des essences. C’est ainsi que l’homme qui a opéré le dépouillement « sait tout ce que Dieu sait », puisqu’il voit les essences en Dieu (il « est un homme “qui sait Dieu” »)[16]. La récupération des choses dont on a réduit la contingence concrète se réalise par une vision intérieure, par l’œil intérieur qui contemple – dans l’intériorité de l’âme, à savoir en Dieu[17] – tout ce qu’il avait réduit :
« L’œil intérieur [nous soulignons – D. F.] de l’âme est celui qui regarde dans l’être et reçoit son être de Dieu sans aucun intermédiaire : c’est son opération propre. L’œil extérieur [nous soulignons – D. F.] de l’âme est celui qui est tourné vers toutes les créatures et les perçoit selon le mode d’images et le mode d’une puissance. Or l’homme qui s’est tourné en lui-même, en sorte qu’il connaît Dieu dans le propre goût et dans le propre fond de celui-ci — cet homme est affranchi de toutes choses créées, il est enfermé en lui-même sous un véritable verrou de vérité »[18].
L’œil ontique se ferme, pour que l’œil ontologique s’ouvre (ce n’est que par l’œil intérieur qu’on regarde dans l’essence des choses).Il s’agit d’une réduction du niveau visible, qui a comme but le niveau invisible qui rend possible la manifestation en tant qu’image. La possibilité non-vue du visible est acquise par la mise entre parenthèses du niveau factice de la connaissance ordinaire. La réalité, c’est-à-dire l’image mondaine, est ainsi repensée, c’est-à-dire re-thématisée à partir de et en relation nécessaire avec sa possibilité au niveau des essences. A ce niveau-là, l’œil intérieur, « dés-ymagé », se réalise selon le mode d’une tactilité mystique, où l’œil qui voit et la chose vue ne se situent pas en contiguïté, à savoir en opposition ; dans ce cas, celui qui voit enveloppe la chose vue et la chose vue voit à son tour celui qui la voit :
« Quand Dieu regarde la créature, il lui donne par là son être ; quand la créature regarde Dieu, elle reçoit par là son être. L’âme a un être spirituel et connaissant ; c’est pourquoi là où Dieu est, là est l’âme, et là où l’âme est, Dieu est »[19].
En regardant à l’intérieur, l’œil de l’âme « ne regarde rien »[20]. Il contient en lui Dieu et toute la créature comme dans le creux de la main. Il ne regarde rien d’extérieur, qui se situe en opposition par rapport à soi même, mais il regarde à l’intérieur, comme s’il était le réceptacle de toute chose et le contenant de Dieu et du monde. Il n’est pas « touché », à savoir affecté, par les choses, mais il moule toutes les choses, qu’il affecte, tout comme Dieu l’affecte lui-même, lorsqu’il moule l’âme :
« Quand l’âme reçoit le baiser de la Déité, elle acquiert toute sa perfection et sa béatitude, alors elle est embrassée par l’unité. Dans le premier contact où Dieu a touché l’âme et la touche comme incréée et incréable, l’âme est par ce contact de Dieu aussi noble que Dieu lui-même. Dieu la touche selon lui-même »[21].
A ce niveau-là, la distinction entre la vision et la tactilité s’efface. L’œil de Dieu moule l’œil de l’âme et réciproquement l’œil de l’âme moule l’œil de Dieu (comme il sera évident dans le Predigt 12), dans un miroitement où le regard supprime la distance et la différenciation entre l’extérieur et l’intérieur. Même lorsqu’on jette un coup d’œil sur la créature, ce regard (de Dieu, de l’âme…) manifeste l’insistance d’un toucher qui se réalise vers l’intérieur, comme limite (pevra) qui enveloppe entièrement la chose, pour lui offrir le seul « lieu » où elle puisse exister[22]. L’espacement étant aboli pour faire l’œil et la chose vue demeurer dans une union, la synesthésie (tactile-visuelle) reste la meilleure manière de déterminer cette coïncidence au niveau stylistique. La tactilité est amenée dans le champ de la visibilité. La vue se substitue à la tactilité et la tactilité à la vue, l’œil à la main et la main à la vue.
4. L’œil dernier (l’œil comme limite) — la coïncidence mystique
En ce qui concerne la théorie générale de la vision, il y a deux remarques à faire. L’une concerne le moment de différence entre l’œil et l’objet vu, l’autre concerne leur identité. Les deux moments reçoivent chez Eckhart une signification profondément théologique.
Eckhart insiste maintes fois sur la différence entre l’œil et la chose vue, puisque l’œil doit être incolore afin qu’il puisse percevoir toute couleur. Le Thuringien s’inspire du De anima, où Aristote insiste sur la nécessité que la faculté de la vision soit incolore, tout comme l’ouïe doit être insonore[23]. De cette façon, s’établit une opposition entre celui qui connaît et ce qui est connu. Or, la réceptivité de l’œil qui le rend capable d’être affecté par la couleur extérieure n’est que parallèle à la réceptivité de l’intellect, disponible à l’intellection de la chose. Le Stagirite même met en évidence ce parallélisme entre le fonctionnement de l’œil et respectivement de l’intellect, qui est non-mélangé (comme le voulait Anaxagore) et non-affecté, pour qu’il puisse se laisser affecter par toute chose[24]. L’In Exodum, §125 est un des textes où le Thuringien insiste sur la différence entre l’œil et la couleur, en affirmant que celle-ci se trouve dans l’objet (dans le mur coloré) sous la caractéristique de l’être (ad esse), tandis qu’elle est dans l’œil sous un rapport intentionnel, par ressemblance (elle est une intentio sive similitudo)[25]. Il est évident que le Thuringien insiste ici sur la différence entre l’œil et la couleur vue. Cet avis est exposé également dans la Quaestio [Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse], §2, où le parallélisme entre le caractère incolore de l’œil et le caractère non-mélangé de l’intellect (dans les deux cas s’agissant de la différence entre la puissance cognitive et l’objet connu) est un argument pour la transcendance des substances intelligibles (anges et Dieu) par rapport au monde[26], que l’on exprime comme transcendance de l’intellect par rapport à l’être (ou, symboliquement, de l’œil par rapport à la couleur). La signification théologique de cette réflexion gnoséologique est, d’une part, la différence qui demeure entre la créature et le Créateur, en dépit de la participation qui les lie[27] ; d’autre part, la nécessité d’une réduction, consistant dans le « dés-imager » (Entbildung)[28].
Mais Eckhart insiste à d’autres occasions sur l’identité de l’œil et de la couleur. Au sein d’une analyse philosophique, il ne serait pas possible d’affirmer une autre identité entre l’œil et la couleur et entre l’intellect et la chose que celle qui se réalise par la présence de la chose à la puissance cognitive en tant qu’espèce (sensible, respectivement intelligible) ; mais, pour le mystique, cette présence qui correspond à la présence de la créature dans le Créateur par sa raison (ratio). A ce niveau de la réflexion sur la vue, la forme (forma), qui est l’incarnation de la raison (raison) dans la matière, n’est pas en question. Il faut donc affirmer l’identité en acte de l’œil et de la couleur, de l’œil et de son objet, puisque l’objet est présent dans l’œil en tant qu’espèce :
« (…) en tant qu’ils sont en acte, le premier voyant, l’autre étant vu, ils sont un (sic unum sunt) – par un seul et même acte ils sont, le premier, voyant, l’autre, vu. (…) Voir et être vu sont un (unum sunt), sont la même chose (idem) »[29].
Quant au sens théologique de cette thèse gnoséologique, il est donné tout de suite par Eckhart. En affirmant que la puissance réceptive – par exemple l’œil – reçoit tout son être de l’objet (totum suum esse), le Thuringien affirme la réception du Fils dans l’âme, réception par laquelle se réalise l’adoption. La réception de l’être par l’homme (homo… accipit totum suum esse se toto a solo deo, obiecto) n’est pas ici une thèse doctrinale sur la création, mais plutôt une affirmation sotériologique. En s’ignorant soi-même (se ipsum nescire), c’est-à-dire son être naturel, qu’il a par la création, l’homme peut recevoir un autre être et devenir déiforme. La différence entre l’homme et Dieu est effacée par cette union, où l’homme naturel et concret est ignoré, tout comme la différence entre l’œil et l’objet extérieur est ignorée lorsqu’on considère que l’objet et l’œil sont un en acte, par l’espèce sensible (phantasma) — l’hypostase intériorisée de l’objet extérieur. Par conséquent, ce passage de l’objet extérieur à l’objet intérieur est le détachement, qui se réalise comme réduction du néant de la créature, pour recevoir l’être de Dieu, comme l’œil reçoit en soi l’objet, mais réciproquement Dieu s’anéantit en lui-même afin de nous faire part de son être ou de nous tenir dans son œil[30]. Or, affirme Eckhart dans la Quaestio [Utrum intelligere angeli…], l’objet connu se trouve dans celui qui connaît – par l’espèce qu’il produit – non pas comme l’accident dans le suppôt (subiectum), mais comme dans un lieu[31]. Il faut y voir un sens mystique, puisque cette présence de l’objet dans le creux de l’œil, qui le contient, produit la transformation de l’objet. L’homme détaché (de son extériorité) et Dieu sont un ; ainsi, la déiformation (deiformatio) conduit à la suppression de la séparation entre Dieu et l’âme[32], par une démarche qui relève de l’union mystique de l’âme avec Dieu. Or, si Dieu est vu par l’œil intérieur, ce n’est pas pour le voir quelque part à l’extérieur, mais dans le lieu creux et intérieur de l’œil (« “Il est trouvé intérieurement”. Intérieur est ce qui réside dans le fond de l’âme, dans l’intérieur de l’âme, dans l’intellect, qui ne sort pas, qui ne regarde rien »[33]). L’œil intérieur est l’œil contenant l’objet visible et en dehors duquel il n’y a plus rien à voir. Il contient son objet pour devenir lui-même l’objet et pour que l’objet visible devienne œil. Ce n’est pas seulement un miroitement, mais un regard intérieur, où l’œil voit l’œil qu’il enveloppe et qu’il tient comme dans le creux de la main, jusqu’à leur identité. Pour cette raison, Eckhart affirme dans le Predigt 12 :
« L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une seule et même connaissance, un seul et même amour »[34].
5. L’œil et le circulus vini (l’analogie du « vin »)
En conclusion, la réduction de l’œil extérieur, pour ouvrir l’œil intérieur qui est identique avec l’œil de Dieu, consiste dans un changement de perspective. D’ailleurs, dans le Predigt 12, Eckhart nous enseigne qu’il faut voir l’univers d’un nouveau point de vue. En commentant la parole de saint Paul qui disait qu’il aurait préféré être éternellement séparé de Dieu pour ses frères et pour Dieu (Romains 9:3), Maître Eckhart affirme que l’Apôtre des Gentils le faisait en pleine perfection[35]. Autrement dit, il avait dépassé la vision humaine du monde et il est arrivé dans la situation où il voulait. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle il ne prie pas pour les biens de ce monde, car la vraie prière, que l’on fait lorsqu’on est détaché, vise toujours des biens spirituels. Il faut donc abandonner le monde, effacer son image, tourner ses yeux vers Dieu pour y retrouver le vrai monde créé, tel qu’il est en Dieu, dans le creux de son œil tactile. Regarder le monde à travers Dieu, voilà ce que Maître Eckhart nous propose !
Par l’identification mystique de l’œil de l’âme avec l’œil de Dieu, le langage scolastique de la participation transcendantale de l’inférieur à la perfection du supérieur, selon la hiérarchie ontologique de l’être, est aboli. Il est bien connu que, dans sa théorie de l’analogie théologique, Eckhart se sert, tout comme ses prédécesseurs et ses contemporains, de l’analogie prédicamentale (l’analogie entre la substance et les accidents) et de l’analogie de la santé, qui remontent jusque chez Aristote. Mais il se sert également de l’analogie du vin, qui consiste dans une relation sémiotique entre les deux analogués, à savoir entre le cercle du vin (circulus vini), artéfact placé à l’entrée de l’auberge ou sur le tonneau et qui indique qu’il y a du vin dans la cave ou dans le tonneau, et le contenu (le vin même)[36]. De la même manière où le cercle du vin signifie (significat) le vin, sans participer à l’être de celui-ci, les créatures signifient Dieu, même si leur être n’est pas celui de Dieu. Or, l’union mystique, où l’œil extérieur se ferme, pour réduire toute image créée et pour laisser s’ouvrir l’œil intérieur de l’âme, qui est l’œil de Dieu, n’implique plus ni l’idée scolastique de participation transcendantale, ni celle de signifier. L’œil intérieur ne signifie pas Dieu, mais il est Dieu. Pour cette raison, dans le silence mystique il n’y a plus question ni de signifier ni de symboliser, mais de goûter Dieu. L’homme qui ne réalise pas cette union mystique, s’arrête au symbole (au cercle du vin) et au signifier, sans franchir le seuil de la cave ou de l’auberge et sans qu’il lui ait fait part de la saveur du vin. C’est la raison pour laquelle Eckhart affirme dans le Predigt 10 :
« (…) l’homme qui a du vin dans sa cave et qui ne l’aurait ni bu ni goûté ne sait pas qu’il est bon. Il en est ainsi des gens qui vivent dans l’ignorance : ils ne savent pas ce qu’est Dieu et il leur semble et ils s’imaginent qu’ils vivent (…) »[37].
C’est ainsi que l’âme déifiée acquiert la lumière divine et, en la regardant sans médiation, elle se fait une seule chose avec celle-ci. L’œil incolore de l’âme reçoit « la couleur de Dieu » et « elle goûte la noblesse divine »[38].
Bibliographie
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[2] Cf. Aristote, Métaphysique, I, 1, 980 a 21 sqq. Voir aussi De anima, II, 7, 418 a 26-419 b 3 ; De sensu, 1, 437 a 6.
[4] Maître Eckhart, Expositio libri Genesis, §§187-188, in L’œuvre latine de Maître Eckhart, Paris, Cerf, vol. 1, 1984, trad. Fernand Brunner, Alain de Libera, Edouard Wéber, Emilie Zum Brunn, pp. 484-487.
[5] Ibidem, §189, pp. 486-489 : « Item visus respicit esse rerum in suis principiis, gustus respicit esse rerum in se ipsis ».
[10] Cf. Maître Eckhart, Expositio libri Genesis, §120, pp. 392-395. Nous retrouvons ici la « primauté de l’âme » du théologien platonicien par rapport aux réalités extérieures, dont parlait Koyré, qui l’associait avec la doctrine des idées, avec l’innéisme et avec l’apriorisme — cf. A. Koyré, « Aristotélisme et platonisme dans la philosophie du Moyen Age », in Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 38.
[11] Ibidem, §114, pp. 382-353 : « Sua benedictio est sua in se uno conservatio sive manutentio, ne defluat omne quod multum est et quod multiplicatur ».
[12] Cf. par exemple Albert le Grand, De causis et de processu universitatis, Köln, Monasterii Westfalorum in Aedibus Aschendorf, éd. Winfridus Fauser, 1993, II, 1, cap. 12, 63-66, p. 74 ; II, 2, cap. 10, 89-91, p. 102 ; II, 2, cap. 12, 77-84, p. 105 ; II, 2, cap. 20, 50-62, p. 113 ; II, 2, cap. 36, 76-81, p. 129.
[13] Cf. Maître Eckhart, Predigt 11 [Impletum est tempus Elizabet], in Sermons, Paris, Seuil, 1978, trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 115. Le texte insiste sur la nécessité de la réduction des obstacles qui empêchent l’homme de reconnaître Dieu; « le second est la corporalité ».
[14] Idem, Predigt 10 [In diebus suis placuit deo et inventus est iustus], in Traités et sermons, Paris, GF-Flammarion, trad. Alain de Libera, 1993, trad. A. de Libera, 1993, p. 282 ; éd. J. Ancelet-Hustache, I, pp. 107-108.
[17] Cf. ibidem, trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 109 : « Dans un tel homme, Dieu ne vient pas, il est en lui dans son essence ».
[18] Ibidem, trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 109. Voir aussi infra, I, pp. 110-111 : « Si je voulais voir Dieu avec mes yeux, les yeux avec lesquels je vois la couleur, j’aurais absolument tort, car cette vue est temporelle, et tout ce qui est temporel est loin de Dieu et lui est étranger ».
Le thème de l’œil intérieur est très fréquenté par les mystiques. Par exemple, Augustin se réfère à l’œil du cœur (oculus cordis) — cf. Augustin, De doctrina christiana, IV, 20. Hans-Urs von Balthasar présente le cas d’Augustin, pour qui Dieu est la lumière de l’âme, qu’elle peut voir uniquement si sa substance est rassemblée et unifiée pour faire une totalité. Dans l’œil de l’âme, ses trois facultés fondamentales – la mémoire (memoria), l’intellect (intellectus) et l’amour (dilectio) – coïncident. « Certes, la “raison” est déjà lumineuse ; l’œil de l’esprit (oculus mentis), l’œil intérieur (oculus interior) est, comme tel, lumière de l’esprit (lux mentis) ; cependant seul un œil pleinement sain et rendu capable peut contempler le soleil éternel, pourvu qu’il ait appris à faire l’usage correct de son acuité de vision » — H.-U. von Balthasar, La gloire de la croix, Paris, Aubier, tome II (« Styles »), vol. 2 (« D’Irénée à Dante »), 1968, trad. R. Givord et H. Bouboulon, p. 89 (sur l’œil de l’esprit chez Augustin, cf. aussi Ph. Cary, Augustine’s Invention of the Inner Self. The Legacy of a Christian Platonist, Oxford/New-York, Oxford University Press, 2000, pp. 70-75). Le thème augustinien de l’œil intérieur a été repris beaucoup de temps avant Eckhart, par certains mystiques comme Hugues de Saint-Victor. Celui-ci distingue d’une part entre l’oculus qui foris est/oculus carnis de l’oculus qui intus est/oculus cordis/oculus mentis et d’autre part entre l’oculus cordis et l’oculus Dei : l’œil du corps (de chair) est extérieur, l’œil du cœur est intérieur par rapport à l’œil de chair et extérieur par rapport à l’œil de Dieu, l’œil de Dieu est parfaitement intérieur — Hugues de Saint-Victor, De Verbo Dei, IV, 2.
C’est à peu près cents ans avant Maître Eckhart que Maïmonide avait lui aussi mis en discussion le symbole mystique de l’œil, en notant la dualité du mot hébraïque aïn, qui signifie, dans la tradition biblique, à la fois « source d’eau » et « œil ». Les yeux de Dieu sont la source de tout ce qui existe, de même que le symbole de sa providence — cf. Maïmonide, Le Guide des égarés, Paris, Verdier, 1979, trad. S. Munk, I, §44, pp. 97-98. « Aïn signifie donc une perception sensible ; car, sentir, c’est toujours être passif, être impressionné, comme tu le sais, tandis que Dieu est actif, et non sujet à la passivité (…) » — ibidem, pp. 97-98. Ce détail n’est pas sans importance, car l’In Exodum du Thuringien est en grande partie un dialogue avec la philosophie juive, Maïmonide y étant invoqué explicitement à plusieurs reprises. Certains exégètes de l’albertisme remarquent l’intérêt d’Albert le Grand pour Maïmonide, ce qui explique une disponibilité particulière des disciples du docteur dominicain pour les écrits du philosophe juif — cf. G. Jarczyk et P.-J. Labarière, Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, Paris, Albin Michel, 1995, p. 40. D’ailleurs, dans les sermons allemands, Eckhart introduit le symbole de la « fontaine », qui veut expliquer, d’une part, comment le Père engendre le Fils et, d’autre part, comment la création procède de lui : « La première fontaine d’où jaillit la grâce se trouve là où le Père engendre son Fils unique ; (…) La seconde fontaine c’est quand les créatures fluent de Dieu (…) » — Predigt 38 [In illo tempore missus est angelus Gabriel], trad. J. Ancelet-Hustache, II, pp. 52-53.
Alain de Libera rapporte le symbole de l’œil à la mens d’Augustin. L’oculus correspond à l’abditum mentis (Augustin, De Trinitate, XIV, 7, 9) ; il est le fond de l’âme et l’image de Dieu — cf. A. de Libera, Introduction à la mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, Paris, O.E.I.L., 1984, p. 44. C’est parce que l’« œil » est l’image de Dieu qu’il peut être le « lieu » de la rencontre entre l’homme et Dieu.
[19] Idem, Predigt 10 [In diebus suis placuit deo et inventus est iustus], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 112. La dialectique de l’enveloppe et de l’enveloppé, du contenant et du contenu, est justifiée également par l’Epître de Jean 4:16 : « Saint Jean dit : deus caritas est. Dieu est amour, et l’amour demeure en Dieu, “celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui” » — ibidem, p. 110.
[21] Loc. cit. Voir aussi ibidem, I, p. 110 : « (…) l’âme est directement touchée par l’Esprit saint ».
[22] Cf. idem, Predigt 12 [Qui audit me], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 123 : « Donc toutes choses sont égales en Dieu et sont Dieu lui-même ».
[25] Cf. Maître Eckhart, Expositio libri Exodi, §125, LW [=Lateinische Werke], II, hrsg. im Auftrage der Deutschen Forschungsgemeinschaft, Stuttgart, 1992, éd. Konrad Weiss, p. 116. Par conséquent, Eckhart affirme que l’œil ressemble à tout ce qui est incolore, pouvant voir la couleur, et il est dissemblable à tout ce qui est coloré (« oculus autem similis est non colorato ; et quo minus est coloratus, eo magis est videns colorem et dissimilior omni colorato ») — ibidem, LW, II, §125, pp. 116-117.
[26] Cf. idem, Quaestio [Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse], §2, in Maître Eckhart à Paris – une critique médiévale de l’ontothéologie, Paris, Presses Universitaires de France, trad. Edouard Wéber, 1984, p. 169.
[27] A ce sujet, voir surtout idem, Expositio libri Exodi, LW, II, §§122-126, pp. 115-117, où Eckhart insiste plutôt sur la différence entre la création et le Créateur, qui est différence entre la raison (ratio) de la créature en Dieu et la forme (forma) de la créature dans la créature même. La participation est mise en évidence comme en relevant la présence en Dieu de la forme (forma) de la créature, en tant que raison (ratio).
[28] Sur l’œil incolore comme illustration du procès de l’Entbildung, voir W. Wackernagel, « Ymagine denudari ». Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, p. 60.
[29] Maître Eckhart, Expositio S. Evangelii secundum Joannem, §107, in L’œuvre latine de Maître Eckhart, Paris, Cerf, vol. 6, 1984, trad. A. de Libera, Edouard Wéber, Emilie Zum Brunn, pp. 208-211 : « (…) tamen ut actu sunt, hoc videns, illud visum, sic unum sunt, uno sunt et eodem actu sunt hoc videns, illud visum. (…) Videre et videri unum sunt, idem (…) ». Voir aussi ibidem, §57, pp. 120-121 (sed sunt unum… parens visibile et proles in visu) ; Manuscrit 33b de la Bibliothèque de Sœst, éd. Gabriel Théry, in Archives d’histoires doctrinale et littéraire du Moyen Age, 1926-1927, Ier acte d’accusation, réponses (Sermons), art. 2, pp. 199-200 : « (…) sicut Augustino, De Trinitate, libro 9, capitulo 12e, quod a cognito et cognoscere fit proles quedam communis cognoscenti et cognito. Sicut etiam apparet de visibili et visu, et universaliter de sensibili et sensu in actu (…) » (Eckhart se sert de l’autorité d’Aristote, De anima, II, 5). L’identité de celui qui regarde avec l’objet vu apparaît également chez Plotin, Ennéades, V, VIII, 11.
[30] Ce passage de l’In Joannem, §107 a son pendant dans le Predigt 10 [In diebus suis placuit deo], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 111 : « C’est pourquoi j’ai dit : laissez le néant et saisissez un être parfait (…) » ; voir également l’anéantissement paradoxal de Dieu, par exemple dans le Predigt 12 [Qui audit me], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 121 : « (…) il se hâte et fait exactement comme si son être divin allait se briser et s’anéantir en lui-même, afin de nous révéler tout l’abîme de sa Déité et la plénitude de son être (…) ».
A propos de l’équivalence entre l’être créé et le néant, on a parlé des « formulations fortes » et d’un langage souvent « sans nuances » dans les écrits eckhartiens — F. Brunner, « Eckhart ou le goût des positions extrêmes », in ***, Voici Maître Eckhart, Grenoble, Jérôme-Millon, pp. 209, 224 etc. Il est essentiel de voir dans ces formulations choquantes la vocation pour le paradoxe de la pensée du Thuringien, le paradoxe étant le seul qui puisse exprimer l’inexprimable (sur le paradoxe, voir ibidem, pp. 212 et 217). En effet, selon Brunner, l’idée de détachement s’inscrit entre les paradoxes fondamentaux du maître thuringien, car l’homme est dans la mesure où il est détaché de lui-même, c’est-à-dire dans la mesure où il n’est pas. Voir aussi A. Charles-Saget, « Non-être et Néant chez Maître Eckhart », in ***, Voici Maître Eckhart, Grenoble, Jérôme-Millon, pp. 301-340, qui affirme que l’ambivalence de l’anthropologie eckhartienne (l’homme-étant, l’homme-néant) remonte jusqu’à Augustin, selon lequel la créature est néant, toutefois elle ne l’est pas grâce aux images de la Trinité (dans l’âme humaine et en général dans la nature).
[31] Cf. idem, Quaestio [Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse], §5, p. 171. Le passage met en discussion la modalité de la présence de l’espèce intelligible dans l’âme intellective, mais vu le parallélisme intellect-œil, le principe s’applique également au rapport entre l’espèce sensible et l’œil. Cependant, Eckhart fait parfois appel à la participation prédicamentale pour définir le mode d’être de l’objet vu dans l’œil : « (…) la vue ne regarde le visible lui-même, c’est-à-dire la chose vue, que par accident. Pour cette raison, la substance de la chose vue ne fait rien à la vue en soi (…) » [« Sic visus non respicit ipsum visibile, rem scilicet visam, nisi per accidens. Propter quod substantia rei visae nihil facit ad ipsam visionem (…) »] — Maître Eckhart, Expositio libri Exodi, LW, II, §55, p. 60.
[32] Cf. idem, Predigt 10 [In diebus suis placuit deo], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 110 : « Entre le Fils unique et l’âme, il n’y a pas de distinction ». Il est intéressant de voir que le Thuringien emploie la métaphore de l’œil et de la couleur qui se trouvent en unité avec référence à la procession du Verbe — cf. idem, Sermo L, LW, IV, §515, p. 431 : « Ibi est deus proles, deus in prole, pater in filio, sicut color ipse sub eodem esse quidem, sed modo alio in oculo, pater pariens, proles genita, una natura, unum esse ».
[33] Ibidem, trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 112. Cf. aussi Predigt 71 [Surrexit autem Saulus de terra], trad. J. Ancelet-Hustache, III, p. 79 : « Quand l’âme est aveugle et ne voit rien d’autre, elle voit Dieu » ; Predigt 72 [Videns Iesus turbas, ascendit in montem], trad. J. Ancelet-Hustache, III, p. 85 : « celui qui veut voir Dieu doit être aveugle ». Sur l’expérience de l’intériorité chez Maître Eckhart, voir E. Zum Brunn, « “Un homme qui pâtit Dieu” », ***, Voici Maître Eckhart, Grenoble, Jérôme-Millon, pp. 269-284. L’expression « pâtir Dieu », qui désigne la connaissance surnaturelle, est inspirée par Denys l’Aréopagite — cf. ibidem, p. 270.
[34] Idem, Predigt 12 [Qui audit me non confundetur], trad. A. de Libera, p. 299 ; trad. J. Ancelet-Hustache, I, pp. 123-124. Ce passage est précédé par l’identité de l’œil (incolore) avec la couleur qu’il voit : « Quand je vois une couleur bleue ou blanche, la vision de mon œil qui voit la couleur, autrement dit celui même qui voit, est identique à ce qui est vu par l’œil » — idem, Predigt 12 [Qui audit me non confundetur], trad. A. de Libera, p. 299 ; trad. A. de Libera, 123. L’affirmation a été condamnée — cf. Edition critique des pièces relatives au procès d’Eckhart contenues dans le manuscit 33b de la Bibliothèque de Sœst, éd. G. Théry, Liste IIe, article 19, in AHDLMA, 1926-1927, pp. 224-225. Eckhart se défend en invoquant l’autorité d’Augustin (De trinitate, IX, 4).
[36] En dépit de son importance cardinale pour la conception eckhartienne de l’analgoie, l’exemple du cercle du vin apparaît trois fois dans l’œuvre du Thuringien : Expositio libri Exodi, LW, II, §54, p. 58 ; Expositio in Eccl., LW, II, §52, p. 281 et dans le Sermo XLIV, LW, IV, §446, p. 372 — cf. la note de l’éditeur allemand K. Weiss, LW, II, p. 59 et W. Wackernagel, op. cit., p.101.
L’exemple n’est pas l’innovation du Thuringien. Il apparaît également chez plusieurs auteurs de l’époque, à savoir chez Roger Bacon, Gauthier Burleigh, Guillaume d’Ockham, Jean Duns Scot et pseudo Kilwardby (commentaire au Priscianus Maior), qui assimile, comme Eckhart, la sémiotique du cercle et celle de l’urine — cf. A. de Libera, « Le problème de l’être chez Maître Eckhart : logique et métaphysique de l’analogie », in Cahiers de la revue de théologie et philosophie, 4/1980, Genève-Lausanne-Neuchâtel, pp. 11-12 ; information reprise par A. de Libera dans l’ouvrage E. Zum Brunn, Emilie et A. de Libéra, Métaphysique du Verbe et théologie négative, Paris, Beauchesne, 1984, p. 80.
[37] Idem, Predigt 10 [In diebus suis placuit deo], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 108. Pour l’exemple du vin, voir le Predigt 82 [Quis putas, puer iste erit ?], trad. J. Ancelet-Hustache, III, p. 147. Le sens mystique est mené jusqu’aux dernières conséquences, puisque celui qui goûte le vin de la grâce est transformé dans la saveur même de Dieu : « Alors l’âme est merveilleusement ravie et se perd elle-même, comme si on versait une goutte d’eau dans un bassin rempli de vin, si bien qu’elle ne sait plus rien d’elle-même et s’imagine qu’elle est Dieu ». Chez le Stagirite, l’exemple de l’amphore et du vin est employé pour indiquer le rapport entre le lieu et ce qui est contenu localement ; dans un certain sens, l’amphore et le vin constituent un tout (cependant, Aristote avoue que l’unité de l’amphore avec le vin qu’elle contient diffère de l’unité du blanc et du corps qui est blanc, de même que de l’unité de la science qui est dans l’âme avec l’âme même) — cf. Aristote, Physique, IV, 3, 210 a 30-33.
[38] Cf. idem, Predigt 81 [Fluminis impetus laetficat civitatem dei], trad. J. Ancelet-Hustache, III, p. 139. A la métaphore du vin s’ajoute la métaphore de la nourriture qui est Dieu, à consommer par l’homme déifié — cf. Predigt 20a [Homo quidam fecit cenam magnam], trad. J. Ancelet-Hustache, I, p. 174.