Patrick Pajon
Centre de Recherches sur l’Imaginaire, Université Stendhal, Grenoble, France.
patrickpajon@gmail.com
Nexus imaginaires, production des illusions et cyborgie douce /
Imaginary Nexus, the Production of Illusions, and Soft Cyborgy
Abstract: With its power to reorganize perceptions, the imaginary is the “nexus” by which humans are bodily tied to the world to which they belong. Thus, the collective imaginary appears to be a collective illusion, or else, a collective path for the anthropological trajectory (Durand). But when this environment is only accessible through technology such as the “nanoworld” or the “cyberworld,” the imaginary is also technically produced. The rise of a technical body and of a soft cyborgy could be a consequence of this trend.
Keywords: Imaginary; Nexus; Illusion; Technique; Cyborg.
« J’ai vu des choses que vous autres ne croiriez pas.
Des vaisseaux en flammes sur le Baudrier d’Orion.
J’ai vu des rayons cosmiques scintiller près de la Porte de Tannhäuser. »
Roy Batty
Robot Nexus, Tyrell Corporation
Nexus de l’imaginaire et illusions partagées
Le thème proposé, l’illusion, invite bien sûr à réfléchir sur ces subterfuges qui, naturels ou artificiels, ont toujours cherché à leurrer la perception humaine. Toutefois, ce n’est pas tant sur les subterfuges, ni sur le leurre que nous a semblé porter l’essentiel, mais sur les perceptions sensorielles, et donc sur la façon dont se « noue » notre rapport au monde. Cette notion de « nexus » se trouve, on le verra, au cœur de l’imaginaire et de sa dynamique, et elle permet de casser le lien établi par la vulgate entre imaginaire et illusion. Bien au contraire, l’imaginaire est ce que nous percevons vraiment du monde.
Mais commençons effectivement par rappeler que les illusions sont généralement frappées du sceau de la négativité. Des « illusions sentimentales » aux « désillusions amoureuses », en passant par les « illusionnistes intellectuels », ou la « fin des illusions » dont on s’était « bercé », les illusions apparaissent comme tromperie amorale, duperie, rouerie, et surtout source de déception. Car il n’est de bonne illusion que démasquée. L’illusion efficace est bien celle dont on réalise, mais trop tard, qu’elle nous a joués. L’illusion se « jouerait » en effet de la perception, comme l’indique son étymologie (il-ludere, « jouer avec »). Elle est une tromperie de la perception comme l’affirment tous les dictionnaires. Soulignons d’ailleurs que par « perception », nous n’entendons pas « sensation », mais bien l’acte par lequel on peut « prendre conscience, à travers les sensations, des objets extérieurs et de leurs qualités », ainsi que le note le dictionnaire Quillet-Fammarion de 1973.
Une perception se serait donc formée, c’est-à-dire la conscience de quelque chose, à partir d’une sensation qui finalement s’est avérée un leurre. Le bel ordonnancement allant de la chose sentie à sa sensation, puis à sa perception consciente s’est effondré. La réception pure et parfaite a fait place à la déception.
Pourtant, cette croyance dans une possible réception pure et parfaite du monde n’est elle-même qu’une « illusion intellectuelle » héritée du rationalisme objectiviste occidental. À partir du XVIe siècle, celui-ci appréhende le monde comme « objet » extérieur, coupé du sujet, donné à percevoir, vidé de toutes traces de subjectivité, connaissable dans toute sa pureté. C’est la fameuse « chose étendue » qui se tient face à la « chose pensante » de Descartes.
Or, où la coupure s’installe, quelque chose s’est dénoué…
Nous voudrions donc mettre en avant cette notion de nexus par laquelle nous ne sommes pas détachés d’un monde objectif, mais au contraire nous y sommes liés, noués. Nous sommes dans le monde et le monde est en nous. Trois types d’éclairage nous serviront à illustrer rapidement notre propos.
Le premier est celui de l’anthropologie des sens. Celle-ci souligne clairement que nous ne « sentons » pas et ne « percevons » pas ce qui nous entoure de la même manière à travers l’espace et le temps. Le monde n’a pas la même saveur sous tous les climats et à toutes les époques, comme le souligne l’anthropologue David Le Breton (Le Breton, 2006 : p. 27) :
Face au Monde, l’homme n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation, une olfaction, c’est-à-dire une activité. À tout instant, il institue le monde sensoriel où il baigne en un monde de sens dont l’environnement est le « pré-texte ». La perception n’est pas l’empreinte d’un objet sur un organe sensoriel passif, mais une activité de connaissance diluée dans l’évidence ou le fruit d’une réflexion. Ce n’est pas le réel que les hommes perçoivent mais déjà un monde de significations.
De même pour l’anthropologue canadien David Howes (Howes, 1990 : p. 99) « c’est par une combinaison des cinq sens que les êtres humains perçoivent le monde, mais le mode de combinaison est loin d’être constant. Les cinq sens reçoivent différentes accentuations et significations dans différentes sociétés ».
Les hommes ne sentent, et ne perçoivent donc jamais passivement. En fonction de la culture qui les habite, du style perceptif qu’ils ont acquis, ils « recrutent » de façon sélective des éléments du monde qui les entoure, et dont ils font radicalement partie, construisant par là même des réalités spécifiques.
Sensation et perception sont toutes deux imbriquées en raison de leur appartenance à un même symbolisme caractéristique de la culture dans laquelle elles se déploient.
Plus largement, sentir, percevoir, réfléchir, agir sont également intégrés selon des agencements culturellement relatifs. La question des « techniques du corps », corps qui demeure notre seule interface avec le monde sensible, a été magistralement posée par Marcel Mauss. Le corps, lieu de synthèse du biologique, du psychologique et du social se présente alors comme « montage » d’un ensemble de techniques, de manière de faire et d’apparaître, qui sont autant de variables culturelles.
Des sens au sens, le réel est inscrit dans la matière, c’est-à-dire il est figuré et partagé comme opérateur symbolique ne se donnant jamais qu’en représentation, ce qui entraine la création des circularités des boucles des jeux de renvoi qui débouchent sur la création d’illusions communes.
Bien loin de la condamnation morale initiale, l’illusion apparaît finalement comme opérateur sym/bolique et non comme agent dia/bolique. Ce que nous savons du monde est une illusion partagée issue d’un tressage étroit entre ces polarités abstraites que sont Nature et Culture.
Une seconde strate, plus profonde, du nexus au monde que l’objectivisme dénoue, est constituée par les images, l’imagination et leur rapport à la corporéité.
Pour le Gaston Bachelard de l’Air et les Songes (Bachelard, 1950), cet entrelacement, ce nexus, est le fruit du processus dynamique de l’imagination. Dès la première page de l’ouvrage, il écrit « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former les images. Or elle est plutôt la faculté de déformer des images fournies par la perception ». Il faut clairement entendre ce propos comme l’affirmation d’une présence immédiate de l’imagination dans la perception, une imagination qui est entendue comme puissance « explosive » d’engendrement des images à partir d’elles-mêmes et entre elles.
L’imagination étant plus primitive que la perception, ce serait donc d’abord à travers « l’instance la plus profonde du psychisme », les archétypes, que nous appréhendons le monde, puis de façon complémentaire à travers le prisme, toujours provisoirement sédimenté des imaginaires culturels.
Ces imaginaires reposeraient donc bien sur un socle initial d’images fournies par « la nature », « celles que donne directement la nature, celles qui suivent à la fois les forces de la nature et les forces de notre nature, celles qui prennent la matière et le mouvement des éléments naturels, les images que nous sentons actives en nous-mêmes, en nos organes » (Bachelard, 1942 : p. 200).
Jean-Jacques Wunenburger (Wunenburger, 1991) a également remarqué que :
l’imagination ne se réduit donc pas à des impressions en provenance du monde dont elle ferait varier le kaléidoscope, ni à des expressions d’état d’âme qui se projetteraient sur des fragments de la Nature; elle est sous un certain angle une rythmique psychique d’extases et d’en-stases, qui se cristallise en une véritable syncrasie du Moi-Non-Moi […] cette puissance imaginatrice, par laquelle nous sortons de nous-mêmes, sans nous perdre dans les choses, et accédons à ce tiers-état où le monde et le Moi s’irréalisent pour entrer dans un nexus de troisième type.
Il se fait ainsi l’écho de ce que David Le Breton (Le Breton, 2006 : p. 26) résume en une formule « sentir c’est se déployer comme sujet, et accueillir la profusion de l’extérieur » dans le cadre d’un univers symbolique. Le cosmos pénètre dans le sujet, et le sujet se prolonge dans le monde : nexus. Cette figure du « nexus » s’inscrit également parfaitement, quoique de façon plus intense et immédiate, dans la perspective du trajet anthropologique tel que le définit Gilbert Durand (Durand, 1960 : p. 38), « l’incessant échange qui existe au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social ».
Or, chez Durand, cette façon de se nouer à la « chair du monde » à travers des images engage évidemment le corps. On sait que l’auteur des « structures anthropologiques de l’imaginaire » articule sa typologie des images autour de trois grandes fonctions réflexes : le postural, le digestif, le sexuel. L’imaginaire et l’imagination qui nous lient au monde s’enracinent donc dans la chair et nous retrouvons par là l’intuition de Merleau-Ponty (Merleau-Ponty, 1964 : p. 303) pour qui « mon corps est la même chair que le monde ».
Après la strate des cultures et celle de la corporéité humaine, il est même possible d’envisager un degré encore plus fondamental du nexus en considérant les rapports d’un organisme vivant avec son milieu. C’est vers le philosophe Gilbert Simondon, et son ouvrage Imagination et invention, qu’il faut alors se tourner. Analysant ce qu’il nomme le « cycle de l’image », Simondon insiste sur le fait que la source de l’activité imageante est fondamentalement la motricité. Etendant sa réflexion jusqu’aux organismes les plus simples, il note (Simondon, 2008 : p. 30) que
la relation perceptivo-motrice est déjà le second acte d’un drame dans lequel les deux protagonistes, organisme et milieu, existaient chacun comme source primordiale de nouveauté et de hasard. C’est la rencontre de ces deux nouveautés qui fait la relation perceptive : au faisceau de signaux, nouveauté exogène, correspond l’activité locale, l’anticipation endogène venue de l’organisme, et qui est la première forme de l’image a priori, dont le contenu est essentiellement moteur.
À mesure que les organismes se complexifient, d’autres phases de l’image se greffent sur ce stade initial de « l’image-motrice » : l’image « intra-perceptive », puis « l’image a posteriori » ou « symbole » et enfin « l’image/invention » qui, chez l’homme, permet de nouvelles anticipations et relance donc le cycle (ce serait d’ailleurs plutôt une spirale). Avec ce dernier niveau, le plus simple et le plus profond, le nexus n’est donc plus seulement culturel, voire anthropologique, il puise ses racines au cœur même du vivant et de ses processus d’individuation portés par la relation de constitution mutuelle de l’individu et de son milieu.
On conçoit donc, à travers ces trois éclairages, que la posture objectiviste ne peut qu’être mise en question. Il n’y a pas d’accès à un monde « objectif », mais nouage avec le milieu, enchevêtrement inextricable, chiasme, des êtres en individuation et de leur milieu, interfaçage toujours provisoire dont l’image est le mode d’action. Cette « image-motrice » chez les organismes les plus simples, devient ensuite image « intra-perceptive » chez les êtres plus complexes, puis avec la complexification croissante vient l’ « image-souvenir », « l’image symbole » étant le propre de l’homme.
Comme le dit de façon cinglante Augustin Berques (Berques, 2001) dans « Ecoumènes », le monde n’est pas « un magasin de surgelés », un univers constitué d’objets fixes, invariables, et distincts de nous, mais « un mouvement existentiel qui investit notre être dans les choses et de ce fait les humanise, tout en faisant d’elles, corrélativement, la forme moderne de notre existence. »
À sa source, l’imagination est donc nécessairement « cosmophore », porteuse d’énergies du milieu dans lequel s’insère l’homme. Les images qu’elle fait sourdre peuvent ensuite être partagées et acquérir pour certaines une valeur symbolique au sein d’imaginaires collectifs. En retour, c’est à travers ces imaginaires collectifs et leurs organisations symboliques que les hommes perçoivent le monde et lui donnent sens. Les illusions partagées s’enracinent donc in fine dans notre rapport au cosmos.
De fait, s’il n’existe pas un réel objectif « atteignable », mais des formes variables de nexus avec le milieu, la notion d’illusion perd de son « amoralité », ou plutôt il faut la penser à partir de celle d’image. Bien plus qu’une tromperie, l’illusion apparaît alors comme une ruse de la vie, une façon de se mettre à vibrer à l’unisson du monde par le jeu continu du trajet anthropologique. Opposer une « vérité du monde » à l’illusion devient alors aussi vain que de chercher à opposer le mythe et le réel.
Mais revenons aux penseurs imaginaristes, Bachelard, et surtout Durand. Même si l’on connait l’amour que ces auteurs portent aux mondes fictionnels et poétiques, leurs élaborations sur l’imagination cosmophore se fondent sur un implicite : celui des rapports du corps « biologique » d’anthropos avec un cosmos « naturel ». Les « images premières » qu’ils évoquent sont celles d’un homme « dans son plus simple appareil », c’est-à-dire sans « appareils », au sein d’un monde non technique. La conception dominante est celle d’un homme naturel dans un monde naturel avec qui il entretient les seules médiations de son corps de chair.
Or, non seulement l’homme symbolique est apte à se mouvoir dans des mondes purement sémiotiques (notamment par le jeu de l’art), mais l’homme technique, l’homo faber, est également capable, par l’action technique, de se projeter dans des « mondes techniques » qui se déploient à une toute autre échelle que la sienne. Comment perçoit-il ces mondes où la technique le projette? Quelles illusions partagées en produit-il au sein d’imaginaires technicisés ? Et, finalement, quelle « chair technique » se trouve convoquée dans ces nouveaux nexus que l’on voit émerger ?
Technosensorialité et imaginaires technicisés
Dans le vocabulaire maritime, appareiller un bateau c’est le « préparer » (la racine est identique) pour la navigation, le départ vers l’ailleurs. C’est à l’aide d’appareils techniques que d’autres mondes se sont ouverts aux hommes. L’activité humaine tend en effet à se dérouler dans des mailles de temps, d’espace et de complexité dont la variété s’étend à mesure que se déploie l’activité technique. Par la navigation à voile, nous avons découvert des mondes nouveaux. « Notre monde vient d’en trouver un autre, et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères ? » disait déjà Montaigne en son temps…
À l’aide de fusées, nous avons commencé d’explorer l’univers. Par le microscope, l’invisible s’est manifesté à notre regard. Les rayons X et l’imagerie médicale ont fait du corps un territoire ouvert. La photographie, puis le cinéma, ont permis l’accès à des moments que le flux de la vie ne pouvait capter. L’informatique a permis de saisir, de traiter et de rendre manifeste des phénomènes trop complexes à appréhender pour nos capacités naturelles.
Mais, l’activité technique ne s’est pas bornée à « découvrir » ce qui est. Elle a aussi créé son propre monde, restructurant d’abord la nature, puis en venant à créer des univers totalement artificiels.
Ces deux linéaments peuvent d’ailleurs converger au sein de ce que l’on nomme des « phénoménotechniques ». Ainsi que le souligne le philosophe des sciences Julien Lamy (Lamy, 2008 : p. 47) commentant la remarque de Bachelard sur le fait que « la physique contemporaine nous apporte des messages d’un monde inconnu » : « La science contemporaine est une phénoméno-technique : on ne parle plus d’expérience, mais plutôt d’expérimentation et de réalisation expérimentale. Si nous n’avons aucune expérience empirique et directe des micro-phénomènes, c’est que nous devons produire ces phénomènes dans une facticité de l’expérience. Le micro-phénomène est construit de toutes pièces, il n’est jamais donné ».
La notion de phénoméno-technique, due à Bachelard, est donc double : création de phénomènes par la technoscience contemporaine et perception de ceux-ci par la technique.
Nous nous proposons dans le cadre de cet article de nous arrêter sur deux de ces « mondes » nouveaux inventés, au double sens du terme donc, par la technique : le « nanomonde » et le « cybermonde ». Les deux termes sont bien sûr des constructions discursives dont nous avons d’ailleurs analysé l’origine et la portée par ailleurs (Pajon, 2008). Mais il n’en reste pas moins qu’ils signalent l’apparition de nouveaux milieux d’action, de nouveau cosmos, à des échelles radicalement différentes. Ce sont des « mondes techniques » que seule la technique peut nous aider à appréhender et ils sont l’occasion de construire de nouveaux nexus.
Bien que l’échelle du nanomètre (un milliardième de mètre) soit inférieure à la longueur d’onde de toute lumière, nous possédons malgré tout des images de ce monde obscur qu’est le nanomonde. Elles sont produites, soit par des microscopes à effet tunnel, soit par des microscopes à force atomique. Dans le premier cas, une pointe « survole » une surface à une altitude nanométrique et les variations du champ magnétique en résultant sont ensuite récupérées, traitées informatiquement, puis les résultats des calculs sont ensuite exprimés graphiquement. On « voit » la structure atomique de la surface. Ce microscope STM (Scanning Tunneling Microscope) permet également de déplacer les atomes. Dans le cas du microscope AFM (Atomic Force Microscope), c’est une pointe très fine, le cantilever qui palpe la surface et dont les mouvements sont amplifiés, traités et traduits graphiquement. Là encore, ce que l’on « voit » est le résultat d’une « palpation ». Nous sommes donc loin des conditions de la perception naturelle.
Surtout, dans les deux cas, nous avons affaire à une même séquence « détection par un capteur, traitement informatique, affichage graphique ». Cette structure perceptive se trouve reconduite de multiples façons en ce qui concerne le cybermonde. Celui-ci se présente comme la plus grande machine jamais construite, un ensemble mêlant intimement ordinateurs, réseaux de télécommunications, stocks d’informations et agents humains.
L’image la plus convaincante pour la « comprendre » est celle d’un territoire, d’un « espace » (le cyberespace ou cybermonde) dont on est même capable de produire des cartes. Dans ce cybermonde, les activités de traitement de l’information échappent aux sensations humaines. Pourtant, n’importe quel utilisateur d’ordinateur personnel est installé dans un « bureau », « coupe », « colle », utilise des « crayons » ou « des pinceaux » jette des « dossiers » dans des « poubelles, ou « navigue ». Les utilisateurs de « smartphones » perçoivent et agissent dans le cybermonde à travers des dizaines d’équivalents graphiques des activités qui s’y déroulent.
Dans les deux cas, les « icones » sont une illusion partagée, et commode, de ce qui advient au cœur des microprocesseurs. Avec une vitesse surhumaine, les systèmes sont capables de détecter l’état des interactions avec eux, de traiter l’information obtenue et d’en afficher un équivalent graphique. On y retrouve donc la triade détection/traitement/affichage évoquée précédemment, triade qui semble caractériser une partie croissante de nos activités au sein d’un monde technicisé.
L’évolution de l’automobile, objet technique, banal, est également intéressante car elle souligne à quel point ces nouveaux nexus caractérisent l’expérience quotidienne. Le capot apparaît déjà comme désuet : ce qui se passe dessous s’affiche sur l’ordinateur de bord. Sortir de son véhicule pour demander son chemin est une pratique archaïque au temps du GPS. Se retourner pour faire un créneau n’a pas de sens lorsqu’on dispose d’un radar de recul, voire d’un système de parcage automatique. C’est donc ici tout le rapport physique à l’espace qui se trouve pris en charge par des médiations techniques du type détection par capteurs/traitement via l’informatique « embarquée »/affichage sur des témoins ou écrans de contrôle.
À mesure que s’étend la technicisation du monde, les sens non-équipés s’y trouvent ainsi largement disqualifiés. À tel point qu’il est nécessaire de les reconstituer techniquement.
La triade technique que nous évoquons est le fruit d’un processus de grammatisation, c’est-à-dire un processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains qui permet leur reproductibilité.
Le premier volet, celui de la détection s’appuie sur des capteurs, « sensors » en anglais, et est une reproduction technique des activités de « sensation ». Le second, celui du traitement, peut être assimilé à une grammatisation (aussi frustre soit-elle) de l’activité cérébrale. Enfin le troisième renvoie à la construction d’une « perception » artificielle imitant la perception interne et simultanément sa figuration. Jointe à la faculté d’interaction des humains avec ces machines un tel ensemble constitue un nouveau nexus sensori-moteur avec des « environnements techniques ».
Mais comme tout fait technique, et en raison même des processus de grammatisation, ce nouveau nexus sépare ce qui était lié.
Alors que toute la tradition anthropologique et imaginariste met l’accent sur l’intégration et les interactions entre le sens et les sens, le mouvement de la technique distingue les étapes et les reconstruit comme séquences. L’imaginaire qui se trouvait comme un tout cohérent dans le nexus naturel, est ici dispersé en chaque étape. Ce qui était relationnel devient séquentiel et l’imaginaire fait l’objet d’une fabrication hors des individus.
Qu’il y ait un imaginaire technicisé, qu’on ne confondra pas ici avec « l’imaginaire des techniques », n’est cependant que la nouvelle étape d’une longue série de techniques de l’imaginaire. Faire apparaître des mondes par le jeu des images est une pratique aussi ancienne que l’invention des décors de théâtre, des machineries festives de Léonard de Vinci, des lanternes magiques, du cinéma, et plus généralement des « arts de l’illusion » qui poursuivent aujourd’hui leur course avec les mondes virtuels.
Toutefois, ces illusions se donnaient jusqu’à présent pour telles. Les mondes qu’elles suggéraient ne prenaient corps qu’étayés par la fameuse « suspension temporaire de l’incrédulité », le consentement à l’illusion, l’acceptation de la duperie dans le cadre d’un moment fictionnel en tout point séparé, dans le temps, l’espace, et les procédés énonciatifs du « vrai monde ».
Il en va tout autrement aujourd’hui dans la mesure où la fabrication des illusions concerne des mondes qui ne se donnent pas, a priori, pour fictionnels. La notion « d’interface » rend alors compte de cette nouvelle dimension de l’expérience humaine.
Le terme interface est composé du préfixe latin inter (entre) et de facies qui peut ailleurs avoir deux sens : « apparence », mais aussi renvoyer au verbe facere (faire) dont subsisterait la racine fac. L’interface est le lieu de la monstration et de l’action. À l’origine employé dans le domaine de la physique ou de la chimie, le terme a pris, dés 1962, un sens plus général de « dispositif destiné à assurer la connexion entre deux systèmes » (Resche, 2006). L’interface est donc le lieu du nexus sensori-moteur entre deux « systèmes » : l’humain et le technique. Cette fonction de mise en relation, mais aussi de passage, constitue un point commun avec la notion de métaphore (méta-phorein signifie bien « porter au-delà », « transporter ») dont toutes les définitions mettent l’accent sur deux caractéristiques structurales : la présence de deux domaines de sens, et les transports ou emprunts de l’un à l’autre. Au cœur de la construction des interfaces se trouve effectivement le choix de métaphores aptes à tisser des ponts de sens entre les mondes techniques insensibles, et les cultures sensorielles humaines. La fabrique de ces « illusions utiles » est désormais un moment stratégique de la projection des humains dans les mondes techniques, c’est pourquoi nous en donnerons ici quelques exemples.
Commençons brièvement par le « nanomonde ». Les interfaces avec cette dimension peuvent se ranger en deux catégories. Les premières sont celles qui servent aux chercheurs et aux ingénieurs. La « fabrication de la perception » vise avant tout à l’efficacité, et les métaphores utilisées sont faibles, portant plutôt sur l’illusion d’un monde « visible » aux valeurs de couleurs contrastées.
En fonction des opérations à effectuer, les « images » du nanomonde évoluent, et elles constituent ainsi des « images-outils », pareilles à celles que les architectes et les ingénieurs ont conçu à la Renaissance sous forme de systèmes perspectivistes, plus rapides et plus souples dans l’exploration des possibles que le traditionnel « modelo » en bois.
Il en va tout autrement des interfaces avec le public des non-initiés (qui peut inclure des personnes en formation) à qui il s’agit de présenter le « nanomonde », en poursuivant des objectifs de communication.
On trouve ici un travail métaphorique qui vise d’abord à construire le monde « d’en bas », comme le nommait le physicien Richard Feinman, à l’image du monde connu « d’en haut ». L’imaginaire du « nanomonde », ce par quoi il se manifeste à nous via des médiations techniques qui sont soigneusement gommées, renvoie alors à celui d’une nature première. Dans d’autres cas, les créateurs d’images jouent sur des analogies, des métaphores, avec des paysages habités, des machines, des objets, etc.
Mais, c’est avec le « cybermonde » que notre interfaçage avec un monde technique prend toute son ampleur et sa banalité. Au moment d’écrire ces lignes, il suffit d’observer le téléphone dit « intelligent » qui se trouve posé à proximité pour avoir sous les yeux l’un des lieux du nexus sensori-moteur avec le cybermonde, et quelques exemples de l’imaginaire technicisé sur lequel il se fonde.
Toutes les icones de l’interface renvoient à un monde connu où régnaient encore la matérialité et ses objets avant le monde des signes et des flux. Mieux, le « design » de l’interface plonge ses racines dans le milieu du XXe siècle : téléphone en bakélite, réveil matin à aiguille, enveloppe postale, engrenages mécaniques, boussoles, poste de télévision aux bords arrondis, voici des signes qui renvoient à un univers pré-numérique.
Dans le cas du « nanomonde », plus encore dans celui du « cybermonde », et en règle général dans les « mondes techniques », les interfaces, les nexus sensori-moteurs, se fondent donc sur une production « d’illusions utiles et partagées », et sur de nouveaux imaginaires technicisés dont les images empruntent à des mondes familiers. La nouvelle réalité fabriquée désespèrerait toujours les surréalistes qui s’en prenaient dans leur manifeste de 1924 (Breton, 1924 : p. 21) à « l’intraitable manie qui consiste à ramener l’inconnu au connu, au classable, berce les cerveaux ».
Cette « intraitable manie » n’a cependant jamais quitté l’humanité, et c’est précisément un des tours (ou détours) de l’imagination que de produire, pour saisir l’inconnu, des images issues, puis projetées, de l’expérience passée. « Dans les ténèbres, l’imagination travaille plus activement qu’en pleine lumière », nous rappelle Emannuel Kant et « les images que nous sentons actives en nous-mêmes, en nos organes » pour reprendre les termes de Bachelard, le sont aussi parce qu’elles s’accordent avec celle que notre expérience a incorporées.
Le décalage entre la modernité radicale de ces mondes techniques et la façon de nous les faire imaginer ne saurait donc surprendre, et d’ailleurs le fossé se comblera un jour. D’autres imaginaires technicisés viendront qui constitueront des nexus plus appropriés. Quoi qu’il en soit de ces mondes techniques, nous ne sentirons jamais rien, et nous ne les connaîtrons que par illusions.
Mais puisque nous avons placé notre propos sous le signe du nexus, il nous faut maintenant revenir à l’autre brin qui se noue, à l’autre pôle du trajet anthropologique, c’est-à-dire à l’humain. Si « mon corps est la même chair que le monde », alors se pose une question que nous formulerons pour clore ce texte.
Des illusions à la cyborgie douce ?
Curieusement, la conception du « trajet anthropologique » durandien est souvent limitée à l’échelle de l’individu. Pourtant, rien n’empêche de la concevoir à l’échelle de l’humanité dans son ensemble, de l’étendre de l’ontogenèse à la philogenèse. L’imaginaire technicisé, support des aller-retour incessants avec des milieux techniques, serait-il alors l’apanage d’un humain lui-même technicisé ?
Le mouvement contemporain de la technique semble, effectivement, se fonder sur une sorte de chiasme qui met en jeu une « naturalisation de la technique », et une « technicisation de l’humain ».
Par « naturalisation de la technique », nous entendons ici sa « disparition » en tant que technique, son évanescence croissante, le fait que les interfaces avec les systèmes techniques deviennent, selon les propos de leurs concepteurs, « intuitives », « transparentes », « invisibles » à mesure même que les mondes techniques s’étendent. Au temps de l’intelligence ambiante, du wifi, des objets communicants, de l’information « au bout des doigts », les mondes techniques sont partout et les machines nulle part, formant un nouvel écoumène pour l’humanité. Cet écoumène, dont les médiations techniques sont omni-présentes, mais toujours sur le mode de l’illusion, constitue petit à petit le milieu individuant (selon les termes de Gilbert Simondon) où se déroulent les processus d’individuation. Pour le dire autrement, ces mondes techniques forment un nouveau milieu objectif pour le trajet anthropologique.
Force est alors de se poser la question d’anthropos, et surtout du corps d’anthropos. Ce corps est un lieu d’inscription : le milieu y inscrit ses lois (sociales, techniques, symboliques, […], mais en retour ce corps est aussi pour l’individu un moyen de s’inscrire dans le milieu. Toujours le nexus…
Ne constatons-nous pas aujourd’hui la naissance d’une « cyborgie douce », bien différente des images fortes fournies par la science-fiction, mais également plus effective et généralisée ? Donnons -en quelques exemples simples, triviaux. Le téléphone « mobile » est, nous l’avons dit, le lieu de l’embrayage personnel avec le cybermonde. Il est porté en permanence sur le corps, ou dans sa toute proximité. Le conducteur automobile possède non seulement un corps de métal, mais celui-ci sent et agit de plus en plus à sa place, au sein de systèmes dits de « mobilité intelligente ». Le pilote de chasse aborde le monde complexe du combat « high-tech » avec une visière qui lui transmet des informations sur la situation (cela s’appelle de la « réalité augmentée »). Le technicien du nucléaire, ou l’opérateur en salle blanche de la micro-électronique, s’interfacent avec des atmosphères où la présence humaine est impossible, grâce à des télémanipulateurs et des écrans de contrôle. La personne cardiaque, ou tout simplement âgée, est porteuse d’un patch électronique dont les informations sont transmises en continu à un centre de surveillance médicale qui la « monitorise ».
Il serait ainsi possible de multiplier les exemples soulignant que les conditions d’existence de chacun dans les milieux techniques exigent toujours plus d’équipements personnels au sein d’une « prosthétique de surface » qui se donne l’apparence du libre choix. Alors que les cyborgs de la science-fiction sont systématiquement marqués par l’intrication de la chair et de l’artifice, et par le sceau de l’obligation (le cyborg est souvent un policier, un combattant, un travailleur forcé), le « soft cyborg » choisit son « mode de vie », celui qui correspond à son « monde de vie ». Dans ce monde-là, tout ce qui était directement et corporellement vécu, s’est éloigné dans un enchevêtrement de prothèses et d’interfaces…
Dès lors, la « cyborgie douce », mais à quel point présente, serait-elle la nouvelle « chair » des mondes techniques ?
Bibliographie
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris, Corti, 1942.
Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, Corti, 1950.
Augustin Berques, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2001.
Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960.
David Howes, « Les sensations discrètes de la bourgeoisie », in Anthropologie et Sociétés, vol 14, n° 2, 1990, p. 99-115.
Julien Lamy, « Penser l’infiniment petit avec Gaston Bachelard : nanotechnologies et microphysique », in Alliage, n° 62, 2008, p. 47-53.
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