Philippe Walter
Université Stendhal – Grenoble 3, France
philippe.walter@u-grenoble3.fr
Neuromagie : imaginaire et illusion /
Neuromagic: Illusion and the Imaginary
Abstract: Humans are ontologically imperfect. Plato’s myth of the Cave extracts from this ontological failure a theory of imperfect knowledge from which, according to him, men cannot escape. More recently, Gestalttheorie has called attention to failures in our visual perception system, showing how the brain interprets optical illusions by leaps of imagination and displacements of the imaginary world. This paper sets out to demonstrate how imaginary constructions are the result of subjective interpretations stemming from sensory illusions favored by the failures of our perceptual system (be they auditory or visual).
Keywords: Creative Illusion; Symbolization; Cognitive Perception; Hermeneutics.
Dans l’histoire de la pensée et de la langue, le concept d’illusion a connu une dévalorisation sémantique et épistémologique au moins comparable à la notion d’imaginaire, particulièrement sous l’influence d’un rationalisme positiviste et « iconoclaste »[1]. Si l’imagination était pour Blaise Pascal « la folle du logis », l’illusion n’était pas mieux traitée à son époque car elle était l’apanage des esprits crédules, fous ou dérangés[2]. Mais, avant l’émergence du rationalisme (au Moyen Âge) et à la fin du XIXe siècle, la tendance était inverse et la notion d’illusion était nettement valorisée. Pourquoi ? Comment ? Il est intéressant de suivre les grandes lignes de cette évolution dialectique et de constater comment, de nos jours, l’illusion devient créative : elle imprègne divers courants de l’art contemporain et de la littérature. Elle est un moyen heuristique pour dépasser les cadres de la rationalité et découvrir de nouvelles logiques non cartésiennes. On les appellera logiques de la complexité[3] car elles reposent le problème de notre rapport au monde.
De l’illusion à l’imaginaire
La notion d’illusion est généralement sentie comme négative. Toute illusion est trompeuse voire dangereuse. Les racines de cette conception sont anciennes. Depuis Platon[4], l’art est imitation (mimésis). Il n’est pas la réalité mais une contrefaçon illusoire de cette réalité. Créer, c’est contrefaire, produire l’illusion mais, selon le philosophe, la saine raison dénonce cette imposture. L’art nous éloigne de la vérité : « La peinture, et en général toute espèce d’imitation, accomplit son œuvre loin de la vérité ». Il n’a donc pas d’intérêt pour la recherche de la vérité ; en un mot, il est inutile aux yeux du philosophe. Le même Platon, dans son célèbre mythe de la caverne, avait décrit la condition humaine comme une période d’illusion totale pour l’esprit humain qui prend des ombres d’idées pour la vérité du monde. L’homme vit dans l’imaginaire et il prend cet imaginaire pour la réalité, ce qui est l’erreur fondamentale de son esprit. Pour Platon, la raison philosophique doit exterminer ces illusions intellectuelles nocives à la vie.
Le rationalisme platonicien (cette confiance en la toute puissance de la raison) est révisé par Hegel. Il reconnaît que l’art crée des apparences illusoires mais ce que nous appelons « réalité » est une apparence encore plus trompeuse et illusoire que l’art. « Nous appelons réalité et considérons comme telle, dans la vie empirique et celle de nos sensations, l’ensemble des objets extérieurs et les sensations qu’ils nous procurent. Et cependant, tout cet ensemble d’objets et de sensations n’est pas un monde de vérité mais un monde d’illusions »[5]. Nos perceptions sont toujours éphémères, voire contradictoires ; nos visions du monde extérieur sont toujours changeantes et fluctuantes. A bien des égards, les expressions de l’art (qui survivent à travers les siècles) possèdent une réalité plus forte et plus durable que les apparences illusoires de nos sens. Selon Hegel, « les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie ». L’art nous fait découvrir la pensée tandis que le monde extérieur ne nous révèle pas la pensée. Autrement dit, c’est le propre de l’illusion artistique que de créer le sens. Pas de sens authentique sans illusion.
La philosophie hégélienne prépare en fait une réhabilitation générale de ce que l’on va appeler l’imaginaire au XXe siècle. Le premier auteur qui emploie le mot en ce sens est G. Bachelard au début de son essai sur L’air et les songes, en 1943. Aujourd’hui, la raison n’est plus considérée comme la reine des facultés. La réhabilitation de l’imaginairea été effective à partir de Freud qui posa l’inconscient comme une force bien plus agissante que la seule raison dans l’essor de tout être humain. E. Cassirer dégagea après lui la puissance de la fonction symbolique comme constructrice de culture[6].
Sur la question de l’illusion, Nietzsche renchérissait les positions de Hegel. Il valorisait lui aussi le statut de l’art tout en reprenant l’antinomie platonicienne de la réalité et de l’illusion. Il donnait à l’art une fonction essentielle en soulignant un paradoxe : c’est justement parce qu’il n’est pas la réalité que l’art peut nous révéler une forme de vérité. L’erreur (y compris l’illusion) était pour lui la matière même et la condition de la connaissance. C’est l’illusion qui nous conduit vers la réalité : « Il a fallu d’abord que naquît un monde imaginaire qui fût le contraire de l’éternel écoulement ; on a pu ensuite sur ce fondement, bâtir quelque connaissance »[7]. Autrement dit, c’est l’art et son illusion qui nous révèlent le monde. Aujourd’hui, on peut dire la même chose à propos de l’imaginaire. C’est l’imaginaire qui ouvre le chemin vers la réalité car le réel, en tant que tel, est toujours insaisissable.
Bien avant l’ère du rationalisme triomphant qu’on fait commencer généralement à Descartes, la pensée médiévale du XIIIe siècle était parvenue à une intuition comparable : l’illusion lui a ouvert le champ de l’observation scientifique et l’essor de l’optique comme science a découlé de cette découverte. Cantonnée à répéter les affirmations des auteurs antiques (surtout latins), la pensée médiévale restait enfermée dans un carcan intellectuel étouffant qui la coupait de l’observation expérimentale. Au XIIIe siècle toutefois, Jean de Meung, dans le Roman de la Rose,[8] s’arrête sur le miroir comme un objet apportant une véritable révélation intellectuelle. Il permet des observations nouvelles. Loin de réfléchir mécaniquement la réalité qui se trouve devant lui, le miroir la déforme et la recrée à l’infini. Il crée l’incroyable, il détruit les apparences raisonnables pour basculer dans le fantastique :
Les miroirs possèdent maint grand et beau pouvoir, car les objets grands et gros que l’on met très près, semblent placés si loin que, même s’il s’agissait de la plus haute montagne qui se trouve entre France et Sardaigne, on peut les voir si petits et si minuscules qu’on aurait de la peine à les distinguer même en y regardant tout à loisir. D’autres miroirs montrent de façon exacte les dimensions réelles des objets que l’on y regarde, si l’on y prend bien garde. […] Il existe des miroirs qui font apparaître toutes sortes d’images, en diverses situations, droites, barlongues et inversées par divers arrangements, et d’une seule image, ceux qui sont experts en miroirs en font naître plusieurs ; ils font quatre yeux dans une tête si leur modèle s’y prête. Ils font aussi apparaître des fantômes à ceux qui regardent dans les miroirs ; ils les font même paraître au dehors tout vivants, dans l’eau ou dans l’air.
Avec l’usage du miroir, la pensée médiévale se met en mesure de discerner et de penser l’imaginaire[9]. Elle découvre que le rationnel et l’irrationnel sont les deux faces d’une même réalité et qu’ils ne s’opposent que d’un certain point de vue. Le miroir donne à l’imaginaire une consistance visuelle et concrète. Cet extrait sur les miroirs s’enchaîne sur les visions nocturnes, les rêves et les hallucinations que la sorcellerie médiévale érige en réalité tangible. L’imaginaire visuel des miroirs aide alors à comprendre l’imaginaire mental des suppôts de la sorcellerie.
Le mot illusion : une sémantique trouble
Le mot illusion est ambigu en français. Il signifie ordinairement une « erreur des sens ou de l’esprit qui fait prendre l’apparence pour une réalité » (Larousse). Autrement dit, la notion d’illusion est indissociable de la notion de faux. Or, pour prendre l’exemple de l’illusion théâtrale, lorsque je vais au théâtre (afin de voir l’Othello de Shakespeare) je sais d’avance que l’actrice qui joue Desdémone n’est pas réellement étranglée. Je sais d’avance que l’apparence de ce qui se passe sur scène n’est pas la réalité. Je ne suis pas témoin d’un fait réel mais d’un événement qui se donne d’emblée comme fiction (et donc illusion de représentation). Je ne vais pas au théâtre pour voir si Desdémone va vraiment mourir étranglée sur scène. Je vais au théâtre pour tenter de croire à ce qui se passe sur scène. Reconnue d’avance comme telle, l’illusion théâtrale ne relève donc ni du vrai ni du faux, ni de l’apparence ni de la réalité (la définition du dictionnaire n’est pas suffisante). L’anglais possède deux mots différents, là où le français n’en possède qu’un. On traduit ces deux mots par « illusion » en français mais ils désignent bien des choses différentes.
Pour Austin, il est nécessaire de distinguer entre illusion et delusion[10]. La delusion est pathologique, l’illusion ne l’est pas. Par exemple : les fantômes. Lorsqu’un individu a des hallucinations visuelles ou sonores, qu’il voit un individu (en réalité inexistant) le menacer (c’est un délire de persécution, un des symptômes de la schizophrénie), on peut dire que quelque chose d’anormal se produit dans son système cognitif. Il s’agit de delusion. Pour lui, l’imaginaire est devenu sa réalité et il ne sait plus voir ce qu’aperçoit un témoin à ses côtés. Par contre, lorsqu’un certain effet optique, un éclairage particulier sur un rideau me donne l’impression de voir une ombre en mouvement, je suis en face d’une illusion mais je sais pertinemment que cette apparence n’est pas la réalité. Je suis en plein imaginaire. Cet imaginaire se superpose sur ma réalité mais ne la supprime pas. Imaginaire n’est pas le contraire de réel ; le contraire de réel est irréel ; l’imaginaire est le composé indissociable du réel et de l’irréel.
On pourra noter avec S. Freud, l’importance du phénomène de projection subjective dans la création de l’illusion, tout comme dans la formation de l’imaginaire. « Il reste caractéristique de l’illusion qu’elle dérive de souhaits humains » écrit Freud[11]. Les alchimistes entretenaient l’illusion de transmuter tous les métaux en or mais ils prenaient surtout leur désir pour une réalité. « Nous appelons une croyance « illusion » lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement d’un souhait vient au premier plan ». C’est le mécanisme même du trajet anthropologique tel que Gilbert Durand l’a analysé[12]. Un sujet projette ses désirs sur un objet extérieur.
Sur un plan psychologique, la delusion du schizophrène est probablement une réaction de défense de son esprit contre une force d’auto-destruction psychique très puissante (pouvant conduire à la pulsion suicidaire). La création d’un fantôme extérieur (inexistant pour l’entourage du malade) est paradoxalement un moyen de défaire ces pulsions d’auto-destruction. Mais pour l’individu supposé normal, l’illusion de l’imaginaire est tout aussi nécessaire, non seulement pour qu’il puisse se cacher l’imminence tragique de sa propre mort et se rendre la vie supportable (selon T. S. Elliot, l’humanité ne peut pas faire face à trop de réalité), mais aussi parce que tout notre fonctionnement mental dépend des illusions qu’il est capable de construire. Pourquoi ? D’abord parce qu’il est impossible de « voir » la réalité en soi ou telle qu’elle est. Celle-ci ne se perçoit qu’à travers le filtre déformant que nous appelons « imaginaire » et qui convoque une multitude d’images déjà vues et connues (images mnésiques) pour décrire ce que nous voyons. Ainsi, le mécanisme analogique (fondamental dans toute perception sensorielle) se trouve au cœur du phénomène d’illusion ; il est un réflexe permanent de notre esprit. La pensée aboutie repose sur l’articulation entre l’analogie et l’analyse. Pour saisir une perception visuelle, notre esprit a besoin de la comparer à du déjà-vu et ensuite de dégager une analyse de cette comparaison. Lorsque l’analyse rationnelle ne peut rien conclure, l’esprit en reste à l’analogie et se bloque sur une impression sensorielle qui devient une croyance (illusoire).
Illusion et cognition
Aujourd’hui, la question de l’illusion se pose plutôt en termes cognitifs que philosophiques. Les progrès réalisés dans les sciences cognitives, les techniques d’imagerie cérébrale et la cartographie du cerveau permettent d’envisager sous un jour nouveau la question de l’illusion[13].
On sait déjà que certaines zones du cerveau génèrent les dysfonctionnements que l’on qualifiera de delusions (« hallucinations »). Il est possible, en stimulant certaines zones cérébrales, de provoquer ou au contraire d’estomper les delusions pathologiques, c’est-à-dire celles qui découlent des dysfonctionnements du cerveau.
Pour l’individu normal, les illusions peuvent aussi naître des failles de notre système perceptif. Les illusions visuelles résultant de tours de prestidigitation (la femme sans tête, le pigeon qui apparaît dans un chapeau) exploitent des limites de notre perception rapportée à une vision globale. Le point de vue de la Gestalttheorie est différent[14]. Il refuse de distinguer sensation et perception. La perception n’est pas un ensemble de sensations ; toute perception est d’emblée la perception d’un ensemble. Notre esprit ne travaille pas à regrouper de multiples sensations isolées ; il ne les perçoit pas à part pour les associer ensuite mais ces sensations sont d’emblée données groupées dans une structure, une gestalt. La forme est inséparable de la matière de cette sensation.
Les phénomènes dits d’illusion sensorielle ramènent en fait l’imaginaire à ses origines psycho-physiologiques. Ils permettent d’interroger le cheminement qui conduit de la perception à son interprétation. L’illusion n’est pas un défaut, une perversion de notre esprit mais elle est le moment T du transfert anthropologique : le moment où le sujet s’investit dans la perception de l’objet sensoriel extérieur.
Toute perception engage un processus cognitif mobilisant images et souvenirs. La perception mobilise la « fonction symbolique » et l’imaginaire. Le phénomène de l’illusion apporte la preuve de l’existence d’images mentales, c’est-à-dire de configurations qui précèdent l’expression linguistique et qui l’orientent. Avant de parler, je « vois » en esprit quelque chose qui deviendra des mots.
Perception et symbolisation
Je vois une figure à trois faces. On me demande : Qu’est-ce que c’est ? Je réponds : « un cube ». Mais un cube a six faces et douze arêtes. Ce n’est donc pas un cube mais un schéma simplifié de cube, une représentation conventionnelle de cube. Ma perception extrapole (à partir de ce qu’elle voit) l’image globale du cube, bien que je n’en perçoive qu’une partie.
L’image de la chose n’est pas la chose elle-même. Pour « représenter » la chose, j’ai besoin de créer l’illusion d’un cube car il est impossible de représenter un objet 3D sur une surface plane. J’ai besoin de le symboliser. L’imaginaire entre en jeu dans ce processus de symbolisation à la fois pour celui qui crée le dessin illusoire et pour celui qui le perçoit. C’est le phénomène dit du cube de Necker[15]. Cette expérience tend à démontrer que nous ne percevons pas les choses telles qu’elles sont. Pour les « voir », nous sommes obligés de les interpréter. Cela démontre a fortiori l’existence de l’imaginaire (et de la symbolisation) dans tout processus cognitif. Il faut utiliser un code mémorisé de représentation particulier pour figurer l’objet cube.
La perception visuelle de la distance (ou de la perspective) n’est pas spontanée. Elle résulte d’une accommodation visuelle qui s’acquiert avec le temps et l’expérience. Au XVIIIe siècle, Berkeley dans son Essai d’une théorie de la vision se pose la question de l’innéité dans la perception de la distance. Il prend le cas d’un aveugle-né auquel on rendrait brusquement la vue. Cet homme peut-il voir les objets à distance ? Berkeley pensait que non mais il ne put en apporter la preuve expérimentale. Quelques années plus tard, le chirurgien Cheselden réussit à guérir des aveugles atteints de cataracte congénitale. Les patients opérés déclarèrent que les objets touchaient leurs yeux. Ce n’est qu’après plusieurs semaines qu’ils purent évaluer les distances à l’intérieur de leur champ visuel[16]. Le même phénomène, à une échelle plus restreinte, se produit lorsqu’on porte pour la première fois des lunettes. On sait aussi que les troubles de la perception de l’espace induisent des troubles de l’intelligence et du langage. Les aphasiques qui présentent des atteintes de la fonction symbolique ont des difficultés pour s’orienter dans l’espace. Il y a donc des connexions cognitives entre spatialisation, symbolisation et verbalisation.
L’illusion créatrice
L’illusion est une dérive analogique de la perception : elle est une extrapolation interprétative. Le test de Rohrschach en est la preuve : devant la tache d’encre, je crois voir des créatures fantastiques. Je crée du symbolique. J’ai l’illusion de voir quelque chose qui se trouve en réalité dans mon inconscient. Le moment de bascule de la perception jusque dans son interprétation analogique correspond à des opérations mentales susceptibles de fournir des cadres typologiques de l’imaginaire. Il est possible de dresser une typologie de ces illusions interprétatives. Il faut pour cela décrire les mécanismes d’interprétation analogique résultant de l’anamorphose d’un objet perçu. Sur cette morphogénèse peut se construire une nouvelle typologie de l’imaginaire. Par exemple l’anthropomorphisation : voir dans un rocher une forme humaine. Linguistiquement, l’illusion s’exprime généralement par une métaphore. On n’a pas encore testé la valeur cognitive des concepts désignés par les figures de rhétorique. Il y a la matière à de possibles typologies.
On pourra conclure sur les aspects proprement créatifs de l’illusion. Loin d’apparaître de nos jours comme une erreur de notre esprit, l’illusion fait affleurer de nouvelles vérités. Tout un courant de l’art moderne invente des figures impossibles. Celles-ci naissent en réalité des limites de notre perception. Elles reposent sur la manipulation de l’impossible comme tremplin vers le possible et une autre conception de la réalité (géométries non euclidiennes, fractales)[17].
En 1754, le peintre et graveur William Hogarth publia une gravure intitulée « Fausse perspective », dans laquelle il montrait aux dessinateurs contemporains quelles erreurs en perspective ceux-ci ne devaient pas commettre.
Au XXe siècle, le premier artiste à dessiner une figure impossible fut Oscar Reutersvärd en 1934 et il la découvrit par hasard. Après avoir dessiné une étoile à six branches entourée de six cubes, il ajouta trois cubes au dessin pour former un triangle (figure 1). Cette première figure « paradoxale » a été suivie par plus de 2500 dessins d’objets impossibles[18].
Un quart de siècle plus tard, en 1958, un mathématicien anglais nommé Roger Penrose réinventa le triangle de Reutervärd et lui donna son nom (figure 2). La même année, l’artiste néerlandais, M. C. Escher publia son rendu du cube de Necker à grand succès, étant ainsi le premier à dessiner un « cube impossible ». Escher a laissé quatre œuvres représentant des objets impossibles : « Convexe et concave », « Belvedère », « Ascendant et descendant » et « Cascade ».
Une des questions les plus importantes concernant les objets impossibles est la suivante: existent-ils ou n’existent-ils pas ? Tant que l’objet n’est qu’un dessin, il ne fait aucun doute qu’il existe. Cependant, dès qu’il quitte le morceau de papier ou de toile pour entrer dans un monde tri-dimensionnel, il est impossible pour l’objet d’exister dans la forme qui est la sienne. C’est pourquoi, il faut examiner sous un autre aspect la question des objets possibles et impossibles, qu’ils soient dessins ou figures.
La question devient donc : peut-on réaliser un objet impossible après une figure impossible ? Strictement parlant, la réponse est non ! Cependant, on peut faire un rendu plus ou moins réaliste de celui-ci. Jusqu’à présent, seulement deux solutions ont été trouvées mais elles présentent un inconvénient majeur : pour produire son effet de trompe-l’œil, l’objet doit être considéré sous un angle très précis. Il existe ainsi deux sculptures monumentales du triangle impossible de Reutersvärd. À Perth, en Australie, se trouve une sculpture « ouverte » ; l’autre, à Ophoven, en Belgique, est tordue. Dans chaque cas, seuls les connaisseurs peuvent les voir comme des triangles ; pour les non-initiés, il y a seulement de l’art abstrait. L’effet magique de ces objets impossibles réside dans le fait qu’ils produisent un effet visuel sur l’observateur, dont les yeux ne sont jamais en total accord avec ce que son cerveau lui dit sur la possibilité de leur existence. Il y a donc une discordance entre la perception et l’interprétation de cette perception.
« Illusions of the senses tell us the truth about perception[19] » disait H. L. Teuber. De la même manière, c’est l’imaginaire qui nous dit la vérité sur la réalité humaine. L’imaginaire (le mythe, l’image, le symbole) est le filtre qui nous permet, au prix d’illusions, de percevoir et de parler du monde. Sans ce filtre et sans l’illusion, nous ne pouvons rien voir. Malgré sa dénonciation de l’illusion, Platon ne disait pas autre chose : les parois de la caverne où les hommes sont enfermés ne révèlent que l’ombre des choses extérieures. Lorsqu’ils les perçoivent, les hommes vivent dans l’illusion de leurs sens (visuels, auditifs, etc.). Mais c’est à travers ces ombres fugitives qu’ils peuvent élever leur esprit vers le ciel des idées. Si ces ombres illusoires n’existaient pas notre esprit resterait dans la nuit permanente.
Notes
[1] E. G. Boring, Sensation and perception in the history of experimental psychology, New York, Londres, Irvington Publishers, 1942. J. Piaget, Les mécanismes perceptifs, Paris, PUF, 1961.
E. Vurpillot, L’organisation perceptive, son rôle dans l’évolution des illusions optico-géométriques, Paris, Vrin, 1963.
J. P. Frisby, Seeing: illusion, brain and mind, New York, Oxford University Press, 1980.
[2] Pour Descartes, c’est la question de l’évidence trompeuse : Méditations métaphysiques. Première méditation, Texte et traduction du duc de Luynes, Livre de poche, 1990.
[4] Platon, République 597c-598d et 602c-603b, traduction de R. Baccou, GF-Flammarion, 1966, p. 362-363, 367-368.
[5] Hegel, Introduction à l’Esthétique, traduction de S. Jankélévitch, Paris, Champs-Flammarion, 1979, p. 29-31.
[7] F. Nietzche, La volonté de puissance, traduction de G. Bianquis, Paris, Tel-Gallimard, 1995, t.2, p. 216.
[8] G. de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, édité par E. Langlois, Paris, Edouard Champion, 1922, t. 4, v. 18153-18184.
[10] J.L. Austin, Le langage de la perception, traduction de P. Gochet, Paris, A. Colin, U2, 1971, p. 41-46.
[11] S. Freud, L’avenir d’une illusion, traduction d’A. Balseinte, J. G. Delarbre, D. Hartmann, Paris, PUF, Quadrige, 1999, p. 31.
[13] Sur le lien entre cognition et langage, on suivra les travaux de Marie-Agnès Cathiard. Se reporter à son volume de synthèse : Parole multisensorielle anticipée, incorporée et illusionnée. Du corps de la parole aux corps imaginés, Université de Grenoble 3, 2011.
[16] On sait que Diderot tira de ces faits sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) des réflexions philosophiques dans la lignée de ses options rationalistes. L’œil s’expérimente comme le cerveau.