Mythos vs. Logos. Conflit ou complémentarité ?
Les fondateurs de la « nouvelle méthode » de penser correctement, bref de la science moderne, Descartes, Bacon etc., ne voyaient pas la science et la religion comme des domaines concurrents, mais complémentaires. Selon eux, la science s’applique aux lois de la raison et aux phénomènes de la nature, alors que la religion s’occupe des évènements irréguliers, extraordinaires, témoignant de l’intervention de Dieu dans l’ordre de la nature.
Néanmoins, avec cette distribution des compétences a commencé aussi la grande séparation des paradigmes. Après la « crise de la pensée » européenne et la sécularisation de la civilisation chrétienne, la vision laïque, athée, empirique, positive et pragmatique du monde a pris le dessus sur la « pensée enchantée ». Depuis le XVIIe siècle, le divorce entre les deux paradigmes n’a cessé de s’accroître, creusant dans l’homme moderne un fossé de plus en plus abyssal entre la foi et le savoir.
Est-ce que les dernières évolutions des sciences physiques et cosmologiques, des philosophies « irréalistes », de la « neurothéologie », de l’anthropologie postmoderne sont-elles une tentative de rapprochement entre l’imaginaire religieux et la pensée scientifique, ou la rupture reste irréversible ?
Ce volume des Cahiers d’Echinox se propose de tracer les péripéties de la cohabitation problématique du mythos et du logos dans la culture européenne. La première partie s’occupe de l’évolution symbiotique ou polémique des deux concepts, à partir du moment où la philosophie grecque, Platon notamment (voir l’étude de Mihaela Ursa), a fait surgir le logos philosophique du sein de la pensée mythologique. Et si la relation entre les deux modes de pensée paraît s’être acheminée, lentement mais de façon implacable, surtout après l’essor de la philosophie classique, vers la rupture entre l’imagination mythique et la rationalité scientifique (Corin Braga, Radu Toderici), des approches et des méthodologies alternatives, comme l’apophatisme de Maître Eckhart (Daniel Fărcaş) ou l’épistémologie hermétique de Goethe (Jean-Jacques Wunenburger) n’ont pas cessé de chercher les points de connexion. Au XXe siècle, à partir de Nietzsche, les évolutions imprévisibles du paradigme scientifique ont forcé les penseurs à depasser les cadres rigides du positivisme et du scientisme. Des philosophes et anthropologues comme Heidegger (Ştefan Melancu), Mircea Eliade (Ionel Buşe), Ioan Petru Culianu (Mihai Constantin, Ovidiu Pecican), des poètes puristes et visionnaires, de Mallarmé (Rodica Ilie) à Ştefan Augustin Doinaş (Ana Tomoioagă), ainsi que les auteurs de la postmodernité (Simona Mărieş), ont exploré diverses possibilités de reconcilier l’imaginaire et la raison. Dans un essai original et innovateur, Paolo Bellini créé le concept de «mythopie», pour expliquer la manière dont se relayent les deux concepts dans la mentalité collective, allant de l’idéologie politique au système des média (Doru Pop).
La deuxième partie est consacrée aux «biographies» culturelles de quelques grands thèmes qui allient, de manière complexe, le symbole et le concept, la pensée mythique et la vision pragmatique, quotidienne, du monde. Ces études se penchent autant sur des grands «bassins sémantiques» comme l’astrologie arabe (Anna Caiozzo) et l’hermétisme soufi (Silviu Lupaşcu) que sur des thèmes archétypaux, allant des Saturnales antiques (Claude-Gilbert Dubois) et du motif du labyrinthe (Laurence Gosserez) aux schémas initiatiques du pèlerinage chrétien (Martine Yvernault) et de la robinsonnade (Alexandra Dumitrescu), des figures de la tragédie grecque (Ruxandra Cesereanu) et du folklore russe (Olga Grădinaru) aux mythèmes du sang (Florina Codreanu) et des «plantes magiques» (Andrada Fătu). Là où les approches théoriques rencontrent plus de difficultés et d’inhibitions dans la tentative de rapprocher foi et savoir, la fantaisie religieuse, littéraire et artistique n’hésite pas à construire bien souvent des ponts et des synthèses surprenants, aberrants et fantasmagoriques, mais parfois révélateurs. Mais l’imagination n’est-elle pas devenue, de la «folle du logis» comme elle était traitée à l’âge classique, une faculté créatrice et exploratoire, capable d’engendrer des univers fictionnels, des «possibles latéraux» de notre monde ?
De même qu’un volume précédent (le numéro 12 / 2007 dédié à L’imaginaire religieux), ce volume aussi a été conçu en collaboration avec l’Association pour le Dialogue entre Science et Religion en Roumanie (ADSTR) et le séminaire IASSO, dans le cadre d’un programme financé par la Fondation John Templeton. Aussi bien, il a bénéficié d’un support financier de la compagnie internationale Office Depot (antenne de Cluj), destiné principalement aux étudiants au doctorat entraînés dans cette recherche. Nous leur en remercions !
Corin Braga