Ovidiu Pecican
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
pecolino999@yahoo.com
Motifs païens anciens dans la culture médiévale aux deux bords du Danube
Ancient Motifs Surviving in the Medieval Culture North and South of the Danube
Abstract: The fundamental attitude of the Renaissance, the valorisation of Greek and Roman antiquity, can be traced back, on a smaller scale and in areas that are still to be researched, to Eastern Europe during the Middle Ages. Without being a generalized cultural trait of the elites, there can be given a few examples of the way some of the writers living in the Middle Age kingdoms of the Balkans were aware of certain elements of Latin mythology and, subsequently, reprised tendencies and themes of the Antiquity in their writings. A lesser known phenomenon, the reprise of a Pagan-rooted mythology by a culture that is usually described by its adherence to Christian motifs and myths represents a challenge for the historian of the Middle Ages and a suggestion for further comparative research of the Western and Eastern European cultural history.
Keywords: Ancient Myths; the Balkans; the Middle Ages; the Renaissance; the Second Bulgarian Empire; Jean Kalojan; Eugen Lozovan.
Beaucoup de choses sont difficiles à connaître en ce qui concerne les cultures balkaniques et nord-danubiens des XIIIe et XIVe siècles. Les informations sont lacunaires, rudimentaires ou manquent complètement pour des périodes et des territoires assez étendus. Mais les données existantes ne nous ont pas permis de tirer de conclusions définitives, et les discussions peuvent toujours être reprises, à condition de formuler de nouvelles questions et de modifier le point de vue de l’investigation.
Un problème qui mérite toute notre attention est celui de la manière de se représenter le passé à cette époque. On suppose, pratiquement, l’existence d’un sens de l’historicité chez les gens qui vivaient aux XIIIe et XIVe siècles dans les Balkans et les Carpates. En même temps, on postule que ce type de sensibilité face aux antécédents avait commencé à faire partie d’un certain procès d’élaboration de la vision sur le présent et le futur, par la création d’arguments, de thèmes de réflexion, de modèles à imiter. Il y a, à vrai dire, des repères qui donnent de la consistance à une telle supposition, même avant toute recherche qui mette en lumière des faits prouvant la thèse ci-dessus. Le modèle biblique de l’arbre de Jessé, la généalogie christique, mais aussi l’idée de légitimité dynastique recourant à la thèse du droit divin, ont été opératifs dans le monde chrétien, qu’il s’agisse soit de l’Occident soit de l’Est.
Les lignes suivantes représentent une enquête sur le passé culturel des élites politiques et intellectuelles médiévales faisant partie de ce qu’on appelle le Second Royaume Bulgare, du temps de Jean Kalojan et respectivement à la fin du XIVe siècle dans les milieux orthodoxes d’Hongrie, qui se focalise sur une seule caractéristique, insuffisamment explorée jusqu’à présent. Il s’agit de la présence de certains éléments faisant partie d’un passé mythologisé, glorifié, mais pourtant considéré une réalité immédiate et non une simple légende. Quelque timides que les résultats des premiers tâtonnements paraissent être, la surprise réside dans le fait de constater qu’il ne manque pas le recours aux renvois antiquisants et aux sources du patrimoine de l’antiquité classique. On dirait que dans les Balkans et les Carpates, l’histoire n’a pas eu à attendre la Renaissance pour dialoguer avec de telles sources, bien que ce dialogue n’ait pas pris la forme d’un appel au même répertoire d’auteurs et de titres que l’Occident du XVe siècle. À vrai dire, l’Occident n’est arrivé que graduellement à l’anthologie consacrée par les travaux de l’humanisme. Un ou deux siècles auparavant, les renvois étaient faits au même répertoire de thèmes et de motifs, non seulement d’auteurs. À la place d’Homère, était Darès le Phrygien, à celle d’Iliade, de Le Roman de Troie, de Quinte-Curce, Le Roman d’Alexandre ou Alexandria.
I. La connaissance du passé à la cour de Trnovo (1205-1207)
Eugen Lozovan, dans une série d’études, fait référence à d’importantes implications méthodologiques pour la recherche historique. Il remarque que « Les attestations dans les œuvres des écrivains posent le problème de la valeur des témoignages fournis par une élite, surtout à une époque où l’on ne pouvait pas parler d’une conception linguistique qui recommande l’enrichissement de la langue littéraire par des emprunts du parler populaire. Le fait que les écrivains byzantins étaient éduqués dans l’esprit de la culture latine est hors de doute, et il paraît vraisemblable que le style combiné ne créait pas de difficultés dans les milieux intellectuels. Mais ce qui nous intéresse est de connaître l’attitude du paysan commun, qui, loin du [palais de – n. O. P.] Blacherni ne lisait certainement pas l’Enéide. Il est intéressant qu’un personnage tel Jehan li Blaks [= Jean Kalojan – n. O. P.] avait entendu parler du Roman de Troie – selon Robert de Clari – et cela mérite d’être cité aussi souvent qu’on peut le faire; pourtant il ne faudrait pas généraliser pour tirer des conclusions concernant la situation culturelle des « Valaques » (des Romains balkaniques) au commencement du deuxième millénaire »[1].
En effet, pour une période comme le Moyen Âge, les généralisations hâtives concernant la culture écrite et sa dispersion doivent être évitées à tout prix. Nous voyons que même aujourd’hui, quand l’imprimerie n’est pas devenue seulement – d’au moins un siècle – un phénomène de masse, mais elle est intensifiée par d’autres moyens utiles dans l’éducation des gens (par l’exemple l’audiovisuel de l’ère technologique), les connaissances sont restées si superficielles et relatives au niveau de segments entiers d’une société. D’autant plus précaires seraient-elles au commencement du XIIIe siècle, quand écrire et lire restaient l’apanage par excellence d’une couche sociale réduite du point de vue numérique, formée d’aristocrates et de membres du clergé. Généraliser une information valide pour le sommet de la hiérarchie ne peut être, dans ces conditions, qu’un abus de procédure.
Mais il peut y avoir un autre point de vue, car étant données les conditions de la communication directe, face à face, ou par des intermédiaires visibles et implicitement perceptibles – les messagers ou les porte-parole, selon un syntagme inspiré et encore utilisé, – le témoignage de la personne engagée dans la transmission des informations était en même temps la garantie de la véridicité, c’est-à-dire un surcroît de crédibilité. Or, par conséquence, la superficialité médiévale ne doit pas être surestimée.
E. Lozovan aborde le problème de la communication dans l’Empire Byzantin du point de vue du rapport des coexistences linguistiques et de la compétition entre les langues qui y participaient :
Ce sujet-là, ce sont toujours les historiens et les écrivains qui nous aident à le comprendre. Presque chaque fois qu’ils introduisent un mot, une expression, un commentaire dans leurs descriptions, ils se préoccupent d’ajouter une explication au texte : he emhorios glosa … he patroa phone … te patrio Romaion phoné. Dans les milieux populaires, de même qu’à la cour, régnait peut-être la même indécision – cette zone d’ombre du domaine bilingue – dans le cadre de laquelle les deux instruments d’expression luttaient et s’influençaient l’un l’autre. L’autorité a essayé même de trouver un remède pour la confusion qui risquait de devenir grave, surtout dans le domaine juridique, comme il est attesté par cette note : utrum autem Latina an Graeca vel qua alia lingua stipulatio concipiatur, nihil interest, scilicet si uterque stipulantium intellectum huius linguae habeat: nec necesse est eadem lingua utrumque uti, sed sufficit congruenter ad interrogatum respondere: quin etiam duo Graeci Latina lingua obligationem contrahere possunt. (Inst., 3, 15; cf. Dig., 50, 16).
Au point de recoupement de ces deux courants convergents envahissant le terrain de la langue grecque comme deux couches latérales – l’une venant d’en haut, chargée par tout le prestige offert par une élite dominée par l’esprit romain, l’autre d’en bas, non moins importante parce qu’elle était alimentée par une réalité plus vivante – l’armée jouait un rôle tout aussi essentiel que l’administration. Peut-être n’est-il pas exagéré d’affirmer que, jusqu’au VIIe siècle, l’armée byzantine constituait une véritable école linguistique latine » [2].
Lozovan observe pour la période dont il s’occupe, jusqu’au VIIe siècle, une indécision linguistique, une coexistence, qui n’était pas encore tranchée en faveur de l’une des concurrentes, du latin (la langue de l’État) par rapport au le grec (la langue populaire). Le résultat de la compétition entre les deux langues allait se décider dans une étape suivante au profit du grec byzantin, par un déclassement et ensuite un abandon du latin, langue officielle. À mon avis, – et j’assume les risques de l’interprétation de cette pensée formulée d’une manière trop concise – l’historien met en évidence que, dans le cas de la zone byzantine, la préférence pour le grec était visible aussi dans les couches sociales basses, non instruites, et au niveau de l’élite, probablement justement parce que cette dernière était consciente de la richesse de l’héritage culturel de cette langue ancestrale. Cet héritage ne pouvait plus être déprécié ou abandonné, en dépit du désaccord entre le christianisme de l’actualité et le paganisme de l’antiquité. Dans de telles conditions, malgré la propagande de l’État qui utilisait l’appareil juridique et militaire, le latin ne pouvait que perdre ce combat, son usage devenant de plus en plus isolé. Progressivement, la langue grecque triomphait dans des zones habitées par une population grecque compacte, et, naturellement, à la cour (dans l’administration et dans l’armée) de même que dans l’Eglise. Néanmoins en ce moment les îlots de latinophonie commençaient à devenir visibles.
Cette question apparaît dans une forme simplifiée chez E. Lozovan, car dans la partie européenne de l’Empire Latin de l’Orient il n’y avait que des Grecs et des latinophones. Dans les Balkans se configuraient déjà d’autres procès de développement linguistique, dont un était le passage des Bulgares de leur idiome turcique original à l’idiome slave dans lequel s’est formée la langue bulgare parlée jusqu’à présent. L’identité linguistique slave, et ses variantes méridionales (en principal le bulgare et le serbo-croate-slovène) avaient marqué aussi une présence politique assez forte afin de pouvoir entrer en compétition avec le grec et le latin parlés dans certaines parties du territoire byzantin. À la fin du XIIe siècle et au début du siècle suivant, les frères Assène, dans leur qualité ethnique de Valaques (donc latinophones), nés et élevés dans les montagnes Hæmus, dans une ambiance caractérisée par la coexistence des Valaques et des Bulgares, mais ayant une tradition culturelle et spirituelle fermement ancrée dans la tradition byzantine (fait mis en évidence par le recours au Saint Dimitri, le patron de Thessalonique au moment du commencement de la lutte contre le basileus) possédaient un profil multiculturel avec des ouvertures simultanées vers les autres langues et cultures des zones avec lesquelles ils entraient en contact. Une fois de plus, les Valaques et les Bulgares qui faisaient partie de l’entourage de Jean Kalojan pouvaient être au courant avec le sujet de Troie, dans leur condition d’anciens aristocrates de Byzance – bien que provinciaux. Quant aux Coumans, leur présence de plus d’une décennie du côté des Valaques et Bulgares rend plausible l’hypothèse qu’ils étaient aussi au courant de la confrontation mythique entre les Grecs et les Troyens.
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Pour revenir à l’assertion à caractère général d’Eugène Lozovan, elle est aussi accompagnée d’un exemple concret, qui renvoie à une situation précise du passé du peuple roumain. Un fragment célèbre de la Chronique de Robert de Clari, notamment l’épisode de la mission de croisé de Pierre de Bracheux chez le tsar des Valaques et des Bulgares, Jean Kalojan. Quand le messager est obligé de justifier l’arrivée des croisés dans les Balkans, il mentionne les évènements de la guerre de Troie, en invoquant les droits d’héritage des occidentaux sur la région, tandis que le tsar et ses proches – Valaques, Bulgares et Coumans – savent de quoi il s’agit.
Ce détail est vraisemblable. Avant d’accéder au trône du Royaume Valaque et Bulgare, Jean a vécu à Constantinople, dans l’ambiance de l’empire, en tant qu’otage envoyé par ses frères aînés, qui avaient précédé au pouvoir. Bien que les conditions dans lesquelles il a vécu dans la capitale de Bosphore restent inconnues même à présent, il est clair que sa position n’a pas été ancillaire, de prisonnier incarcéré et sans aucun droit. Au contraire, il est pensable que Jean a bénéficié dans le milieu impérial d’une éducation digne d’un visiteur noble et d’un garant du statu quo militaire et politique. Dans cette ambiance cosmopolite et raffinée, il n’est pas du tout improbable que le jeune prince valaque ait pu connaître le contenu du roman chevaleresque Le Roman de Troie, fameux tant dans l’espace occidental que dans l’espace byzantin.
Combien répandue était cette lecture dans l’entourage pluriethnique du tsar, décrit par Robert Clari, qui l’avait surpris dans un bivouac pendant une campagne militaire, c’est une question à laquelle il est difficile à répondre. Malheureusement, on ignore même le nom des conseillers de Jean Kalojan, et on ne peut pas approximer ni leur degré d’information culturelle. Bien qu’on sache que les succès militaires de Jean dans les confrontations avec les latins étaient principalement dus à la cavalerie légère Couman, il n’est pas plausible que Robert de Clari les ait nommés « les haus hommes de Blakie », c’est-à-dire « les grands hommes de la Valachie » (dans le sens de dignitaires, détenteurs d’hautes fonctions). Au contraire, quand il rend de nouveau visite chez les Coumans, il les désigne par leur nom, même dans le passage ci-dessous (« Jehans li Blaks et li Comain [soulign. O. P.] estoient couru en la terre l’empereur », « li Blaks et li Commain [soulign. O. P.] », « <– Ba ouil>, fisent li Blak et li Commain [soulign. O. P.]… »). Donc il parle principalement des Valaques et des Bulgares, et probablement les dirigeants du corps expéditionnaire couman – de proches alliés du tsar de Trnovo. Il est possible de préciser, d’une certaine manière, que signifiait avoir des connaissances culturelles dans le Royaume Valaque et Bulgare d’un tel temps où la culture écrite était représentée surtout par les traductions de la littérature religieuse byzantine. Par ailleurs, on peut mentionner la différence culturelle entre les Valaques et les Bulgares, d’une part, et les Coumans non-chrétiens, d’autre part.
Mais il ne s’agit pas ici de l’évocation d’un passé chrétien, pour lequel pourraient être relevantes les perceptions sur la religion. Le renvoi à la ville de Troie tient d’une mythologie à une origine antique grecque, reçue à l’époque par des filières différentes – l’activité de chroniqueur de Ioan Malalas et Constantin Manasses, la narration attribuée à Dyctis de Crète et Darès le Phrygien, et aussi quelques poèmes grecs, mais ayant des résonances dans le code de l’honneur et le comportement guerrier par l’intermédiaire des modèles de bravoure, d’héroïsme, qu’ils offraient. Les connaissances sur la guerre de Troie ne restaient pas l’apanage des palais impériaux du Bosphore, mais faisaient déjà partie de l’éducation de tout Byzantin qui portait les armes. Elles faisaient partie d’une mythologie largement répandue dans les milieux masculins et militaires. Une conséquence logique est que ces connaissances pouvaient se transmettre sous une forme ou une autre, à l’écrit ou à l’oral, dans les zones des cultures balkaniques d’expression slavonne ou néo-latine englobées dans l’Empire Byzantin.
Il résulte des propos de Robert de Clari que non seulement les Valaques de l’entourage de Jean étaient au courant de la mythologie troyenne, mais aussi les capitaines coumans. Si Frappant que cela puisse paraître, les habitants d’origine asiatique du nord du Danube associés au pouvoir du Trnovo connaissaient l’histoire de la guerre des Grecs dans l’Asie Mineure. Cela devient crédible si on tient compte que, en participant aux grandes campagnes anti-byzantines et anti-croisées déroulées depuis la seconde moitié de la neuvième décennie du XIIe siècle, les guerriers Coumans sont entrés en contact avec les mêmes ennemis, avec leur manière d’être et avec la culture qui nourrissait leur imaginaire. Il ne s’agit pas évidemment de stages dans des scriptorium latins ou de partager les mêmes bibliothèques. Il est plutôt probable que leur renseignement tenait de l’oralité, des thèmes et des projections qui peuplaient l’imaginaire et l’idéation des participants aux confrontations – tels qu’ils pouvaient être connus par l’intermédiaire des prisonniers, de toute sorte d’émissaires, des femmes et des vieux, dans les intervalles entre deux batailles, dans les camps, autour des bivouacs, aux fêtes et rencontres des plus diverses.
II. Le recours à la mythologie païenne dans l’historiographie slavone du Nord du Danube (XIIIe ET XIVe Siècles)
Pour tout lecteur des anciens textes de notre culture, écrits pendant l’étape du slavonisme culturel, la présence – dans les chroniques internes, dans les chronographes (par exemple chez Mihail Moxa) et dans les narrations populaires sur la vie d’Alexandre le Grand – des références, plus ou moins claires, à la mythologie troyenne ou à la légende de la fondation de Rome peuvent provoquer des perplexités légitimes. Comment et pourquoi y sont arrivées ces références qui paraissent pourtant tellement différentes de l’horizon culturel de certains érudits à un profil intellectuel limité plutôt à l’univers thématique de la Bible et de la patristique ? D’où viennent-elles et quel est le but qu’elles servent dans la construction de l’ensemble du texte qui les contient ?
Répondre à ces questions est encore ardu, mais les réponses partiales sont plus que rien et peuvent stimuler une discussion appliquée et documentée sur le sujet. Pour commencer, il faut partir de cette simple constatation : dans les premiers siècles de la littérature historique attestée sur le territoire de la Roumanie actuelle, dans les scriptoria où les manuscrits slavons étaient copiés et produits, on constatait une certaine appétence pour la mythologie préchrétienne, similaire à la situation existante dans l’Occident catholique romain et latin. Dans le monde occidental, les poètes vernaculaires, conditionnés par leur éducation classique, ont commencé, au XIIe siècle, à s’intéresser davantage à adapter [es poètes épiques de l’antiquité, et à la fois le matériel mythologique contenu par leurs œuvres. Quelques-uns ont traduit des ouvrages entiers, tandis que d’autres ont opté pour l’intégration dans leurs propres textes de certaines parties de ces ouvrages, souvent des histoires mythologiques[3]. Or, dans notre culture, la présence du mythe des deux frères fondateurs, Roman et Vlahata, originaires de Venise – donc d’Italie – dans plusieurs textes conservés seulement dans des versions beaucoup plus récentes ou contractées, ou par des échos indirects chez de auteurs des XIIIe et XIVe siècles, renvoie indubitablement à un décalque de la légende de la fondation de Rome. De la même manière, la prise sur soi des Valaques d’une origine troyenne rappelle sans aucune hésitation la légende de Troie. Toujours aussi appréciable est à l’époque, dans la zone orientale considérée, la version populaire de la légende d’Alexandre de Macédoine. Mais les trois mythes – celui des frères italiques éponymes, celui de Troie, et respectivement la narration sur le grand conquérant de l’Antiquité – font partie non seulement d’un patrimoine culturel en vogue dans le XIIe et le XIIIe siècles, mais aussi dans la Péninsule Balkanique, parmi les Byzantins qui s’estimaient Romanoi, c’est-à-dire Romains, et assumaient la continuité de la Rome antique par le Constantinople. Les mêmes, dans leur qualité des héritiers légitimes de l’antiquité grecque, géraient pour l’avenir le matériel troyen. Une telle ressemblance – j’hésite à utiliser le mot unité, car la prudence dans ce sens est préférable sous rapport méthodologique – pourrait étonner, étant connue l’évolution, en général divergente, depuis des siècles, des deux divisions de la chrétienté européenne médiévale. Pourtant, elle suggère – à l’encontre des tentations de la pensée selon les chablons et les clichés – que les procédés littéraires utilisés dans les deux hémisphères européennes pouvaient à leur tour se ressembler, au moins dans les grandes lignes. Donc, de ce point de vue, il s’impose de profiter des résultats des recherches occidentales sur la valorisation des mythes dans le Moyen Âge occidental. Un ouvrage consacré à ce thème est celui qu’on doit à la chercheuse Renate Blumenfeld-Kosinski, que j’ai déjà mentionnée, et auquel je vais revenir pour observer ce qui se passait quand un érudit de ces temps rencontrait dans ses sources écrites un matériel mythologique considéré digne d’être transposé intégralement dans la langue vernaculaire ou au moins d’être inséré, d’une manière plus succincte ou plus détaillée, dans sa propre création. Dans chaque cas, leur réception et leur représentation sur le compte de la mythologie ancienne reflètent une manière de lecture, c’est-à-dire les nouveaux textes reflètent les options spécifiques des poètes-érudits, telles qu’elles s’esquissaient lors de la lecture des mythes dans les textes originaux. Un acte herméneutique est donc strictement lié à l’acte créateur. À l’encontre de la littérature épique, qui ne possède aucune tradition textuelle et interprétative, redire les anciens mythes peut conduire vers une connaissance herméneutique, inconnue jusque-là dans la littérature vernaculaire[4].
La précision s’avère extrêmement importante lorsqu’on essaie de comprendre la raison pour laquelle, une fois qu’il a décidé de recourir à un des mythes déjà mentionnés– ou à tout autre du répertoire préchrétien –, un auteur de la sphère culturelle orientale d’expression slavonne redit avec ses propres mots, met ses propres accents, élimine des épisodes ou des éléments qu’il ne juge pas relevants, contracte d’autres, ou même amplifie ou introduise des détails dont les sources sont ou ne sont pas parvenues à nous. En plus, selon la remarque de l’auteur mentionnée, les poètes vernaculaires pouvaient profiter en même temps des traditions interprétatives latines précédentes sans les mentionner explicitement[5]. Apparemment, les exigences méthodologiques du temps ne les obligeaient pas encore à une telle précaution.
Grâce à ces circonstances, le chercheur d’aujourd’hui est soumis aux caprices du hasard qui lui permet ou non de reconstituer une tradition textuelle, d’une manière plus ou moins complète. Bien que cette situation rende sensiblement plus difficile la compréhension juste de certains apports savants, le fait n’a aucune raison d’en inhiber les tentatives et les résultats sont gratifiants dans beaucoup de cas.
Une autre circonstance qui rend difficile l’effort de déchiffrer les renvois à des précédents littéraires, dans le cas des auteurs médiévaux qui utilisaient des éléments mythologiques préchrétiens dans leurs ouvrages, est le caractère fragmentaire des évocations respectives. Loin d’être un accident, cette situation n’a rien à faire avec la transmission défectueuse, incomplète, de plusieurs manuscrits. Au contraire, il faut y identifier – comme dans le cas de l’Occident – un choix des auteurs médiévaux mêmes.
En effet, après une première génération de poètes, les auteurs des romans sur l’antiquité, qui ont été les premiers à reprendre les textes de Virgile, Statius, et Ovide dans des versions complètement médiévalistes par rapport à l’original, le recours au mythe est amplement fragmentaire[6]. De là, une certaine opacité du matériel médiéval, qui devient encore plus difficile à déchiffrer, carrément ambigu ou parfois dépourvu de sens.
Mais comment ont attiré les mythes païens l’attention des érudits anonymes du slavonisme culturel qui les utilisent dans leurs ouvrages ? La réponse probablement dépend d’un cas à l’autre, mais il s’agit aussi d’une situation attestée pour l’Occident. Ainsi, John of Salisbury offrait une information importante sur ce sujet dans son Metalogicon. Il dit que les narrations mythologiques étaient utilisées dans le procès éducatif, étant soumises à une translatio. Celle-ci peut être comprise, selon Michelle Freeman, comme une lecture créative qui pouvait conduire vers un renouvellement du texte ou du corpus de textes[7].
Nous ne connaissons ni dans quelle mesure ni dans quel périmètre il est possible de présumer de telles procédures en ce qui concerne l’Orient orthodoxe, l’œcoumène byzantine et les zones qui lui étaient plus ou moins attribuées. Tout de même, il est sûr que la procédure était connue en Hongrie dès le XIIIe siècle, dans les milieux érudits latins, vu que Anonymus relate comment, lorsqu’il était étudiant à Paris, il a lui-même écrit un récit de la guerre de Troie à la suite d’une sollicitation de la part d’un ami et camarade d’études[8].
L’auteur, probablement de Maramures, qui compilait, dans les années 1390-1410, avec un véritable effort érudit, La Geste de Roman et de Vlahata, y incluait aussi des renvois au mythe des frères éponymes italiques, et au matériel troyen, bien qu’il écrivît, selon toute apparence, en slavon. En même temps, le recours au scénario de la lettre compromettante, présent dans Alexandria (Le Roman d’Alexandre), suggère qu’il avait connu aussi cette œuvre de largue circulation dans une de ses versions, latine, grecque ou slavonne. Il est donc crédible que ses sources – qui pouvaient aussi être grecques ou slavonnes, donc orientales, mais aussi latines, provenant de la culture dominante dans le Royaume Hongrois où il écrivait – incluaient aussi de tels thèmes mythologiques, non-chrétiens, antiques, liés à un horizon culturel européen général. Mais il n’est pas possible de préciser s’il est entré en contact avec l’information mythologique remaniée dans sa Geste à l’occasion des exercices scolaires ou dans un autre contexte.
Conclusions
Le champ d’étude des rapports de la culture chrétienne médiévale avec ses antécédentes païennes se confond au moins du point de vue théorique avec les études de la Renaissance. À l’encontre du passé, celles-ci devaient inclure toutes les manifestations culturelles qui se réfèrent à la valorisation de l’antiquité païenne grecque et latine par l’estimation de certains de ses éléments (les auteurs, les œuvres, le style, les thèmes) en tant que modèles pour des périodes de temps successives, dans certains contextes sociopolitiques, culturels-idéologiques et religieux. Il faut considérer la notion de Renaissance comme un concept qui renvoie seulement au phénomène de l’humanisme italie