Celina Silva
Université de Porto, Portugal
Celinasletras@letras.up.pt
Les enjeux de l’écriture (et de la réécriture) de l’ode chez un moderniste portugais
The meaning of (re-)writing odes for a Portuguese modernist
Abstract: Parody may be one of the most common ways to refer to modernist currents originating in ancient literatures and genres That may be the case of the poems of the avant-garde Portuguese poet José de Almada Negreiros, who writes (and re-writes) Pindaric odes, rearranging lines according to modernist poetics and influenced by French poet Guillaume Apollinaire. In so doing, his verse does not only ironically place itself in an ancient tradition, but also embraces a poetic mode of communication through iconic structure and allusions to contextual elements.
Keywords: José de Almada Negreiros; ode; Portuguese Modernism; Pindar; avant-garde; Apollinaire.
José de Almada Negreiros joue un rôle majeur dans le Modernisme Portugais, paru avec la revue Orpheu, en 1915; où il publie des petits poèmes en prose « Frisos ». Assoiffé de nouveauté, il se proclame futuriste en s’affirmant dans la culture portugaise par la singularité de son talent protéiforme, « polymorphique » d’après Fernando Pessoa, menteur intellectuel de l’agroupement d’individualités qui ont donné corps à l’instauration d’un nouveau paradigme d’écriture en syntonie avec les mouvements d’avant-garde européens. Almada, fasciné par les principes futuristes d’ouverture formelle, expérimentalisme au sens élargi, et d’art-action, la performance, il agit en prosélyte de l’aventure fondatrice d’un art moderne au Portugal devenant protagoniste d’évènements littéraires (et autres) qui feront écrire à Álvaro de Campos, hétéronyme sensationniste de Pessoa : « Almada vous n’imaginez à quel point je vous remercie le fait que vous existiez ».
En effet, en tant que collaborateur de Orpheu, publication qui provoque un scandale dans les quotidiens de Lisbonne, il produit, au nom des membres d’Orpheu et à son propre nom, MANIFESTO ANTI DANTAS E POR EXTENSO…, texte qu’il déclame sur les chaises de A Brasileira à Chiado, en 1915. Cette oeuvre pleine de véhémence constitue, d’après G. MacNAB, la preuve irréfutable de l’expertise d’Almada dans l’art d’insulter; une rhétorique flamboyante et apocalyptique y produit une pièce majeure de l’avant-garde portugaise; pièce d’intervention et chef d’oeuvre satirique, Almada y fait le procès de l’écrivain « officiel » de la république portugaise, Júlio Dantas, et, par inhérence, de tous les intellectuels et artistes installés de l’époque. La signature, devenue célèbre, démontre le mode par lequel Almada se situe dans la société portugaise :
JOSÉ DE ALMADA NEGREIROS
POÈTE D’ORPHEU
FUTURISTE
ET TOUT!
Ce genre de procédé constitue une marque typique des textes d’avant-garde de Almada dans lesquels les éléments paratextuels, signature, lieu et date de publication font partie du texte, tout en exploitant la dimension plastique et iconique de l’écriture.
Au moment de la guerre, Almada établit une correspondance régulière avec le couple Delaunay exilé au Portugal à cette époque-là. Cet épistolaire, écrit en français, fournit un document important sur les propos et les projets du jeune artiste, son admiration envers Madame Delaunay et, en même temps, il est révélateur de son enthousiasme, mais surtout, de son sens critique. Il n’hésite pas à considérer certains textes, aujourd’hui disparus, « de la bagatelle », par contre, il est fier de A Cena do Ódio (1915). D’autre part, il y mentionne avoir pleine conscience du domaine insuffisant de la langue française qu’il possédait, montrant une «aisance» face à ses difficultés du point de vue linguistique. En effet, Almada n’hésite jamais devant les erreurs qu’il commet, ou risque de commettre, les considérant un moindre détail face à l’importance de ce qu’il veut accomplir.
Après maints essais d’écriture littéraire, dont les manuscrits ont été perdus, détruits ou desquels il ne restent que quelques fragments (23, 2º Andar, pièce de théâtre), Almada compose le poème Rondel do Alentejo (1913), une première version de la nouvelle A Engomadeira (1915), Chez Moi (1915), poème écrit en portugais malgré le titre, et son chef d’oeuvre en tant que poète d’avant-garde: A Cena do Ódio, signé « José de Almada Negreiros, poète sensationniste et Narcisse d’Egypte », dont « la dédicace intense de tous [ses] avatars » s’adresse à A. Campos. Le poème en question constitue une performance linguistique digne de note, authentique mise en scène du langage, « scène des mots », d’après l’expression de G. Rubim instaurant un dialogue ouvert avec les oeuvres majeures de Campos à ce moment-là : les « dionysiaques » : Ode Triunfal (1914), Ode Marítima (1915) et Saudação a Walt Whitman. (1915).D’ailleurs ce dialogue va continuer avec la production des deux manifestes destinés à la revue Portugal Futurista 1917) : Ultimatum de Campos et Ultimatum Futurista às Geraçôes Portuguesas do Século XX de Almada.
Écrite au moment de la révolution du 14 mai 1915, A Cena … proclame l’accès à la majorité littéraire du jeune artiste en démontrant sa maturité du point de vue poétique : Composition longue (plus de 700 vers), au ton exalté, dont le sujet poétique affirme d’une façon violente sa personnalité, son désir de vivre par l’intermède des cris de haine contre une société décadente. Entité sensationniste, en pleine mutabilité et à généalogie glorieuse, descendent de « Néron, Cléopâtre et Catherine », ce « Narcisse de [s]a propre haine » réclame son envie de destruction de l’autre, des autres, de tous les autres qui veulent empêcher l’accomplissement de ses projets. En même temps il entreprend la matérialisation d’un portrait iconoclaste terrible de la société portugaise, dénonçant tous les défauts qui la caractérisent : absence de valeurs, incapacité d’action. Chant apocalyptique, ravageur qui se veut rituel d’exécution de la médiocrité installée, le poème créé, au moyen d’un expérimentalisme évident aux niveaux graphique, sonore et technico-formel, une œuvre rare dans la littérature portugaise par sa dimension dévastatrice, équivalente cependant aux textes d’intervention: MANIFESTO… et Ultimatum….
L’édition de ce texte était prévue pour le nº 3 de Orpheu, programmée pour 1916 qui n’a pas eu lieu à ce moment –là, d’ailleurs, ce poème ne sera édité dans sa totalité qu’en 1958 par Jorge de Sena. Cependant, Almada publie des fragments à Contemporânea, en 1923 : « extraits d’un poème en déconfiture écrit pendant les trois jours et trois nuits de la Révolution du 14 mai 1915 », d’après son auteur. En effet, le texte écrit en 1915 a plus de 700 vers, par contre, celui qui figure dans Contemporânea contient à peu près 400. Cette version a énormément de changements au niveau du découpage des strophes, des vers et aussi due lexique : Almada a réécrit le texte en lui ôtant une grande partie de la violence verbale, pourtant il fait question de souligner qu’il s’agit d’«extraits».
A Cena… constitue la réécriture-subversion d’une ode pindarique à structure triadique, dans laquelle une pluralité d’horizons architextuels s’inscrit : l’inversion de la tradition lyrique, d’habitude chantant l’amour ou bien le chagrin, se fait sentir en produisant une imprécation, séquence dramatique par excellence où la violence émerge tout en établissant une sorte de épos. En effet, le sujet poétique s’érige en héros d’une guerre contre «pourris et vieux-jeux». Il compose un chant, convoqué comme tel à l’intérieur du poème, qu’il considère «enfer en flammes», contre un Portugal qu’il nome «cet autre enfer de Dante qui n’a pas encore été chanté»; chant lyrique par l’exaltation de la subjectivité, chant épique par la dimension grandiose des propos du sujet et aussi chant prière, exorcisme contre la décadence, au nom de la vie et de l’action senties, en utopie futuriste, comme entités absolues. Almada produit dans ce texte une combinatoire des diverses traditions qui ont marqué l’écriture de cette forme lyrique dont nom même rappelle sa primitive forme performative, souvent rituelle.
Tout en étant une des formes prototype de la poésie lyrique grecque ancienne, malgré son absence de la systématisation aristotélique, l’ode assume d’après son nom, une forte liaison au chant, à la musique, à la danse, prenant des accents de circonstance ou bien burlesques. Pindare a produit des odes qui s’inséraient dans des spectacles en pleine scène dionysiaque où des chansons chorales et des danses prenaient une partie importante; la dimension performative venue de citer, explique l’exaltation, la véhémence et l’éclat des images, les changements abrupts de sujet, la diversité des matières sur lesquels elle se penchait, marques qui justifient une certaine incohérence, le « beau désordre » selon Boileau. De telles circonstances ont contribué à engendrer la structure en triade pratiquée par ce poète qui abordant plusieurs sujets, prenait souvent des mythes comme topiques. La dernière caractéristique mentionnée instaure une pratique qui donne corps à une sorte de combinatoire avec une autre forme issue d’une tradition de souche homérique, où prenait lieu une sorte de prière, faite par l’invocation d’un dieu et de sa glorieuse généalogie suivie d’un voeu, et du compromis de postérieurs hommages. L’hymne homérique, est, plus tard, contaminée par la poésie biblique, notamment par les psaumes.
Forme qui exalte valeurs, évènements, héros et personnalités, l’ode sert encore, dès l’Antiquité, à l’expression de sentiments intimes, fait qui a permis son appropriation par les poètes, surtout les romantiques, en tant que chant dont jaillit la voix de la dignité et aussi de l’autorité du poète au moment d’une crise personnelle, existentielle. En outre, la dimension publique, institutionnelle que ce genre possède aussi lui confère une assez grande liberté formelle, sa structure présentant donc une grande mobilité, due à des investissements historiques et culturels divers. L’ode est devenue un genre qui, par antonomase, consigne le nœud un certain lyrisme; «chant» : hier comme aujourd’hui.
Les trois séquences textuelles majeures s’interpénètrent, donnant corps à une gradation in crescendo qui n’est pourtant pas linéaire. La première séquence, strophe, instaure une autofiction, au moyen de la divinisation du “moi”, la seconde, antistrophe, configure un portrait satirique aux couleurs fortes de l’allocutaire, “toi” qui symbolise la société portugaise dans son ensemble, mais surtout le bourgeois. La troisième,épode, donne place à l’absortion-neutralisation du “toi” par le “moi” du poète, produite par une série d’apostrophes, authentique cortège de conseils-ordres et formules ritualisés d’une sorte d’exorcisme envisageant la régénération de l’autre,la rédemption de la collectivité. Chant lyrique par l’exaltation de la subjectivité, chant épique par la dimension destructrice, chant prière, exorcisme contre la décadence, au nom de la vie et de l’action senties, en utopie futuriste, comme entités absolues. Le texte se termine par la même séquence qui figure à l’incipit en produisant une circularité soulignant l’identité du sujet poétique, qui au moyen, par la force de son langage et de sa haine, va détruire le mal dont souffre le pays.
J. A. França parle d’un «cycle poétique de connaissance» dont le début se situe dans A Cena… et la fin se donne avec l’écriture du poème Presença, texte dont la première version date de 1921, année où Almada produit A Invenção do Dia Claro, poème en prose aux accents ésotériques; la production de Almada est parsemée d’une discursivité gnomique qui rend la plus part de ses œuvres des textes où s’inscrit une thématique de formation, d’éducation, et souvent même d’initiation dont témoignent, entre autres, le roman Nome de Guerra (1935) et Ver. En effet, Almada fait un séjour à Paris entre 1919 et 1920 où se donne une transmutation dans son processus d’écriture; il abandonne le côté « histrion » et violent de sa performance d’avant-garde pour adopter une position confessionnelle à dimension d’auto gnose qu’il ne quittera plus et qui est la marque de sa performance postérieure. La conception la modernité de Almada devient interrogation critique et quête systématique, symbiose paradoxale de changement et permanence, consignée déjà dans le pacte établit entre Amadeo de Sousa Cardoso, Santa Rita et lui-même devant le Polyptique de S. Vicente de Fora en 1915, concernant le propos de«puiser dans l’Antiquité pour trouver la modernité actuelle».
Paris et l’art moderne qu’on y pratiquait étaient imbibés de la «mémoire de G. Appolinaire»; en souvenir du grand poète récemment décédé, il y écrit: Os Ingleses fumam Cachimbo (1919), Mon Oreiller (1919), Celle qui n’a jamais fait l’Américain (1919), Histoire du Portugal par Cœur (1919), La Lettre (1920), textes où, mélangeant français et portugais, Almada applique le polyglottisme, procédé proclamé par le poète comme une des démarches pour atteindre une poésie moderne.
L’œuvre d’Apollinaire déclanche et fait la synthèse de plusieurs courants d’avant-garde par variété de textes qui la composent où hétérogène et insolite s’associent pour engendrer des œuvres complexes. Sa production instaure la pluralité à l’intérieur de la pratique de écriture qui, dorénavant, dialogue, ou alors se fond, avec les formes plastiques, en exploitant le principe futuriste des « mots en liberté ». Au nom d’une conception originale de poésie, libérée et créatrice, ce poète entreprend une recherche constante de nouveauté, des capacités d’invention inhérentes aux possibilités expressives en refusant le descriptivisme et le statisme dans les procédures de représentation de la réalité. Donnant corps à une «écriture cubiste», issue de la rupture des codes institués au moyen de la miscégénation des ordres graphique, pictural et iconique.
Sa vision exaltée, lyrique du rôle du poète, donne une importance capitale à l’humour, à la surprise et aussi à la force cathartique du rire, envisageant un dialogue entre les divers registres du langage employés pour détruire la barrière entre art populaire et art érudit, car selon lui : «[l]’art populaire est un fond excellent». De ce fait calembours, jeux de mots sont envisagés comme travail du signifiant dont il veut exploiter la plasticité; la poésie se veut chez lui état de célébration permanente dans laquelle le ludisme permet une «motivation» des signes. L’enjeu avec les caractères typographiques rend la matérialité du texte pleinement signifiante qui, à son tour, devient scène ou mise en scène, dialogue dramatique, théâtral, spectaculaire des différents arts; dont la dimension expérimentaliste confère à la poésie un caractère « visuel ».
Dans L’ANTITRADITION FUTURISTE (1915) et L’ESPRIT NOUVEAU ET LES POÈTES (1917) cet auteur-charnière propose toute une série de techniques qui permettent soit le renouveau du lyrisme soit un retour au sources même de la parole poétique qui est génésiaque, créatrice d’un nouvel ordre de la réalité. Apollinaire envisage atteindre la dimension originaire, c’est-à-dire divine de la poésie, où la joie se repend partout, donnant un autre et pourtant authentique sens à la vie, aux mots: « L’esprit nouveau » s’inscrit en aventure et découverte mais aussi en mémoire, reprenant la conception baudelairienne de modernité dans laquelle un autre élan s’instaure: « L’Esprit nouveau qui s’annonce prétend tout hériter des classiques » puisque « La meilleure façon d’être classique et pondéré est d’être de son temps, ne sacrifiant rien de ce que les anciens ont pu nous apprendre ».
Almada écrit un « poème conversation » tout épris de la mémoire d’Apollinaire : CELLE QUI N’A JAMAIS FAIT L’AMERICAIN, dont le sous-titre, «Deux filles parlaient d’une troisième ne citant pas son nom, n’ont plus que sa conduite pendant la guerre de 1914-1918», apparaît en note. Ce poème présente comme dédicace un fragment humoristique : « À toi car je veux que tu saches/ que je ne dédie mon poème à une autre », qui figurait déjà dans Mima Fataxa, (1916) poème intersectionniste, destiné à Portugal Futurista (1917), revue dans laquelle figure le nom d’Apollinaire sur la couverture et où son poème Arbre est également présent. Le texte, divisé en deux fragments : MÉMOIRES DE CHEZ NOUS et DÉMARCHES EN VILLE, est constitué para la juxtaposition de fragments où une textualité hétéroclite se produit par l’intermède de l’exploitation de la simultanéité et de l’intersection des plans, donnant corps à ce que l’on a déjà appelé une pratique « d’écriture cubiste ». La figuration de ce poème exemplifie le refus du descriptivisme, l’assemblage d’éléments différents, la surprise et l’humour, en effet ces procédures ressemblent à des “croquis” La première partie du poème, pleine d’allusions à des épisodes bibliques, d’ailleurs, l’oeuvre de Almada en est imbibée partout; constitue exemplification de réécriture hypertextuelle. Ce fragment, fait de 6 séquences reprend outre la Bible, Apollinaire, mais aussi le poème Chez Moi, soumis à´une sorte de déconstruction au moyen de découpages qui produisent une formulation elliptique, des allusions à la peinture y passent aussi. La seconde fait allusion directe à la musique : ODE MODERNE À LA JEUNESSE, CHANT PATRIOTIQUE AUX FEMMES DE MON PAYS ILLUSTRÉ AUX COULEURS NATIONALES, TOUTE (sic) EST NUMÉROTÉ (CHANSON DE MINUIT). Le texte se termine par un jeu euphonique et iconique qui sera repris dans HISTOIRE…:
PARIS 1919
ENFIN
FIM.
Le fragment qui s’intitule ode constitue un «poème-prière», subversion du traitement de la thématique futuriste de l’accélération du temps dans le but de rendre le futur présent, actuel, réécrit une citation de Saint Augustin : «L’éternité et l’instant c’est la même chose», déjà présente dans un récit écrit en 1917, «K4, O QUADRADO AZUL». Petit chef-d’oeuvre du sensationnisme, ce texte en prose présentifie, le long de sa matérialisation, le passage d’une littérature fin de siècle à une littérature d’avant-garde. La séquence qui constitue la «Démarche nº 2» contient dans son titre un syntagme qui sera repris dans la publication de HISTOIRE…, à Contemporânea en 1922: ILLUSTRÉ AUX COULEURS NATIONALES. De même, le traitement de la femme y présent donne suite à celui qui était proclamé dans ULTIMATUM FUTURISTA ÀS GERAÇÕES PORTUGUESAS DO SECULO XX (1917), tout comme celui qui figure dans les deux parties de HISTOIRE…:
Démarche nº 1
ODE MODERNE A LA JEUNESSE
VITESSE
CAPITAL DU MONDE
DÎTES VITE
AVEC TOUTES LES USINES
ET TOUTES LES CHEMINÉES
QUE L’ETERNITÉ EXISTE
OUI
MAIS BIEN PLUS VITE QUE CELA
AUSSI VITE QUE NOUS
ÉPARGNE NOUS LES JEUNES N’EST-CE PAS?
DE LA MI-TEMPS
AMEN.
En 1919, Almada produit un texte qui lui est très cher, Histoire…, poème en prose qu’il compare à l’oeuvre de Pessoa Mensagem. En 1921, il fera un happening à la fin d’un banquet en lisant ce texte-là, habillé d’un smoking et ayant sur la tête un bonnet des paysans de Ribatejo, (qui est vert avec un bord rouge) soulignant avec sa toilette hybride la dimension nationale et moderne à la fois du poème, de sa performance et de son option esthétique à ce moment-là.
En 1922 surgit la revue Contemporânea qui se donne comme but une procédure pédagogique, elle est définie par José de Bragança comme une revue civilisée dont le but est de, à son tour, de civiliser les gens. Almada y collabore en tant qu’artiste plastique (couverture et illustrations internes) et écrivain; Rondel…, des fragments de A Cena… (1923) et Histoire… (1922), y seront publiés pour la première fois, tout comme O Dinheiro et O Menino de Olhos de Gigante. Étant donné le moment où surgit Contemporânea, revue moderniste post-Orpheu et surtout post-avant-garde, Almada procède à une réécriture des textes mentionnés, pour les adapter à l’idéologie esthétique de cette publication. La réécriture de Rondel… est minimale, celle de l’Histoire… est importante; mais celle qui a subit A Cena… est énorme, comme on a référé.
L’Histoire… établit un dialogue subversif avec les discours historique et littéraire académiques au moyen de la réécriture hypertextuelle, en rupture évidente, de divers hypotextes; História de Portugal, Os Filhos de D. João de Oliveira Martins et Les Lusiades y figurent comme une sorte de trésor textuel à relire, tout aussi bien que les légendes, les mythes et l’imaginaire officiel du pays produit par les institutions sociales. Ce texte nous fait accéder à des «images», des figurations du pays et du peuple portugais où la dimension mythique est convoquée par une pratique de «collage» ludique. Refusant l’Histoire en tant que science dès le moment où il se proclamait futuriste, car la réalité du pays ne pouvait lui montrer que décadence, Almada proclame comme idéal, en opposition à ce qu’il appelle «tradition historique», une «tradition-patrie», un des buts à accomplir par les «générations portugaises du vingtième siècle.» L’histoire qu’il envisage se veut capacité «de voyager dans le passé», étant supportée par l’affectivité, par l’imagination; le poème en question, réécrit, d’une façon toute personnelle, les mythes et les légendes en construisant un texte fragmentaire, créé par des «historiens-poètes», qui «vivent dans un monde entièrement parfait».
En effet, il cherche «une histoire plus ancienne que la nôtre» dans laquelle saudade veut dire une conjonction dynamique de «50% de foi dans l’avenir et de 50% de souvenir du passé», produisant une interprétation dynamique et «progressiste» du concept clé des idéologies nationalistes et traditionalistes. De même, les navigateurs deviennent les «modernistes de l’expansion européenne», car ils ont inventé «les jours du XVe siècle»; il produit encore une lecture inverse du sébastianisme, car la leçon que l’on peut extraire de l’acte de D. Sebastião n’est pas celle d’une atteinte ajournée à jamais, d’un messie, mais, tout simplement, appel à l’action :
D. Sebastião não disse tal: esperem por mim que eu hei-de voltar um dia. O que el-rei nos disse a nós todos e para que nós o ouvissemos de uma só vez para sempre foi:
[–]Rapazes! Façam como eu! Eu sou o Rei, eu dou o exemplo: dou a vida pela nossa pátria.
La première partie du texte en question nous fait accéder à une d’évocation d’une géographie mythopoïétique où le pays est transformé en dernier «cœur» européen devant la mer. Un océan mythifié par la majuscule est convoqué par les ressorts de la mémoire et de l’affectivité car, en sous titre, figure : «Par cœur, c’est-à-dire, c’est le cœur qui s’en souvient». Un «Soleil National Portugais» y figure aussi, prenant un rôle presque génésiaque : il fait grandir les pastèques, rend les femmes belles et les hommes durs. Les chevaux ressemblent aux vaches et les humains deviennent des créatures hybrides, océaniques. Vers la fin de cette séquence, en évoquant à la fois le poème «De Tarde» de Cesário Verde et le titre du tableau le plus fameux de l’Impressionnisme, Almada nous donne, en traits humoristiques, les mœurs portugais : «Le Dimanche on va déjeuner sur l’herbe».Cependant il continue son travail de réécriture en convoquant “La Colombe” d’Apollinaire, poème présent dans le Bestiaire:
Colombe, l’amour et l’esprit
Qui engendrâtes Jésus-Christ
Comme vous j’aime une Marie
Qu’avec elle je me marie,
en hypotexte de:
M
oi aussi, j’aime une Maria! Je voudrais
bien que ce soit la Mienne: je trouve
qu’Elle est la plus jolie et Elle croit que je suis
le plus intelligent!
Nous nous marierons, tout le monde le dit !
D’ailleurs, dans la deuxième partie du texte il transcrit Le Dromadaire de la même œuvre :
Avec ses quatres dromadaires
Don Pedro d’Alfaroubeira
Courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voudrais faire
Si j’avais quatre dromadaires,
tout en mentionnant le nom de l’auteur qui devient une sorte de témoin de l’«infant des sept voyages»:
S
ur terre aussi, nous avons été très grands.
Guillaume Apollinaire connut un Por-
tugais, Dom Pedro d’Alfarrobeira qui est re-
venu de son 7ème voyage.
«Avec ses quatres dromadaires
courut le monde et l’admira.
Il fit ce que je voulais faire
si j’avait quatre dromadaires»,
dit Guillaume Appolinaire sur ce Portugal-là.
La première partie de ce poème en prose est composée de façon assez singulière, produisant un corps graphique qui figure une sorte de «dialogue choral», une structure antiphonique où deux voix, d’une façon intermittente et en alternance, essaient de, au moyen d’approches successifs, reconstruire une vision, un «souvenir- retour» poétique au pays :
TEJO, lombada do meu poema aberto
em paginas
de Sol
L
e Portugal se trouve là-bas, dans un en-
droit du Sud-Ouest de l’Europe le plus
éloigné de Paris.
L
e Portugal est le dernier cœur Européen
avant la Mer.
N
ous avons notre Soleil National Portu-
gais qui fait grandir les pastèques et qui
rend les femmes belles comme des pommes et
les hommes dûrs comme des mâts.
N
ous avons tous les fleuves dont nous
avions besoin. Le Tage en est le plus
grand : il est né en Espagne, comme d’au-
tres, mais il n’a pas voulu y rester.
N
ous avons aussi des petits chevaux d’an-
ciennes races méridionale, tachetés com-
me des vaches et qui n’ont jamais eu de pa-
reil. Ils se promènent après le dîner, tout fiers
d’être Portugais.
N
ous avons aussi des vendeuses de poisson
qui vont dans les rues comme les bateaux
sur Mer.
– Elles ont le goût du sel. Dans leurs pan-
niers elles portent la Mer.
Elles se marient avec les pêcheurs qui ont
des têtes d’Océan et pantalons bleu-marin.
(Au bout d’une dizaine d’années cela fait une
dizaine de petits matelots tout neufs!)
L
e dimanche on va déjeuner sur l’herbe
pour voir notre Soleil National Portu-
gais faire grandir les pastèques au tour de pe-
tites maisons blanchies où l’ont fait encore des
Portugais. Les femmes du Portugal sont les
seules qui sachent faire des Portugais!
L
e Dimanche on cherche une Maria pour
se marier. Tous les mariages commen-
cent par un Dimanche!
L
e Dimanche on cherche une Maria pour
se marier. Tous les mariages commen-
cent par un Dimanche!
M
oi aussi, j’aime une Maria! Je voudrais
bien que ce soit la Mienne: je trouve
qu’Elle est la plus jolie et Elle crois que je suis
le plus intelligent!
Nous nous marierons, tout le monde le dit!
1+1=1
Cette procédure semble donner corps à une subversion originale du schéma structural de l’ode pindarique; la triade originelle se trouve recomposée par l’intermède d’un découpage qui sépare les deux premiers éléments du dernier, au moyen de la multiplication de la strophe et de l’antistrophe, devenues hétérométriques, et d’un épode unique, qui devient alors une espèce de stance de «clôture» de la séquence. La dernière démarche référée engendre la combinatoire d’une lyrique chorale et d’une lyrique monodique; du point de vue thématique, on assiste également au mélange de topiques concernant l’ode civique et l’ode anacréontique.
Bien plus tard, Almada écrit Ode à Fernando Pessoa (1935), au moment de la mort de celui-ci, texte intimiste aux accents d’épitaphe qui est publiée dans un journal. Pessoa y est évoqué comme la voix du Portugal, ou plutôt, le rêve d’être la voix de la destinée du Portugal aux dépends de sa vie et surtout de son identité. Composée d’une triade, le poème possède comme particularité le fait que strophe et antistrophe commencent exactement par les mêmes vers, instaurant un «refrain» à topicalisation originale : «Tu que tiveste sonho de ser a voz de Portugal/ tu foste de verdade a voz de Portugal/ e não foste tu !». L’épode nous figure l’identification entre le pays, ses habitants et le poète lui-même : «Portugal fica para depois/e os portugueses também/ como tu.» Cette composition constitue le texte le plus proche d’un emploi de l’ode en poème lyrique à sens intime, néanmoins une critique à la société portugaise y figure… comme toujours chez Almada. Le manque de valeurs positives, associé à un «nationalisme» officiel, rendent le Portugal un pays «ajourné», tel les portugais et aussi Pessoa dont le rêve ne peut être accompli qu’en tant que tel.
Le traitement de l’ode chez Almada démontre, outre son talent de poète, soit l’option esthétique du moment de son auteur (avant-garde, modernisme, modernité), soit les circonstances de publication (paratextualité). On vérifie qu’il y a très souvent un grand décalage entre la date d’écriture et la date de publication des oeuvres, à l’exception du dernier exemple convoqué. La grande créativité d’Almada, le décalage temporel entre les deux moments venu de mentionner, tout aussi bien que l’idéologie qui préside aux diverses revues ou journaux dans lesquels la publication prend place, jouent un rôle déterminant dans les processus de réécriture qu’il entame constamment. En effet, Almada, comme on a vu, réécrit les textes en fonction de la date et de la place de la publication de sorte à établir un dialogue harmonique avec le contexte. En ce qui concerne l’ode, les textes abordés manifestent une conscience claire de la tradition diverse et diversifiée de cette forme, souvent classée comme «fixe», qui comme toute entité poétique, est un réseau de possibilités d’écriture à actualiser au singulier et en singularité au sein des modalités agissantes soit in praesentia soit in absentia.