Jean Chesneaux
Microcosme et macrocosme :
le statut du Château des Carpathes dans la vision vernienne du monde et de la société
Roman vigoureux, mené sans faiblir, Le Château des Carpathes se lit tantôt avec l’amusement que mérite son humour, et tantôt avec l’effroi que suscitent ses mystères et ses pièges. Et pourtant, le lecteur familier avec la thématique vernienne y retrouve sans peine maintes resonances, maintes récurrences qui rattachent manifestement Le Château à d’autres Voyages extraordinaires… Bel exemple de la classique correspondance entre microcosme et macrocosme sur laquelle ont insisté, parmi bien d’autres, la culture taoïste et la tradition alchimiste…
Notons d’emblée que même si Le Château relate une aventure « extraordinaire », terme un peu commercial choisi par Hetzel, ce roman illustre admirablement la pertinence du second titre général du corpus vernien, à savoir « Les mondes connus et inconnus » – formule suggérée par Verne lui-même. Le vieux « burg », avec ses sombres abîmes et ses fantasmagories futuristes, se situe bien sur les confins toujours incertains, toujours mouvants qui séparent « le connu » et « l’inconnu ».
La « vernité » du Château des Carpathes s’y lit sans peine, quand on relève son romantisme sombre et secret, son salut à la liberté des peuples, son attachement à la musique, son regard critique sur la société, le statut ambigu qu’y occupe la science, son scepticisme à l’égard du Progrès. Examinons ces six thèmes, très visibles dans le roman et dont chacun traverse aussi l’ensemble des Mondes connus et inconnus.
UN BURG ROMANTIQUE. Lourd de secrets, le château familial des Gortz est, dit Verne « un château abandonné, un château hanté, un château visionné » (chap. II); il abrite tout naturellement les sombres rêveries de Rodolphe de Gotz. C’est dire que ce burg se situe dans la grande tradition des ruines hugoliennes, ou des châteaux tragiques du roman anglais « gothique ». S’il donne son titre au roman, c’est qu’il en est un héros à part entière, et non un simple cadre matériel; il s’impose, résiste, déroute, émet des signaux, tend des pièges, pour finalement s’auto-détruire dans son explosion finale.
La même grandeur sauvage, on le sait, traverse maintes autres intrigues du cycle vernien, dont le romantisme s’enfonce lui aussi dans les noirs abîmes de la nature et de l’esprit. Pensons à la grotte digne de Hugo, où meurt le traître Simon Morgaz dans Famille sans nom. Ou aux ruines chargées de souvenirs sanglants, où le colonel Munro retrouve son épouse devenue « la « Flamme errante », que vénèrent les paysans indiens (La Maison à Vapeur). Ou au Voyage au centre de la Terre et à son Professeur Liddenbrock, dont l’obstination le conduit dans des gouffres rocheux non moins romantiques que ses élans de savant. Dans tous ces romans, comme dans Le Château des Carpathes, la violence de la nature et souvent la sévérité des structures bâties arrivent en renfort, pour faire écho aux passions déchaînées.
UN SALUT à LA LIBERTÉ DES PEUPLES. Dans son portrait de Rodolphe de Gortz, Jules Verne rappelle que celui-ci s’était joint « patriotiquement » à l’insurrection paysanne dirigée par le bandit Rosza Sandor, dans l’élan des grands mouvements de 1848; la phrase met l’accent sur le patriotisme, plutôt que sur le banditisme. « Les Transylvains, dit Verne, n’ont plus d’existence politique. Trois talons les ont écrasés. Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug et l’avenir leur appartient ». Trois talons… soit vraisemblablement les Romains, les Turcs, les Habsbourg.
Même glissés comme subrepticement dans le chapitre II, ces paragraphes s’inspirent de la solide fidélité « quarante-huitarde » dont Verne a maintes fois témoigné envers les luttes des peuples pour leur liberté. L’Archipel en feu célèbre la guerre d’indépendance grecque, Famille sans Nom la résistance des canadiens aux autorités coloniales anglaises, Mathias Sandorff la lutte des Hongrois contre le pouvoir autrichien, et P’tit Bonhomme dénonce véhémentement la domination cruelle que les landlords anglais absentéistes ont imposée aux paysans irlandais. Liste qu’il serait facile d’allonger. Rappelons aussi que la note de solitude farouche, propre à Rodolphe de Gortz, se retrouve aussi dans d’autres figures nationalistes non moins farouches, celle de Bridget Morgaz acharnée à soulever les paysans du Québec, celle du Touareg Hadjar et de sa mère Djema dans l’Invasion de la Mer, celle assurément du comte Sandorf ; celui-ci deviendra le sombre « Docteur Antékirtt », doué de pouvoirs quasi-magiques encore que faisant appel à des techniques d’avant-garde.
LA PASSION DE LA MUSIQUE. L’immense talent de la Stilla inspire à la fois les espoirs du comte Franz de Telek et les nostalgies de Rodolphe de Gortz, il semble se survivre à la mort de la cantatrice, il donne la clé de tous les mystères du Burg. La Stilla, dit Verne, s’est imposée par sa voix pure, sa méthode achevée, son jeu dramatique (chap. IX). Ce sont « les accents passionnés avec lesquels elle a interprété l’admirable musique d’Arconati dans Orlando », qui ont conquis et Franz et Rodolphe.
« Mon oncle, a déclaré un neveu de Jules Verne, n’avait que trois passions, la liberté, la musique et la mer ». Si la première n’est qu’esquissée dans Le Château, et si la troisième en est absente pour d’évidentes raisons, la seconde tient une place majeure dans notre roman. Et, à nouveau, ce trait nous renvoie à maints autres volumes des Voyages extraordinaires où la musique résonne dans toute sa force et avec tous ses charmes. Pensons au Capitaine Nemo abîmé dans ses souvenirs, au clavier de l’orgue qui occupe la place d’honneur dans le grand salon de son sous-marin. Ou au « Quatuor concertant », que les milliardaires itinérants de L’Ile à Hélice ont fait enlever comme un vulgaire bagage, pour profiter de son talent. Ou au « Chant du Départ » que l’ingénieur Robur fait retenir quand son aéronef survole Paris – départ qui préfigure sa rupture d’avec la société qui l’a rejeté.
DES REGARDS SUR LA SOCIÉTÉ. Une vue simpliste, encore que fort répandue, identifie Verne à « l’anticipation scientifique ». Certes, celle-ci n’est pas absente du Château, et sous une forme pervertie, dévoyée, on va y arriver. Mais notre auteur est bien davantage qu’un « précurseur de la SF » ; il sait camper sur un mode original les types sociaux, dont trois au moins sont très présents dans Le Château des Carpathes : le couple maître-serviteur, les détenteurs souvent ridicules de l’autorité publique, et les « femmes de rêve ».
Avec l’ancien soldat Rotzko, « homme de courage et de résolution, entièrement dévoué à son maître » et qui est au service de la famille Telek depuis des années, le lecteur des Voyages retrouve une relation sociale familière. Passepartout, lui aussi, était entièrement dévoué à Phileas Fogg, tout comme le valet de chambre Conseil au Professeur Arronax, ou le soldat Ben Zouf au capitaine Servadac. Chacun d’entre eux témoignait envers leur « maître » d’une familiarité égale à leur fidélité.
Son ton irrévérencieux envers les privilégiés de la société et les dépositaires de la puissance publique situe encore Le Château des Carpathes dans la tradition vernienne. Les portraits des « notables » du petit village de Werst, dont les frayeurs ouvrent le roman, ne sont guère flatteurs : « la fonction lucrative du juge Koltz lui permet de rançonner ses administrés », le « magister » Hermod est presque ignare, le savoir médical du Docteur Patak se limite à tailler des plumes et à prescrire des drogues inoffensives. Avec ces figures prétentieuses, incompétentes, cupides, ridicules, nous sommes bien en pays de connaissance. On sait que Verne ne ménageait guère les détenteurs de fonctions officielles ; le policier Fix du Tour du monde a l’obstination butée du chien flairant sa piste, le juge Jarriquez (La Jangada) est formaliste et tatillon, le professeur Horato Patterson de Bourses de voyage ne sait qu’anonner rosa la rose, face aux pirates qui ont saisi le navire où voyageaient des collégiens placés sous sa responsabilité. Sans trop nous attarder sur ces personnages secondaires, notons aussi que l’antisémitisme bien connu de Verne se fait jour dans notre roman. Les deux israélites du Château, le colporteur dont la lunette déclenche la panique à Werst et l’aubergiste Jonas, sont comme des répliques, certes discrètes mais présentées sans indulgence, de l’usurier Isac Hakabut qui est caricaturé si méchamment dans Héctor Servadac. Cet antisémitisme de Verne, si commun dans la bonne bourgeoisie conservatrice française de l’époque, a souvent été noté et dénoncé…
La Stilla, en sens inverse, est une de ces «femmes de rêve » dont l’ombre insaisissable traverse plusieurs Voyages verniens. Elle « ne vivait que pour son art », elle se survit en tant qu’artefact irréel debout sur l’estrade, en pleine lumière, les cheveux dénoues, les bras tendus » (chap. XVI). Elle est proche parente de la « Dame en noir » qui erre sur les ponts de la Ville flottante, de la femme du colonel Munro devenue folle (La Maison à vapeur, déjà citée ici), de Myrrha surtout, l’héroïne du Secret de Wilhelm Storitz devenue un être invisible et impalpable, encore que resté bien vivant. Ces « femmes de rêve », comme d’ailleurs les « femmes de coeur » et les « femmes de tête » présentes dans d’autres romans, devraient suffire à démentir la vieille légende tenace d’un Jules Verne misogyne.
LA SCIENCE DÉVOYÉE. Les machineries de notre Château tournent le dos aux appareils d’avant-garde qu’avait longtemps célébrés Jules Verne dans l’euphorie, tels le Nautilus du capitaine Nemo, l’Albatros de l’ingénieur Robur, l’Eléphant d’Acier qui explore l’Inde du Nord (La Maison à Vapeur). La fonction de ces créations merveilleuses était d’élargir le champ de perception et l’espace d’activité des humains, performance à laquelle se consacrent leurs ingénieurs futuristes. Mais les machineries du génial Orfanik ne visent qu’à terroriser les voisins du Burg, et à satisfaire les fantasmes d’un aristocrate au cerveau dérangé.
Inséparable de Rodolphe de Gortz, Orfanik n’est-il pas un Orphée satanique ? On sait combien les patronymes verniens sont lourds de sens. Il est un de « ces savants méconnus dont le génie n’a pu se faire jour, et qui ont pris le monde en aversion » (chap. IX). Il a réussi à la fois à conserver des morceaux du répertoire de la Stilla, et à projeter par des artifices d’optique l’image de la cantatrice, « aussi réelle que lorsqu’elle était pleine de vie, dans la splendeur de sa beauté ». Mais la glace est brisée par une balle de Rodzko, l’illusion se dissipe, l’échec d’Orfanik est patent. Comme l’avaient été les projets déments d’autres savants verniens géniaux, a-sociaux, dévoués au mal, tels Herr Schultze dans Les cinq cent millions de la Begum, Thomas Roch et l’ingénieur Serkö dans Face au Drapeau, ou le Robur du Maître du Monde, emporté dans sa mégalomaniaque folie destructrice.
Dans ces romans plus tardifs, la science est dévoyée et fourvoyée par la cupidité, par l’appétit de domination, par la haine, sinon par la démence. C’est tout le Progrès humain qui bascule et s’autodétruit. Basculement qu’illustrent la fin apocalyptique de Stahstadte la « Ville d’acier » créée par ce Schultz dans le but de dominer le monde, le naufrage de Milliard City et de toute L’IIe à Hélice, et déjà – oeuvre dont Hetzel avait refusé le message prémonitoire – l’essor inhumain du Paris au XXe siècle, asservi par le « démon Electricité » et autres mirages de la technique.
LES ALEAS DU PROGRÈS. « Faut-il conclure que notre histoire ne soit pas vraie, étant donné son invraisemblance ? Nous sommes d’un temps où tout arrive, et si notre récit n’est point vraisemblable au aujourd’hui, il peut l’être demain », annonce Jules Verne dès le premier paragraphe du romain. « Un temps où tout arrive », cette formule liminaire met en évidence l’ambiguïté fondamentale du Château des Carpathes. Ce splendide haut-lieu du romantisme offre contradictoirement la vision d’un avenir humain déjà assombri par une science et une technique fourvoyées. Notre année 2005, centenaire de la mort de Jules Verne n’est-elle pas aussi le soixantième anniversaire du génocide d’Hiroshima ?