Ruxandra Cesereanu
Université Babeş–Bolyai, Cluj, Roumanie
La mentalité de la banlieue dans la subculture urbaine roumaine actuelle
Contemporary Suburban Trends in the Romanian Urban Subculture
Abstract: This paper offers a panoramic view of the Romanian suburbs today, areas increasingly permeated by a suburban culture which is manifested in the street language, the manele fad (very fashionable kitsch songs, a kind of Balkan lumpenproletariat music) and the popularity of hip-hop music. The author of this study distinguishes eight types of suburbs in post-communist Romania: linguistic suburbs, sentimental suburbs, masculine/feminine suburbs, fashion suburbs, architectural suburbs, social suburbs, political suburbs, and media suburbs. An analysis of the linguistic suburbs evinces three predominant registers: the register of delinquency, the register of lust, and the scatological register.
Keywords: social imagination, Romanian contemporary subcultures, suburban languages and trends.
La banlieue linguistique
Ma préoccupation pour les aspects de la « banlieue » roumaine dans le sens linguistique du terme a été évidente dès la publication de mon volume L’imaginaire violent des Roumains (Éditions Humanitas, 1993). Analysant exclusivement la violence de langage dans la presse roumaine pendant plus d’un siècle, j’avais décodé neuf registres du langage violent, propres de la mentalité roumaine: sub-humain, hygiénisant, infractionnel, bestiaire, religieux, scatologique, libidineux, funèbre, xénophobe-raciste.
Pour caractériser la banlieue linguistique d’aujourd’hui, la banlieue contemporaine (qui ne relève plus de la presse et du pamphlet, mais du langage de la rue véhiculé au centre-ville et dans la banlieue ou dans les « manele » (chansons kitsch très à la mode à présent et qui represente des lumpen-chansons – note du traducteur) et dans les chansons hip-hop à la fois, trois registres sont évidents par leur usage abondant : le registre des infractions, libidineux, et scatologique.
À travers le registre infractionnel, on mise sur un statut de délinquance du type frondeur, dont le but est de défier et de provoquer le monde civilisé. Il existe, d’ailleurs, une teinte argotique promue de manière tendancieuse, de sorte qu’elle occasionne la rupture évidente entre le monde des riches indifférents et celui des pauvres pâtissants. La décadence est l’un des thèmes favoris des « manele » et du hip-hop, décadence que l’on considère être catalysée par l’arrogance et la corruption du soi-disant beau monde. Parce que le prétendu beau monde est, en fait, mis en cause pour être impur, le déclassement est projeté comme une décoration honorifique. Le taux d’infractions de droit commun est, pour cette raison, vu comme naturel, légitimé par l’indifférence des puissants du moment et par le processus d’invalidation continue des autorités.
Le deuxième registre, libidineux, transgresse bon nombre de tabous linguistiques du roumain. La dénomination agressive des organes sexuels est faite même avec une sorte de volupté orgasmique. La vulgarité et l’obscénité sont considérées comme des armes de purification forcée des préjugés, et leur utilisation est presque rituelle dans certains cas. Cependant, l’effet n’en est pas assainissant, mais trivialisant. Les jeux linguistiquement licencieux sont pathétiques, et l’effet obtenu est grotesque et dégoûtant. Les pratiquants du hip-hop agressif, par exemple, seraient-ils les adeptes de l’obtention dans l’éprouvette d’une catharsis inédite, née de la répulsion ?
Le troisième registre évident est celui de la scatologie, la technique de la fécalisation étant assez souvent employée. Ce ne sont pas seulement les individus qui sont vus comme des êtres excrémentiels, mais on parle même d’un état général d’ordure. Même si elle n’est pas nommée comme telle, l’image de la Roumanie en tant que fosse d’aisance ou latrines étendues est suggérée, par exemple, par l’intermédiaire de l’accusation de corruption généralisée.
L’individu est vu comme une déjection (objet négligeable et négligé par les autorités), dans un pays qui est lui-même presque une déjection, l’abjection linguistique étant considérée, cependant, comme un possible instrument chirurgical de désinfection. Les choses sont, pourtant, loin d’être telles.
Fuck you, Romania !, le titre d’une chanson du groupe Paraziţii (Les Parasites), est centré, au niveau de l’imaginaire linguistique, justement sur une hygiénisation cynique du pays incriminé. Dégoûtés par la « banlieue » (politique) de la Roumanie, les « dératiseurs »-chanteurs ont l’intention de la purifier par le choc et par l’insolence, mais la répulsion produit de la répulsion toujours, laissant voir le seul plaisir d’éclabousser et de souiller. Le cynisme du groupe Paraziţii ne sauve point la chanson Fuck you, Romania! de la sensation de fange morale (même si, dans le vidéoclip promu par les Paraziţii, on incrimine à juste titre le régime Ion Iliesco de la période 2000-2004, fameux pour son caractère mafieux au niveau national). La tentative de faire un modèle de la vulgarité naturelle et de l’agressivité est vouée à l’échec : on ne peut pas ériger en modèle comportemental celui qui part d’un état de délinquance linguistique, quelque assumée comme fronde fût-elle et quelque justifiées fussent les raisons de cette fronde !
Sur les forums en ligne au sujet des « manele » et du hip-hop roumain, mais non seulement dans ces endroits, les débats sont agressifs et enflammés. Les combattants y utilisent le registre sub-humain (qui vise l’accusation, au niveau moral et psychique, de l’autre d’être un avorton, un paria, un rebut, un handicapé, dans le but de le déclasser et de le déconsidérer); un registre assez utilisé est également le registre du type bestiaire, qui est centré sur une animalisation dénigrante, relativement courante dans ce qu’on pourrait appeler de nos jours le zoo-langage quotidien : l’accusation de cirque et de ménagerie, habitée par une faune qui suscite la répulsion, fonctionne souvent comme un lieu commun.
Plus rarement, on utilise aussi le langage raciste ; d’ailleurs, en Roumanie il fonctionne un anti-tziganisme alimenté, cependant, par le taux d’infractions fréquemment médiatisé de l’ethnie respective.
La banlieue sentimentale
La trivialisation de l’amour et de ce qu’on prenait, dans la société canonique, pour de hauts sentiments, engendre une banlieue sentimentale à effet grotesque. L’eros est déchu, « banlieue-tisé ». Tout comme les quartiers de la périphérie des grandes villes sont devenus des banlieues, les sentiments forts sont devenus de la même manière « banlieue-tisés », étant hurlés et crachés en public, dans des vers pénibles et risibles. L’affection ou la tendresse est devenue sexe, étant verbalisée de manière triviale et grossière. La banlieue est entrée dans les âmes, car la banlieue concrète, spatiale, a provoqué la naissance d’une banlieue des sentiments. L’impureté, la superficialité, la vulgarité se sont coagulées dans une forme de crétinisme verbalisé en ce qui concerne l’eros.
La banlieue de la masculinité et de la féminité
Dans le contexte de la nouvelle banlieue postcommuniste la masculinité n’a plus rien d’héroïque. Même si les hommes ont assez l’air belliqueux-justicier, la masculinité quotidienne et celle qui est véhiculée par les « manele » et le hip-hop, avec ses données péniblement masochistes et triviales, est piteuse et périphérique, sans égard à la variante – violente (de violeur, profiteur ou mercenaire sexuel, etc.) ou facile à vaincre (d’homme quitté par les femmes, méprisé).
Le quotidien roumain est plein de poufiasses, garces, vampes, filles des quartiers, putes, et polissonnes. Quoique des figures comme celle de la mère, de l’épouse, même de la pucelle, existent encore, ce ne sont que des repères faciles à laisser de côté à tout moment. Avec les ci dernières on ne peut pas pratiquer la débauche et la luxure, tandis qu’avec les premières, cela est possible. Du voyeurisme à trois sous, de l’obscénité et de la grossièreté, ce sont les éléments de la ferveur sexuelle théorique de l’homme contemporain, ou du moins c’est telle que les « manele » et le hip-hop roumain, mais aussi la vie quotidienne, tendent à nous la faire comprendre.
La banlieue vestimentaire
Les vêtements du « péri-urbanisme » sont faits à sa mesure : il ne s’agit pas d’une pauvreté extrême, qui susciterait une compassion naturelle (des vêtements râpés, rapiécés), mais du fait de cultiver un style kitsch de vêtements provocateurs. La stridence et surtout le mauvais goût sont présents dans les vêtements aux fanfreluches, coupures et collages sans logique, aux décolletés soi-disant à sex-appeal extrême, aux couleurs inadéquates, aux accessoires voyants.
Au lieu de camoufler les corps dépourvus de grâce, ces vêtements mettent en évidence les embonpoints, les maladies, les difformités, ou tout simplement ils déshabillent sans raison apparente des corps normaux, par un manque démonstratif de pudeur. C’est comme si la « banlieue-tisation » aurait trouvé des vêtements à sa mesure : la commère, la balourde et la vampe (pour ne prendre que trois avatars de la féminité de périphérie) ont dans leur manière de se vêtir l’intuition d’une forme de langage « accrocheur » pour les récepteurs qu’elles ont en vue.
La banlieue architecturale
Les périphéries des villes roumaines, mais aussi le centre des quelques cités communistes, dévoilent un pays quasi-ghetto-isé. Même si on ne peut pas parler de bidonvilles classiques, ceux-ci sont contenus du moins symboliquement dans l’architecture héritée du communisme (les quartiers ouvriers) et peuplée au-delà du normal. Il existe de nombreux autres espaces envahis par la banlieue : par exemple, la gare, ou l’auto-gare, ou bien les marchés alimentaires.
Les bistrots sordides ne sont point en voie de disparition, mais ils risquent de proliférer, envahissant les zones autour du centre-ville. L’atmosphère de ces micro-bidonvilles ressemble à un monde de la geôle et du marché aux puces. Le « péri-urbanisme » semble constituer l’avenir des villes roumaines et c’est pour cela que plaide l’ « échopp-isation » concrète, visible à la périphérie et au centre à la fois, la stabilité des boutiques (et des boutiquaires, un métier encore très bien perçu), celles des guérites, etc.
La banlieue sociale
L’urbanisation forcée des paysans chassés des villages pendant le communisme (par l’intermédiaire de la réorganisation des villages roumains et par le besoin urgent de main d’œuvre au cadre des complexes industriels) a implanté en ville une forme de rustique déchu ; cette population dé-ruralisée a été mélangée à la masse déjà « péri-urbaine » d’ouvriers et à l’intellectualité paupérisée des grands quartiers en marge des villes.
L’hybride composé surtout du prolétariat décavé et des paysans aliénés a formé un nouveau type de lumpen qui, après la chute du communisme, a essayé de survivre à l’aide du commerce illicite ou bien a accepté avec fatalisme l’appauvrissement et le chômage, secondés par une délinquance d’entretien (si un tel terme de constatation nous est permis).
La Roumanie d’aujourd’hui est dominée par la « péri-urbanisation », la culture de la pauvreté étant prépondérante. C’est pourquoi un monde compensatoire est né : celui des trafiquants, des parvenus, des spéculateurs, des délinquants plus ou moins notoires, pour la plupart des « filous » moyens. Le déracinement, le schisme campagne-ville, l’incohérence existentielle, la désarticulation interne des individus ont alimenté en milieu urbain la renaissance spectaculaire de la banlieue.
De nos jours, la banlieue est assimilée exclusivement à l’idée de fraude et d’infraction ; et l’Eldorado de la périphérie est le désir de parvenir. Le monde des blocks, à côté des blocks et au-delà d’eux est un monde malade de misère : si l’on peut parler d’un mal du siècle, alors celui-ci aussi est un mal déchu.
La banlieue politique
Depuis plus de dix années, la revue Academia Catavencu, de son air malin et vitriolant-ironique, nous a habitués à une manière acide de portraiturer les politiciens roumains : vains, illettrés, insipides, ridicules, ou bien imbéciles, pour la plupart. L’insolence satirique de cet « hebdomadaire aux mœurs durs » avait pour but de sanctionner par son persiflage extrême les vices de la nation, notamment en donnant pour exemples ses politiciens. On a joué sur un grotesque corrosif et sur l’hilarité, sur la gouaille, la prise à rebrousse-poil, le cirque et la singerie, sur une fantaisie pamphlétaire spectaculaire, sur une catégorie que j’appellerais le scato-clownesque.
Les journalistes de l’Academia Catavencu ont deviné et sanctionné justement ce trait suburbain des politiciens roumains, peints dans des portraits démystifiants : Ion Iliescu alias « (père) Nelu », « pépère », « le tyran de Calarasi », « le Titan », « le Feldwebel de Cotroceni » au sourire de « Très-Blanche-Neige », « Jean-Bouche D’or », « Son Émanation », « Le Successeur du Fusillé au Sceptre », « Jean le Pauvre » ; ou bien « Le Führer » C. V. Tudor (réplique roumaine de Jean-Marie Le Pen), « héros bouffi », « goinfre national », « inégalable banlieuelogue », « bacille » qui répartit les anciens sécuristes dans des emplois de « bonnes » des Roumains, étant « Mère des chiens abandonnés et des sécuristes sans abri », « lécheur professionnel à la langue rouge et soyeuse comme le drapeau du Parti », ou « le cochon national » Adrian Paunescu.
La politique roumaine était sanctionnée comme étant dominée par des « bouche-bée-istes », « majordomes » et « aventuristes », le pays étant gouverné par des « vachers » et des « levachers » (allusion au nom d’un ancien premier ministre, « Vacaroiu » – note du traducteur), députés, sénateurs et ministres goujats, illettrés, mais munis de toupet, dirigés par le « Bordel » de Cotroceni (le palais présidentiel).
Cependant, une figure notable de la banlieue politique est devenue visible pendant la campagne électorale de 2004, et on se doit de la cartographier avec plus d’attention, parce qu’elle paraît être assez emblématique : George (Gigi) Becali. Entré dans la politique ayant déjà une position de force financière (patron de l’équipe de football Steaua) et jouissant du nom d’ un parti soi-disant progressiste (Le Parti La Nouvelle Génération), Becali n’incarne pas seulement l’homme simple et sans études arrivé dans les sphères du pouvoir, mais le banlieusard (spécialisé en menaces et jurons envers toute personne qui ne l’agrée pas) obsédé par le fantasme de la cité à conquérir et à contrôler.
L’attitude de maffioso le flatte, l’image de gangster gâte son ego, il prend ses manières de banlieusard pour du naturel et du bon instinct : on l’a surnommé, et à juste titre, « Vadim venu des moutons », c’est-à-dire un C. V. Tudor de périphérie. Sa goujaterie a choqué et elle a amusé en même temps, pendant la campagne électorale de 2004, ses mufleries ont suscité la perplexité et le dégoût, et son grotesque inégalable, évident dans ses illettrismes et dans une vague forme de retardement verbal inacceptable pour un candidat au siège de président de la Roumanie, a provoqué des éclats de rire (amer). Le simple fait que Becali ait pu déposer sa candidature pour la fonction la plus haute de l’État en dit long sur la banlieue politique de chez nous.
La banlieue des médias
Pour que les banlieusards dominants et le lumpen-prolétariat puissent tout comprendre, les médias roumains de l’époque post-communiste (ou de la transition) ne font rien d’autre (avec peu d’exceptions) que de cultiver un sentiment roumain de la banlieue. Les émission télévisées proposent comme archétypes les figures de goujat, de polisson, de balourde, commère et vampe (tous faciles à reconnaître dans la typologie du VIP contemporain) : ces prétendus archétypes doivent démontrer aux téléspectateurs l’accessibilité au « beau monde » (au monde des riches, mais aussi des gens simples et chanceux ou des artistes), insinuant l’idée (d’ailleurs, fausse) qu’il existe une communauté et une communion de vie et de quotidien. Je n’en donne qu’un seul exemple : les spectacles réalisés sur la chaîne ProTv par le groupe Vacanţa Mare incarne le plus grotesquement possible la face visible de la banlieue des médias. À son tour, la presse écrite joue sur un langage polisson, aux blagues insipides et avec un semblant de culture, comme une forme de captatio benevolentiae envers le lecteur inculte et ignorant issu notamment du lumpen-prolétariat.
Une Roumanie second-hand, voire third-hand?
Naturellement, la Roumanie n’est pas le plus misérable des pays de ce monde, mais à cause de sa banlieue qui s’étend et essaie d’en recouvrir le centre, la Roumanie tend à paraître de moins en moins européenne, de certains points de vue. Probablement ce n’est non plus l’ancien pays communiste le plus déchu, mais ce n’est pas cela qui compte. Ce qui inquiète est, je le dirais, la prédisposition ou la vocation de la Roumanie pour la banlieue : car il existe chez les Roumains un penchant spécial, un instinct de la banlieue et de la goujaterie. Les élites ne sont (heureusement) pas absentes, mais leur existence ne peut aucunement camoufler l’invasion barbare de la banlieue chez les Roumains. L’abondance de la périphérie, le provincialisme agressif et accaparateur, les tonnes d’ordures (nationales), la boue des rues, l’invasion de la grossièreté (les inévitables mangeurs et cracheurs de graines de tournesol), l’insalubrité, et le manque d’instruction consacrent la Roumanie comme un état de périphérie mélangée à un abrutissement social et politique, un pays qui semble fait plutôt d’exclus, que d’inclus.
Traduction en français par Maria Matel