Radu Toderici Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie radutoderici@yahoo.com
L’utopie contre la nature humaine : les origines d’un argument/
Utopia versus Human Nature: The Origins of an Argument
Abstract: One of the standard arguments against utopian writings is that, in their depictions of ideal communities, they don’t fully take into account the constraints of human nature. This paper argues that a version of this seemingly perennial argument goes back to those mid-eighteenth-century France authors that took a stance against political writings which called into question established principles such as monarchical sovereignty or private property. By defining a civilized human nature, a second nature that was radically detached from its ancestral, egalitarian roots, these authors tried to argue that utopian fictions and radical political theories were equally flawed, since they misrepresented the functioning of modern societies and advocated for an impossible return to an antiquated, primitivist way of life.
Key Words: Utopia; Political Theory; Human Nature; French Enlightenment.
Dès son début, l’utopie s’est trouvée dans un rapport paradoxal avec la nature humaine. Au début de l’époque moderne, lorsque les explorateurs de la société « découvraient » des sociétés humaines qui semblaient fonctionner selon d’autres règles que celles européennes, l’utopie réinventait à l’écrit ce saisissement de l’Européen devant la diversité de la nature et des institutions humaines. Les auteurs des utopies suggéraient de façon subversive que les institutions, les coutumes et les lois inhabituelles qu’ils décrivaient dans leurs textes relevaient finalement de la nature humaine, découlant de celle-ci. Lorsque More décrivait la religion naturelle de Utopiens, il menait l’hypothèse d’une société se développant dans l’absence de toute révélation chrétienne jusqu’à ses conclusions logiques ; lorsqu’il décrivait leurs institutions politiques, More suggérait que la nature humaine pouvait s’accomplir et prospérer davantage si celles-ci reposerait sur des lois plus justes que celles existant en Europe. Si dans les textes utopiques on aurait lieu de parler d’un rapprochement de la nature humaine et de l’utopie, voire d’une redéfinition de la nature humaine par le biais de l’utopie, sur le plan de la réception de ces textes, l’utopie et la nature humaine semblent être diamétralement opposées. Pendant plus de deux siècles, les commentateurs occasionnels des écrits utopiques insistent sur le fait que les utopies servent de modèles éthiques pour les sociétés européennes, mais soulignent en même temps qu’ils ne sont des modèles politiques que subsidiairement. Face à la nature humaine corrompue, ils ne sont en tout cas que des modèles idéaux et intangibles. Cette interprétation est subordonnée succinctement à un lieu commun de l’époque, selon lequel l’utopie décrirait une forme parfaite de gouvernement. Ainsi, tout comme dans la République de Platon, les utopies modernes auraient présenté des États purement théoriques, irréalisables, mais en même temps indispensables à ceux qui gouvernaient ou à ceux qui s’initiaient aux secrets de la politique ; tel est le propos de Gabriel Naudé dans son petit traité, Bibliographia politica, lorsqu’il glose sur l’Utopie de More, La Cité du Soleil de Campanella et sur Mundus alter et idem de Joseph Hall :
Ces Autheurs ayant formé ces illustres desseins avec la mesme intention que Galien a descrit la santé parfaite, Fernel la temperature cu corps produite par une esgale harmonie de qualités contraires justement balancées les uns avec les autres, Xenophon le Prince, Ciceron l’Orateur, S. Paul un Evesque, afin qu’ayant continuellement devant les yeux ceste veritable, premiere & originelle image de perfection, l’on peut plus aisement recognoistre & corriger ce qu’il y avoit de vitieux & defectueux en la copie.[1]
Vers la moitié du XVIIIe siècle, ce rapport entre utopie et nature humaine se modifie considérablement. L’utopie continue d’être vue comme une esquisse théorique d’une forme de gouvernement impraticable, mais cette fois-ci on lui reproche justement le fait qu’elle ne tienne pas compte de la façon dont fonctionne la nature humaine. Un lecteur de nos jours pourrait trouver cet argument familier, étant fréquemment invoqué lors des discussions concernant les contraintes de l’utopie. Si dans la version plus récente de cette critique on met en opposition les désirs et les intérêts individuels et le désir d’uniformisation et d’homogénéisation d’un projet utopique générique – en France, à la fin du XVIIIe siècle, les termes qui s’opposent sont autres : la nature humaine moderne, de l’homme civilisé, versus la nature humaine originaire, de l’homme qui vit librement, seul ou dans des groupes restreints. Pour la première fois, utopie et civilisation se trouvent confrontées. On peut parler d’une double évolution : dans la première partie du XVIIIe siècle, en France, une partie des utopies s’inspirent des modèles classiques, exotiques, voire primitivistes d’une société plus ou moins égalitaire (la Bétique dans Télémaque de Fénelon, l’Égypte antique dans Sethos de l’abbé Terrasson, la société antique inventée par Morelly dans le Naufrage des isles flottantes), tandis que les critiques de l’utopie affirment fermement que les projets utopiques ignorent la nature humaine dans sa forme civilisée, en superposant des modèles révolus ou inadéquats à la réalité contemporaine des États modernes.
En simplifiant légèrement cette transition dans la réception de l’utopie, on pourrait dire qu’au début, les utopies sont critiquées parce qu’elles ne prennent pas en considération les éternels vices et carences humains, et que plus tard leurs auteurs sont accusés de ne pas comprendre la différence fondamentale entre une société qui se développe aux aubes de l’histoire humaine et une société moderne. En témoignent deux articles publiés à trois décennies de distance dans deux périodiques qui circulaient en France à cette époque-là. Le premier, paru dans le Journal de Trévoux en 1718, est occasionné par l’apparition d’une nouvelle traduction du texte de More, trois ans auparavant, sous la signature de Nicolas Gueudeville. L’auteur anonyme de l’article souligne dès le début le caractère impraticable du projet politique de l’Utopie (« Cet ouvrage est fait sur l’idée de la Republique de Platon ; on y répresente une Monarchie où tout le monde doit être heureux, mais dont personne ne sçauroit approcher »[2]), paraphrasant ensuite ponctuellement, et parfois ironiquement[3], le contenu de l’Utopie. Les conclusions de l’article ne laissent aucun doute sur les opinions de l’auteur concernant les propositions de More (qu’il décrit dans les termes suivants : « ce systême politique, également reprehensible dans plusieurs maximes, & impossible dans la pratique »), mais les termes utilisés à cette occasion restent importants pour notre démarche :
Ainsi vivent les Utopiens dans une union parfaite, exempts des passions violentes, de l’avarice, de l’ambition & de la volupté, sans envie, sans desirs aïant tous leurs biens en commun, & étant tous animez du même amour pour la Patrie, du même zele pour le bien de leurs freres, & de la même vûë de se rendre la vie commode, tranquille & heureuse.[4]
Face à cette accentuation implicite du caractère conventionnel du texte utopique et de son repli dans une vision morale excluant le rôle des passions dans la société, la réponse donnée par L’année littéraire, journal édité par Élie-Catherine Fréron à partir de la sixième décennie du XVIIIe siècle et dédié à l’œuvre de Morelly, Code de la nature, ou de véritable esprit de ses lois, peut paraître surprenante. Le texte de L’année littéraire ne reprend pas les critiques habituelles adressées à l’utopie, se concentrant plutôt sur les prétentions philosophiques du traité de Morelly et suggérant à cette occasion que tant le style, que la façon d’argumenter de l’auteur laissent à désirer. Il se focalise également sur l’idée centrale du volume, concernant les préjudices causés dans la société par le principe de la propriété privée. Or, nous pouvons voir tout au long de l’article l’importance que prend l’idée de nature humaine, ainsi que la différence théorique entre une société originaire, sans institutions, égalitaire, et une société moderne qui a modifié irrémédiablement ses traits en instituant des lois et en dépassant cette étape primordiale de son développement :
Il est évident que si tous les hommes n’aspiroient qu’au bien général de la Société, sans avoir égard à leur utilité particulière, le paix & le bonheur regneroient dans le monde, ou du moins les principaux sujets de troubles en seroient bannis. Il n’est question que de sçavoir si cet état est naturel, s’il est possible ? L’exemple des Sauvages prouve l’un & l’autre. Ces peuples pourvoyent à leurs besoins communs par la chasse & par la pêche, & ils ne connoissent ni le partage des terres, ni le desir d’amasser. S’ils se sont maintenus dans ce genre de vie durant tant de siècles, c’est que les Législateurs n’ont point pénétré dans leurs contrées pour renverser l’ordre que la Nature y a établi. Chaque peuple de la terre, au moins à sa naissance, a été gouverné comme le sont aujourd’hui les Sauvages de l’Amerique ; mais à mesure qu’ils se sont accrus, les sentimens d’union fraternelle se sont affoiblis. Les Nations qui sont restées les moins nombreuses, ont le plus constamment conservé cette forme simple & naturelle de gouvernement.[5]
Les arguments employés par Morelly dans L’année littéraire montrent également combien le concept de nature (et implicitement celui de nature humaine) devient malléable (ou imprécis) vers la moitié du XVIIIe siècle. L’article suggère que, si tant est que cette nature humaine, tolérant l’égalité et l’absence de la propriété, ait existé au début de l’histoire, elle est plutôt conservée dans l’esprit de la religion chrétienne ; autrement dit, la critique de Morelly à l’adresse de la religion est tournée contre Morelly même – aucun projet conçu par un philosophe ne saurait ré-instituer, donc, cette impulsion de l’égalité et de la compassion à l’instar des préceptes religieux. Cependant, quelle que soit la position du texte par rapport aux propositions radicales de Morelly, il utilise un schéma fréquemment rencontré dans les écrits polémiques de l’époque : la nature humaine est théorisée du point de vue historique ; on retrace son évolution et, en quelque sorte, on la définit comme un ensemble de traits adaptables. Puisque la nature humaine se transforme, selon les critiques des projets politiques les plus radicaux parus en France au XVIIIe siècle, l’éthique et la politique doivent garder le rythme des changements. En partant de ces prémisses, dans la France des Lumières, les auteurs des utopies sont accusés d’appliquer des modèles qui convenaient mieux à l’état naturel, pré-civilisé, de l’homme qu’à des sociétés civilisées qui sont ordonnées selon d’autres principes et valeurs. Ainsi, dans L’année littéraire, Morelly peut être accusé pour deux raisons apparemment opposées : il n’accorde pas assez d’attention à cette nature originaire de l’homme, lui imposant des règles artificielles (et, en effet, l’article prend en dérision l’une des dispositions de la dernière partie du Code de la nature, selon laquelle la couleur des vêtements serait établie par la loi, en fonction de la profession) et il essaie de rétablir une égalité et une uniformité originaires au sein d’une société qui ne saurait fonctionner selon de tels principes.
Nous pourrons arguer qu’une telle approche du texte utopique, de la perspective de son inadéquation à la nature moderne de la société, est plus susceptible d’apparaitre dans un article portant sur un traité dont le titre est Code de la nature, ou de véritable esprit de ses lois. Mais les choses ne se passent pas ainsi. Gregory S. Brown a montré que cette accusation de l’inadéquation à la nature humaine était un des lieux communs apparaissant dans les textes qui analysaient des utopies aussi bien que des propositions de réforme politique dans trois des périodiques français de l’époque : Correspondance littéraire, L’année littéraire et Journal encyclopédique[6]. Néanmoins, cet appel à la nature humaine de l’homme civilisé est loin d’être un simple lieu commun. Il existe deux phénomènes plus génériques qui transforment le vocabulaire utilisé ultérieurement pour parler des projets de réforme politique et des textes utopiques en France. D’une part, comme le suggérait il y a 50 ans Roger Mercier dans sa thèse de doctorat, La réhabilitation de la nature humaine (1700-1750), dans la première partie du XVIIIe siècle sont remises en discussion nombre de théories chrétiennes concernant la nature essentielle de l’homme. Ainsi, les passions, les intérêts et, finalement, même la raison sont redéfinis à partir d’une perspective qui prend en considération avant tout les rapports sociaux de l’être humain[7]. On discute, de ce point de vue, d’une « seconde nature » de l’homme, façonnée par l’expérience, l’éducation et les lois institutionnalisées à l’intérieur d’une société civilisée. D’autre part, à la même période, l’existence même de l’homme non-civilisé, du sauvage, est invoquée par les voyageurs, les auteurs de fiction et les philosophes pour mettre en discussion des modèles d’autorité sans une hiérarchie formalisée et du vivre ensemble en l’absence de la propriété et des inégalités économiques ; Christian Marouby a montré en ce sens le passage, au XVIIe siècle, d’une image du sauvage en tant que projection négative de l’homme civilisé à une image du sauvage libre, vivant non seulement en-dehors de la civilisation, mais également à l’abri des effets nuisibles de celle-ci[8]. Les discussions concernant la nature humaine tout au long du XVIIIe siècle comportent donc une contradiction : il existe deux natures humaines, l’une qui est liée à la civilisation, l’autre qui persiste en-dehors de celle-ci. Lorsqu’ils polémiquent, les auteurs des Lumières hiérarchisent implicitement les deux versions de la nature humaine et, occasionnellement, ils construisent leurs théories éthiques et politiques à partir de cette option.
On pourrait dire que, de ce point de vue, vers la moitié du XVIIIe siècle, les textes utopiques sont critiqués parce qu’ils entrent en contradiction avec une certaine vision de cette seconde nature qui prend naissance à l’intérieur d’une société civilisée. Il faut dire cependant que cette critique n’est pas dirigée seulement contre les textes utopiques. Les auteurs des Lumières accordent à toute une série de textes (voyages imaginaires, projets de réforme économique ou traités de théorie politique) une sorte de position marginale, les plaçant à la périphérie des sciences politiques. Nous pouvons déduire quelques-unes des raisons de cette marginalisation en regardant la façon dont ces textes sont décrits. Par exemple, l’index des quatre volumes de l’Encyclopédie méthodique, publiés entre 1784 et 1788 sous les soins de Jean-Nicolas Démeunier et avec le titre Économie politique et diplomatique, organise les articles en quatre catégories : « Géographie politique » « Économie politique », « Diplomatique » et « Administration théorique ». Dans la partie expliquant cette partition, les articles de la quatrième catégorie, dédiés à des œuvres extrêmement différentes (la République de Platon, l’Utopie de More, La République des philosophes de Fontenelle, l’Histoire des Sevarambes de Denis Vairasse, les projets politiques de l’abbé de Saint-Pierre, Le Miroir d’or de Wieland ou même La Physiocratie de Pierre-Samuel Dupont de Nemours), sont décrits en employant un vocabulaire typique pour la réception de l’utopie lors de ses deux premiers siècles d’existence : « Cette division comprend donc des romans politiques dont ce Dictionnaire offre des notices ; ouvrages qui ont pour but de présenter un systême de perfection applicable à des hommes tels qu’ils devroient être, & non pas tels qu’ils sont ; ouvrages où l’on découvre la perspective du bonheur que dans un lointain inaccessible, parce qu’elle semble ne convenir qu’à une aggrégation d’êtres sans passions, toujours éclairés par la raison, & toujours dirigés par la justice »[9]. La liste d’articles d’« administration théorique », accompagnée de brefs commentaires, nous suggère cependant plus clairement les critères implicites à l’aide desquels étaient jugées des œuvres pareilles : trois sur les onze textes rappelés sont considérés comme réalisables seulement à l’intérieur d’une société de petites dimensions (dans le cas de l’Utopie, on renvoie même à un monastère – « cette république ressemble plus à un monastère bien réglé, qu’à une société d’hommes libres »), tandis que dans le cas du traité de Pierre-Samuel Dupont de Nemours, ce qui semble problématique c’est le sens que le concept de nature reçoit dans La Physiocratie (« On peut mettre au rang des romans cet ouvrage d’un homme savant & vertueux, qui expose que l’intérêt & le devoir des hommes sont de suivre le gouvernement de la nature comme le plus simple & le plus avantageux, & de n’obéir jamais qu’à la raison & à l’évidence »)[10]. En ce qui concerne ce dernier volume, son inclusion dans la liste est d’autant plus importante et surprenante qu’il ne contient à proprement parler aucune utopie; bien au contraire, dans le discours introductif de Dupont de Nemours, les lois naturelles gouvernant l’existence humaine dissimulent la propriété privée dans sa forme moderne et les inégalités de statut. Cependant, la façon dont le traité conçoit ces lois naturelles le rapproche de ces textes théorisant un état naturel de l’homme qui, dans certains cas, est nettement supérieur à sa vie dans les sociétés modernes. Voici, par exemple, comment il est décrit, après un court inventaire des témoignages concernant la vie des sauvages de l’Amérique du Nord et de Sibérie, « état d’association primitive & naturelle » : « Cet état est heureux ; il est certainement préférable à celui des hommes qui vivent dans une société mal constituée, & dont les loix positives contrarient les Loix de l’ordre naturel. Mais par sa nature il n’est pas durable, & même il est loin encore du meilleur état possible de l’humanité »[11]. Dans certains cas, comme semble être celui de la réception de La Physiocratie, les divergences des idées concernant la nature humaine se manifestent également sous la forme d’une critique des conceptualisations trop abstraites, de la théorie, comme le remarque aussi Gregory S. Brown. C’est pourquoi, lorsque nous analysons les formes qu’emprunte la critique de l’utopie dans la seconde partie du XVIIIe siècle, nous devrions tenir compte de cette perméabilité du corpus de textes utopiques. On plaide parfois que même la théorie du contrat social, notamment dans la forme qu’elle prend chez Rousseau, devrait être incluse parmi les projets et les esquisses utopiques de l’époque. Cependant, cet argument est correct seulement dans la mesure où il tient compte de la tendance de certains auteurs des Lumières à mettre dans la même catégorie (qui ne porte généralement pas de nom, excepté dans l’Encyclopédie méthodique) des utopies et des projets de reforme administrative, des romans pédagogiques sur l’art de la politique et des traités invoquant des principes abstraits comme celui du contrat social. En réalité, au cours du XVIIIe siècle nous avons affaire dans une moindre mesure à des critiques adressées au genre utopique ou aux utopies en général, quoique certains textes particuliers soient présentés et analysés du point de vue critique dans des périodiques. Avant de devenir un argument contre l’utopie, l’opposition entre la seconde nature humaine et l’ordre abstrait de la théorie politique est invoquée pour des textes extrêmement divers, qui ne sont pas tous des utopies du point de vue formel. Ainsi, on pourrait dire que la critique de l’utopie est, au début, une critique de la théorie.
Nous pouvons apercevoir les contours de cette critique dans un des textes qui apparaissent immédiatement après la publication du Contrat social, l’Anti-Contrat de Paul-Louis Beauclair. Paru après 1765, le texte n’accuse pas Rousseau d’utopisme, bien au contraire. Vu les auteurs que Beauclair cite incidemment (Grotius, Barbeyrac, Warburton), il est clair que l’Anti-Contrat social se propose d’être une critique ponctuelle du droit naturel. Beauclair analyse, tour à tour, les concepts que Rousseau place au fondement de la communauté politique, soit en montrant les limites de l’approche du Contrat social (par exemple, dans la section dédiée à l’idée de volonté générale), soit en opposant de nouveaux termes à ceux employés par Rousseau, et suggère qu’une communauté moderne doit être construite sur d’autres valeurs que celles proposées par le philosophe de Genève. De ce point de vue, l’opposition construite par Beauclair entre la justice et la taille de la population (critères auxquels on peut reconnaître un état moderne) entre la liberté et l’égalité (valeurs et critères qui dans ce chapitre de l’Anti-Contrat social sont soit nocives, soit révolues) est suggestive :
Si l’on veut trouver les moyens de rendre une Société puissante & bien constituée ; les deux principaux sont la justice & la population. Car la liberté ou l’indépendance ne sauroit, en égard à la nature humaine, faire le bonheur d’un Etat, comme je l’ai déjà insinué. Elle ne sert qu’à entretenir l’orgueil des Citoyens, qui est la source des divisions & des débats. […] Quant à l’égalité, outre qu’elle n’est praticable que parmi les Sauvages, elle ne serviroit qu’à faire des fainéans & des hommes sans liaison.[12]
Certes, outre cette exposition conventionnelle des attributs de l’État, la véritable mise du débat est celle concernant la forme de gouvernement optimale. Beauclair cherche à y confirmer les arguments de Rousseau pour la démocratie, en suggérant que, dans leur forme moderne, les États européens ne peuvent plus être gouvernés démocratiquement[13]. Pour pouvoir contrebalancer la somme des intérêts privés, il faut, selon Beauclair, un monarque qui soit un garant de l’intérêt public. Pour arriver à cette conclusion, l’auteur de l’Anti-contrat social dresse une comparaison entre la communauté existant au début de l’histoire ou la communauté du sauvage (il parle en ce sens d’« usages » aujourd’hui relégués au fond de l’Amérique, ou dans quelques « déserts inaccessibles ») et les formes modernes de gouvernement. Beauclair affirme qu’entre les deux il existe une rupture qui n’est pas seulement historique, mais qui est également liée à l’apparition des nouvelles institutions et qualités humaines comme, par exemple, la propriété privée et l’intérêt particulier : « Cet heureux tems n’est plus ; ce siecle d’or, connu seulement chez les Poëtes, & parmi les Panégyristis de la vie sauvage, a fait place au siecle de fer »[14]. Beauclair ne fait en quelque sorte que reprendre une série d’arguments déjà présents dans les traités politiques à la fin du XVIe siècle et qui étaient dirigés contre la démocratie (dans sa forme classique, grecque) ou contre ce qu’on appelait à l’époque un « gouvernement mixte », une forme intermédiaire entre les trois types idéaux de gouvernement. Comme tout théoricien de la souveraineté monarchique, l’auteur de l’Anti-contrat social est prêt à reconnaître que la société peut être organisée également selon d’autres principes. Écrivant vers la moitié du XVIIIe siècle, Beauclair décrit un ordre social puisé dans la nature, mais il ne peut plus revenir à ses premiers attributs naturels.
Un autre exemple de critique de la théorie et, subsidiairement, de l’utopie, à l’époque des Lumières, c’est un article paru dans le Dictionnaire social et patriotique de Pierre Lefèvre de Beauvray. Intitulé « Rêves politiques », le texte mentionne parmi les œuvres encadrées dans cette catégorie floue, tant des utopies, que des livres appartenant aux domaines les plus divers, en commençant avec Les Œconomies royales du duc de Sully et jusqu’aux œuvres historiques de Boulainvilliers et la série de « testaments politiques » des ministres royaux. Par ailleurs, l’article s’ouvre avec quelques remarques sur De l’esprit des lois de Montesquieu, qui clarifie partiellement ce que Beauvray aurait pu comprendre par « rêves politiques ». Selon ce dernier, l’Angleterre décrite par Montesquieu est plutôt un modèle abstrait, ressemblant à la République de Platon, qu’un rapport des institutions anglaises. Dans ce court texte, il est évident que ce sont encore une fois les observations d’un philosophe concernant la nature de la monarchie qui sont prises pour cible par les critiques. La solution de Beauvray serait d’adapter la théorie à la nature humaine (« Tant que ce seront des Hommes, qui gouverneront & qui seront gouvernés ; il faudra moins chercher le Gouvernement le plus parfait, que le moins imparfait, c’est-à-dire, le plus proportionné à la foiblesse humaine »[15]). D’ailleurs, il est assez clair en lisant les autres articles du Dictionnaire dans lesquels Beauvray polémique plus d’une fois avec Rousseau, que le type de gouvernement « le moins imparfait » auquel il fait allusion c’est la monarchie (préférable à la démocratie car moins exposée au danger de l’anarchie, v. l’article « Démocratie »), et que cette préférence est ancrée dans une théorie de l’évolution organique de l’homme : de l’étape du développement primitif à celle moderne (v. l’article « Perfectibilité »). En s’appuyant sur les arguments du physiocrate Mercier de la Rivière de L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Beauvray souligne l’irréversibilité de ce processus : puisque les principes de l’inégalité et de la propriété privée ont été adoptés par la société, il n’y a plus de retour possible au bonheur primitif (« Il n’est plus possible à l’Homme de rester toujours dans l’êtat de la nature, & de ne jamais passer à celui de Société, que de demeurer toujours enfant, & de ne jamais attendre à l’âge viril. Tel est l’imanquable effet de cette Perfectibilité, de cette irrésistible Loi, que M. Rousseau a reconnue lui-même »)[16]. Et alors, quels types de « rêves politiques » peut-on réaliser encore dans une société civilisée? Évidemment, pas ceux touchant aux principes de la propriété privée ou théorisant une société qui ne convient plus à l’homme civilisé. À la place de ces projets, Beauvray mentionne, dans l’article « Rêves politiques », quelques propositions pragmatiques-ironiques figurant dans les textes de l’époque (une de ces propositions appartient toujours à Beauvray, étant issue du roman épistolaire, Histoire de miss Honora, ou le Vice dupe de lui–même) : l’utilisation des infirmes en tant que soldats, la conversion des criminels en ouvriers travaillant pour le bien public, voire leur mutilation exemplaire, l’institution d’une banque nationale.
Dans ce conflit des interprétations relatives à la nature humaine, dont l’enjeu est presque toujours la définition de certains concepts politiques (souveraineté, contrat social, égalité, propriété privée, intérêt public), les utopies arrivent à être critiquées dans la France des Lumières dans quasiment les mêmes termes que les traités politiques qui mettent en doute la légitimité de la monarchie absolue. L’ancien lieu commun décrivant l’utopie comme un projet politique parfait (et donc irréalisable) ne disparait pas complètement. On lui ajoute cependant cette nuance extrêmement importante qui est également un trait définitoire de l’anthropologie des Lumières, de la nature essentielle de la société civilisée. Tout projet politique, comme toute utopie, entre dans une relation nécessaire avec l’historie de la civilisation. Dans ce cas aussi, on peut parler d’une modification de la nuance : les utopies classiques parues à la fin du XVIIe siècle posaient elles aussi ce problème de l’évolution de la communauté humaine. Dans des endroits écartés, loin de l’Europe civilisée, les utopies classiques mettaient en scène le drame de la constitution d’une société humaine en présentant l’histoire des institutions et des lois appartenant à cette communauté-là. Tout au long du XVIIIe siècle, cette comparaison entre deux civilisations (celle des Utopiens et celle des Européens) est remplacée par une comparaison à trois termes, les troisième étant les communautés primitives que les explorateurs européens décrivent favorablement à leur retour sur le continent. Un autre exemple en ce sens est le Naufrage des isles flottantes de Morelly, paru en 1753. Le texte prétend traduire un traité très ancien, attribué à un auteur indien, Pilpai (Bidpai), mais il est accompagné des notes de l’éditeur supposé, renvoyant plus d’une fois à la nature heureuse des sauvages qui vivent sans connaître la propriété privée, dans des sociétés plus égalitaires que celles européennes[17]. Qui plus est, dans une de ces notes, on suggère assez clairement que le modèle moral des sauvages est nettement supérieur à celui de l’homme civilisé : « Nous lisons tous les jours avec admiration ce qu’on nous dit de la sagesse des Peuples que nous nommons Sauvages, sans que cela influe sur nos mœurs, ni nos coutumes ; pourquoi ? c’est que nous sommes policés, & qu’ils sont raisonnables »[18]. Cependant, tous les textes utopiques qui apparaissent à cette époque n’incorporent pas cette version du primitivisme. Les tensions surgissant entre ces théories concurrentes de la nature humaine sont visibles, par exemple, dans une des utopies moins étudiées de la littérature française, Les rêves d’Aristobule de Pierre Charles Levesque, parue en 1762. Dans le cadre de cette fiction, construite selon le modèle conventionnel de la collection des rêves (pour comparer, v. par exemple Les songes du chevalier de La Marmotte de Jean-Baptiste Boyer d’Argens), il existe un épisode dédié à une communauté vivant en dehors de la civilisation et ne connaissant aucune institution de celle-ci – en réponse aux questions du narrateur, les habitants de ce « Monde Nouveau » témoignent vivre en dehors des villes, ne rien savoir sur l’agriculture, ne connaître aucune forme de gouvernement politique, n’avoir aucune notion d’art et des sciences, être complètement dépourvus de passions et de vices. Le dialogue pathétique qui clôt cet épisode est probablement suggestif de la crise que traverse l’utopie vers la moitié du XVIIIe siècle, en lien avec les théories relatives à la nature humaine :
Ah ! leur dis-je, que vous êtes heureux, vous ne connoissez aucun de nos maux !…. Ah ! s’écrierent-ils, que nous sommes malheureux ! Nous ne connoissons aucun de vos plaisirs ![19]
This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Gabriel Naudé, La bibliographie politique du Sr. Naudé, Paris, Chez la Vesve de Guillaume Pelé, 1642, p. 44 ; la version originale du texte apparait en latin, en 1633 ; pour les variations de ce lieu commun de la forme parfaite de gouvernement, v. mon article « La critique de l’état inexistant : le statut de l’utopie en France dans la première moitié du XVIIe siècle », Studia Universitatis Babeş-Bolyai. Philologia, no. 4, vol. 57, 2012, pp. 35-52.
[2] Mémoires pour l’histoire des Sciences & des beaux Arts, De l’imprimerie de S.A.S., à Trevoux, avril 1718, pp. 92-93.
[3] « Il rapporte ensuite les mœurs & les coûtumes de cette Nation ; mais ce n’est qu’aprés avoir debité plusieurs autres maximes de gouvernement plus propres à répaître l’imagination creuse des Philosophes speculatifs, qu’à instruire les politiques sensez », ibidem, p. 97.
[4] Ibidem, pp. 96-97.
[5] L’année littéraire, t. II, Amsterdam, 1755, pp. 94-95.
[6] Gregory S. Brown, « Critical Responses to Utopian Writings in the French Enlightenment: Three Periodicals as Case Studies », Utopian Studies, vol. 5, no. 1, 1994, pp. 48-71.
[7] Roger Mercier, La réhabilitation de la nature humaine (1700-1750), Villemomble, La Balance, 1960.
[8] V. notamment la deuxième partie de Christian Marouby, Utopie et primitivisme. Essai sur l’imaginaire anthropologique à l’âge classique, Paris, Seuil, 1990, pp. 95-191 ; cette transformation de la figure du sauvage au début du XVIIIe est traitée partiellement par Roger Mercier, op. cit., pp. 94-99.
[9] Encyclopédie méthodique. Économie politique et diplomatique, t. IV, Paris, Chez Panckoucke, Liège, Chez Plomteux, 1788, p. 815.
[10] Ibidem, pp. 839-840.
[11] Pierre-Samuel Dupont de Nemours, Physiocratie, ou constitution naturelle du Gouvernement le plus avantageux au genre humain, Leyde, 1768, « Discours de l’éditeur », p. xxxv (les soulignements appartiennent à Dupont de Nemours).
[12] Paul-Louis de Beauclair, Anti-Contrat social, Vrin, Paris, 1981, p. 98 (je souligne).
[13] Ibidem, p. 133.
[14] Ibidem, p. 131 (je souligne).
[15] Pierre Lefèvre de Beauvray, Dictionnaire social et patriotique, ou Précis raisonné de connoissances relatives à l’économie morale, civile & politique, Amsterdam, 1770, p.
[16] Ibidem, art. « Perfectibilité », p. 406.
[17] Naufrage des isles flottantes, Messine, 1753, t. I, « Lettre à la même », p. xli : « Enfin, l’action entiére de son Poëme prouve la possibilité d’un systême qui n’est point imaginaire, puisqu’il se trouve que les mœurs des Peuples que gouverne Zeinzemin ressemblent, à peu de chose près, à celles des Peuples de l’Empire le plus florissant & le mieux policé qui fut jamais ; je veux parler de celui des Péruviens ».
[18] Ibidem, t. II, p. 14.
[19] Pierre Charles Levesque, Les rêves d’Aristobule, philosophe grec, suivis d’un abrégé de la vie de Formose, philosophe françois, Amsterdam, 1762, p. 73.