Corin Braga
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
CorinBraga@yahoo.com
L’utopie classique, entre fantaisie créatrice et illusion pernicieuse /
The Classical Utopia, between Creative Imagination and Pernicious Illusion
Abstract: In the Classical Age, the concept of fantasy has been subject to a polytropic criticism. In the neoplatonic philosophy of the Renaissance, imagination was conceived of as being of an ontological nature. The phantastikon pneuma of human beings was consubstantial with the universal Anima mundi (the intermediate essence between divine ideas and material nature). The activity of the magicians entailed the ability to project and realize the fantasies through the vis imaginativa. Against this conception fought the doctors of the Church, who have demonized the fantastic mind, as well as the new Cartesian philosophers who treated the imagination as the “mother of all errors.” This paper aims to illustrate this evolution of the history of ideas by applying it to the genre of classical utopias. If at the beginning the term utopia described an ideal world, desirable even if impossible to attain, after the attack of the rationalist philosophy it has acquired the sense, still valid today, of impossible dream, pernicious fiction, reprehensible illusion
Keywords: Classical Literature; Margaret Cavendish; Cyrano de Bergerac; Fantasy; Utopia; Censorship; Rationalist Philosophy; Illusion.
Les théoriciens actuels sont en général de l’opinion que le genre utopique doit être rapproché plutôt du logos que du mythos. Platon déjà considérait la cité imaginée de la République comme une image visible de l’idée abstraite, une application pratique du paradigme d’organisation sociale offert dans les Lois. En fait, il avait réduit le mythe au statut de « miroir » matériel des essences rationnelles[1]. Par cette voie, la raison a été instillée au cœur même de la fantaisie utopique. Souvent couplée aux traités politiques et aux programmes législatifs, l’utopie est devenue une sorte de fiction à valeur d’exemple, destinée à donner une carnation visuelle à des projets de rénovation logique de la société humaine.
En se cristallisant dans les schémas de la rationalité, la fantaisie utopique a souffert un affaiblissement. Le recours systématique à la « méthode » a engourdi le pouvoir créateur de la faculté imaginative, au point que Jean-Jacques Wunenburger est aujourd’hui en droit de voir dans l’utopie un symptôme de « crise de l’imaginaire ». Soumise aux lois du raisonnement et au principe de réalité, l’imagination utopique a perdu le contact fécond avec les fantasmes et la pensée magique. Elle n’est plus capable d’activer la force ingénue du symbole et du mythe, elle s’enlise dans les configurations géométriques mortifères d’une idéologie ou d’un programme politique quelconque. La mentalité contemporaine a vécu une « déculturation de l’imaginaire », une « défiguration et un appauvrissement de la fonction de l’irréel en l’homme[2] ». De son côté, la science politique a souffert elle aussi de la mésalliance avec la fantaisie, engendrant souvent des « utopies de la raison » qui ont mené directement aux totalitarismes du XXe siècle. En un mot, l’utopie est devenue l’« une des expressions latérales de l’idéal du rationalisme philosophique[3] ».
Cependant cette vision rétrospective est un gain récent de la méditation philosophique et littéraire. Aux XVIe-XVIIIe siècles, l’utopie n’était pas perçue comme une variété de la pensée rationnelle ; au contraire, elle était rattachée à la faculté imaginative. Les écrivains de l’époque prémoderne corrélaient explicitement la pensée utopique à la fantaisie. Les auteurs d’utopies narratives n’hésitaient pas à clamer le rôle de l’imagination dans leurs inventions. Johann Valentin Andreae, par exemple, commence son Christianopolis (1619) par une ample allégorie baroque, dans laquelle la vie est présentée comme une errance, la carrière académique comme une mer nuisible, la fantaisie comme un bateau de sauvetage :
Pendant que j’errais comme un étranger sur la terre, souffrant en silence la tyrannie, la sophistique et l’hypocrisie, cherchant un homme et ne trouvant pas ce que je cherchais si anxieusement, je me suis décidé de me lancer une fois de plus sur la Mer Académique, bien que celle-ci m’avait souvent blessé. Et montant sur le bon vieux navire Fantaisie, j’ai laissé le port, ensemble avec d’autres compagnons, et j’ai exposé ma vie et ma personne aux mille dangers qui accompagnent le désir de connaître[4].
La morale de la fable est que le véhicule qui conduit au port heureux de l’Utopie est l’Imagination.
Dès la deuxième moitié du XVIIe siècle, quand l’utopie a progressivement abandonné la forme du dialogue platonicien et a embrassé celle du voyage extraordinaire, le rôle de la fantaisie est devenu encore plus important. Si la description technique de la cité idéale continuait de se soumettre aux rigueurs d’une pensée logocentrique, en revanche la narration du périple nécessaire pour l’atteindre a poussé les auteurs à puiser dans les ressources de la grande tradition fabuleuse. Or, les quêtes initiatiques de la littérature médiévale construisaient l’image de ce que, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, Balthasar Becker appelait le « monde enchanté ».
L’imaginaire humaniste de l’utopie a récupéré ainsi la « pensée enchantée » du Moyen Âge. Les récits de périples en Asie, vers les Indes merveilleuses, aussi bien qu’au Nouveau Monde, ont légué au récit utopique un riche matériel fantasmatique, qui comprenait traversées périlleuses, obstacles et lieux étranges, plantes luxuriantes et animaux terrifiants, races humaines monstrueuses, richesses et objets magiques qui confèrent divers pouvoirs et même l’immortalité. À partir du XVIIe siècle, la fiction utopique est sortie des structures fixes du traité philosophique qui lui avaient donné forme au XVIe siècle et, raccordée à l’exubérant imaginaire médiéval, s’est épanouie dans des explorations fictionnelles sans limites.
Pour se donner une identité poétique et se délimiter un territoire spécifique dans une littérature dominée par le classicisme, les premiers auteurs de voyages extraordinaires se sont mis sous le signe de l’imagination renaissante. Johannes Kepler et Cyrano de Bergerac, par exemple, invoquaient comme « moteurs » de leurs récits le songe, la magie, l’enthousiasme de la philosophie néoplatonicienne et hermétique. Or, les philosophes de la Renaissance avaient rehaussé l’imagination à une position de premier rang dans la psychologie de l’individu et dans l’ordre de la création. Ils concevaient la fantaisie comme un pouvoir de projection et de matérialisation des images internes de l’âme (les naissances monstrueuses, par exemple, étaient attribuées à la « vis imaginativa » mal employée de la mère). Le magicien était décrit comme ayant le pouvoir de concrétiser sa volonté dans des figures surnaturelles et d’entrer ainsi en communication avec le monde des esprits et des génies qui contrôlent les éléments et la nature. Les fantasmes étaient envisagés comme participant par leur nature et leur substance à l’Anima Mundi universelle, donc au principe qui assure la cohérence du monde et les liaisons magiques entre les parties du grand organisme cosmique[5].
En Angleterre, Margaret Cavendish se revendiquait ouvertement de cette doctrine qui comptait parmi ses théoriciens Marsile Ficin et Giordano Bruno. Pour justifier les libertés époustouflantes d’imagination qu’elle prenait dans son Monde de flammes (1668), elle n’a pas hésité à mettre sens dessus dessous le paradigme dominant du rationalisme cartésien. La source des erreurs, affirme la duchesse contestant ouvertement Descartes, n’est pas l’imagination, mais la raison. L’homme ne peut arriver à des conclusions fausses que lorsqu’il s’enquiert des choses de la nature, jamais quand il s’adonne à inventer des mondes fictifs. Les univers conçus par la fantaisie peuvent bien ne pas être réels, néanmoins ils sont toujours vrais.
Margaret Cavendish réalise ce renversement inattendu de positions par les définitions qu’elle donne aux deux facultés, imaginative et raisonnante : « par raison je comprends la recherche et l’enquête rationnelle des causes des effets naturels ; et par fantaisie les créations ou les productions volontaires de l’esprit[6] ». La raison se propose d’explorer les profondeurs de la nature, de la réalité qui se trouve en dehors de nous. Mais s’« il n’y qu’une vérité dans la nature » et si l’homme n’est qu’un fragment du grand tout, il résulte que les vérités obtenues par les individus sont inévitablement incomplètes. En vertu de sa condition de partie, l’homme ne peut pas avoir accès au tout, à la vérité unique et indivisible. La raison est donc fatalement sujette à des incompréhensions et à des partialités. Margaret Cavendish fait ainsi exploser l’axiome cartésien selon lequel la lumière divine, la loi naturelle et la raison humaine sont homogènes et permettent des transpositions et des déductions correctes de l’une à l’autre.
Les fictions, en revanche, sont « un résultat de la fantaisie de l’homme, formées dans son propre esprit, en accord avec ce qui lui plait, sans regard si la chose qu’il imagine existe réellement en dehors de son esprit »[7]. Elles ne sont donc pas obligées de correspondre aux choses extérieures et de s’accorder aux lois de la nature. La fantaisie a sa propre consistance et ne doit pas être soumise à la vérification empirique. Margaret Cavendish utilise, paradoxalement, le critère pragmatique, l’empirisme, pour délégitimer la raison cartésienne et pour fonder l’autonomie de l’imagination. La fantaisie (« fancy »), telle qu’elle la définit, précède et annonce l’« imagination transcendantale » ou « productive » (opposée à celle « reproductive ») de Kant et le « génie » des Romantiques.
Margaret Cavendish proclame l’autonomie de la fiction par rapport à la réalité et situe la vérité intrinsèque de la fantaisie au dessus de la vérité problématique de l’entendement rationnel. Elle s’arroge le droit (très actuel, postmoderne dirait-on) de créer des mondes imaginaires équivalents au monde réel. Si Alexandre le Grand ou César se sont forgé des empires terrestres, la duchesse aspire à se donner elle-même un empire, qui sera justement « le monde de flammes ». Au défaut de ne pas être roi comme Henri V ou Charles II, elle se couronne reine d’un royaume imaginaire – Margaret Ire ! Comme le note Amy Boesky, l’imagination devient pour Margaret Cavendish un instrument politique, capable d’instaurer une « anti-nation, un lieu où le pouvoir peut être restauré et la ruine éradiquée »[8].
Le « monde de flammes » est un univers alternatif compensatoire. En y arrivant, la femme qui est le protagoniste du roman est demandée en mariage par l’empereur autochtone et devient impératrice à pouvoir absolu. Communiquant avec notre monde par des « canaux spirites », l’impératrice se choisit un « scribe », un conseiller européen, dans la personne de Margaret Cavendish elle-même ! L’auteur se présente donc comme le « médium », le porte-parole de son propre personnage. Or, inspirée par son « double », la duchesse ne tardera pas d’exprimer à son tour le désir de gagner son propre empire. Marina Leslie se demande si, par delà la volonté de pouvoir et l’ambition politique ouvertement exprimées (que d’ailleurs la duchesse ironise elle-même), Margaret Cavendish n’utilise pas la littérature pour obtenir la satisfaction imaginaire d’un éventail plus large de fantasmes. Serait-on en droit de voir dans cette trame une obsession de procréation frustrée, sublimée dans l’ambition de créer des mondes de fantaisie[9] ?
Quoi qu’il en soit, Margaret Cavendish revisite dans sa littérature le mythe renaissant du kabbaliste et du mage démiurge, capable de contrôler les forces qui ont engendré et qui régissent l’univers. En même temps, elle l’adapte à son époque, faisant basculer l’accent de la mystique et de la magie à la littérature et à l’esthétique. Ainsi, la duchesse aspire à la couronne d’impératrice de son monde fictif en tant qu’« Auteur de tout un monde »[10]. Elle met, allégoriquement, la création littéraire au même niveau que la création démiurgique. Créé des atomes éthérés de l’esprit de sa créatrice, le « monde de flammes » est d’une pureté bien supérieure au monde matériel, grossier, aux royaumes d’Alexandre et de César. Par ces prétentions d’auctorialité ontologique, par le jeu d’univers parallèles, par le transfert libre de personnages entre le monde réel et celui imaginaire, par les idées de fiction qui absorbe son auteur et de rêve littéraire dans lequel on s’enfonce comme dans la folie, Margaret Cavendish annonce la poétique du Romantisme, cette véritable « renaissance de la Renaissance ».
À la même époque, en France, Cyrano de Bergerac donnait pour le recours à la fantaisie une justification encore plus élaborée. Attaché affectivement, par des élections subliminales, à l’imaginaire de type renaissant d’un côté, rationaliste railleur et « fin esprit » de l’autre, l’auteur de L’autre monde procède à une mise à jour de la conception néoplatonicienne de l’imagination à la philosophie cartésienne. Il reprend les concepts néoplatoniciens de « phantasticon pneuma » (l’élément intermédiaire dans la triade anthropologique corps-âme-esprit, qui correspond à l’Anima mundi de la triade cosmologique Monde-Âme du monde-Intellect divin) et de « vis imaginativa » (vertu imaginante, qu’il exemplifie par l’image bien connue des « femmes grosses [qui] produisent sur leurs enfans la figure des choses qu’elles ont désirées[11] ») et les traduit dans les catégories de la psychologie de Descartes.
Par cette « interpretatio », les facultés cartésiennes de l’âme sont projetées de manière néoplatonicienne sur le grand organisme cosmique. Le « monde enflammé » de Cyrano de Bergerac, de même que « the blazing world » de Margaret Cavendish, se revendique du « culte » solaire que Marsile Ficin et les néoplatoniciens de la Renaissance ont laissé en héritage aux déistes et autres philosophes du XVIIe siècle. La Terre (et les planètes) correspondent approximativement au corps, à la matière ; la Lune à l’âme inconsciente, à la fantaisie et à la folie ; le Soleil à l’esprit. Les habitants de la Terre sont les hommes corporels (sur un météorite – ou un « macule » – M. Dyrcona assiste à la naissance d’un homme de boue du sein de la terre – d’une « apostume » d’argile), ceux de la Lune sont des êtres de fantaisie (nymphes, fées, lémures, larves, lamies, farfadets, ombres, spectres, « phantosmes »), ceux du Soleil sont des génies et des daïmons de nature pyrique et éthérée.
L’ascension de la Terre à la Lune et au Soleil suppose une dématérialisation et une sublimation de plus en plus poussées de la condition charnelle. À mesure qu’il approche du Soleil dans sa machine en forme d’icosaèdre de cristal, le protagoniste de Cyrano de Bergerac devient transparent et se sent libéré des entraves de la chair (faim, soif, sommeil, douleurs et maladies, etc.). La montée dans la sphère du feu solaire « purge bien plus parfaitement les corps de leur opacité », alors que la descente vers les planètes implique une « en-somatose », une incarnation. Les deux mouvements, anabasique et catabasique, de M. Dyrcona concordent avec les grands schémas néoplatoniciens du « prohodos » (la sortie de l’Un) et de l’« epistrophé » (le retour au Tout).
Le Soleil correspond au Nous (l’esprit ou l’intellect divin) des néoplatoniciens. Dans cet « empire » solaire sublimé et essentiel, Cyrano de Bergerac hypostasie les facultés de l’âme individuelle dans des objets géographiques. Le protagoniste rencontre d’abord cinq fontaines, qui sont les cinq sens : la veüe, la oüye, l’odorat, le goust et le toucher. Elles surgissent de l’Estang du Sommeil, qui a la propriété « d’épurer entièrement l’esprit de l’embarras des sens »[12]. De l’autre côté du lac coulent trois fleuves, la Mémoire, l’Imagination et le Jugement, qui arrosent tout le Soleil et se répandent en atomes infimes sur les planètes. (Voilà une belle adaptation néoplatonicienne de la légende biblique des quatre fleuves surgissant de l’Éden, mais aussi des rivières mythologiques classiques Amélès, Mnémosyne, Léthé, etc.).
La Mémoire, le fleuve le plus important, a des eaux gluantes et bruyantes et engendre « certains monstres ». L’Imagination « coule plus doucement ; sa liqueur légère et brillante étincelle de tous costez ». Elle est faite de « pur or potable, et son écume de l’huile de Talc ». Ses sables renferment des cailloux magiques (qui rendent invisible ou impondérable) et des pierres philosophales. Sur ses bords croissent des arbres fruitiers comme ceux du Paradis décrit par Mahomet et du Jardin des Hespérides. Dans ses flots habitent de Sirènes, des Salamandres, et au-dessus volent des Phénix[13]. En un mot, Cyrano de Bergerac fait graviter autour du fleuve solaire de l’Imagination tous les stéréotypes de la grande tradition fantastique antique et médiévale, de Pline à la Lettre du prêtre Jean.
Finalement, la plus lente est la Rivière du Jugement. Profonde, froide, elle sèche au lieu de mouiller. Sur ses rives croissent des ellébores (Helleborus en latin), plante utilisée pour guérir la folie et l’épilepsie, et dans ses eaux nagent des serpents (symbole de sagesse). Les fonctions et les relations réciproques entre les trois facultés que Cyrano de Bergerac considère spécifiquement humaines sont suggérées par des images spatiales : « quand un grand ruisseau de la Mémoire en approchait un plus petit de l’Imagination, il éteignoit aussi-tost celuy-là ; mais qu’au contraire si le ruisseau de l’Imagination estoit plus vaste, il tarissoit celuy de la Mémoire »[14]. La description des « Estats du Soleil » est un petit traité de psychologie sous la forme d’une allégorie géographique, donnant à chaque faculté de l’âme des corrélats objectifs dans l’empire solaire.
À la différence de la philosophie cartésienne, la fiction de Cyrano de Bergerac confère à la fantaisie une place centrale dans la constitution de l’homme[15] et de l’univers. Hypostasiée à l’échelle cosmique, l’Imagination a la même densité et efficacité ontologique que le Jugement. Si ce dernier produit des essences, des paradigmes, l’Imagination engendre des formes, des figures visibles. Cyrano de Bergerac postule implicitement l’existence de ce qu’Henry Corbin définira comme le « mundus imaginalis », le monde intermédiaire entre les idées de l’intellect divin et la matière terrestre. Le domaine de la fantaisie est un corps astral intermédiaire entre le Soleil et la Terre, à savoir la Lune, le « seul pays où l’imagination mesme fust en liberté »[16].
Les déambulations de M. Dyrcona par les États et les empires de la Terre, de la Lune et du Soleil sont autant de navigations sur les différents paliers et synapses de l’appareil psychique. L’ascension vers les cieux lunaire et solaire libère l’Imagination et le Jugement des entraves des Sens et du corps terrestre. D’ailleurs, l’activation de l’Imagination est le meilleur véhicule d’ascension. Cyrano de Bergerac nie aux « ravissemens extatiques » de la grande tradition religieuse et mystique une source divine et les ré-attribue métaphoriquement aux emportements de la fantaisie. Traitée comme « vis imaginativa », l’imagination est une énergie bien réelle et active, capable de provoquer l’extase, la transcendance de la condition charnelle.
Cette valorisation positive de l’imagination vient à l’encontre du dogme judéo-chrétien. Si pour les rabbins la fantaisie (« Yetser ») d’Adam a été la cause du péché[17], pour Cyrano de Bergerac la chute représente justement la perte de la faculté imaginative, son engouement dans la boue des sens et de la chair. Chez les premiers hommes, plus proches de Dieu, « l’Imagination […] estoit si forte pour n’avoir point encore été corrompue, ny par les desbauches, ny par la crudité des alimens, ny par l’altération des maladies », qu’elle pouvait les emporter au Ciel[18]. Les bilieux, les mélancoliques, les « enthousiastes », les rêveurs sont les vrais mystiques. En effet, M. Dyrcona achève la dernière partie de son ascension au Soleil sans l’aide des appareils volants, porté uniquement par l’« ardeur de ma volonté » : « Ce vigoureux élan de mon âme ne sera pas incompréhensible […] ; car on sait bien, par exemple, que quand je veux sauter, ma volonté soulevée par ma fantaisie, ayant suscité tout le microcosme, elle tâche de le transporter jusqu’au but qu’elle s’est proposé »[19].
Chez Cyrano de Bergerac, l’imagination est le moteur de ce que les anciens désignaient comme magie. Les « enthousiastes » peuvent changer le monde grâce au pouvoir de leur fantaisie et former des objets par la force de la pensée. Déliée de la substance du corps, « il est infaillible que nostre imagination ne rencontrant aucun obstacle dans la matière qui nous compose, elle l’arrange comme elle veut, et devenuë maistresse de toute nostre masse, elle la fait passer en remuant toutes ses particules, dans l’ordre nécessaire à constituer en grand cette chose qu’elle avoit formée en petit »[20]. Tous les miracles et les phénomènes incompréhensibles, qu’on attribuait aux diables ou on traitait d’illusions, sont à expliquer par la faculté fantastique de l’âme. Capable de combattre les maladies et les maux, la « force de l’imagination »[21] pourrait être la voie royale pour le rachat de la condition déchue de l’homme.
Au siècle suivant, à l’époque des Lumières, avec l’approche du Romantisme, la figure du mage a été adaptée aux conceptions théosophiques, ésotériques et « kabbalistiques » des nouveaux « illuminés ». En accord avec cette évolution, l’auteur démiurge, le génie, héritera des esprits élémentaires et des « génies » de la pensée magique. On ne s’étonnera pas si les aventures et les révélations des narrateurs de Johannes Kepler (Somnium, 1634), Cyrano de Bergerac, Tiphaigne de la Roche (Amilec, ou La graine d’hommes, 1753) ou Marie-Anne de Roumier-Robert (Voyage de Milord Céton dans les sept planètes ou Le nouveau Mentor, 1765) sont inspirées par des génies astraux.
L’avocat Henri Pajon, auteur de la très fantaisiste Histoire du Prince Soly (1740), emmène son protagoniste, à travers une expédition initiatique qui vaut bien la descente d’Énée aux enfers, à visiter « le génie des romans ». Ce vieux sage joue le rôle de démiurge textuel : c’est lui qui écrit les aventures du Prince Soly. À l’instar de Margaret Cavendish, Henri Pajon attribue à ce dieu scriptural les capacités créatrices d’une fantaisie cosmique toute-puissante : « je me transporte en un moment dans tous les lieux de l’univers ; je vois non seulement tout ce qui y arrive, mais encore tout ce qui peut y arriver. Lorsque je le veux, je mets sur pied une armée d’un million d’hommes, & je les fais exterminer par un seul guerrier. Je fonde un grand empire, & je le détruis selon ma fantaisie ». En tant qu’auteur démiurge, le « génie des romans » est aussi le patron du destin des personnages. Le Prince Soly a la révélation qu’il est la créature (textuelle) de cet écrivain cosmique : « Vous-même, qui me parlez, vous êtes soumis à ma puissance ; c’est moi qui vous ai inspiré tout ce que vous avez pensé depuis que je vous ai fait naître ; c’est moi qui ai conduit toutes vos actions[22] ».
La convention poétique des XVIe-XVIIIe siècles voulait donc que les voyages utopiques fussent œuvres d’imagination. Francis Godwin prévenait les lecteurs de son Man in the Moone (1638) que « Vous avez ici un essai de Fantaisie » (« Thou hast here en essay of Fancy »). Le traducteur en anglais de Cyrano de Bergerac annonçait que les aventures du protagoniste devaient être traitées comme « un miracle, un accident, Providence, Fortune, ou ce qu’on pourrait nommer vision, fiction ou chimère, ou folie si vous voulez[23] ». L’imagination utopique était rangée sous le signe de l’inspiration enthousiaste, que Platon déjà traitait comme une manie ou une folie inspirée par les Muses.
C’est ce « spiritus fantasticus » ésotérique, peu orthodoxe, qui a été considéré, dès la moitié du XVIe siècle, comme l’agent du diable dans l’homme, comme la source des erreurs de foi qui avaient perverti la pensée des mages, des alchimistes, des kabbalistes et des humanistes. Dans un volume qui précède ce travail, Du paradis perdu à l’antiutopie, nous avons présenté la réaction des Églises établies de l’époque contre la pensée magique réémergente[24]. Par des mesures dures, mises au point au Concile de Trente, la culture de la Renaissance à été soumise à ce que Ioan Petru Couliano appelle la « grande censure du fantastique[25] ».
Or, voilà que, après la censure religieuse, au XVIIe siècle ce fut le tour du rationalisme de s’attaquer aux « illusions » et aux « erreurs » de la pensée magique. La deuxième attaque contre l’imaginaire utopique et fantastique est venue de la part de la nouvelle science cartésienne. Si l’Église voyait dans l’imagination un facteur de corruption, qui poussait au pêché, les nouveaux philosophes ont commencé à traiter la fantaisie comme la source des erreurs et des faux jugements, qu’il fallait par voie de conséquence éliminer de la « méthode » de bien penser. Comme le dit très plastiquement Marie-Rose Carré, les cartésiens se sont efforcés d’incarcérer la « folle du logis » dans « les prisons de l’âme[26] ».
La plupart des penseurs des XVIIe-XVIIIe siècles se sont montré hostiles envers l’imagination. Dryden, dans sa Préface aux Notes and Observations on the Empress of Morocco, affirme que les hommes qui ne s’adonnent qu’à la fantaisie ne sont pas mieux que les fous. Johnson pense que la folie est occasionnée par « too much indulgence of imagination ». Walter Charleton, dans son Treatise of the Different Wits of Men (1669), nous instruit que « plus nous nous laissons entraîner par le feu de la Fantaisie, plus nous approchons de l’Extravagance, qui est un degré de Folie ». Écrivant un Treatise of Dreams and Visions, to which is added A Discourse of the Causes, Nature and Cure of Phrensie, Madness or Distraction (1689), Thomas Tryon trouve qu’il y a une affinité ou une analogie entre les rêves et la folie, en ce que, dans les deux cas, l’âme est libérée des chaînes des Sens et de la Raison et possédée par « l’Imagination incontrôlable et sans limites ». John Brydall, dans son Non Compos Mentis (1700), utilise la métaphore platonicienne du char de l’âme pour montrer que lorsque « la raison est […] laissée de côté, la Fantaisie gagne l’ascendant et, comme Phaéton, s’élance furieuse et désordonnée ». Enfin, combinant la prédication morale avec l’explication rationaliste, l’évêque Andrew Snape prévient ses auditeurs, dans un Sermon de 1718, que la folie est due à « the force of laboring Imagination »[27].
À l’âge de la Raison, le renversement entre les positions de la sagesse et de la folie, pratiqué comme jeu d’esprit par les auteurs renaissants et baroques comme Erasme et More, se transformait en règle. Sans désormais bénéficier d’aucun doute ironique, l’imagination apparaissait comme le facteur qui corrompt l’intellect et provoque l’aliénation. Elle était vue comme une « maladie de l’esprit », comme l’échec dans le contrôle des passions, comme un facteur qui paralyse et détruit les facultés supérieures de l’entendement[28]. La pensée utopique devenait un péril de la société et les utopistes non seulement des hérétiques (comme les considéraient les théologiens), mais aussi des faussaires, des charlatans, des égarés, voire des fous.
Les évaluations rationalistes et humanistes du terme d’utopie lui ont valu, à partir de l’Illuminisme jusqu’à nos jours, le sens relativement péjoratif qu’il conserve dans la langue commune. En Angleterre, après la Restauration, des textes comme Christianopolis et la Nouvelle Atlantide étaient traités comme des « fictions spirituelles » (« witty fictions »), « simple chimères », « châteaux d’air », « caprices romantiques »[29]. Dans le Dictionnaire de Trévors de 1751 ou dans le Dictionnaire de l’Académie dans la sixième édition de 1795, l’utopie servait à désigner, d’une manière dépréciative, un pays imaginaire, de nulle part, une chimère, une rêverie, un projet irréalisable[30]. Exposé à la lumière froide de la raison, le doute que Thomas More avait inclus comme jeu d’esprit dans sa fiction a fini par faire surface dans la signification courante du mot « utopie ». Travaillé et érodé par la critique rationnelle, l’utopisme est arrivé à désigner l’idéal irréalisable, l’irréalité, l’impossible.
This work was supported by a grant of the Romanian National Authority for Scientific Research, CNCS – UEFISCDI, project number PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Sur l’utilisation philosophique du mythe par Platon, voir Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe. De l’Âge d’Or à l’Atlantide, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, chap. IX.
[2] Jean-Jacques Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Jean-Pierre Delarge, 1979, p. 9-10.
[3] Idem, Une utopie de la raison. Essai sur la politique moderne, Paris,La Table Ronde, 2002, p. 119.
[4] Johann Valentin Andreae, Christianopolis. An ideal state of the seventeenth century, Translated from the Latin of Johann Valentin Andreae with an historical introduction by Felix Emil Held, New York, Oxford University Press, 1916, p. 142.
[5] Voir Ioan Petru Couliano, Éros et Magie à la Renaissance. 1484, Avec une préface de Mircea Eliade, Paris, Flammarion, 1984.
[6] Margaret Cavendish, The Description of a New World called the Blazing World and other Writings, Edited by Kate Lilley, London, William Pickering, 1992, p. 123-124.
[8] Amy Boesky, Founding Fictions. Utopias in Early Modern England, Athens & London, University of Georgia Press, 1996, p. 135-136.
[9] Voir les très fines mises à point de Marina Leslie, Renaissance Utopias and the Problem of History, Ithaca (New York) & London, Cornell University Press, 1998, p. 129.
[11] Savinien Cyrano de Bergerac, Histoire comique des états et empires du soleil, in Œuvres complètes, Texte établi et présenté par Jacques Prévot, Paris, Librairie Belin, 1977, p. 465.
[15] « Cyrano entreprend donc, contre la Raison telle qu’elle est cartésiennement définie et au nom de l’imagination ou pensée venant du corps, la libération de l’individu encore enfermé dans l’Homme ». Rose-Marie Carré, Cyrano de Bergerac. Voyages imaginaires à la recherche de la vérité humaine, Paris, Archives des Lettres Modernes, 1977, p. 43.
[17] Richard Kearney, The Wake of Imagination. Toward a postmodern culture, London, Routledge, 1988, p. 39.
[22] Henri Pajon, Histoire du prince Soly, surnommé Prenany, et de la princesse Feslée, in Charles-Georges-Thomas Garnier, Voyages imaginaires, songes, visions, et romans cabalistiques, vol. 25, Amsterdam & Paris, 1787-1789, p. 149-150.
[23] Apud Winfried Schleiner, Melancholy, Genius, and Utopia in the Renaissance, Wiesbaden, In Kommission bei Otto Harrassowitz, 1991, p. 204, 215.
[24] Corin Braga, Du paradis perdu à l’antiutopie aux XVIe-XVIIIe siècles, Paris, L’Harmattan, 2010, chap. « La ensure religieuse de la pensée utopique ».
[25] Voir aussi mon livre Corin Braga, 10 studii de arhetipologie [10 études d’archétypologie], Cluj-Napoca (Roumanie), Dacia, 2007, p. 79-120.
[26] Marie-Rose Carré, La folle du logis dans les prisons de l’âme. Etudes sur la psychologie de l’imagination au dix-septième siècle, Paris, Klincksieck, 1998, p. 15 sqq.
[28] Voir Michael V. DePorte, Nightmares and Hobbyhorses. Swift, Sterne, and Augustan Ideas of Madness. Swift, Sterne, and Augustan Ideas of Madness,San Marino, TheHuntington Library, 1974, p. 14.