Sanda Cordoş
Universitatea Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
sandacordos@yahoo.fr
La littérature roumaine d’après-guerre
Limites, privilèges, fonction
The Post-War Romanian Literature. Limitations, Prerogatives, Functions
Abstract: The article “The Post-War Romanian Literature. Limitations, Prerogatives, Functions” seeks to clarify the main features of the Romanian post-war literature in terms of its relationship with the Communist authorities and their directives. Thus, one can distinguish between a type of literature that turns into propaganda and a type of literature that attempts to circumvent the political and preserve individual values such as: memory, personal histories, Self-culture. The article also drafts the biography of the Post-Communist Romanian literature, focusing on the deep felt need to reorganize its status, vision and themes.
Keywords: Romanian Literature; Post-Communism; Propaganda Literature; Resistance Literature; Underground Literature; Memory.
Pendant le régime communiste, institué en Roumanie en 1947 sous la forme d’une république de démocratie populaire (à la place d’une monarchie constitutionnelle), la littérature a été considérée, d’après le modèle soviétique, une forme de l’idéologie et un moyen de propagande qui se subordonne au politique. En ce sens, Gheorghe Gheorghiu-Dej dit dans un discours de 1961 : « Étant un genre de la création artistique, la littérature est, en même temps, un domaine de l’idéologie, et même un des plus importants, grâce à la grande puissance d’influence qu’elle possède. Notre littérature est appelée à avoir un rôle d’autant plus actif dans la formation de la conscience socialiste, dans l’anéantissement des influences de l’idéologie, de la morale, des habitudes héritées de l’ancienne société »[1]. Dans les soi-disant Thèses de juillet (deux discours prononcés au cours de l’été 1971 et par lesquels, après une période de libéralisation relative, il se produit un retour vers la doctrine jdanovienne et staliniste sur la littérature), Nicolae Ceauşescu dit d’un ton ferme : « L’art doit servir à un seul but : à l’éducation socialiste, communiste »[2]. Une année plus tard (comme, d’ailleurs, dans tous les discours qui vont suivre), dans un discours prononcé à la Conférence Nationale des Écrivains, le chef de l’État souligne le rôle magnifique de l’écrivain : « Quel but plus élevé, quelle mission plus noble peuvent avoir les hommes de la plume que ceux de mettre leurs talent, fantaisie et inspiration au service de la création de l’homme nouveau de l’époque du socialisme et du communisme ! Cette cause sublime que la littérature et l’art sont appelés à servir ne peut pas ne pas animer les vrais créateurs de beauté, sensibles aux idéales humanistes de leur époque ». En revanche, sont critiqués les écrivains insensibles à cette cause grandiose et qui cherchent leurs sujets « dans des évènements insignifiants, banals des existences consommées au bord de la société, dans des cafés, dans l’atmosphère de la vie de boulevard », aussi bien que ceux qui deviennent « les prisonniers de leur propre imagination maladive, qui ne peut donner naissance qu’à une littérature stérile, languissante, dépourvue de force émotionnelle, d’audience auprès du grand public, qui n’est pas utile à l’homme, à son bien-être ou à ses bonheur et élévation spirituelle »[3].
Une partie des écrivains assument ces directives politiques et ce sont eux qui réalisent en Roumanie la littérature de propagande, une littérature officielle. Présence constante pendant le régime communiste, elle connaît des étapes différentes. Elle est souveraine de 1947 à 1964, dans ce qui est appelé (selon une terminologie politique) une étape de gel ; elle est plus faible pendant la période 1965-1971, qui est une période d’autonomisation de la littérature, pendant laquelle Nicolae Ceauşescu, le nouveau chef du Parti, s’est trop peu intéressé à régler la vie littéraire. Par contre, elle revêt de nouvelles formes après 1971, quand la littérature de propagande se manifeste surtout par la participation au culte de la personnalité, dans la presse et dans des volumes publiés en honneur du président. Mais pas seulement. Il se développe de plus en plus pendant cette période (qui dure, dans des formes de plus en plus dégradées, jusqu’à la chute du régime, en 1989) un langage hypocrite, qui fonctionne à l’échelle nationale. On retrouve ainsi, dans l’œuvre d’un même écrivain, l’optimisme officiel pratiqué dans la presse (surtout à l’approche des dates importantes du calendrier officiel) et une inquiétude présente dans ses volumes personnels, notamment dans ses ouvrages fictionnels. Indifféremment de la pratique de leur écrit, beaucoup d’écrivains ressentent dramatiquement la distance entre l’optimisme de la commande officielle et leur état intérieur. Voilà ce que consigne en 1958, dans son journal personnel, le poète Victor Felea : « La chose la plus difficile est d’écrire des poésies „optimistes” quand tout autour de toi tu ne vois que de l’angoisse et de la désolation, quand le mécontentement est devenu le thème fondamental de l’existence. Toutefois, quand „l’optimisme” est la seule source de subsistance, tu dois remuer ciel et terre, en travaillant plus durement que les esclaves des pharaons. Et malgré tout cela, même si tu tombes de fatigue, on te dit que ça ne suffit pas, que tu peux faire mieux »[4]. C’est toujours Felea qui consigne, environ 30 ans plus tard (en 1987), le même désaccord, cette fois-ci étendu à l’échelle nationale : « Une atmosphère manifeste de fête continue essaie de cacher l’image du peuple réduit au bâton blanc et à une soumission totale »[5]. Les deux faces antithétiques de la vie déterminent les écrivains à parler du monde où ils vivent comme de la « monstrueuse mascarade »[6] (Mircea Iorgulescu), le « cirque totalitaire » ou « le pays du carnaval sans carnaval »[7] (Norman Manea).
À l’exception de la première période d’après l’institution du régime communiste (en particulier les années ‘50), dans les périodes qui ont suivi, pendant lesquelles la littérature s’est efforcée de maintenir une certaine autonomie par rapport au Pouvoir, celle-ci a essayé de se soustraire au triomphalisme spécifique de l’homme nouveau et de parler le langage beaucoup plus riche de l’homme de toujours. Dans un article paru après 1990, Ana Blandiana avoue le dilemme qu’elle a vécu pendant la période totalitaire : « si ce n’est pas par hasard plus honnête de ne pas du tout publier, même les pages les plus héroïques, dans les conditions dans lesquelles nous publiions. Nous écrivions des œuvres courageuses, publiées par des rédacteurs, à leur tour, courageux, et nous nous sentions coupables même pour notre courage, parce que nous n’étions pas sûrs que ce courage ne serait pas manipulé et utilisé comme un argument pour démontrer une liberté d’expression qui au fond n’existait pas et qui pouvait être seulement de temps en temps réalisée par le risque des individualités séparées et des solidarités tacites, à la suite des luttes épuisantes et prolongées ». Pourtant, elle a assumé le risque de renoncer au silence pour rester « toujours à côté des candidats à la défaite »[8].
Cette manière d’assumer le rôle peut être trouvée non pas seulement dans les pages publiées dans le postcommunisme, mais aussi dans quelques professions de croyance parues à l’époque. Constamment, Marin Preda considère que l’écrivain doit « donner voix à l’inquiétude morale des masses » et rester du côté non pas de l’Histoire (l’un des grands principes souverains de l’idéologie communiste), mais de l’individu, en se demandant, par ses écrits, « quel est le destin de chaque homme séparément, en sachant que l’homme n’a qu’une seule vie à vivre, tandis que l’histoire est lente et impassible »[9]. Une idée semblable est exprimée aussi par Constantin Ţoiu, dans une interview de 1976 : « Les bons écrivains sont solidaires avec le bon sens et avec cette marche obstinée, sûre, des gens dits ordinaires, vers le mieux-être »[10]. En se situant du côté de la marche obstinée des gens ordinaires (et non pas du côté de la marche enthousiasmée des grands gens des prescriptions officielles), les écrivains parlent dans leurs œuvres non pas d’un passé glorieux, mais d’une mémoire outragée, non pas d’un présent héroïque, mais d’un présent grisâtre, coupable, inquiétant. Malgré tout cela, Ion D. Sîrbu (l’un des rares écrivains qui a écrit quelques livres destinés au tiroir) s’adresse à un ami dans une lettre de 1987 : « Mais, il y a, chez nous, une énorme inflation de souffrance, une souffrance jamais articulée ou racontée, nous n’avons pas le droit de traverser la vie comme des esclaves sans confession. Toute la littérature que j’ai écrite tout au long de ces années pourrait s’inscrire dans la formule de Panait Istrati […] c’est-à-dire : Les confessions des vaincus ! »[11].
Il y a ainsi dans la Roumanie d’après guerre, à côté de la littérature de propagande, une littérature alternative, appelée par certains commentateurs littérature de la résistance, comme une littérature qui a soutenu d’autres valeurs et d’autres sujets que ceux de la littérature officielle, et qui, par conséquent, a offert la chance d’une résistance contre celle-ci. Ainsi, dans un article de 1990, Ioana Em. Petrescu considère que la littérature de la résistance englobe « les livres, peu nombreux, parus à grande peine, toujours ajournés, souvent mutilés, mais jamais pervertis dans leur vérité, lourde et proclamée dans une époque où le verbe „professionnaliser” est apparu comme synonyme d’une accusation politique. Quoi d’autre sinon une admirable „littérature de la résistance” qui signifie non pas seulement le roman politique des 15 dernières années, mais aussi les écrits de Constantin Noica et de son école, l’acte culturel fondamental de récupération – soit-elle tardive – de la philosophie grecque, la série „Orientalia”, les essais d’Anton Dumitriu, la dramatique histoire du servage de l’académicien David Prodan ou, à l’autre pôle des âges, l’explosion des années ’80 ? La culture roumaine majeure, authentique, a survécu quand même, je veux dire, d’une manière dont elle n’a pas été capable de survivre dans les décennies 5-6. Et, fait extrêmement important, son public a survécu aussi »[12].
Par contre, Mircea Iorgulescu considère que la littérature participe plutôt à une culture tolérée : « il y a en Roumanie, outre la culture officielle, une culture tolérée aussi. Elle n’est pas une culture parallèle ; elle n’est pas une culture alternative non plus ; elle est une culture autonome, une autonomie bien sûr limitée, dont l’existence est formellement acceptée par le pouvoir, mais aussi progressivement limitée. Cette culture tolérée prolonge les élans démocrates et libertaires de la fin des années ’60, mais par une métamorphose qui à long terme conduit à l’asphyxie. […] Puissante tout au long des années ’70 et même au début des années ’80, aujourd’hui cette culture tolérée a l’air de se suffoquer. Son existence en Roumanie n’a pas rendu possible l’apparition d’une littérature et d’une culture de type „samizdat”, mais depuis quelques années, une fois avec la dégradation accélérée du système, le degré de tolérance a beaucoup baissé, et une des explications de l’augmentation du nombre des écrivains qui ont pris position par rapport à la politique du régime est la suivante : la limitation drastique de l’autonomie dont ils s’étaient réjouis. Des revues supprimées, des revues dont le tirage est interdit à la diffusion et brûlées, des livres en cours d’impression qui ont été retirés et fondus, toutes ces mesures qui ont été menées les dernières années contre la culture tolérée montrent que le pouvoir tend maintenant à l’annuler, qu’il n’est plus disposé à l’accepter »[13].
Cette littérature a joué un rôle très important dans le totalitarisme, ce qui a déterminé Norman Manea à écrire dans Întoarcerea huliganului: « Comme dans le blocus de Leningrad, pendant la deuxième guerre mondiale, on pouvait résister aussi dans la Jormanie socialiste par la lecture »[14]. L’importance et le mécanisme de la lecture sont expliqués aussi par un théoricien de la relecture ; émigré de Roumanie dans les années ’70, Matei Călinescu note dans son autobiographie : « Lire dans un monde totalitaire est presque identique à lire dans la prison – quand les gardiens vous le permettent. La lecture qui en résulte est en même temps rigoureuse, attentive (les livres dignes d’être lus, relativement peu nombreux, sont soumis à une lecture profonde, intensive) et projective – dans le sens où le lecteur projette dans le texte ses propres aspirations secrètes, ses désirs, pensées, théories. L’intérêt pour ce type de lecture dérive de la tension entre l’attention et la projection, entre le respect pour la lettre et la tendance de voir dans le texte une expression allégorique du drame du lecteur»[15].
Qu’est-ce que la littérature a réussi à faire pendant toute cette période ? Elle a réussi à remplir, même si partiellement, une fonction de mémoire communautaire dans un régime caractérisé – selon le politologue Vladimir Tismăneanu – par « amnésie et viol psychique »[16]. C’est justement pour cela, observe Marin Preda : « Qu’on demande souvent à l’écrivain roumain de faire un travail d’archiviste, un travail de sociologue, de politologue, d’historien, avant de passer à la rédaction d’un livre sur des sujets d’histoire contemporaine »[17]. Sur la base de cette fonction, aussi bien que du rôle assumé (d’une manière atypique) par la littérature, par la fiction, de dévoiler la vérité communautaire, il s’est développé toute une orientation de la prose littéraire : la prose de l’obsédante décennie, développée notamment dans le roman. Constamment placées dans les années ’50 (l’obsédante décennie) des mondes rongées par le mensonge, la haine, la culpabilité ont été construites. S’inscrivent ici – comme sommets esthétiques – les romans de Marin Preda (Moromeţii, II; Cel mai iubit dintre pămînteni), Dumitru Radu Popescu (en particulier le cycle F duquel font partie les romans F, Vînătoare regală, O bere pentru calul meu), Bujor Nedelcovici (la trilogie Somnul vameşului), Augustin Buzura (Feţele tăcerii, Orgolii), Constantin Ţoiu (Galeria cu viţă sălbatică). Cette orientation a été aussi appelée à l’époque une orientation du roman politique, précisément parce qu’elle indiquait une problématique du pouvoir politique, de son rapport abusif avec l’individu.
Une autre fonction assumée par la littérature a été de préserver une culture du moi dans une société qui se propose la dissolution de l’individualité et son absorption dans un nous exprimé seulement par le truchement de l’idéologie officielle. Selon Herta Müller, les livres – lus sans cesse et assidûment discutés avec les amis – « t’aidaient à ne pas rester muet devant toi-même. Changer, les livres ne pouvaient rien changer, ils décrivaient seulement comment était l’homme quand il n’y avait aucun bonheur possible. Ne serait-ce que ça, et ça fait beaucoup quand même – je n’ai jamais demandé d’avantage d’un livre »[18]. Dans la période des années ’50, la soi-disant poésie intimiste, des émotions individuelles, est condamnée et interdite. Un écrivain comme Radu Cosaşu exécute, dans ces années-là, par conviction, cette exigence. Mais plus tard, la récupération de son intériorité qui à cette époque-là « n’avait pas de biographie, de racine, de culture, d’intimité » se produit dans un des plus intéressants écrits autobiographiques : Supravieţuiri (vol. I-VI, 1973-1989). Il est noté ici le processus douloureux, passé par des doutes, trahisons, défaites, de naissance d’un moi. Il se développe, dans la littérature, une intéressante prose psychologique, qui cherche à investiguer les psychologies des vaincus, de l’abysse intérieur, qui cherche à parler d’inadaptation et d’échec. Le représentant le plus important de cette orientation est Nicolae Breban, dans des romans tels În absenţa stăpînilor, Îngerul de gips, Bunavestire. Un rôle très important dans cette culture du moi este joué par la poésie. Elle réussit à exprimer les sujets de la sensibilité contemporaine : la solitude, l’aliénation, la scission, aussi bien qu’une riche thématique religieuse, officiellement interdite aussi dans un régime déclaré (et militant) athée.
Une autre fonction assumée par la littérature est de consigner (en particulier dans les années ‘80) la réalité immédiate, le fait banal, car – selon Gabriela Adameşteanu – « À cette époque-là, le quotidien était déjà entré dans la zone interdite. La façon dont on vivait alors, au niveau „ du détail”, aujourd’hui ressemble à un document »[19]. Elle l’écrit elle-même dans un roman exceptionnel, Dimineaţa pierdută, comme si la littérature du quotidien était un vrai programme littéraire de la génération des années ’80 (Mircea Cărtărescu, Gh. Crăciun, Al. Vlad, Ioan Groşan, Mircea Nedelciu, Adina Kenereş, Al. Muşina). Cette réalité devenue subversive à cause du gris (mais aussi de la famine et du froid) qui l’éloignait de plus en plus du rose des documents officiels est présente aussi dans la littérature souterraine, respectivement dans les journaux et les lettres qui paraîtront seulement après 1989, en esquissant l’image d’une Roumanie exaspérée, au seuil de l’Apocalypse. Il s’agit des écrits dus à Mircea Zaciu (Jurnal), Victor Felea (Jurnalul unui poet leneş), Livius Ciocârlie (Paradisul derizoriu), Florenţa Albu (Zidul martor), Tia Şerbănescu (Femeia din fotografie), Liviu Antonesei (Jurnal din anii ciumei: 1987-1989), Liviu Ioan Stoiciu (Jurnal stoic din anul revoluţiei), Ion D. Sîrbu (Scrisori către bunul Dumnezeu), Stelian Tănase (Acasă se vorbeşte în şoaptă) etc. Pour se faire une idée de cette fin des années ’80, voilà ce qui était consigné dans ces écrits personnels. Stelian Tănase : « Une respiration dans un espace sans dimensions, mais pas une vie. Seulement une respiration. Seulement le bruit truqué d’une respiration. Une fin sans fin du monde »[20]. Tia Şerbănescu se place là aussi : « C’est une chose faite, on n’a aucun moyen de salut, la fin du monde nous trouve plus prêts, plus aptes pour elle que jamais. On n’est que des larves paresseuses ; on a renoncé à réfléchir, on a renoncé à discerner »[21]. Liviu Antonesei aussi finit par trouver dans la mort terrible, salutaire la seule issue possible : « Combien de temps continuera la terre de nous tolérer ? Quand comprendrons-nous que, au lieu d’être morts-vivants, il vaut mieux d’être morts purement et simplement ? Je ne sais pas. Probablement, jamais»[22]. Effrayée par « les pogromes roumains contre les Roumains », arrivée au bout de ses forces intérieures, Florenţa Albu écrit : « Dans la réalité historique donnée – un seul courant s’unit : l’apocalyptique »[23]
La position et le prestige de l’écrivain dans le régime communiste disparaissent après 1989. Selon le critique Al. Cistelecan (dans un débat publié dans la revue « Familia » en 1994) : « Bien sûr, il n’est ni agréable ni facile pour un écrivain qui a vécu le vertige de son propre classicisme de devoir maintenant ne pas confirmer qu’il est un „classique”, mais, par contre, de confirmer qu’il est un écrivain »[24]. Un autre critique, Dan C. Mihăilescu, croit (en 1990) que « la littérature, notre paradis artificiel par lequel on a traversé autant de saisons en enfer, sera submergée ». L’explication du critique mérite d’être retenue : « Après avoir consommé cette première étape de notre convalescence, le monde voudra deux choses simultanément : comprendre (c’est-à-dire se rappeler) et oublier (c’est-à-dire guérir complètement). […] Il y aura une faim terrible pour des témoignages, pour le document nu, pour des statistiques, photographies, mémoires, enquêtes »[25]. La littérature accuse donc, dans le postcommunisme, une crise qui a deux aspects : institutionnel (la littérature doit créer et soutenir ses propres institutions) et scriptural : quelques-uns des sujets, aussi bien que la conception d’avant 1989 deviennent inactuels, inintéressants. Il apparaît, en échange, de nouveaux phénomènes : la réintégration dans la littérature de Roumanie (avec droit de circulation et de discussion publique) des écrivains exilés ; la publication des œuvres autobiographiques, d’un genre littéraire qui comprend les mémoires historiques de récupération d’un passé interdit qui a dans son centre l’expérience de la prison. Bien des écrivains de première importance de la vie littéraire d’avant 1989 entrent dans un cône d’ombre, n’écrivent plus (pour longtemps) de littérature, entrent dans la politique ou dans le journalisme. Ils s’intéressent surtout aux publications périodiques, afin de donner une réponse immédiate à la réalité kaléidoscopique, exaspérante, fluctuante et, à coup sûr, accaparante, sinon séduisante. Par contre, la réponse artistique apparaît plus difficilement. Les écrivains ont attendu (tout comme, peut-être, leurs lecteurs) que ce monde s’éclaircisse, ne serait-ce que dans son désordre et cauchemar, de sorte qu’un retour intéressant de ces écrivains ne se produit que vers la fin de années ’90. Toujours à cette époque-là on peut parler d’une stabilité du système éditorial, par le bon fonctionnement des maisons d’édition telles Polirom, Humanitas, Paralela 45 etc.
Une partie de l’imaginaire de ces prosateurs qui proviennent des générations et poétiques différentes présente certaines ressemblances, participe à un phénomène littéraire que j’appellerais la détabouisation de la Roumanie. Dans les pages des auteurs tels Gabriela Adameşteanu, Dumitru Ţepeneag, Adrian Oţoiu, Petru Cimpoeşu, Dan Lungu, Bogdan Suceavă, Radu Pavel Gheo ou Florina Ilis est présentée une Roumanie de nos jours, déboussolée, terrifiante, souvent insupportable. Par le destin des personnages, les livres de ces écrivains réinventent narrativement un pays, en le débarrassant des clichées et des tabous, en le rendant – ce qui est de la compétence de l’art – sinon supportable, alors intelligible et accessible. En se confrontant avec les thèmes les plus graves de la vie communautaire (la migration, le manque de chance et d’avenir, la crise de la famille, le désespoir et la folie), en mettant en mouvement l’acuité et la profondeur de l’art, mais aussi la force propre à l’épique, ces écrivains lancent des représentations communautaires troublantes, en proposant des réponses substantielles, non ignorables à la question obsédante de la société roumaine de nos jours : qui sommes-nous ?
Après 2000, on parle de plus en plus souvent de l’apparition d’une nouvelle génération littéraire, qui a d’autres thèmes et d’autres préoccupations. Sous un nom commun, des auteurs différents sont groupés entre eux. Certains d’entre eux continuent d’être (tout comme les cinéastes de la nouvelle vague – Cristian Mungiu, Corneliu Porumboiu – qui ont vers les 40 ans) des artistes de la mémoire, soit qu’il s’agisse d’une mémoire personnelle ou d’une mémoire communautaire. Pour eux, le passage d’un monde à l’autre, de la dictature au postcommunisme, est fondamental et ils mettent leur propre art au service de cette investigation. C’est le cas de certains auteurs tels Florina Ilis, Bogdan Suceavă, Filip Florian, Dan Lungu, Lucian Dan Teodorovici, Doina Ioanid, Ioana Nicolae. Pourtant, d’autres écrivains, plus jeunes de quelques années, ne ressentent plus ce trauma communautaire comme étant le leur. Je ne dirais pas que c’est une génération sans mémoire, mais plutôt une génération contre cette mémoire confuse et, pour elle, oppressive. Les écrivains des années 2000 refusent le thème de l’obsédant communisme et proposent leur propre authenticité et leurs propres thèmes : le voyage, la corporalité, la sexualité, l’inadaptation de type underground. Qu’ils fassent cela parfois avec des moyens de l’anti-littérature, c’est un phénomène lui-même bien connu en littérature. Ce qui me paraît intéressant c’est que, plusieurs fois, cette attitude anti- (anti-culture, anti-bibliothèque) utilise les formes du livresque. Je dirais qu’on assiste à un passage d’une marginalité des esthètes inadaptés (qui se retrouvaient dans la littérature des générations antérieures) à un underground véritable, social, une périphérie des déclassés. En vue de la nouvelle authenticité, la littérature (ré)essaie de nouvelles alliances intéressantes : avec le reportage, le langage des groupes musicaux, la sociologie etc. Parmi eux, je retiendrais : Cecilia Ştefănescu, Ana-Maria Sandu, Alexandru Vaculovski, Adrian Schiop, Ioana Bradea, Ionuţ Chiva, Dan Sociu, Liviu Bîrsan etc.
Notes
[1] Gheorghe Gheorghiu-Dej, Cuvîntare rostită la Conferinţa organizaţiei de partid a oraşului Bucureşti, 15 februarie 1961, Bucureşti, Editura Politică, 1964, p. 21.
[2]Nicolae Ceauşescu, Expunere la Consfătuirea de lucru a activului de partid din domeniul ideologiei şi al activităţii politice şi cultural-educative, raport republicat în „Vatra”, anul XXIX, nr. 8, august 2001, pp. 42-44.
[3] Nicolae Ceauşescu, Cuvîntarea la Conferinţa Naţională a Scriitorilor din Republica Socialistă România, în „Viaţa românească”, anul XXV, nr. 5, mai, 1972, pp. 6-9.
[4] Victor Felea, Jurnalul unui poet leneş. Ianuarie 1955-Martie 1993, édition par Lidia Felea, Bucureşti, Editura Albatros, 2000, p. 24.
[6] Mircea Iorgulescu, Între apatie şi exasperare, texte publié en exil, en automne 1989 et repris dans Florin Mugur, Scrisori de la capătul zilelor, Bucureşti, Editura Compania, 2001, p. 99.
[10] Constantin Ţoiu, interview acordée à Constantin Coroiu, inclus dans Aurel Sasu, Mariana Vartic (eds.), Romanul românesc în interviuri, vol. IV, partea I, Bucureşti, Minerva, 1991, p. 348.
[11] Ion D. Sîrbu, Scrisori către bunul Dumnezeu, édition par Ion Vartic, Cluj, Editura Biblioteca Apostrof, 1998, p. 166.
[12] Ioana Em. Petrescu, Literatura “rezistenţei”, în „Tribuna”, serie nouă, anul II, nr. 2, 11 ianuarie 1990, pp. 1 şi 2.
[13] Mircea Iorgulescu, România – ultima banchiză, texte publié en Occident en automne 1989 et repris dans «Contrapunct», no. 15, 13 avril 1990
[17] Marin Preda, Creaţie şi morală, édition par V. Crăciun et C. Popescu, Bucureşti, Cartea Românească, 1989, pp. 519-520.
[18] Herta Müller, Regele se-nclină şi ucide, traductions et notes par Alexandru Al. Şahighian, Iaşi, Editura Polirom, 2005, p. 193.
[20] Stelian Tănase, Acasă se vorbeşte în şoaptă. Dosar & Jurnal din anii tîrzii ai dictaturii, Bucureşti, Editura Compania, 2002, p. 90
[22] Liviu Antonesei, Jurnal din anii ciunei: 1987-1989. Încercări de sociologie spontană, Iaşi, Polirom, 2003, 1995, p. 122.
[23] Florenţa Albu, Zidul martor (Pagini de jurnal), 1970-1990, Bucureşti, Cartea Românească, 1994, p. 358.