Isabelle Galichon
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, France
isabelle.galichon@orange.fr
L’injonction à témoigner du « Parlement des invisibles » : Entre expression émancipatrice et représentation inachevée /
The Self-narrative of the Voiceless in “The Parliament of the Invisibles”: Between Political Emancipation and Incomplete Representation
Abstract: After the Second World War, the testimonial narrative appears not only as a cathartic way to tell a traumatic personal experience but also to express an ethical and political voice. As a matter of fact, the narrative, and especially the self-narrative, can be considered as a political tool. Through the participatory project of the “Parliament of the Invisibles” launched by Pierre Rosanvallon in January 2014, we intend to analyze how the imaginary of the narrative is reinvested as a resource to represent the Invisible, the voiceless in the society. It is a question of distinguishing the representative function of the narrative that figures people, from the self-narrative that gives a political voice.
Keywords: Self-narrative; Political Representation; Testimony; Voiceless; Parlement des invisibles.
En 1990, Imre Kertész donne une conférence au Thália Studió sur « La pérennité des camps », où il tâche de comprendre pourquoi Auschwitz est devenu dans la conscience européenne une « parabole universelle ». Dans un long préambule qui précède son analyse, il en vient à se demander à qui l’homme doit référer, depuis la mort de Dieu annoncée par Nietzsche : « sous le regard de qui vivons-nous ? » s’interroge-t-il.
En effet, l’homme est un être de dialogue, il parle sans cesse, et ce qu’il dit, plus précisément ce qu’il raconte, n’est pas censé être une simple représentation de ces plaintes, de ses tourments, mais aussi un témoignage, et en secret – « de manière subconsciente » – il veut que ce témoignage se transforme en qualité et que celle-ci se transforme à son tour en force spirituelle créatrice des lois. Dans L’Homme révolté Albert Camus – qui lui-même cite un autre auteur, sans doute Shelley – dit : « Les poètes sont les législateurs du monde ». Je crois que nous devons partir de là. Car il est vrai que les poètes – et nous prenons ce mot au sens large d’imagination créative – ne légifèrent pas comme les constitutionnalistes au Parlement, mais obéissent à la loi (…). Cette loi, (…) permettez-moi de la nommer, dans mon désarroi et faute de mieux, à l’aide d’une expression que j’emprunte à Thomas Mann, tout simplement l’esprit du récit[1].
Ainsi, Imre Kertész tisse, ensemble, récit et politique, à travers cette loi qu’à la suite de Thomas Mann, il nomme, dans un élan presque hégelien, « l’esprit du récit ». L’écrivant pour reprendre une terminologie barthésienne qui le différencie de l’écrivain, a une fonction politique et éthique dans le sens où le récit qu’il entreprend permet d’habiter le monde, de le configurer. Il rejoint en ce sens l’idée de « mythocratie » d’Yves Citton, selon laquelle le récit devient un outil, un support à l’imaginaire politique : « Le terme de mythocratie ne renvoie donc pas seulement à un régime politique dans lequel « on » se servirait cyniquement de contes de fées pour endormir des citoyens infantilisés. Il désigne aussi la capacité du « mythe » – qu’il s’agisse d’une simple parole (selon l’étymologie grecque) ou d’une histoire à vocation fondatrice (selon l’usage moderne) – à frayer de nouveaux devenirs, individuels ou collectifs.[2] »
Cette association entre récit et politique devient plus pertinente encore si l’on aborde la notion de récit sous l’angle du récit de soi. En effet, la pratique du récit de soi relève alors des techniques de l’ordinaire telles que Daniele Lorenzini les décrit comme pratique éthique[3] : la fonction éthopoiétique du récit de soi transforme la vérité, le réel en êthos[4]. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la question du témoignage comme mode spécifique de la parole permet de réinvestir la notion de récit afin de dépasser la simple représentation du réel, en favorisant l’incarnation et l’émancipation de la parole du témoin. Ainsi le récit ne serait pas éthique parce qu’il permettrait de porter un regard moral sur sa vie comme l’entendait Galen Strawson dans sa critique d’une narrativité éthique[5], mais, dans une approche plus ricœurienne de l’éthique, comme configuration du monde, ou foucaldienne pour laquelle éthique et politique entretiennent des relations poreuses. En conséquence, comme le souligne Kertész, ce n’est plus le poète hugolien qui guide le peuple et donne un sens à l’expérience commune en tant que visionnaire : chacun peut, en tant qu’il porte son propre récit, en tant qu’écrivant, donner un sens au monde.
Si Kertész développe cette réflexion à partir de son expérience de la déportation, il faut en convenir que la notion de récit et de témoignage, dans le contexte plus large des catastrophes du XXe siècle, a effectivement connu un regain d’intérêt en parvenant à in-former une expérience traumatique, à donner une forme à ce que l’on pensait indicible. C’est alors la dimension cathartique du récit que l’on a valorisée non seulement au niveau thérapeutique mais encore sur le plan éthique et politique puisqu’il permettait de penser, ou plus exactement de mettre en mots, de « raconter » la catastrophe. « Dans cet après catastrophique – précise Catherine Coquio – la notion de catharsis fait retour pour penser le rôle du témoignage dans la « sortie du génocide » (Régine Waintrater). Sortie que ménagerait la narration de l’expérience à des tiers (J Altounian), sa prise en charge par le groupe social et son inscription dans la vie publique »[6]. L’un des enseignements des catastrophes du siècle dernier, enseignement que remet en question Catherine Coquio dans sa dimension collective, serait la nécessité de mettre en récit un passé traumatique pour pouvoir envisager un dépassement politique du trauma. Ainsi, avec la Seconde Guerre mondiale, on reconsidère la pratique du récit sous une tournure éthique sans le limiter à cette « narrativité psychologique » critiquée par Galen Strawson[7] : l’imaginaire de la Shoah a, en quelque sorte, réinvesti le récit testimonial en le portant, en le déplaçant, par son geste éthique, vers un imaginaire politique. Cependant il faut reconnaître avec Strawson que si « l’esprit du récit »permet une lecture du monde, il en façonne nécessairement aussi l’appréhension puisqu’on le saisit à travers un modèle cognitif particulier[8].
Nous proposons donc d’embrasser la question du récit, dans une approche politique, comme modèle discursif donnant lieu non seulement à un régime singulier de connaissance mais encore à une pratique éthique d’émancipation. C’est à partir d’une expérience collective et communautaire qu’il s’agit d’analyser comment cet « esprit du récit » est posé en modèle, depuis janvier 2014, par Pierre Rosanvallon, professeur d’Histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, dans le cadre du « Parlement des invisibles ». Face au problème de la « mal-représentation » politique, il a entrepris une action citoyenne participative qu’il qualifie de « Démocratie narrative »[9], en vue de« constituer une société d’individus pleinement égaux en dignité, également reconnus et considérés, et qui puissent vraiment faire société commune »[10]. Ce projet vise donc à échafauder « l’équivalent d’un Parlement des invisibles » et s’inscrit dans la création à la fois d’une collection « Raconter la vie » aux éditions du Seuil et d’un site internet participatif, portant le même nom. Notons, au passage, la proximité sémantique que présentent la définition de « l’esprit du récit » chez Kertész et le sens que Rosanvallon lui octroie dans son manifeste publié sous le titre Le Parlement des invisibles : il s’agit dans chacun des cas de « raconter » afin d’apporter une voie/voix complémentaire au parlement qui légifère, et d’ériger un nouveau Parlement, en proposant « une représentation-narration »[11]. Le projet porte donc à la fois sur « un lieu et un lien »[12] : un lieu politique symbolique qui trouve son espace sur la toile pour Rosanvallon, dans la communauté des écrivains pour Kertesz, et un lien par le caractère éthique du récit, dans une acception mystique chez ce dernier et politique pour Rosanvallon.
Il s’agira donc, après avoir pris connaissance du dispositif du site « Raconter la vie », d’analyser dans quelle mesure « l’esprit du récit » tel que l’a appréhendé Pierre Rosanvallon peut constituer un outil démocratique pour repenser le politique.
I. Présentation du projet
Lorsque Pierre Rosanvallon se lance dans le projet du Parlement des invisibles, en janvier 2014, c’est pour répondre à une situation qu’il juge « alarmante » dans la mesure où « La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires »[13]. Si la démocratie a toujours été au cœur de ses travaux de recherche, elle prend à travers cette action une dimension nouvelle puisqu’il s’agit de l’appréhender à partir du récit : afin de pallier ce qu’il nomme « la mal-représentation »[14], il propose « d’explorer et de mettre en valeur la vie des gens ordinaires dans leur diversité »[15] pour développer une « intercompréhension »[16], en racontant « le roman vrai de la société d’aujourd’hui » comme l’indique le pitch de présentation du site.
Le recours à la littérature
D’emblée, le projet revendique une parenté avec la littérature dans l’usage du terme « roman » appréhendé comme « une ambition d’écriture totale » ;il est encore précisé : « Soyez-en les personnages et les auteurs ». Le champ lexical ne laisse aucune ambiguïté : c’est bien sous les auspices de la littérature que Rosanvallon place le Parlement des invisibles. Si Kertész, dans sa conception politique du récit, prenait la précaution de préciser qu’il entendait l’écriture au sens d’une « imagination créative », Rosanvallon appréhende bien le récit du point de vue de la littérature.
De même, ce type d’initiative – vouloir rendre visibles ceux qui se fondent dans la foule qu’elle soit peuple ou nation – n’est pas nouveau en soi. Pierre Rosanvallon reprend l’histoire, aussi bien sociologique que littéraire, des tentatives de collecte de récits des sans-voix, d’une part pour s’inscrire dans une lignée qui accrédite son entreprise, et d’autre part pour situer son projet à la croisée de ces deux disciplines que sont la littérature et la sociologie. En effet, le récit, et le récit de soi en particulier, ont fait l’objet depuis le XIXe siècle d’un intérêt particulier pour les sociologues qui en ont perçu le potentiel à la fois éthique et créatif. Le récit propose une approche cognitive et épistémologique autre du fait social, et l’expérience singulière ainsi mise en récit présente une dimension sociologique représentative. Citons à titre d’exemple l’expérience de Louis Studs Terkel qui, dans le Studs Turkle Program diffusé de 1952 à 1997, sur la chaîne de radio WFMT à Chicago, a présenté des récits de soi livrés par des personnes ayant fait face à la Grande Dépression, à la Seconde Guerre mondiale. Ou bien encore l’expérience de Pierre Bourdieu avec La misère du monde, publiée en 1993, qui réunie des témoignages composites et hétérogènes recueillis auprès de « naufragés » (Patrick Declerck), d’exclus de la société.
De telles productions ne peuvent être réduites à une dimension sociologique : elles relèvent aussi d’un discours politique par l’effet de représentativité que revêt la prise de parole en première personne mais encore par le montage narratif des récits de soi. Ainsi, Pierre Bourdieu, dans La misère du monde convoquait déjà la littérature mais il l’appréhendait dans un rapport d’analogie – « à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf »[17]. Rosanvallon, s’il invoque, lui, des « écritures multiples », se réfère, sans ambiguïté, à un modèle littéraire. Cependant, le dispositif qu’il propose n’est pas aussi clair qu’il le présente dans son manifeste. La confusion se fait jour lorsqu’il associe des écrivains à son projet au même titre que des écrivains anonymes. En définissant ainsi une grande communauté narrative tout en revendiquant la littérarité des récits, il semble que « l’esprit du récit », pour Pierre Rosanvallon, accède d’emblée à un statut littéraire puisqu’il précise que « Toutes les hiérarchie de « genre » ou de « style » seront de la sorte abolies au sein de la collection « Raconter la vie ». Les paroles brutes y seront considérées comme aussi légitimes que les écritures des professionnels de l’écrit.[18] » Or, comment revendiquer à la fois la tutelle de la littérature et prétendre s’exclure des conventions qui la caractérisent ? Comment considérer, de fait, un texte comme littéraire s’il n’a pas reçu, par exemple, comme l’analyse la sociologie de la littérature, la reconnaissance de ses pairs ?
En outre, il semble que Pierre Rosanvallon ait oublié que l’effet de réel barthésien ne correspond pas à l’intention réaliste du texte : s’il appelle de ses vœux des récits authentiques, à la fois sincères et reflétant le quotidien de ces « existences appréhendées dans leur vérité quotidienne »[19], il oublie que ces récits passent, dans une approche littéraire, par un détour esthétique nécessaire qui n’a rien de spontané et d’improvisé. Comme le souligne Marie-Jeanne Zenatti : « L’idée que le mode narratif ne relève pas de l’évidence, qu’il constitue un filtre déformant à travers lequel l’expérience est passée au crible du modèle littéraire, n’est pas interrogée.[20] »En bref, l’exigence de véracité du récit sociologique, du récit brut, n’est-elle pas remise en cause dès lors que la littérature est invoquée ? Quel sens et quelle place accorder à la vérité ? La contradiction ne point-elle pas si l’on prétend ne pas différencier écriture brute et littéraire ? Si Pierre Bourdieu soulignait que la tâche du sociologue dans la présentation et la retranscription des témoignages n’était réussie « dans son entreprise d’objectivation participante que s’il parve(nait) à donner les apparences de l’évidence et du naturel »[21] il postulait, dans le pacte de lecture proposé en préface, le fait que le recours à l’écriture implique un travail littéraire que ne laisse pas transparaître l’idée d’écriture brute. Se ainsi pose un premier problème de méthode, lié au statut de l’écriture : une confusion relevant du recours évident, systématique à la littérature dans une pratique d’écriture qui ne s’impose pas d’emblée comme littéraire.
Le dispositif du Parlement des invisibles
Le dispositif du projet développé dans le site[22] est relativement simple. En en-tête de chaque nouvelle page le pitch reprend le slogan, « Le roman vrai de la société d’aujourd’hui. Soyez-en les personnages et les auteurs » et les différents onglets mettent en évidence les différentes articulations.
Le manifeste que l’on retrouve en version papier sous le titre du Parlement des invisibles est repris de façon succincte sous l’onglet « projet », assorti d’un clip que commente Pierre Rosanvallon.
L’onglet collection présente les vingt-et-un textes déjà publiés depuis janvier 2014, en version papier, sous la collection « Raconter la vie » au Seuil. Il était annoncé une moyenne de douze ouvrages /an et la cadence semble être tenue. Ce sont des livres relativement courts, moins de cent pages, et qui ont donc en commun de « raconter » une existence, celle d’une contrôleuse des impôts passionnée par l’élevage des chats Sacrés de Birmanie (Guillaume le Blanc, La femme aux chats), celle de chauffeurs-livreurs (Eve Charrin, La course ou la ville), ou de « raconter » un lieu emblématique de notre société comme Annie Erneaux le propose pour le supermarché (Regarde les lumières mon amour). On peut les télécharger à partir du site au prix de 2, 99€ ou les acheter en format papier à 5,90€. Notons cependant que, si Pierre Rosanvallon souhaitait mettre sur un pied d’égalité « Les paroles brutes »et « les écritures des professionnels de l’écrit »[23], on dénombre sur l’ensemble des auteurs, seize professionnels de l’écrit (journaliste, scientifique, écrivain, philosophe). Il semble que si l’on souhaite gommer les hiérarchies imposées par la littérature, elles finissent toujours par réapparaître…
L’onglet récit renvoie aux 476 productions narratives postées par les internautes ; ces derniers peuvent conserver leur identité, ne garder qu’un prénom, ou choisir un pseudonyme. Si la plupart ne propose qu’un seul texte, un cinquième est l’auteur d’au moins deux textes, jusqu’à quatre textes, dont la longueur va de 5000 à 90 000 signes. Les récits sont répartis selon dix catégories et représentés par une icône qui figure la couverture d’un livre. En cliquant sur l’icône on accède à la fiche de présentation qui reprend la catégorie à laquelle le récit appartient, donne quelques informations sur l’auteur, des articles de presse ou émissions de radio ayant fait écho du texte, des commentaires de lecteur et, enfin, un accès au texte qui peut être téléchargé en format pdf. Il est précisé pour chaque texte la date de publication sur le site, le nombre de mots et la durée moyenne de lecture, lecture qui est ici gratuite.
L’onglet communauté réunit les membres – lecteurs, auteurs, soutiens – de ce projet : chacun est invité à rejoindre cette communauté qui, peu à peu, constitue ce Parlement des invisibles. Les cinq textes les plus lus et les plus commentés sont mentionnés. Notons que Ligne 11 où Christophe Petot « raconte » ses journées comme conducteur de métro, et Si c’est un frère de Kahina S qui « raconte » sa vie aux côtés de son frère schizophrène, appartiennent aux deux catégories« des plus lus » et « des plus commentés ».
L’onglet suivant propose, tous les mois, les commentaires d’un invité issu de la communauté pour mettre à l’honneur un texte.
L’onglet soutien présente les textes diffusés dans la presse d’Howard Becker, de Wolf Lepenies et de Guillaume le Blanc – tous trois reconnus dans leur discipline et de nationalité différente – pour manifester leur adhésion, leur soutien au projet de Rosanvallon.
Enfin, dans le dernier onglet, huit parcours de lecture sont proposés pour guider un lecteur qui peut être décontenancé par la profusion de textes. Ce dernier dispositif reste intéressant à analyser. En effet, Christian Salmon, deux jours après que Rosanvallon a lancé son projet, s’insurgeait en criant au « projet de story telling intégré »[24]. Ce parcours guidé de lecture pourrait effectivement corroborer cette idée dans la mesure où un format de lecture dirigée pourrait répondre à un format de récit relativement assez uniforme, dans la présentation et les contraintes d’écriture. En l’occurrence, il est tout aussi intéressant de noter qu’une expérience de lecture aléatoire et personnelle peut retrouver une certaine singularité des expériences et refléter une forme de créativité, par l’acte de lecture, qui relève alors d’un principe de montage : en créant son propre parcours de lecture, on constate que c’est dans l’effet de montage que le sens opère. Ce n’est pas le récit pris dans son unicité où l’on perd la plus-value sémantique du projet, ce n’est pas l’accumulation des récits, la somme de chacun d’eux qui pourrait noyer leur propos, mais bien le fait de les confronter et de les mettre en relation qu’émerge un sens car le montage : selon Benjamin, ce processus relève d’une « prise de position », il implique une analyse critique. Georges Didi-Huberman note ainsi que, dans le Bilderatlas d’Aby Warburg, le montage propose une alternative à la dislocation : c’est dans le multiple et la disposition que le sens opère. En effet, Howard Becker ne dresse pas d’autre constat suite à sa lecture, dans la présentation du projet qu’il propose sur le site PublicBooks : « Qu’apprend-on en lisant ces récits de vie ? Bien plus qu’on ne pourrait le croire. (…) Chaque récit parvient à susciter chez le lecteur un intérêt modéré, sans plus. Mais leur lecture cumulée ouvrent progressivement la voie à ce que les psychologues appellent une « masse aperceptive », un corpus de connaissances fortuites qui modifie notre perception de l’ensemble. On se met à remarquer ce qu’auparavant on ne remarquait pas, on devine de nouvelles connexions entre des formes de travail qui en apparence semblent différentes mais sont liés d’une manière qu’on ne soupçonnait pas. [25]»
II. Dissocier le fait de « rendre visible » et de « redonner une représentation », récit et récit de soi
Cependant, si Becker reconnaît que le site parvient à mettre en place non seulement « une communauté de lecteurs qui sont à la fois auteurs, qui s’aident à dire et à se faire entendre » mais encore un « modèle éditorial à imiter »[26], le dispositif semble pas atteindre son but concernant la vocation première de cette expérience, à savoir « donner une voix et un visage au peuple souverain »[27] ; et c’est là, nous semble-t-il, que ce projet présente un second problème de méthode pour n’avoir pas pris en compte les implications de l’usage de différents types de récit. Pierre Rosanvallon, dans son manifeste, après avoir énuméré un certain nombre de textes littéraires et sociologiques publiés, ainsi que « le développement spectaculaire des autobiographies », dans certaines régions, conclut : « Le lien entre récit et représentation politique a été évident dans ce cas »[28] sans préciser davantage ce que recouvre la notion de récit et encore moins l’évidence sous laquelle tombe ce lien ni même comment expliquer ce lien.
Dans le cadre du Parlement des invisibles, deux grands types de récits sont présentés sur un même pied d’égalité puisqu’ils sont susceptibles de concourir, tous deux, à « rendre visible » et à « redonner une voix » : le premier « raconte » l’expérience d’un tiers comme c’est le cas de Guillaume le Blanc dans la collection, mais c’est encore le cas du récit Ecrire son prénom de Céline R., sur le site ; le second « raconte » en première personne une expérience vécue, ce que propose Omar Benlaala dans La Barbe qui après avoir été publié sur le site, a fait l’objet d’une publication papier. Or le problème de la représentation auquel s’attelle Pierre Rosanvallon implique les deux sens du terme représentation : il relève non seulement d’une figuration mais encore d’un « valoir-pour », c’est-à-dire d’une dimension sociale et d’une dimension politique.
Le premier type de récit en troisième personne parvient à « rendre visible », à figurer. Il donne à voir des parcours de vie, des expériences qui oscillent entre une reconnaissance et un savoir réifiant. La reconnaissance, au sens où l’entend Axel Honneth à la suite de Lukàcs, précède la connaissance, elle est fondée sur « l’acceptation de la valeur de l’autre »[29]. Le savoir réifiant émane du fait que le tiers rendu visible devient un objet d’étude sous le regard d’un observateur. Se pose alors le problème que Spivak a soulevé au sujet de la représentation dès lors que l’on prend la parole à la place d’un autre : s’agit-il d’ « écrire pour » celui qui ne parle pas, ou de re/présenter, à savoir présenter une deuxième fois ? Si le principe est de faire entendre les voix des exclus, dans quelle mesure alors le fait de prendre la parole « au nom de » revient-il à une prise de parole en leur nom propre ? Dans quelle mesure le tiers ne s’expose-t-il pas à déformer – même malgré lui – les propos d’un « sans-voix » ? En quoi est-il légitime pour partager cette prise de parole ? La position particulière de Guillaume le Blanc qui propose de « parler au nom de malgré tout » est intéressante : il s’agit selon lui de « parler au nom des autres mais non comme une représentation mimétique des autres ou simple traduction mais comme instance de relance des paroles fragilisées, comme caisse de résonance des critiques sociales produites par les exclus.(…) Alors peut-être s’agira-t-il de parler aux autres plutôt qu’en leur nom »[30]. C’est pourquoi, si une représentation sociologique perce de ces textes, il semble cependant que les voix restent encore inaudibles et souvent assimilées à un simple objet d’étude.
Cependant, ce type de récit ne peut prétendre à « redonner la voix » : il accède au mieux, à une représentation politique inachevée. Or c’est bien sur cette dimension politique que devait porter le projet Rosanvallon. Selon Emerson, l’expression et la confiance en sa voix constituent l’essence même du processus démocratique : la dissolution de la voix dans l’espace démocratique, par déni de reconnaissance, devient synonyme d’une invisibilité de l’individu et d’un effacement progressif du sujet par un phénomène de « perte de soi »[31]. Pour « redonner la voix » aux invisibles, pour qu’une personne retrouve une représentation politique, il faut passer d’une figuration à une configuration narratives, passer d’une présence figurée à une pleine présence par la mise en récit. Cette évolution marque la transition entre un statut de vulnérabilité et de précarité : la prise de parole en première personne permet le passage d’un sujet vulnérable, au sens étymologique du terme vulnus, exposé à ses blessures, seul, à un sujet précaire qui doit prier, demander, selon l’origine precarius, et donc faire acte de parole. C’est la mise en récit de sa propre expérience qui permet de passer de la vulnérabilité à la précarité. La prise de parole en première personne relève d’un acte politique qui implique, dans la manifestation de sa propre voix, une représentation accomplie : « accepter la parole en première personne – précise Sandra Laugier –, la parole autobiographique, [c’est] voir dans la (dé)possession par soi de sa parole le seul moyen, paradoxal, d’accéder à la représentativité[32]. »
L’autodésignation, dans le récit de soi, place d’emblée la parole du sujet-écrivant dans un champ politique, que cette parole émane d’un écrivain qui fait autorité ou d’un auteur inconnu. C’est en ce sens que nous rejoignons Yves Citton en reconnaissant une « puissance d’émancipation » au récit de soi : dans des termes foucaldiens, le récit de soi permet de passer d’un statut de minorité à un statut de majorité. Cette évolution politique du récit lorsqu’il devient récit de soi est portée par un processus de subjectivation : la pratique de l’écriture de soi ne se contente pas de livrer une approche herméneutique de l’expérience vécue, elle s’ouvre à un devenir-autre, et permet de se situer dans un espace éthique, politique, à la manière des exercices spirituels antiques. Frédéric Gros décrit les pratiques de soi comme des exercices « politico-pratiques »[33] : « On devrait même dire – précise-t-il – que le souci de soi intensifie le rapport à l’action politique plutôt qu’il ne l’empêche ». Ceci s’explique par l’effet de distanciation que procure l’écriture de soi : « Elle ne sépare pas le sujet du monde comme pour l’en retrancher dans une attitude de repli, mais elle l’arme pour une action correcte »[34], à venir. Le récit de soi est alors, comme l’analysait Foucault, un mode de gouvernementalité : il permet d’appréhender la notion de pouvoir au niveau individuel aussi bien dans le sens d’un exercice personnel comme ascèse – « apprendre à se gouverner soi-même » en quelque sorte – que dans le cadre d’une subjectivation politique menée par une réflexion critique où l’on fait sa propre formation, son éducation pour se préparer à une action à venir.
Enfin, je voudrais m’arrêter sur une forme marginale, assez peu répandue dans le projet, qui pourrait paraître, a priori, assez proche du premier type de récit en troisième personne, d’un point de vue épistémologique, et de l’expérience de La misère humaine de Pierre Bourdieu. Ce récit intitulé Portraits de mémoire présente un ensemble de témoignages collectés dans une maison de retraite, textes composites et hétérogènes. Ces récits pourraient alors, à l’instar des témoignages proposés par Bourdieu, basculer vers l’objet d’étude sociologique. Or il n’en est rien dans la mesure où le récit est porté, soutenu par une narration photographique parallèle. La voix est alors prise en charge, ou plus exactement relayée par le geste créatif de la photographie. On retrouve ici des expériences littéraires comme celle de Barthes dans La chambre claire, de Sebald pour Austerlitz ou Les émigrants ou bien encore de Marie Desplechin dans Bobigny, centre ville : l’image propose une figuration mais rompt aussi avec un seul régime discursif dont le porte-voix serait garant.
Enfin, et pour conclure, le projet du Parlement des invisibles, qui est une façon de repenser le politique à partir du récit et de la littérature en particulier, peut être considéré comme une réussite dans la mesure où Pierre Rosanvallon est parvenu à créer un « espace subalterne » ainsi qu’une communauté minoritaire, d’écrivains et de lisants. En revanche, les sujets-écrivants demeurent inaudibles ou, au mieux, des témoins précaires. Dans ce dernier cas, représenté par les récits de soi, les sujets-écrivants sont situés, comme le souligne Guillaume le Blanc dans L’insurection des vies minuscules, « dans un régime d’actes minoritaires qui est sans effet sur les rives majoritaires qui forment le cours du monde. La visibilité du témoin précaire procède de ce défaut de participation »[35]. Leur récit de soi, s’il peut manifester une pleine présence et s’il est un acte politique, se limite à un acte d’infra-politique au sens où l’entend James Scott, à cause de « ce défaut de participation ». Cela reste donc un « texte caché »[36] malgré tout puisqu’il ne relève que d’un devenir-virtuel qui s’engagera (ou pas) dans un processus d’actualisation.
Bibliographie
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Marie-Jeanne Zenetti, « Les invisibles peuvent-ils se raconter ? » in
https://www.academia.edu/11956874/Les_invisibles_peuvent-ils_se_raconter_Le_projet_Raconter_la_vie_entre_ambition_littéraire_et_soupçon_de_storytelling. Consulté le 18 décembre 2015.
Notes
[1] Imre Kertész, « La pérennité des camps » in L’holocauste comme culture, Actes Sud, 2009, p. 43-44. L’auteur souligne.
[2] Yves Citton, Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010, p. 16. Souligné par l’auteur.
[3] Daniele Lorenzini définit les techniques ordinaires comme « un ensemble de pratiques qui font de la dimension quotidienne de la vie des êtres humains l’objet essentiel du travail à la fois philosophique, éthique et politique, et qui sont utilisées par les individus afin de transformer leurs rapports à eux-mêmes, aux autres et à la réalité socio-politique » (in Ethique et politique de soi – Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015).
[4] Nous renvoyons ici notre lecteur au texte de Michel Foucault sur « L’écriture de soi » (in Corps écrit, n° 5, 1983) où il met enfin en évidence la fonction éthopoiétique du récit de soi, notion qu’il emprunte à Plutarque, où l’écriture est appréhendée comme « un opérateur de transformation de la vérité en êthos ».
[5] Galen Starwson, « Against narrativity », Ratio, XVII, 4/12/2004.
[6] Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015, p. 220.
[7] Galen Starwson, « Against narrativity », Ratio, XVII, 4/12/2004, p. 428.
[8] Jean-Marc Ferry constate, à la suite d’Eliseo Veron (La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, PU Vincennes, 1987), qu’au niveau socio-politique, ce recours au récit qu’il qualifie de « nouvelle sémiosis » devient aussi normatif « Cette nouvelle sémiosis – il reprend là un concept piercien pour l’étendre à une réflexion philosophique et politique – cette nouvelle sémiosis, donc, forme un tissu informatif primaire, à dominante narrative, qui va, au moins, contextualiser, bien que de façon très informelle, les performances interprétatives en direction de synthèses prénormatives ou quasi normatives. C’est elle qui fonde la « surdétermination » possible du sens de la norme au regard des contextes » Jean-Marc Ferry, « Narration, interprétation, argumentation, reconstruction » in Alain Renaut (dir), Les Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 277.
[9] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 26.
[10] Ibidem., p. 27.
[11] Ibidem., p. 23.
[12] Ibidem., p. 61.
[13] Ibidem., p. 10.
[14] Ibidem., p. 27
[15] Ibidem., p. 58.
[16] Ibidem., p. 29
[17] Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 14.
[18] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 59.
[19] Ibidem., p. 11.
[20] Marie-Jeanne Zenetti, « Les invisibles peuvent-ils se raconter ? » in
https://www.academia.edu/11956874/Les_invisibles_peuvent-ils_se_raconter_Le_projet_Raconter_la_vie_entre_ambition_littéraire_et_soupçon_de_storytelling_
p. 5, consulté le 10 septembre 2015.
[21] Pierre Bourdieu (ss la dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 12.
[22] http://raconterlavie.fr
[23] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 59.
[24] http://blogs.mediapart.fr/blog/christian-salmon/050114/le-parlement-des-invisibles-un-projet-de-storytelling-integre
Consulté le 10 sept 2015
[25] Howard Becker, « Ordinary Lives », Public Books, 1/04/2014
http://www.publicbooks.org/nonfiction/ordinary-lives
Consulté le 10 septembre 2015.
[26] Ibidem.
[27] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p.35.
[28] Ibidem., p. 51.
[29] Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007, p. 69.
[30] Guillaume le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011, p. 136 ;142.
[31] Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007, p. 223.
[32] Sandra Laugier, « Emerson, la voix, le perfectionnisme et la démocratie », La voix et la vertu, Paris, PUF, 2010, p. 346
[33] Il analyse en effet que : « La modalité du retour à soi proposé par les philosophes antiques est, comme le montre Michel Foucault, politico-pratique : non pas se connaître, mais se faire » (« Foucault et le gouvernement de soi », in L’individu contemporain, Paris, Sciences humaines, 2014, p. 39.)
[34] Ibidem., p. 42.
[35] Guillaume le Blanc, L’insurrection des vies minuscules, Bayard, 2014, p. 152.
[36] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Ed. Amsterdam, 2008.
Isabelle Galichon
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, France
isabelle.galichon@orange.fr
L’injonction à témoigner du « Parlement des invisibles » : Entre expression émancipatrice et représentation inachevée /
The Self-narrative of the Voiceless in “The Parliament of the Invisibles”: Between Political Emancipation and Incomplete Representation
Abstract: After the Second World War, the testimonial narrative appears not only as a cathartic way to tell a traumatic personal experience but also to express an ethical and political voice. As a matter of fact, the narrative, and especially the self-narrative, can be considered as a political tool. Through the participatory project of the “Parliament of the Invisibles” launched by Pierre Rosanvallon in January 2014, we intend to analyze how the imaginary of the narrative is reinvested as a resource to represent the Invisible, the voiceless in the society. It is a question of distinguishing the representative function of the narrative that figures people, from the self-narrative that gives a political voice.
Keywords: Self-narrative; Political Representation; Testimony; Voiceless; Parlement des invisibles.
En 1990, Imre Kertész donne une conférence au Thália Studió sur « La pérennité des camps », où il tâche de comprendre pourquoi Auschwitz est devenu dans la conscience européenne une « parabole universelle ». Dans un long préambule qui précède son analyse, il en vient à se demander à qui l’homme doit référer, depuis la mort de Dieu annoncée par Nietzsche : « sous le regard de qui vivons-nous ? » s’interroge-t-il.
En effet, l’homme est un être de dialogue, il parle sans cesse, et ce qu’il dit, plus précisément ce qu’il raconte, n’est pas censé être une simple représentation de ces plaintes, de ses tourments, mais aussi un témoignage, et en secret – « de manière subconsciente » – il veut que ce témoignage se transforme en qualité et que celle-ci se transforme à son tour en force spirituelle créatrice des lois. Dans L’Homme révolté Albert Camus – qui lui-même cite un autre auteur, sans doute Shelley – dit : « Les poètes sont les législateurs du monde ». Je crois que nous devons partir de là. Car il est vrai que les poètes – et nous prenons ce mot au sens large d’imagination créative – ne légifèrent pas comme les constitutionnalistes au Parlement, mais obéissent à la loi (…). Cette loi, (…) permettez-moi de la nommer, dans mon désarroi et faute de mieux, à l’aide d’une expression que j’emprunte à Thomas Mann, tout simplement l’esprit du récit[1].
Ainsi, Imre Kertész tisse, ensemble, récit et politique, à travers cette loi qu’à la suite de Thomas Mann, il nomme, dans un élan presque hégelien, « l’esprit du récit ». L’écrivant pour reprendre une terminologie barthésienne qui le différencie de l’écrivain, a une fonction politique et éthique dans le sens où le récit qu’il entreprend permet d’habiter le monde, de le configurer. Il rejoint en ce sens l’idée de « mythocratie » d’Yves Citton, selon laquelle le récit devient un outil, un support à l’imaginaire politique : « Le terme de mythocratie ne renvoie donc pas seulement à un régime politique dans lequel « on » se servirait cyniquement de contes de fées pour endormir des citoyens infantilisés. Il désigne aussi la capacité du « mythe » – qu’il s’agisse d’une simple parole (selon l’étymologie grecque) ou d’une histoire à vocation fondatrice (selon l’usage moderne) – à frayer de nouveaux devenirs, individuels ou collectifs.[2] »
Cette association entre récit et politique devient plus pertinente encore si l’on aborde la notion de récit sous l’angle du récit de soi. En effet, la pratique du récit de soi relève alors des techniques de l’ordinaire telles que Daniele Lorenzini les décrit comme pratique éthique[3] : la fonction éthopoiétique du récit de soi transforme la vérité, le réel en êthos[4]. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la question du témoignage comme mode spécifique de la parole permet de réinvestir la notion de récit afin de dépasser la simple représentation du réel, en favorisant l’incarnation et l’émancipation de la parole du témoin. Ainsi le récit ne serait pas éthique parce qu’il permettrait de porter un regard moral sur sa vie comme l’entendait Galen Strawson dans sa critique d’une narrativité éthique[5], mais, dans une approche plus ricœurienne de l’éthique, comme configuration du monde, ou foucaldienne pour laquelle éthique et politique entretiennent des relations poreuses. En conséquence, comme le souligne Kertész, ce n’est plus le poète hugolien qui guide le peuple et donne un sens à l’expérience commune en tant que visionnaire : chacun peut, en tant qu’il porte son propre récit, en tant qu’écrivant, donner un sens au monde.
Si Kertész développe cette réflexion à partir de son expérience de la déportation, il faut en convenir que la notion de récit et de témoignage, dans le contexte plus large des catastrophes du XXe siècle, a effectivement connu un regain d’intérêt en parvenant à in-former une expérience traumatique, à donner une forme à ce que l’on pensait indicible. C’est alors la dimension cathartique du récit que l’on a valorisée non seulement au niveau thérapeutique mais encore sur le plan éthique et politique puisqu’il permettait de penser, ou plus exactement de mettre en mots, de « raconter » la catastrophe. « Dans cet après catastrophique – précise Catherine Coquio – la notion de catharsis fait retour pour penser le rôle du témoignage dans la « sortie du génocide » (Régine Waintrater). Sortie que ménagerait la narration de l’expérience à des tiers (J Altounian), sa prise en charge par le groupe social et son inscription dans la vie publique »[6]. L’un des enseignements des catastrophes du siècle dernier, enseignement que remet en question Catherine Coquio dans sa dimension collective, serait la nécessité de mettre en récit un passé traumatique pour pouvoir envisager un dépassement politique du trauma. Ainsi, avec la Seconde Guerre mondiale, on reconsidère la pratique du récit sous une tournure éthique sans le limiter à cette « narrativité psychologique » critiquée par Galen Strawson[7] : l’imaginaire de la Shoah a, en quelque sorte, réinvesti le récit testimonial en le portant, en le déplaçant, par son geste éthique, vers un imaginaire politique. Cependant il faut reconnaître avec Strawson que si « l’esprit du récit »permet une lecture du monde, il en façonne nécessairement aussi l’appréhension puisqu’on le saisit à travers un modèle cognitif particulier[8].
Nous proposons donc d’embrasser la question du récit, dans une approche politique, comme modèle discursif donnant lieu non seulement à un régime singulier de connaissance mais encore à une pratique éthique d’émancipation. C’est à partir d’une expérience collective et communautaire qu’il s’agit d’analyser comment cet « esprit du récit » est posé en modèle, depuis janvier 2014, par Pierre Rosanvallon, professeur d’Histoire moderne et contemporaine du politique au Collège de France, dans le cadre du « Parlement des invisibles ». Face au problème de la « mal-représentation » politique, il a entrepris une action citoyenne participative qu’il qualifie de « Démocratie narrative »[9], en vue de« constituer une société d’individus pleinement égaux en dignité, également reconnus et considérés, et qui puissent vraiment faire société commune »[10]. Ce projet vise donc à échafauder « l’équivalent d’un Parlement des invisibles » et s’inscrit dans la création à la fois d’une collection « Raconter la vie » aux éditions du Seuil et d’un site internet participatif, portant le même nom. Notons, au passage, la proximité sémantique que présentent la définition de « l’esprit du récit » chez Kertész et le sens que Rosanvallon lui octroie dans son manifeste publié sous le titre Le Parlement des invisibles : il s’agit dans chacun des cas de « raconter » afin d’apporter une voie/voix complémentaire au parlement qui légifère, et d’ériger un nouveau Parlement, en proposant « une représentation-narration »[11]. Le projet porte donc à la fois sur « un lieu et un lien »[12] : un lieu politique symbolique qui trouve son espace sur la toile pour Rosanvallon, dans la communauté des écrivains pour Kertesz, et un lien par le caractère éthique du récit, dans une acception mystique chez ce dernier et politique pour Rosanvallon.
Il s’agira donc, après avoir pris connaissance du dispositif du site « Raconter la vie », d’analyser dans quelle mesure « l’esprit du récit » tel que l’a appréhendé Pierre Rosanvallon peut constituer un outil démocratique pour repenser le politique.
I. Présentation du projet
Lorsque Pierre Rosanvallon se lance dans le projet du Parlement des invisibles, en janvier 2014, c’est pour répondre à une situation qu’il juge « alarmante » dans la mesure où « La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires »[13]. Si la démocratie a toujours été au cœur de ses travaux de recherche, elle prend à travers cette action une dimension nouvelle puisqu’il s’agit de l’appréhender à partir du récit : afin de pallier ce qu’il nomme « la mal-représentation »[14], il propose « d’explorer et de mettre en valeur la vie des gens ordinaires dans leur diversité »[15] pour développer une « intercompréhension »[16], en racontant « le roman vrai de la société d’aujourd’hui » comme l’indique le pitch de présentation du site.
Le recours à la littérature
D’emblée, le projet revendique une parenté avec la littérature dans l’usage du terme « roman » appréhendé comme « une ambition d’écriture totale » ;il est encore précisé : « Soyez-en les personnages et les auteurs ». Le champ lexical ne laisse aucune ambiguïté : c’est bien sous les auspices de la littérature que Rosanvallon place le Parlement des invisibles. Si Kertész, dans sa conception politique du récit, prenait la précaution de préciser qu’il entendait l’écriture au sens d’une « imagination créative », Rosanvallon appréhende bien le récit du point de vue de la littérature.
De même, ce type d’initiative – vouloir rendre visibles ceux qui se fondent dans la foule qu’elle soit peuple ou nation – n’est pas nouveau en soi. Pierre Rosanvallon reprend l’histoire, aussi bien sociologique que littéraire, des tentatives de collecte de récits des sans-voix, d’une part pour s’inscrire dans une lignée qui accrédite son entreprise, et d’autre part pour situer son projet à la croisée de ces deux disciplines que sont la littérature et la sociologie. En effet, le récit, et le récit de soi en particulier, ont fait l’objet depuis le XIXe siècle d’un intérêt particulier pour les sociologues qui en ont perçu le potentiel à la fois éthique et créatif. Le récit propose une approche cognitive et épistémologique autre du fait social, et l’expérience singulière ainsi mise en récit présente une dimension sociologique représentative. Citons à titre d’exemple l’expérience de Louis Studs Terkel qui, dans le Studs Turkle Program diffusé de 1952 à 1997, sur la chaîne de radio WFMT à Chicago, a présenté des récits de soi livrés par des personnes ayant fait face à la Grande Dépression, à la Seconde Guerre mondiale. Ou bien encore l’expérience de Pierre Bourdieu avec La misère du monde, publiée en 1993, qui réunie des témoignages composites et hétérogènes recueillis auprès de « naufragés » (Patrick Declerck), d’exclus de la société.
De telles productions ne peuvent être réduites à une dimension sociologique : elles relèvent aussi d’un discours politique par l’effet de représentativité que revêt la prise de parole en première personne mais encore par le montage narratif des récits de soi. Ainsi, Pierre Bourdieu, dans La misère du monde convoquait déjà la littérature mais il l’appréhendait dans un rapport d’analogie – « à la manière de romanciers tels que Faulkner, Joyce ou Virginia Woolf »[17]. Rosanvallon, s’il invoque, lui, des « écritures multiples », se réfère, sans ambiguïté, à un modèle littéraire. Cependant, le dispositif qu’il propose n’est pas aussi clair qu’il le présente dans son manifeste. La confusion se fait jour lorsqu’il associe des écrivains à son projet au même titre que des écrivains anonymes. En définissant ainsi une grande communauté narrative tout en revendiquant la littérarité des récits, il semble que « l’esprit du récit », pour Pierre Rosanvallon, accède d’emblée à un statut littéraire puisqu’il précise que « Toutes les hiérarchie de « genre » ou de « style » seront de la sorte abolies au sein de la collection « Raconter la vie ». Les paroles brutes y seront considérées comme aussi légitimes que les écritures des professionnels de l’écrit.[18] » Or, comment revendiquer à la fois la tutelle de la littérature et prétendre s’exclure des conventions qui la caractérisent ? Comment considérer, de fait, un texte comme littéraire s’il n’a pas reçu, par exemple, comme l’analyse la sociologie de la littérature, la reconnaissance de ses pairs ?
En outre, il semble que Pierre Rosanvallon ait oublié que l’effet de réel barthésien ne correspond pas à l’intention réaliste du texte : s’il appelle de ses vœux des récits authentiques, à la fois sincères et reflétant le quotidien de ces « existences appréhendées dans leur vérité quotidienne »[19], il oublie que ces récits passent, dans une approche littéraire, par un détour esthétique nécessaire qui n’a rien de spontané et d’improvisé. Comme le souligne Marie-Jeanne Zenatti : « L’idée que le mode narratif ne relève pas de l’évidence, qu’il constitue un filtre déformant à travers lequel l’expérience est passée au crible du modèle littéraire, n’est pas interrogée.[20] »En bref, l’exigence de véracité du récit sociologique, du récit brut, n’est-elle pas remise en cause dès lors que la littérature est invoquée ? Quel sens et quelle place accorder à la vérité ? La contradiction ne point-elle pas si l’on prétend ne pas différencier écriture brute et littéraire ? Si Pierre Bourdieu soulignait que la tâche du sociologue dans la présentation et la retranscription des témoignages n’était réussie « dans son entreprise d’objectivation participante que s’il parve(nait) à donner les apparences de l’évidence et du naturel »[21] il postulait, dans le pacte de lecture proposé en préface, le fait que le recours à l’écriture implique un travail littéraire que ne laisse pas transparaître l’idée d’écriture brute. Se ainsi pose un premier problème de méthode, lié au statut de l’écriture : une confusion relevant du recours évident, systématique à la littérature dans une pratique d’écriture qui ne s’impose pas d’emblée comme littéraire.
Le dispositif du Parlement des invisibles
Le dispositif du projet développé dans le site[22] est relativement simple. En en-tête de chaque nouvelle page le pitch reprend le slogan, « Le roman vrai de la société d’aujourd’hui. Soyez-en les personnages et les auteurs » et les différents onglets mettent en évidence les différentes articulations.
Le manifeste que l’on retrouve en version papier sous le titre du Parlement des invisibles est repris de façon succincte sous l’onglet « projet », assorti d’un clip que commente Pierre Rosanvallon.
L’onglet collection présente les vingt-et-un textes déjà publiés depuis janvier 2014, en version papier, sous la collection « Raconter la vie » au Seuil. Il était annoncé une moyenne de douze ouvrages /an et la cadence semble être tenue. Ce sont des livres relativement courts, moins de cent pages, et qui ont donc en commun de « raconter » une existence, celle d’une contrôleuse des impôts passionnée par l’élevage des chats Sacrés de Birmanie (Guillaume le Blanc, La femme aux chats), celle de chauffeurs-livreurs (Eve Charrin, La course ou la ville), ou de « raconter » un lieu emblématique de notre société comme Annie Erneaux le propose pour le supermarché (Regarde les lumières mon amour). On peut les télécharger à partir du site au prix de 2, 99€ ou les acheter en format papier à 5,90€. Notons cependant que, si Pierre Rosanvallon souhaitait mettre sur un pied d’égalité « Les paroles brutes »et « les écritures des professionnels de l’écrit »[23], on dénombre sur l’ensemble des auteurs, seize professionnels de l’écrit (journaliste, scientifique, écrivain, philosophe). Il semble que si l’on souhaite gommer les hiérarchies imposées par la littérature, elles finissent toujours par réapparaître…
L’onglet récit renvoie aux 476 productions narratives postées par les internautes ; ces derniers peuvent conserver leur identité, ne garder qu’un prénom, ou choisir un pseudonyme. Si la plupart ne propose qu’un seul texte, un cinquième est l’auteur d’au moins deux textes, jusqu’à quatre textes, dont la longueur va de 5000 à 90 000 signes. Les récits sont répartis selon dix catégories et représentés par une icône qui figure la couverture d’un livre. En cliquant sur l’icône on accède à la fiche de présentation qui reprend la catégorie à laquelle le récit appartient, donne quelques informations sur l’auteur, des articles de presse ou émissions de radio ayant fait écho du texte, des commentaires de lecteur et, enfin, un accès au texte qui peut être téléchargé en format pdf. Il est précisé pour chaque texte la date de publication sur le site, le nombre de mots et la durée moyenne de lecture, lecture qui est ici gratuite.
L’onglet communauté réunit les membres – lecteurs, auteurs, soutiens – de ce projet : chacun est invité à rejoindre cette communauté qui, peu à peu, constitue ce Parlement des invisibles. Les cinq textes les plus lus et les plus commentés sont mentionnés. Notons que Ligne 11 où Christophe Petot « raconte » ses journées comme conducteur de métro, et Si c’est un frère de Kahina S qui « raconte » sa vie aux côtés de son frère schizophrène, appartiennent aux deux catégories« des plus lus » et « des plus commentés ».
L’onglet suivant propose, tous les mois, les commentaires d’un invité issu de la communauté pour mettre à l’honneur un texte.
L’onglet soutien présente les textes diffusés dans la presse d’Howard Becker, de Wolf Lepenies et de Guillaume le Blanc – tous trois reconnus dans leur discipline et de nationalité différente – pour manifester leur adhésion, leur soutien au projet de Rosanvallon.
Enfin, dans le dernier onglet, huit parcours de lecture sont proposés pour guider un lecteur qui peut être décontenancé par la profusion de textes. Ce dernier dispositif reste intéressant à analyser. En effet, Christian Salmon, deux jours après que Rosanvallon a lancé son projet, s’insurgeait en criant au « projet de story telling intégré »[24]. Ce parcours guidé de lecture pourrait effectivement corroborer cette idée dans la mesure où un format de lecture dirigée pourrait répondre à un format de récit relativement assez uniforme, dans la présentation et les contraintes d’écriture. En l’occurrence, il est tout aussi intéressant de noter qu’une expérience de lecture aléatoire et personnelle peut retrouver une certaine singularité des expériences et refléter une forme de créativité, par l’acte de lecture, qui relève alors d’un principe de montage : en créant son propre parcours de lecture, on constate que c’est dans l’effet de montage que le sens opère. Ce n’est pas le récit pris dans son unicité où l’on perd la plus-value sémantique du projet, ce n’est pas l’accumulation des récits, la somme de chacun d’eux qui pourrait noyer leur propos, mais bien le fait de les confronter et de les mettre en relation qu’émerge un sens car le montage : selon Benjamin, ce processus relève d’une « prise de position », il implique une analyse critique. Georges Didi-Huberman note ainsi que, dans le Bilderatlas d’Aby Warburg, le montage propose une alternative à la dislocation : c’est dans le multiple et la disposition que le sens opère. En effet, Howard Becker ne dresse pas d’autre constat suite à sa lecture, dans la présentation du projet qu’il propose sur le site PublicBooks : « Qu’apprend-on en lisant ces récits de vie ? Bien plus qu’on ne pourrait le croire. (…) Chaque récit parvient à susciter chez le lecteur un intérêt modéré, sans plus. Mais leur lecture cumulée ouvrent progressivement la voie à ce que les psychologues appellent une « masse aperceptive », un corpus de connaissances fortuites qui modifie notre perception de l’ensemble. On se met à remarquer ce qu’auparavant on ne remarquait pas, on devine de nouvelles connexions entre des formes de travail qui en apparence semblent différentes mais sont liés d’une manière qu’on ne soupçonnait pas. [25]»
II. Dissocier le fait de « rendre visible » et de « redonner une représentation », récit et récit de soi
Cependant, si Becker reconnaît que le site parvient à mettre en place non seulement « une communauté de lecteurs qui sont à la fois auteurs, qui s’aident à dire et à se faire entendre » mais encore un « modèle éditorial à imiter »[26], le dispositif semble pas atteindre son but concernant la vocation première de cette expérience, à savoir « donner une voix et un visage au peuple souverain »[27] ; et c’est là, nous semble-t-il, que ce projet présente un second problème de méthode pour n’avoir pas pris en compte les implications de l’usage de différents types de récit. Pierre Rosanvallon, dans son manifeste, après avoir énuméré un certain nombre de textes littéraires et sociologiques publiés, ainsi que « le développement spectaculaire des autobiographies », dans certaines régions, conclut : « Le lien entre récit et représentation politique a été évident dans ce cas »[28] sans préciser davantage ce que recouvre la notion de récit et encore moins l’évidence sous laquelle tombe ce lien ni même comment expliquer ce lien.
Dans le cadre du Parlement des invisibles, deux grands types de récits sont présentés sur un même pied d’égalité puisqu’ils sont susceptibles de concourir, tous deux, à « rendre visible » et à « redonner une voix » : le premier « raconte » l’expérience d’un tiers comme c’est le cas de Guillaume le Blanc dans la collection, mais c’est encore le cas du récit Ecrire son prénom de Céline R., sur le site ; le second « raconte » en première personne une expérience vécue, ce que propose Omar Benlaala dans La Barbe qui après avoir été publié sur le site, a fait l’objet d’une publication papier. Or le problème de la représentation auquel s’attelle Pierre Rosanvallon implique les deux sens du terme représentation : il relève non seulement d’une figuration mais encore d’un « valoir-pour », c’est-à-dire d’une dimension sociale et d’une dimension politique.
Le premier type de récit en troisième personne parvient à « rendre visible », à figurer. Il donne à voir des parcours de vie, des expériences qui oscillent entre une reconnaissance et un savoir réifiant. La reconnaissance, au sens où l’entend Axel Honneth à la suite de Lukàcs, précède la connaissance, elle est fondée sur « l’acceptation de la valeur de l’autre »[29]. Le savoir réifiant émane du fait que le tiers rendu visible devient un objet d’étude sous le regard d’un observateur. Se pose alors le problème que Spivak a soulevé au sujet de la représentation dès lors que l’on prend la parole à la place d’un autre : s’agit-il d’ « écrire pour » celui qui ne parle pas, ou de re/présenter, à savoir présenter une deuxième fois ? Si le principe est de faire entendre les voix des exclus, dans quelle mesure alors le fait de prendre la parole « au nom de » revient-il à une prise de parole en leur nom propre ? Dans quelle mesure le tiers ne s’expose-t-il pas à déformer – même malgré lui – les propos d’un « sans-voix » ? En quoi est-il légitime pour partager cette prise de parole ? La position particulière de Guillaume le Blanc qui propose de « parler au nom de malgré tout » est intéressante : il s’agit selon lui de « parler au nom des autres mais non comme une représentation mimétique des autres ou simple traduction mais comme instance de relance des paroles fragilisées, comme caisse de résonance des critiques sociales produites par les exclus.(…) Alors peut-être s’agira-t-il de parler aux autres plutôt qu’en leur nom »[30]. C’est pourquoi, si une représentation sociologique perce de ces textes, il semble cependant que les voix restent encore inaudibles et souvent assimilées à un simple objet d’étude.
Cependant, ce type de récit ne peut prétendre à « redonner la voix » : il accède au mieux, à une représentation politique inachevée. Or c’est bien sur cette dimension politique que devait porter le projet Rosanvallon. Selon Emerson, l’expression et la confiance en sa voix constituent l’essence même du processus démocratique : la dissolution de la voix dans l’espace démocratique, par déni de reconnaissance, devient synonyme d’une invisibilité de l’individu et d’un effacement progressif du sujet par un phénomène de « perte de soi »[31]. Pour « redonner la voix » aux invisibles, pour qu’une personne retrouve une représentation politique, il faut passer d’une figuration à une configuration narratives, passer d’une présence figurée à une pleine présence par la mise en récit. Cette évolution marque la transition entre un statut de vulnérabilité et de précarité : la prise de parole en première personne permet le passage d’un sujet vulnérable, au sens étymologique du terme vulnus, exposé à ses blessures, seul, à un sujet précaire qui doit prier, demander, selon l’origine precarius, et donc faire acte de parole. C’est la mise en récit de sa propre expérience qui permet de passer de la vulnérabilité à la précarité. La prise de parole en première personne relève d’un acte politique qui implique, dans la manifestation de sa propre voix, une représentation accomplie : « accepter la parole en première personne – précise Sandra Laugier –, la parole autobiographique, [c’est] voir dans la (dé)possession par soi de sa parole le seul moyen, paradoxal, d’accéder à la représentativité[32]. »
L’autodésignation, dans le récit de soi, place d’emblée la parole du sujet-écrivant dans un champ politique, que cette parole émane d’un écrivain qui fait autorité ou d’un auteur inconnu. C’est en ce sens que nous rejoignons Yves Citton en reconnaissant une « puissance d’émancipation » au récit de soi : dans des termes foucaldiens, le récit de soi permet de passer d’un statut de minorité à un statut de majorité. Cette évolution politique du récit lorsqu’il devient récit de soi est portée par un processus de subjectivation : la pratique de l’écriture de soi ne se contente pas de livrer une approche herméneutique de l’expérience vécue, elle s’ouvre à un devenir-autre, et permet de se situer dans un espace éthique, politique, à la manière des exercices spirituels antiques. Frédéric Gros décrit les pratiques de soi comme des exercices « politico-pratiques »[33] : « On devrait même dire – précise-t-il – que le souci de soi intensifie le rapport à l’action politique plutôt qu’il ne l’empêche ». Ceci s’explique par l’effet de distanciation que procure l’écriture de soi : « Elle ne sépare pas le sujet du monde comme pour l’en retrancher dans une attitude de repli, mais elle l’arme pour une action correcte »[34], à venir. Le récit de soi est alors, comme l’analysait Foucault, un mode de gouvernementalité : il permet d’appréhender la notion de pouvoir au niveau individuel aussi bien dans le sens d’un exercice personnel comme ascèse – « apprendre à se gouverner soi-même » en quelque sorte – que dans le cadre d’une subjectivation politique menée par une réflexion critique où l’on fait sa propre formation, son éducation pour se préparer à une action à venir.
Enfin, je voudrais m’arrêter sur une forme marginale, assez peu répandue dans le projet, qui pourrait paraître, a priori, assez proche du premier type de récit en troisième personne, d’un point de vue épistémologique, et de l’expérience de La misère humaine de Pierre Bourdieu. Ce récit intitulé Portraits de mémoire présente un ensemble de témoignages collectés dans une maison de retraite, textes composites et hétérogènes. Ces récits pourraient alors, à l’instar des témoignages proposés par Bourdieu, basculer vers l’objet d’étude sociologique. Or il n’en est rien dans la mesure où le récit est porté, soutenu par une narration photographique parallèle. La voix est alors prise en charge, ou plus exactement relayée par le geste créatif de la photographie. On retrouve ici des expériences littéraires comme celle de Barthes dans La chambre claire, de Sebald pour Austerlitz ou Les émigrants ou bien encore de Marie Desplechin dans Bobigny, centre ville : l’image propose une figuration mais rompt aussi avec un seul régime discursif dont le porte-voix serait garant.
Enfin, et pour conclure, le projet du Parlement des invisibles, qui est une façon de repenser le politique à partir du récit et de la littérature en particulier, peut être considéré comme une réussite dans la mesure où Pierre Rosanvallon est parvenu à créer un « espace subalterne » ainsi qu’une communauté minoritaire, d’écrivains et de lisants. En revanche, les sujets-écrivants demeurent inaudibles ou, au mieux, des témoins précaires. Dans ce dernier cas, représenté par les récits de soi, les sujets-écrivants sont situés, comme le souligne Guillaume le Blanc dans L’insurection des vies minuscules, « dans un régime d’actes minoritaires qui est sans effet sur les rives majoritaires qui forment le cours du monde. La visibilité du témoin précaire procède de ce défaut de participation »[35]. Leur récit de soi, s’il peut manifester une pleine présence et s’il est un acte politique, se limite à un acte d’infra-politique au sens où l’entend James Scott, à cause de « ce défaut de participation ». Cela reste donc un « texte caché »[36] malgré tout puisqu’il ne relève que d’un devenir-virtuel qui s’engagera (ou pas) dans un processus d’actualisation.
Bibliographie
Howard Becker, « Ordinary Lives », Public Books, 1/04/2014.
Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
Yves Citton, Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010.
Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015.
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Frédéric Gros, « Foucault et le gouvernement de soi », in L’individu contemporain, Paris, Sciences humaines, 2014.
Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007.
Imre Kertész, « La pérennité des camps » in L’holocauste comme culture, Actes Sud, 2009.
Sandra Laugier, « Emerson, la voix, le perfectionnisme et la démocratie », La voix et la vertu, Paris, PUF, 2010.
Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007.
-, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011.
-, L’insurrection des vies minuscules, Paris, Bayard, 2014.
Daniele Lorenzini, Ethique et politique de soi – Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015.
Galen Starwson, « Against narrativity », Ratio, XVII, 4/12/2004.
Jean-Marc Ferry, La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, PU Vincennes, 1987
Jean-Marc Ferry, « Narration, interprétation, argumentation, reconstruction » in Alain Renaut (dir), Les Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1999.
Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
Christian Salmon, « Le Parlement des invisibles, un projet de storytelling intégré » in http://blogs.mediapart.fr/blog/christian-salmon/050114/le-parlement-des-invisibles-un-projet-de-storytelling-integre. Consulté le 18 décembre 2015.
James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Ed. Amsterdam, 2008.
Marie-Jeanne Zenetti, « Les invisibles peuvent-ils se raconter ? » in
https://www.academia.edu/11956874/Les_invisibles_peuvent-ils_se_raconter_Le_projet_Raconter_la_vie_entre_ambition_littéraire_et_soupçon_de_storytelling. Consulté le 18 décembre 2015.
Notes
[1] Imre Kertész, « La pérennité des camps » in L’holocauste comme culture, Actes Sud, 2009, p. 43-44. L’auteur souligne.
[2] Yves Citton, Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Amsterdam, 2010, p. 16. Souligné par l’auteur.
[3] Daniele Lorenzini définit les techniques ordinaires comme « un ensemble de pratiques qui font de la dimension quotidienne de la vie des êtres humains l’objet essentiel du travail à la fois philosophique, éthique et politique, et qui sont utilisées par les individus afin de transformer leurs rapports à eux-mêmes, aux autres et à la réalité socio-politique » (in Ethique et politique de soi – Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris, Vrin, 2015).
[4] Nous renvoyons ici notre lecteur au texte de Michel Foucault sur « L’écriture de soi » (in Corps écrit, n° 5, 1983) où il met enfin en évidence la fonction éthopoiétique du récit de soi, notion qu’il emprunte à Plutarque, où l’écriture est appréhendée comme « un opérateur de transformation de la vérité en êthos ».
[5] Galen Starwson, « Against narrativity », Ratio, XVII, 4/12/2004.
[6] Catherine Coquio, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, Armand Colin, 2015, p. 220.
[7] Galen Starwson, « Against narrativity », Ratio, XVII, 4/12/2004, p. 428.
[8] Jean-Marc Ferry constate, à la suite d’Eliseo Veron (La sémiosis sociale. Fragments d’une théorie de la discursivité, PU Vincennes, 1987), qu’au niveau socio-politique, ce recours au récit qu’il qualifie de « nouvelle sémiosis » devient aussi normatif « Cette nouvelle sémiosis – il reprend là un concept piercien pour l’étendre à une réflexion philosophique et politique – cette nouvelle sémiosis, donc, forme un tissu informatif primaire, à dominante narrative, qui va, au moins, contextualiser, bien que de façon très informelle, les performances interprétatives en direction de synthèses prénormatives ou quasi normatives. C’est elle qui fonde la « surdétermination » possible du sens de la norme au regard des contextes » Jean-Marc Ferry, « Narration, interprétation, argumentation, reconstruction » in Alain Renaut (dir), Les Philosophies politiques contemporaines, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 277.
[9] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 26.
[10] Ibidem., p. 27.
[11] Ibidem., p. 23.
[12] Ibidem., p. 61.
[13] Ibidem., p. 10.
[14] Ibidem., p. 27
[15] Ibidem., p. 58.
[16] Ibidem., p. 29
[17] Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 14.
[18] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 59.
[19] Ibidem., p. 11.
[20] Marie-Jeanne Zenetti, « Les invisibles peuvent-ils se raconter ? » in
https://www.academia.edu/11956874/Les_invisibles_peuvent-ils_se_raconter_Le_projet_Raconter_la_vie_entre_ambition_littéraire_et_soupçon_de_storytelling_
p. 5, consulté le 10 septembre 2015.
[21] Pierre Bourdieu (ss la dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 12.
[22] http://raconterlavie.fr
[23] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p. 59.
[24] http://blogs.mediapart.fr/blog/christian-salmon/050114/le-parlement-des-invisibles-un-projet-de-storytelling-integre
Consulté le 10 sept 2015
[25] Howard Becker, « Ordinary Lives », Public Books, 1/04/2014
http://www.publicbooks.org/nonfiction/ordinary-lives
Consulté le 10 septembre 2015.
[26] Ibidem.
[27] Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, p.35.
[28] Ibidem., p. 51.
[29] Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007, p. 69.
[30] Guillaume le Blanc, Que faire de notre vulnérabilité ?, Paris, Bayard, 2011, p. 136 ;142.
[31] Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007, p. 223.
[32] Sandra Laugier, « Emerson, la voix, le perfectionnisme et la démocratie », La voix et la vertu, Paris, PUF, 2010, p. 346
[33] Il analyse en effet que : « La modalité du retour à soi proposé par les philosophes antiques est, comme le montre Michel Foucault, politico-pratique : non pas se connaître, mais se faire » (« Foucault et le gouvernement de soi », in L’individu contemporain, Paris, Sciences humaines, 2014, p. 39.)
[34] Ibidem., p. 42.
[35] Guillaume le Blanc, L’insurrection des vies minuscules, Bayard, 2014, p. 152.
[36] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Ed. Amsterdam, 2008.