Laura T. Ilea
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie/
Université Concordia, Montréal
airarle@yahoo.com
L’imaginaire est apolitique : Pierre ou les Taches solaires de Vlad Zografi
The Imaginary is Apolitical: Peter or the Sun Spots by Vlad Zografi
Abstract: Among post-1989 Romanian playwrights, Vlad Zografi is perhaps the most disturbing and elusive. His distinctive work is punctuated by mythological and historical incursions, reinterpreted in contemporary key (Oedipus in Delphi, Peter or the Sun Spots and The King and the Corpse). Zografi comprehensively questions theories of theatre and of representation, our condition as sensitive and thinking beings, as well as our historical paradoxes. I have specifically chosen to analyse Peter or the Sun Spots to showcase the dispersed imaginary from which Zografi tackles civilization and barbarity; the inability to change the human condition; and the fragility of action in the context of two solitudes (France and Russia) at the heart of Europe. This theatre play, presented at Bonner Biennale with a resounding success, represents a theatrical synthesis of his political, metaphysical, and poetic message.
Keywords: Theories of Theatre; Event; Dispersed Imaginary; Untranslatable Consciousness; Politico-Aesthetical Assemblage.
Parmi les dramaturges roumains des années post-1989, Vlad Zografi est peut-être le plus inquiétant et le plus difficile à cerner. Son œuvre singulière est ponctuée par des incursions mythologiques et historiques réinterprétées en clé contemporaine (Œdipes à Delphi, Pierre ou les Taches solaires et Le Roi et le cadavre, une pièce retravaillée à partir du fameux livre initiatique d’Heinrich Zimmer). Zografi questionne tour à tour les théories de la représentation et du théâtre, notre condition en tant qu’êtres sensuels et pensants et nos paradoxes historiques. Il privilégie une écriture minimaliste à portée métaphysique. La force du langage qu’il déploie dans ses pièces débouche sur une attaque contre la logique, à la manière d’Ionesco et, ce faisant, met en avant une vision de la complexité de l’existence humaine et de l’événement tout à fait surprenante, sans doute attribuable à sa formation en physique quantique. J’ai fait le choix de parler, tout particulièrement, de Pierre ou Les Taches solaires pour mettre en valeur l’imaginaire dispersé à partir duquel Zografi s’attaque à la civilisation et à la barbarie, à l’impossibilité de changer l’humain et à la fragilité de l’action dans le contexte des deux solitudes au cœur de l’Europe. Cette pièce de théâtre, qui a connu un succès retentissant, a été jouée à la Bonner Biennale et représente une synthèse théâtrale du message politique, métaphysique et poétique de l’auteur.
Pierre ou Les Taches solaires[1], pièce écrite en 1995, met en scène le scénario suivant: le tsar de la Russie, Pierre, débarque en France en 1717 avec une cohorte de barbares russes – ses conseillers, ses bouffons et ses politiciens. Au delà du mobile déclaré de leur affaire diplomatique, le but inavoué est celui de trouver le seul personnage digne d’intérêt aux yeux du tsar, notamment le philosophe cynique Pierre de la Manque. Pierre, le tsar russe, demande à ses gardes de fouiller la capitale française, afin de trouver le dernier cynique, qui dort dans des cimetières.
Avant de commencer l’analyse des éléments politiques ou apolitiques dans la pièce de théâtre Pierre ou Les Taches solaires, j’aimerais prendre comme point de départ le concept d’infini du dedans, tel qu’il est présenté par Zografi dans son dernier livre d’essais qui a comme sous-titre Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire[2]. Je fais référence à ce livre, parce que la maladie de Pierre dans la pièce de théâtre homonyme est en fait reliée à un imaginaire apolitique dont les conséquences politiques sont importantes. En prenant comme cadre un moment historique précis, Zografi n’a pas du tout l’intention de créer une typologie psychologique ou historique. L’auteur se méfie de typologies, ce qu’il affirme ouvertement dans son texte L’infini du dedans. Ses pièces de théâtre veulent éclater la logique de l’histoire et subvertir le message politique par des narrations chaotisantes.
La dimension politique n’a donc pas du tout la portée descriptive, historique et programmatique qu’Ileana Orlich lui donne dans son commentaire critique à la fin de la version anglaise du volume Kiss Me, un recueil de trois pièces écrites par Zografi dans les années 90, paru chez Bettie Youngs Publishers en 2011[3]. Le texte écrit par Orlich, professeure de littérature comparée à Arizona State University, s’intitule Specters of Power, History and Politics of the Stage : Peter or The Sun Spots et l’idée principale s’appuie sur le parallèle qu’on pourrait tracer entre deux personnages historiques, notamment Pierre le Grand, le tsar blanc qui a régné en Russie entre 1682 et 1725, et Staline, le dirigeant rouge qui y a régné entre 1928 et 1953. Pour mettre en lumière cette relation, évidente aux yeux de la chercheure, elle fait référence à la non-réciprocité ou la substitution asymétrique de leur relation, mise en évidence par Kenneth Reinhard dans son texte « Kant with Sade, Lacan with Levinas »[4]. L’étude comparative, affirme-t-elle, serait compliquée par l’histoire, la politique et l’esthétique théâtrale.
Je pense, au contraire, que ce qui complique l’étude comparative jusqu’à la rendre impuissante est le fait que le but de Zografi n’est pas du tout celui de décrire des typologies humaines ou de présenter un paradigme historique, notamment l’autoritarisme des dirigeants russes, mais plutôt la perpétuité de ce modèle autoritaire, la genèse de la violence à partir d’une déception ontologique.
Pour expliquer la stratégie théâtrale de Zografi, j’embrasse plutôt l’opinion de Saviana Stanescu, une autre importante dramaturge roumaine qui vit actuellement à New York, qui souligne, dans une étude intitulée « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it ? » l’humour grotesque, caractéristique d’une entière génération de créateurs roumains, leur impeccable professionnalisme : « people laugh while swallowing the bitter comments of the socio-political reality. »[5] Elle rappelle aussi les autres caractéristiques de cette génération qui a surenchéri sur la théâtralisation en utilisant des métaphores imaginatives de la scène : « alienation, dark humor, generational gaps, dysfunctionalities, adjustment to the consummerist society, dislocation, exile, fascination with the Western world. »[6]
Fascination de l’Occident. Pierre le tsar est lui aussi en proie à cette fascination. Il veut certes civiliser la Russie, mais Zografi déplace l’enjeu de la pièce vers son désir démesuré de changer la nature humaine. C’est son interlocuteur, Pierre de la Manque, qui le rappelle à chaque fois à l’ordre, en lui disant que s’il arrivait à changer l’humain, il ne pourrait plus changer la Russie, il ne pourrait plus conquérir l’Europe. Déçu par le cynisme de l’homme qu’il avait désespérément cherché, pour lequel il avait fouillé en long et en large la France, Pierre le condamne à mort dans un accès de folie digne de tous les bourreaux qui ont depuis toujours bouleversé le paysage géopolitique de l’Europe. Mais ses raisons sont plutôt des raisons apolitiques. C’est de la crise de l’imaginaire qu’il parle, de la crise ancrée dans l’infini du dedans.
Dans le livre d’essais mentionné auparavant, l’infini du dedans est le résultat de la distance inexistante entre l’homme et son soi; entre le personnage et la voix qui articule, de manière indéfinie, l’équation d’une rencontre impossible. L’homme rate en permanence le contact avec soi-même, vu qu’il ne possède pas de distance juste pour une évaluation d’ensemble. En échange, il projette de nombreux films personnels, des discours avec soi, des mots qui rendent de manière approximative les scénarios divergents de l’infini du dedans.
Les grands mythes de l’humanité sont incrustés dans le noyau dur de ce que Zografi appelle la conscience intraductible[7], qui essaie d’approximer l’infini du dedans. Selon lui, plusieurs générations sont nécessaires afin de pouvoir donner consistence à un mythe fondamental. Et ceci, parce que ce que l’auteur appelle l’intraductible a besoin d’alluvions, d’îles et de continents de la conscience qui pourraient transformer en complexité le cliché des typologies humaines. Chaque mythe propose un dilemme, en imposant en même temps une solution, plus ou moins paradoxale, pour une logique du monde qui est en fait inacceptable. Les mythes orientent cette logique inacceptable vers une solution de dernier recours – le magique, le fantastique ou bien le dialogue avec la transcendance.
La logique du monde est inacceptable – voici un point de départ pour une mise en scène où la fiction prend entièrement l’avant-scène. « Reel-reel, ca n’existe pas »[8], affirme Nancy Huston dans son livre L’espèce fabulatrice. En ce sens, les pièces de théâtre de Vlad Zografi sont au plus haut degré l’éloignement de l’arché Texte, l’éloignement de l’inéquivocité du sens. Il explose la logique du sens. Il explose la logique du monde. Chez lui, la limite entre l’essentiel et l’insignifiant est presque inexistante. En ce sens, ses pièces de théâtre bouleversent l’ordre de la logique (Planète Mars – Vera: « Un conquérant. Tout est dans la volonté. On peut même marcher sur l’eau si l’on veut. » Soso: « Pourquoi marcher sur l’eau? », trad. auteure)[9], les sous-entendus de l’humanisme (« On n’a même pas eu le temps de goûter à fond les bienfaisances de la civilisation. Des miliers d’années de civilisation. Miettes et la fumée. »)[10] et de la raison (Premier éditeur: « Il n’y a aucune logique, crois moi. Coincidences. Hasard. »… « Raison et instinct sont la même chose. Et alors, qu’est-ce que l’instinct? Où est-il? Je pense l’avoir ici, chez moi, quelque part », trad. auteure).[11]
Dans la pièce de théâtre Pierre ou les Taches solaires, la première confrontation entre deux logiques du monde irréconciliables se joue sur le ton de l’exotisme. Rien de plus exotique qu’un spécimen de plus, un tsar russe, dans le cabinet des curiosités du roi de la France.
Le Duc : C’est excellent, mon ami! Maintenant qu’on a importé tant de spécimens, il fallait apporter un tsar aussi… C’est un tsar puissant, n’oublie pas, Pierre est le maître de deux continents. Comment ne pas le recevoir à Paris, où nous avons accueilli girafes et rhinocéros? Et puis il y a encore une chose fort importante… Pierre a des projets d’envergure, il veut civiliser la Russie…
Olivier : Il a bien commencé! Pour bâtir Saint-Pétersbourg il a fait tuer deux cent mille malheureux!
Le Duc : On exagère toujours. De toute façon, c’est son affaire à lui, cela ne nous regarde pas. L’important c’est que tsar veut se civiliser, et nous allons l’y aider. Nous lui offrirons le modèle français. Avec en prime la francophonie!
Olivier : Excellence, vous voyez comment ces barbares écorchent le français! Et dire qu’on a là le gratin de la Russie…
Le Duc : Ils vont apprendre, il faut laisser le temps au temps… faut leur donner une chance… Je voudrais bien te voir, toi, exprimer une seule idée en leur baragouin…[12]
Zografi donne ainsi la mesure des délimitations grossières qui exilent les deux parties de l’Europe des deux côtés de la barricade :
Le Duc : On les gavera tous, à satiété, de notre gastronomie, on les suffoquera de nos parfums! C’est ainsi qu’on conquiert le monde, non avec des philosophes et des ingénieurs. Aie confiance dans le destin de la France. Louis XV est encore un enfant et tu vois les progrès qu’on a faits… Il y aura un Louis XVI et nous inventerons des vins avec un bouquet plus riche encore, un Louis XVII et on trouvera de nouveaux parfums, Louis XVIII lancera sur le marché un fromage encore plus puant, Louis XIX fera inventer de nouvelles danses galantes qui envahiront aussitôt l’Europe, les académiciens de Louis XX inventeront des mots nouveaux, des mots indispensables pour exprimer des nuances ineffables, et le monde entier, par snobisme, sera réduit à les débiter béatement. Il y aura beaucoup de Louis, Olivier… C’est ça, le destin de la France, une série sans fin de Louis… Et Paris restera à jamais la capitale du monde.[13]
Pierre chamboule les définitions rationalistes des académiciens, en leur ajoutant la nuance irrationnelle qui s’approprie la langue, les concepts, et ce qu’on appelle l’Arché-texte: « Tu es des nôtres. Les autres, c’est l’ennemi. Voilà l’Arché-texte de l’espèce humaine, archaïque et archipuissant. Structure de base de tous les récits primitifs, depuis La guerre du feu jusqu’à La guerre des étoiles. »[14] Nous versus les autres. La délimitation du territoire, de l’influence, de l’espace vital. Le moment historique présenté par Zografi est celui d’une ère en expansion, non encore atteinte par les idiosyncrasies de la délimitation du multiculturalisme et des politiques de l’identité. C’est une ère où l’action est encore possible.
Pierre : Ma raison pleut comme un nuage gris et duveteux… Le nuage est là-haut, dans le ciel, la tête est sur les épaules… Les épaules s’appuient sur un corps robuste, le corps sur une charpente solide… Avez-vous entendu parler de l’autoanatomie?
La Deuxième Comtesse : Non, Sire.
Pierre : C’est dommage. Mettez-vous à potasser… On en était où?…
La Première Comtesse : Aux pieds.
Pierre : Ah oui! les os… L’anatomie finit avec les os. L’autoanatomie, non. La terre sur laquelle je vis est mon prolongement, elle est à moi…[15]
Pierre s’attaque également aux mythes fondateurs du rationalisme occidental : « Croyez-moi, la France dominera le monde rien que par le rationalisme. Nul ne comprendra plus rien. »[16], aux mythes du féminisme : Pierre est un homme qui n’hésite pas devant l’incidence de ses désirs :
Coco : Bon, mais la Russie a déjà une tsarine.
Pierre : Elle en a eu plusieurs. Evdokia, ma première femme, je l’ai envoyée au monastère. Catherine l’y suivra. Le monastère est un lieu très sûr, j’ai l’impression que les tsarines s’y plaisent…
Coco : Tu plaisantes, Pierre…[17]
Il cherche désespérément quelqu’un qui pourrait lui apprendre comment changer l’homme, comment le civiliser, comment l’arracher à sa monumentale imperméabilité cosmologique. Il veut frayer le chemin de l’action, en demandant des conseils au cynique Pierre de la Manque :
Pierre de la Manque : T’as raison. On me reproche que je date, que je manque d’originalité… Le cynisme est périmé depuis deux mille ans déjà… Cela est vrai. Mais que veux-tu que j’y fasse? C’est pas de ma faute si d’autres y ont pensé eux aussi… De toute façon, l’originalité, très peu pour moi… Seuls les idiots sont originaux! C’est ça, je ne peux tourner le dos à l’histoire… J’ai beaucoup lu, le diable m’a poussé vers les livres… je m’en suis fait une drogue, oui, oui, une drogue… Ah! L’histoire est une pute par trop séduisante. Je dois lui faire la cour et persévérer dans mon rôle d’amant raté.[18]
Quel est donc l’enjeu de cette pièce de théâtre? Qu’est-ce que Zografi veut faire? Si on suit Badiou, qui déclare[19] que le théâtre n’est rien d’autre que l’action à l’état pur, l’évènement dans son déploiement parfait; que le théâtre est la ré-articulation figurative de la politique, ce qui implique aussi le fait qu’il est extrêmement difficile de faire du théâtre à partir de la vraie politique (Lénine, Mao ou Robespierre sur scène ne signifie pas grand-chose) – quelle est alors l’intention de l’auteur de cette pièce non-conformiste? Serait-ce celle de renouer avec le présent et de nous présenter la ressemblance asymétrique entre Pierre le Grand et Staline, la fascination orientale pour l’Occident?
La réponse est : non, pas du tout. Je serais plutôt en accord avec Janelle Reinelt qui, en analysant la trilogie de Jan Lauwers et de la Needcompany, arrive à la conclusion que la fonction réelle du théâtre consiste à nous orienter dans le temps, à nous dire où on est par rapport à l’histoire. Le théâtre serait une machine à localiser[20]. Il serait un assemblage esthétique-politique qui produit une relation topologique avec le temps[21].
Le théâtre est créateur d’évènements. Si on suit Badiou et on affirme que le théâtre est l’évènement même, l’agencement de l’action, il est certain que l’action s’enchaîne en lui selon des principes différents de ceux qui structurent la politique. Je suis en accord avec Badiou sur le fait que tout théâtre véritable est une hérésie en action, qui reformule le sens de l’histoire, mais je suis moins en accord avec lui là où il affirme que le théâtre est la reconfiguration figurative de la politique, peu importe son sujet.
C’est justement cette logique de l’événement que Zografi essaie de bousculer dans la plupart de ses pièces, dès son premier succès, Pierre ou Les Taches solaires. En utilisant le cadre historique, Zografi dégage la voie à l’expérience ontologique. Il ne veut pas expliquer, comprendre ou redonner signification à des événements passés, sa logique n’est pas une logique historique et politique. Ce qu’il envisage est, au contraire, d’échapper à la logique inacceptable de l’histoire. Les philosophes cyniques et les bouffons dans la bouche desquels il verse ses phrases « chaotisantes » ne sont rien d’autre que des projections micro du personnage principal, qui n’est pas capable de supporter le vide du sens, le fait que le soleil soit taché, qu’il soit malade d’existence.
Dans son interprétation de la pièce de théâtre écrite par Zografi, Ileana Orlich explique la perplexité du tzar devant la toute récente découverte des taches du soleil en lien avec la méfiance de l’autorité devant la disparition de l’astre tout-puissant et fait référence à la coutume immémoriale qui compare le tsar avec le soleil. « If this sun dies, we pass away too, we’ll conk like a pack of rats, » if the sun is imperfect and subject to extinction, so are the tsar and his unlimited power. »[22] Elle enchaîne, en arrivant à la conclusion que la pièce de théâtre nous laisse entendre « a combination of different types of traces in order to suggest the possibilities for the thinking Peter’s story or history of Russia and the common perceptions about Russia in general and of Zografi’s contemporary URSS in general. »[23] Cette affirmation nous éloigne du cœur même du théâtre de Zografi.
L’auteur ne veut pas du tout décrire la Russie, ni la ressemblance avec Staline. Le parallèle qu’on pourrait tracer avec la naissance d’un monstre à partir d’une vocation artistique déchue dans Mein Kampf est incongru. Il s’agit plutôt de la genèse de la violence aveugle à partir du désir trahi de Pierre le tsar de percer les mystères philosophiques de Pierre de la Manque, auquel le philosophe répond avec un cynisme tout à fait cohérent.
Dans une certaine mesure, la pièce de Zografi pourrait être ce que l’auteur de Theatre and Event (Adrian Kear) appelle[24] une manière de reconstruire l’évènement, une manière de rendre compte du siècle européen – du point de vue historiographique et ontologique – comme de quelque chose qui a été vécu, mais aussi sur lequel on a longuement réfléchi. L’auteur ne veut présenter aucune vérité historique, aucun miroir de la société.
Pierre de la Manque : Ah! La Russie est un pays maladivement grand… Tu sais, j’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de plus sain que la maladie. Ces microbes, ils sont d’une vitalité… Surtout quand ils arrivent de l’Est. Si l’on se changeait tous en microbes, l’espèce humaine aurait une chance de survivre… Nous devrions cesser de nous laver, comme nous devrions être plus pragmatiques. Pour ce qui est du lavage, on pourrait y parvenir, mais demander à un Français d’être pragmatique… plutôt l’obliger de marcher avec les mains et de manger avec les pieds. (À Pierre 🙂 Que cherches-tu ici? Si tu es venu nous infecter, tu te fais des illusions, sans doute tu ne connais pas l’histoire de la France.[25]
La maladie-la santé. La barbarie-la civilisation. Le marteau-le miroir. L’Occident-les réfugiés. De quel côté faudrait-il se placer afin de pouvoir comprendre ce qui est apolitique et ce qui ne peut jamais devenir esthétique dans cet agencement d’évènements qui nous prend au piège, qu’on le veuille ou non, et qu’on appelle géopolitique?
À la fin de son analyse sur la nouvelle dramaturgie et le cinéma roumains, Saviana Stanescu parle du fait que « Romanian dramatists and filmmakers are transforming their art into a mirror of the society AND a hammer meant to shape the new identities of Romanians. The mirror and the hammer can co-exist in art. We can look at ourselves in the mirror and laugh, we can take a hammer and break the mirror in millions of pieces, we can read self-help books on anger management, we can write books, essays, plays and screenplays. »[26]
Serait le théâtre de Zografi un marteau avec lequel on déconstruirait et on recomposerait les fondements politiques de l’Europe de l’Est? Non, je ne le crois pas. Il est vrai que le contexte historique et social d’une certaine époque historique est souvent présent dans ses pièces et il fait recours à des métaphores théâtrales extrêmement puissantes. Mais ce qu’il fait en premier est surtout un processus de sens inverse. Il dénude la nature humaine de tous ses attributs (pouvoir, politique, histoire, etc.) et la confronte au manque de sens. Le cri de désespoir de Pierre est d’autant plus déchirant qu’il est censé avoir à sa disposition tous les moyens possibles pour contrecarrer le vide du pouvoir.
Pierre : Mais je ne peux plus être Russe. J’ai oublié… Je sens me dissoudre, devenir difforme. Comme la terre. Autour de moi toutes les directions ont explosé… Chaque jour qui passe me brûle les tripes et me dissout du dedans. Je dois faire quelque chose! Pierre, aide-moi! Aide-moi, tu es le seul à pouvoir.[27]
Le déploiement de l’action – le noyau même du théâtre – est rendu nul par le philosophe cynique :
Pierre : Tu iras aussi au pôle Nord! Là, tout est propre, désert, immaculé…
Pierre de la Manque : Il fait trop froid.
Pierre : Je vais te le chauffer, le pôle Nord! L’argent ne compte pas, des hommes, on en a assez. Je mets à ta disposition cent serviteurs. Mille. Dix mille…
… (Comme foudroyé par une idée 🙂 Pierre, tu te rends compte? À Saint-Pétersbourg, tu écriras ton système philosophique!
Pierre de la Manque : Mais je n’ai aucun système. Il n’existe pas de système, mon ami!
Pierre de la Manque : Vos maladies sont irrémédiablement saines. Non, Pierre… Laisse-moi contempler la fin de la France. C’est si beau! (Il regarde dans le vide, transporté.)
Coco : Pierre, la fin de la France, on s’en fout, c’est nos débuts dans une vie nouvelle qui comptent…[28]
Pierre croit en l’action, au théâtre, mais le théâtre, l’action ne croient pas en lui. La beauté esthétique du déclin de l’Occident ne l’attire pas, non plus. La conclusion qui s’impose est tout à fait cohérente, tout à fait logique – la mise à mort du philosophe, déguerpir, la barbarie, tout emporter et dévaster. C’est la seule fois, je crois, que le marteau utilisé par Zografi ne manque pas d’équivoque. D’habitude les fins de ses pièces tournent en boucle, un peu comme dans la Cantatrice chauve.
Ici, le marteau de Pierre le barbare veut en finir avec les déceptions de l’histoire, s’envoler vers un espace où l’imagination est non tachée, où le soleil ne souffre pas de maladie. C’est la maladie de tous les fous d’autorité.
Bibliographie
Alain Badiou, Rhapsody for the Theatre, trad. de Bruno Bosteels, American Society for Theatre Research, 2008.
Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud/Leméac, 2008.
Adrian Kear, Theatre and Event. Staging the European Century, Palgrave Macmillan, 2013.
Janelle Reinelt, Joseph Roach (dir.), Critical Theory and Performance,University ofMichigan Press, 1992.
Kenneth Reinhard, « Kant with Sade, Lacan with Levinas », MLN, vol. 110, no. 4, Comparative Literature Issue, sept. 1995, p. 785-808.
Saviana Stănescu, « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it? », Romanian Conference at ColumbiaUniversity, April 20th, 2008.
Vlad Zografi, Infinitul dinăuntru. Șase povestiri despre om, societate și istorie [fr. L’infini du dedans. Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire], Bucarest, Humanitas, 2012.
Vlad Zografi, Kiss Me. Confessions of a Bare-Footed Leper (Three Plays by Vlad Zografi), Bettie Youngs Book Publishers, 2011.
Vlad Zografi, Pierre ou Les Taches solaires, trad. d’Emanoil Marcu, Bucarest, Éditions Unitext, 1997.
Notes
[1] Vlad Zografi, Pierre ou Les Taches solaires, trad. d’Emanoil Marcu, Bucarest, Éditions Unitext, 1997.
[2] Vlad Zografi, Infinitul dinăuntru. Șase povestiri despre om, societate și istorie [fr. L’infini du dedans. Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire], Bucarest, Humanitas, 2012.
[3] Vlad Zografi, Kiss Me. Confessions of a Bare-Footed Leper (Three Plays by Vlad Zografi), Bettie Youngs Book Publishers, 2011.
[4] Kenneth Reinhard, « Kant with Sade, Lacan with Levinas », MLN, vol. 110, no. 4, Comparative Literature Issue, sept. 1995, p. 785-808.
[5] Saviana Stănescu, « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it? », Romanian Conference at Columbia University, April 20th, 2008.
[6] Ibid.
[7] Zografi, L’infini du dedans, p. 43-44.
[8] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud/Leméac, 2008, p. 90.
[9] Vlad Zografi, Toate mințile tale. Planeta Marte [fr. Tous tes esprits. La planète Mars], Bucarest, Humanitas, 2011, p. 92.
[10] Ibid. p. 194.
[11] Ibid., p. 190, 192.
[12] Zografi, Pierre ou les Taches solaires, p. 9.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Huston, L’espèce fabulatrice, p. 82.
[15] Zografi, Pierre, p. 11.
[16] Ibid., p. 17.
[17] Ibid., p. 26.
[18] Ibid., p. 29.
[19] Alain Badiou, Rhapsody for the Theatre, trad. de Bruno Bosteels, American Society for Theatre Research, 2008.
[20] Janelle Reinelt, Joseph Roach (dir.), Critical Theory and Performance,University ofMichigan Press, 1992, p. 29.
[21] Ibid.
[22] Ileana Ohrlich, « Specters of Power, History, and Politics of the Stage: Peter or The Sun Spots », in Kiss Me, p. 198.
[23] Ibid.
[24] Adrian Kear, Theatre and Event. Staging the European Century, Palgrave Macmillan, 2013, p. 3.
[25] Zografi, Pierre, p. 27-28.
[26] Stănescu, Ibid.
[27] Zografi, Pierre, p. 31.
[28] Ibid.
Laura T. Ilea
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie/
Université Concordia, Montréal
airarle@yahoo.com
L’imaginaire est apolitique : Pierre ou les Taches solaires de Vlad Zografi
The Imaginary is Apolitical: Peter or the Sun Spots by Vlad Zografi
Abstract: Among post-1989 Romanian playwrights, Vlad Zografi is perhaps the most disturbing and elusive. His distinctive work is punctuated by mythological and historical incursions, reinterpreted in contemporary key (Oedipus in Delphi, Peter or the Sun Spots and The King and the Corpse). Zografi comprehensively questions theories of theatre and of representation, our condition as sensitive and thinking beings, as well as our historical paradoxes. I have specifically chosen to analyse Peter or the Sun Spots to showcase the dispersed imaginary from which Zografi tackles civilization and barbarity; the inability to change the human condition; and the fragility of action in the context of two solitudes (France and Russia) at the heart of Europe. This theatre play, presented at Bonner Biennale with a resounding success, represents a theatrical synthesis of his political, metaphysical, and poetic message.
Keywords: Theories of Theatre; Event; Dispersed Imaginary; Untranslatable Consciousness; Politico-Aesthetical Assemblage.
Parmi les dramaturges roumains des années post-1989, Vlad Zografi est peut-être le plus inquiétant et le plus difficile à cerner. Son œuvre singulière est ponctuée par des incursions mythologiques et historiques réinterprétées en clé contemporaine (Œdipes à Delphi, Pierre ou les Taches solaires et Le Roi et le cadavre, une pièce retravaillée à partir du fameux livre initiatique d’Heinrich Zimmer). Zografi questionne tour à tour les théories de la représentation et du théâtre, notre condition en tant qu’êtres sensuels et pensants et nos paradoxes historiques. Il privilégie une écriture minimaliste à portée métaphysique. La force du langage qu’il déploie dans ses pièces débouche sur une attaque contre la logique, à la manière d’Ionesco et, ce faisant, met en avant une vision de la complexité de l’existence humaine et de l’événement tout à fait surprenante, sans doute attribuable à sa formation en physique quantique. J’ai fait le choix de parler, tout particulièrement, de Pierre ou Les Taches solaires pour mettre en valeur l’imaginaire dispersé à partir duquel Zografi s’attaque à la civilisation et à la barbarie, à l’impossibilité de changer l’humain et à la fragilité de l’action dans le contexte des deux solitudes au cœur de l’Europe. Cette pièce de théâtre, qui a connu un succès retentissant, a été jouée à la Bonner Biennale et représente une synthèse théâtrale du message politique, métaphysique et poétique de l’auteur.
Pierre ou Les Taches solaires[1], pièce écrite en 1995, met en scène le scénario suivant: le tsar de la Russie, Pierre, débarque en France en 1717 avec une cohorte de barbares russes – ses conseillers, ses bouffons et ses politiciens. Au delà du mobile déclaré de leur affaire diplomatique, le but inavoué est celui de trouver le seul personnage digne d’intérêt aux yeux du tsar, notamment le philosophe cynique Pierre de la Manque. Pierre, le tsar russe, demande à ses gardes de fouiller la capitale française, afin de trouver le dernier cynique, qui dort dans des cimetières.
Avant de commencer l’analyse des éléments politiques ou apolitiques dans la pièce de théâtre Pierre ou Les Taches solaires, j’aimerais prendre comme point de départ le concept d’infini du dedans, tel qu’il est présenté par Zografi dans son dernier livre d’essais qui a comme sous-titre Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire[2]. Je fais référence à ce livre, parce que la maladie de Pierre dans la pièce de théâtre homonyme est en fait reliée à un imaginaire apolitique dont les conséquences politiques sont importantes. En prenant comme cadre un moment historique précis, Zografi n’a pas du tout l’intention de créer une typologie psychologique ou historique. L’auteur se méfie de typologies, ce qu’il affirme ouvertement dans son texte L’infini du dedans. Ses pièces de théâtre veulent éclater la logique de l’histoire et subvertir le message politique par des narrations chaotisantes.
La dimension politique n’a donc pas du tout la portée descriptive, historique et programmatique qu’Ileana Orlich lui donne dans son commentaire critique à la fin de la version anglaise du volume Kiss Me, un recueil de trois pièces écrites par Zografi dans les années 90, paru chez Bettie Youngs Publishers en 2011[3]. Le texte écrit par Orlich, professeure de littérature comparée à Arizona State University, s’intitule Specters of Power, History and Politics of the Stage : Peter or The Sun Spots et l’idée principale s’appuie sur le parallèle qu’on pourrait tracer entre deux personnages historiques, notamment Pierre le Grand, le tsar blanc qui a régné en Russie entre 1682 et 1725, et Staline, le dirigeant rouge qui y a régné entre 1928 et 1953. Pour mettre en lumière cette relation, évidente aux yeux de la chercheure, elle fait référence à la non-réciprocité ou la substitution asymétrique de leur relation, mise en évidence par Kenneth Reinhard dans son texte « Kant with Sade, Lacan with Levinas »[4]. L’étude comparative, affirme-t-elle, serait compliquée par l’histoire, la politique et l’esthétique théâtrale.
Je pense, au contraire, que ce qui complique l’étude comparative jusqu’à la rendre impuissante est le fait que le but de Zografi n’est pas du tout celui de décrire des typologies humaines ou de présenter un paradigme historique, notamment l’autoritarisme des dirigeants russes, mais plutôt la perpétuité de ce modèle autoritaire, la genèse de la violence à partir d’une déception ontologique.
Pour expliquer la stratégie théâtrale de Zografi, j’embrasse plutôt l’opinion de Saviana Stanescu, une autre importante dramaturge roumaine qui vit actuellement à New York, qui souligne, dans une étude intitulée « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it ? » l’humour grotesque, caractéristique d’une entière génération de créateurs roumains, leur impeccable professionnalisme : « people laugh while swallowing the bitter comments of the socio-political reality. »[5] Elle rappelle aussi les autres caractéristiques de cette génération qui a surenchéri sur la théâtralisation en utilisant des métaphores imaginatives de la scène : « alienation, dark humor, generational gaps, dysfunctionalities, adjustment to the consummerist society, dislocation, exile, fascination with the Western world. »[6]
Fascination de l’Occident. Pierre le tsar est lui aussi en proie à cette fascination. Il veut certes civiliser la Russie, mais Zografi déplace l’enjeu de la pièce vers son désir démesuré de changer la nature humaine. C’est son interlocuteur, Pierre de la Manque, qui le rappelle à chaque fois à l’ordre, en lui disant que s’il arrivait à changer l’humain, il ne pourrait plus changer la Russie, il ne pourrait plus conquérir l’Europe. Déçu par le cynisme de l’homme qu’il avait désespérément cherché, pour lequel il avait fouillé en long et en large la France, Pierre le condamne à mort dans un accès de folie digne de tous les bourreaux qui ont depuis toujours bouleversé le paysage géopolitique de l’Europe. Mais ses raisons sont plutôt des raisons apolitiques. C’est de la crise de l’imaginaire qu’il parle, de la crise ancrée dans l’infini du dedans.
Dans le livre d’essais mentionné auparavant, l’infini du dedans est le résultat de la distance inexistante entre l’homme et son soi; entre le personnage et la voix qui articule, de manière indéfinie, l’équation d’une rencontre impossible. L’homme rate en permanence le contact avec soi-même, vu qu’il ne possède pas de distance juste pour une évaluation d’ensemble. En échange, il projette de nombreux films personnels, des discours avec soi, des mots qui rendent de manière approximative les scénarios divergents de l’infini du dedans.
Les grands mythes de l’humanité sont incrustés dans le noyau dur de ce que Zografi appelle la conscience intraductible[7], qui essaie d’approximer l’infini du dedans. Selon lui, plusieurs générations sont nécessaires afin de pouvoir donner consistence à un mythe fondamental. Et ceci, parce que ce que l’auteur appelle l’intraductible a besoin d’alluvions, d’îles et de continents de la conscience qui pourraient transformer en complexité le cliché des typologies humaines. Chaque mythe propose un dilemme, en imposant en même temps une solution, plus ou moins paradoxale, pour une logique du monde qui est en fait inacceptable. Les mythes orientent cette logique inacceptable vers une solution de dernier recours – le magique, le fantastique ou bien le dialogue avec la transcendance.
La logique du monde est inacceptable – voici un point de départ pour une mise en scène où la fiction prend entièrement l’avant-scène. « Reel-reel, ca n’existe pas »[8], affirme Nancy Huston dans son livre L’espèce fabulatrice. En ce sens, les pièces de théâtre de Vlad Zografi sont au plus haut degré l’éloignement de l’arché Texte, l’éloignement de l’inéquivocité du sens. Il explose la logique du sens. Il explose la logique du monde. Chez lui, la limite entre l’essentiel et l’insignifiant est presque inexistante. En ce sens, ses pièces de théâtre bouleversent l’ordre de la logique (Planète Mars – Vera: « Un conquérant. Tout est dans la volonté. On peut même marcher sur l’eau si l’on veut. » Soso: « Pourquoi marcher sur l’eau? », trad. auteure)[9], les sous-entendus de l’humanisme (« On n’a même pas eu le temps de goûter à fond les bienfaisances de la civilisation. Des miliers d’années de civilisation. Miettes et la fumée. »)[10] et de la raison (Premier éditeur: « Il n’y a aucune logique, crois moi. Coincidences. Hasard. »… « Raison et instinct sont la même chose. Et alors, qu’est-ce que l’instinct? Où est-il? Je pense l’avoir ici, chez moi, quelque part », trad. auteure).[11]
Dans la pièce de théâtre Pierre ou les Taches solaires, la première confrontation entre deux logiques du monde irréconciliables se joue sur le ton de l’exotisme. Rien de plus exotique qu’un spécimen de plus, un tsar russe, dans le cabinet des curiosités du roi de la France.
Le Duc : C’est excellent, mon ami! Maintenant qu’on a importé tant de spécimens, il fallait apporter un tsar aussi… C’est un tsar puissant, n’oublie pas, Pierre est le maître de deux continents. Comment ne pas le recevoir à Paris, où nous avons accueilli girafes et rhinocéros? Et puis il y a encore une chose fort importante… Pierre a des projets d’envergure, il veut civiliser la Russie…
Olivier : Il a bien commencé! Pour bâtir Saint-Pétersbourg il a fait tuer deux cent mille malheureux!
Le Duc : On exagère toujours. De toute façon, c’est son affaire à lui, cela ne nous regarde pas. L’important c’est que tsar veut se civiliser, et nous allons l’y aider. Nous lui offrirons le modèle français. Avec en prime la francophonie!
Olivier : Excellence, vous voyez comment ces barbares écorchent le français! Et dire qu’on a là le gratin de la Russie…
Le Duc : Ils vont apprendre, il faut laisser le temps au temps… faut leur donner une chance… Je voudrais bien te voir, toi, exprimer une seule idée en leur baragouin…[12]
Zografi donne ainsi la mesure des délimitations grossières qui exilent les deux parties de l’Europe des deux côtés de la barricade :
Le Duc : On les gavera tous, à satiété, de notre gastronomie, on les suffoquera de nos parfums! C’est ainsi qu’on conquiert le monde, non avec des philosophes et des ingénieurs. Aie confiance dans le destin de la France. Louis XV est encore un enfant et tu vois les progrès qu’on a faits… Il y aura un Louis XVI et nous inventerons des vins avec un bouquet plus riche encore, un Louis XVII et on trouvera de nouveaux parfums, Louis XVIII lancera sur le marché un fromage encore plus puant, Louis XIX fera inventer de nouvelles danses galantes qui envahiront aussitôt l’Europe, les académiciens de Louis XX inventeront des mots nouveaux, des mots indispensables pour exprimer des nuances ineffables, et le monde entier, par snobisme, sera réduit à les débiter béatement. Il y aura beaucoup de Louis, Olivier… C’est ça, le destin de la France, une série sans fin de Louis… Et Paris restera à jamais la capitale du monde.[13]
Pierre chamboule les définitions rationalistes des académiciens, en leur ajoutant la nuance irrationnelle qui s’approprie la langue, les concepts, et ce qu’on appelle l’Arché-texte: « Tu es des nôtres. Les autres, c’est l’ennemi. Voilà l’Arché-texte de l’espèce humaine, archaïque et archipuissant. Structure de base de tous les récits primitifs, depuis La guerre du feu jusqu’à La guerre des étoiles. »[14] Nous versus les autres. La délimitation du territoire, de l’influence, de l’espace vital. Le moment historique présenté par Zografi est celui d’une ère en expansion, non encore atteinte par les idiosyncrasies de la délimitation du multiculturalisme et des politiques de l’identité. C’est une ère où l’action est encore possible.
Pierre : Ma raison pleut comme un nuage gris et duveteux… Le nuage est là-haut, dans le ciel, la tête est sur les épaules… Les épaules s’appuient sur un corps robuste, le corps sur une charpente solide… Avez-vous entendu parler de l’autoanatomie?
La Deuxième Comtesse : Non, Sire.
Pierre : C’est dommage. Mettez-vous à potasser… On en était où?…
La Première Comtesse : Aux pieds.
Pierre : Ah oui! les os… L’anatomie finit avec les os. L’autoanatomie, non. La terre sur laquelle je vis est mon prolongement, elle est à moi…[15]
Pierre s’attaque également aux mythes fondateurs du rationalisme occidental : « Croyez-moi, la France dominera le monde rien que par le rationalisme. Nul ne comprendra plus rien. »[16], aux mythes du féminisme : Pierre est un homme qui n’hésite pas devant l’incidence de ses désirs :
Coco : Bon, mais la Russie a déjà une tsarine.
Pierre : Elle en a eu plusieurs. Evdokia, ma première femme, je l’ai envoyée au monastère. Catherine l’y suivra. Le monastère est un lieu très sûr, j’ai l’impression que les tsarines s’y plaisent…
Coco : Tu plaisantes, Pierre…[17]
Il cherche désespérément quelqu’un qui pourrait lui apprendre comment changer l’homme, comment le civiliser, comment l’arracher à sa monumentale imperméabilité cosmologique. Il veut frayer le chemin de l’action, en demandant des conseils au cynique Pierre de la Manque :
Pierre de la Manque : T’as raison. On me reproche que je date, que je manque d’originalité… Le cynisme est périmé depuis deux mille ans déjà… Cela est vrai. Mais que veux-tu que j’y fasse? C’est pas de ma faute si d’autres y ont pensé eux aussi… De toute façon, l’originalité, très peu pour moi… Seuls les idiots sont originaux! C’est ça, je ne peux tourner le dos à l’histoire… J’ai beaucoup lu, le diable m’a poussé vers les livres… je m’en suis fait une drogue, oui, oui, une drogue… Ah! L’histoire est une pute par trop séduisante. Je dois lui faire la cour et persévérer dans mon rôle d’amant raté.[18]
Quel est donc l’enjeu de cette pièce de théâtre? Qu’est-ce que Zografi veut faire? Si on suit Badiou, qui déclare[19] que le théâtre n’est rien d’autre que l’action à l’état pur, l’évènement dans son déploiement parfait; que le théâtre est la ré-articulation figurative de la politique, ce qui implique aussi le fait qu’il est extrêmement difficile de faire du théâtre à partir de la vraie politique (Lénine, Mao ou Robespierre sur scène ne signifie pas grand-chose) – quelle est alors l’intention de l’auteur de cette pièce non-conformiste? Serait-ce celle de renouer avec le présent et de nous présenter la ressemblance asymétrique entre Pierre le Grand et Staline, la fascination orientale pour l’Occident?
La réponse est : non, pas du tout. Je serais plutôt en accord avec Janelle Reinelt qui, en analysant la trilogie de Jan Lauwers et de la Needcompany, arrive à la conclusion que la fonction réelle du théâtre consiste à nous orienter dans le temps, à nous dire où on est par rapport à l’histoire. Le théâtre serait une machine à localiser[20]. Il serait un assemblage esthétique-politique qui produit une relation topologique avec le temps[21].
Le théâtre est créateur d’évènements. Si on suit Badiou et on affirme que le théâtre est l’évènement même, l’agencement de l’action, il est certain que l’action s’enchaîne en lui selon des principes différents de ceux qui structurent la politique. Je suis en accord avec Badiou sur le fait que tout théâtre véritable est une hérésie en action, qui reformule le sens de l’histoire, mais je suis moins en accord avec lui là où il affirme que le théâtre est la reconfiguration figurative de la politique, peu importe son sujet.
C’est justement cette logique de l’événement que Zografi essaie de bousculer dans la plupart de ses pièces, dès son premier succès, Pierre ou Les Taches solaires. En utilisant le cadre historique, Zografi dégage la voie à l’expérience ontologique. Il ne veut pas expliquer, comprendre ou redonner signification à des événements passés, sa logique n’est pas une logique historique et politique. Ce qu’il envisage est, au contraire, d’échapper à la logique inacceptable de l’histoire. Les philosophes cyniques et les bouffons dans la bouche desquels il verse ses phrases « chaotisantes » ne sont rien d’autre que des projections micro du personnage principal, qui n’est pas capable de supporter le vide du sens, le fait que le soleil soit taché, qu’il soit malade d’existence.
Dans son interprétation de la pièce de théâtre écrite par Zografi, Ileana Orlich explique la perplexité du tzar devant la toute récente découverte des taches du soleil en lien avec la méfiance de l’autorité devant la disparition de l’astre tout-puissant et fait référence à la coutume immémoriale qui compare le tsar avec le soleil. « If this sun dies, we pass away too, we’ll conk like a pack of rats, » if the sun is imperfect and subject to extinction, so are the tsar and his unlimited power. »[22] Elle enchaîne, en arrivant à la conclusion que la pièce de théâtre nous laisse entendre « a combination of different types of traces in order to suggest the possibilities for the thinking Peter’s story or history of Russia and the common perceptions about Russia in general and of Zografi’s contemporary URSS in general. »[23] Cette affirmation nous éloigne du cœur même du théâtre de Zografi.
L’auteur ne veut pas du tout décrire la Russie, ni la ressemblance avec Staline. Le parallèle qu’on pourrait tracer avec la naissance d’un monstre à partir d’une vocation artistique déchue dans Mein Kampf est incongru. Il s’agit plutôt de la genèse de la violence aveugle à partir du désir trahi de Pierre le tsar de percer les mystères philosophiques de Pierre de la Manque, auquel le philosophe répond avec un cynisme tout à fait cohérent.
Dans une certaine mesure, la pièce de Zografi pourrait être ce que l’auteur de Theatre and Event (Adrian Kear) appelle[24] une manière de reconstruire l’évènement, une manière de rendre compte du siècle européen – du point de vue historiographique et ontologique – comme de quelque chose qui a été vécu, mais aussi sur lequel on a longuement réfléchi. L’auteur ne veut présenter aucune vérité historique, aucun miroir de la société.
Pierre de la Manque : Ah! La Russie est un pays maladivement grand… Tu sais, j’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de plus sain que la maladie. Ces microbes, ils sont d’une vitalité… Surtout quand ils arrivent de l’Est. Si l’on se changeait tous en microbes, l’espèce humaine aurait une chance de survivre… Nous devrions cesser de nous laver, comme nous devrions être plus pragmatiques. Pour ce qui est du lavage, on pourrait y parvenir, mais demander à un Français d’être pragmatique… plutôt l’obliger de marcher avec les mains et de manger avec les pieds. (À Pierre 🙂 Que cherches-tu ici? Si tu es venu nous infecter, tu te fais des illusions, sans doute tu ne connais pas l’histoire de la France.[25]
La maladie-la santé. La barbarie-la civilisation. Le marteau-le miroir. L’Occident-les réfugiés. De quel côté faudrait-il se placer afin de pouvoir comprendre ce qui est apolitique et ce qui ne peut jamais devenir esthétique dans cet agencement d’évènements qui nous prend au piège, qu’on le veuille ou non, et qu’on appelle géopolitique?
À la fin de son analyse sur la nouvelle dramaturgie et le cinéma roumains, Saviana Stanescu parle du fait que « Romanian dramatists and filmmakers are transforming their art into a mirror of the society AND a hammer meant to shape the new identities of Romanians. The mirror and the hammer can co-exist in art. We can look at ourselves in the mirror and laugh, we can take a hammer and break the mirror in millions of pieces, we can read self-help books on anger management, we can write books, essays, plays and screenplays. »[26]
Serait le théâtre de Zografi un marteau avec lequel on déconstruirait et on recomposerait les fondements politiques de l’Europe de l’Est? Non, je ne le crois pas. Il est vrai que le contexte historique et social d’une certaine époque historique est souvent présent dans ses pièces et il fait recours à des métaphores théâtrales extrêmement puissantes. Mais ce qu’il fait en premier est surtout un processus de sens inverse. Il dénude la nature humaine de tous ses attributs (pouvoir, politique, histoire, etc.) et la confronte au manque de sens. Le cri de désespoir de Pierre est d’autant plus déchirant qu’il est censé avoir à sa disposition tous les moyens possibles pour contrecarrer le vide du pouvoir.
Pierre : Mais je ne peux plus être Russe. J’ai oublié… Je sens me dissoudre, devenir difforme. Comme la terre. Autour de moi toutes les directions ont explosé… Chaque jour qui passe me brûle les tripes et me dissout du dedans. Je dois faire quelque chose! Pierre, aide-moi! Aide-moi, tu es le seul à pouvoir.[27]
Le déploiement de l’action – le noyau même du théâtre – est rendu nul par le philosophe cynique :
Pierre : Tu iras aussi au pôle Nord! Là, tout est propre, désert, immaculé…
Pierre de la Manque : Il fait trop froid.
Pierre : Je vais te le chauffer, le pôle Nord! L’argent ne compte pas, des hommes, on en a assez. Je mets à ta disposition cent serviteurs. Mille. Dix mille…
… (Comme foudroyé par une idée 🙂 Pierre, tu te rends compte? À Saint-Pétersbourg, tu écriras ton système philosophique!
Pierre de la Manque : Mais je n’ai aucun système. Il n’existe pas de système, mon ami!
Pierre de la Manque : Vos maladies sont irrémédiablement saines. Non, Pierre… Laisse-moi contempler la fin de la France. C’est si beau! (Il regarde dans le vide, transporté.)
Coco : Pierre, la fin de la France, on s’en fout, c’est nos débuts dans une vie nouvelle qui comptent…[28]
Pierre croit en l’action, au théâtre, mais le théâtre, l’action ne croient pas en lui. La beauté esthétique du déclin de l’Occident ne l’attire pas, non plus. La conclusion qui s’impose est tout à fait cohérente, tout à fait logique – la mise à mort du philosophe, déguerpir, la barbarie, tout emporter et dévaster. C’est la seule fois, je crois, que le marteau utilisé par Zografi ne manque pas d’équivoque. D’habitude les fins de ses pièces tournent en boucle, un peu comme dans la Cantatrice chauve.
Ici, le marteau de Pierre le barbare veut en finir avec les déceptions de l’histoire, s’envoler vers un espace où l’imagination est non tachée, où le soleil ne souffre pas de maladie. C’est la maladie de tous les fous d’autorité.
Bibliographie
Alain Badiou, Rhapsody for the Theatre, trad. de Bruno Bosteels, American Society for Theatre Research, 2008.
Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud/Leméac, 2008.
Adrian Kear, Theatre and Event. Staging the European Century, Palgrave Macmillan, 2013.
Janelle Reinelt, Joseph Roach (dir.), Critical Theory and Performance,University ofMichigan Press, 1992.
Kenneth Reinhard, « Kant with Sade, Lacan with Levinas », MLN, vol. 110, no. 4, Comparative Literature Issue, sept. 1995, p. 785-808.
Saviana Stănescu, « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it? », Romanian Conference at ColumbiaUniversity, April 20th, 2008.
Vlad Zografi, Infinitul dinăuntru. Șase povestiri despre om, societate și istorie [fr. L’infini du dedans. Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire], Bucarest, Humanitas, 2012.
Vlad Zografi, Kiss Me. Confessions of a Bare-Footed Leper (Three Plays by Vlad Zografi), Bettie Youngs Book Publishers, 2011.
Vlad Zografi, Pierre ou Les Taches solaires, trad. d’Emanoil Marcu, Bucarest, Éditions Unitext, 1997.
Notes
[1] Vlad Zografi, Pierre ou Les Taches solaires, trad. d’Emanoil Marcu, Bucarest, Éditions Unitext, 1997.
[2] Vlad Zografi, Infinitul dinăuntru. Șase povestiri despre om, societate și istorie [fr. L’infini du dedans. Six histoires sur l’homme, la société et l’histoire], Bucarest, Humanitas, 2012.
[3] Vlad Zografi, Kiss Me. Confessions of a Bare-Footed Leper (Three Plays by Vlad Zografi), Bettie Youngs Book Publishers, 2011.
[4] Kenneth Reinhard, « Kant with Sade, Lacan with Levinas », MLN, vol. 110, no. 4, Comparative Literature Issue, sept. 1995, p. 785-808.
[5] Saviana Stănescu, « New Romanian Drama and Film – Mirror of the Society or Hammer to shape it? », Romanian Conference at Columbia University, April 20th, 2008.
[6] Ibid.
[7] Zografi, L’infini du dedans, p. 43-44.
[8] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud/Leméac, 2008, p. 90.
[9] Vlad Zografi, Toate mințile tale. Planeta Marte [fr. Tous tes esprits. La planète Mars], Bucarest, Humanitas, 2011, p. 92.
[10] Ibid. p. 194.
[11] Ibid., p. 190, 192.
[12] Zografi, Pierre ou les Taches solaires, p. 9.
[13] Ibid., p. 9.
[14] Huston, L’espèce fabulatrice, p. 82.
[15] Zografi, Pierre, p. 11.
[16] Ibid., p. 17.
[17] Ibid., p. 26.
[18] Ibid., p. 29.
[19] Alain Badiou, Rhapsody for the Theatre, trad. de Bruno Bosteels, American Society for Theatre Research, 2008.
[20] Janelle Reinelt, Joseph Roach (dir.), Critical Theory and Performance,University ofMichigan Press, 1992, p. 29.
[21] Ibid.
[22] Ileana Ohrlich, « Specters of Power, History, and Politics of the Stage: Peter or The Sun Spots », in Kiss Me, p. 198.
[23] Ibid.
[24] Adrian Kear, Theatre and Event. Staging the European Century, Palgrave Macmillan, 2013, p. 3.
[25] Zografi, Pierre, p. 27-28.
[26] Stănescu, Ibid.
[27] Zografi, Pierre, p. 31.
[28] Ibid.