Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
L’image de la femme en ses métamorphoses –
Écritures subsahariennes de langue française (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.
Arlette Chemain
Université Sophia Antipolis, Nice, France
arlette.chemain@gmail.com
Arlette Chemain
Images of Women. African Literature in French (1950-2010)
Abstract : A return to sensible reason and the acknowledging of the impact of the imaginary are manifest in the Western thought of the turn of the century (encapsulated in the theories of Gilbert Durand and Jean-Jacques Wunenburger, among other). In the ex-centric Francophone literatures of Western and Central Africa, the images of the woman, with their powerful symbolical load, change in time. The existing variations correspond to the given historical circumstances: the coming out of the colonisation process, at the end of the trials undergone by the countries in the periods ensuing the gaining of their national independence; the crises and fratracide wars that were soon to follow. The seduction of the represenation of the female body undergoes changes illustrative of the notion of “plural beauty.” Renewed many times over – a process which strengthened their aesthetic worth – images correspond to synthetic, schizomorphous, and mystical regimens, making room for the emergence of new forces.
Keywords: African Literature in French; Postcolonialism; NationalIndependence; Internal War; Women; Gilbert Durand.
«Tu seras la même toujours
À travers tes métamorphoses j’adorerai le visage de Koumba Tam”
(L.S. Senghor, Chants pour Signare)
«Je t’aime je t’aime je t’atomise.”
(Tchicaya U Tam’si, Arc musical)
En des temps où la sensibilité et l’imaginaire retrouvent leur impact dans la pensée occidentale[1], une ouverture aux littératures du grand Sud, ou plutôt « du grand large » comme les nomme Gilbert Durand[2], élargira notre corpus. Une de ces littératures excentrées, dans une situation d’écart par rapport à l’horizon d’attente d’un public de culture française, tolère un élément doublement significatif : l’image de la femme d’Afrique noire. En des pages d’une originalité qui se cherche, alignées sur le modèle occidental ou ressourcées dans l’oralité traditionnelle, l’image que sculpte l’écriture exerce sa séduction sans cesse renouvelée.
Au risque de décevoir l’attente du lecteur occidental, l’image sculptée par les textes ne s’inscrit plus dans un exotisme de convention, attendu. Au regard du conquérant de l’époque coloniale succède la vision des natifs de pays désormais reconnus indépendants. Trois approches correspondent à trois périodes historiques : le temps de la Négritude senghorienne imposait une image de la silhouette féminine élue, projection idéale, au profil devenu répétitif et stéréotypé. L’époque immédiatement postérieure aux Indépendances nationales suscita paradoxalement une représentation agressive du personnage démembré, déchiré ; tandis que les années 1980 et 1990, sans estomper les ombres inquiétantes, réinstaurent la présence féminine dans sa noblesse, vision prospective à l’approche du nouveau siècle. Ces trois temps se superposent en des moments de transitions communes, cela s’entend.
Au Sénégal, une première élection par le maître de Joal dont chacun sait le destin politique, répond à une finalité historique. Pour revaloriser les cultures africaines, l’image de la femme selon L.S. Senghor, devient un symbole. Les signes antérieurement méprisés sont glorieusement retournés en faveur de l’élue pour la réhabilitation d’une race : Femme nue femme noire / vêtue de ta couleur qui est vie : le verbe transforme les clichés en traits positifs. Le personnage féminin est marqué par un destin sacrificiel, dans un appel au dépassement : Toi que le destin réduit en cendre pour nourrir les racines de vie, s’enchante L. S. Senghor dans les Chants d’ombre[3]. Les modèles dessinés par le poème sont des sujets à la féminité naissante : filles nubiles, jeunes filles aux seins dressés comme des tours, souples fiancées, promesses d’avenir, comme la communauté renaissant à la conscience d’elle-même, dans une évolution vers une reconnaissance historique, après la seconde guerre mondiale.
Depuis l’inventaire noble introduit par Senghor, il est entendu qu’un élément anatomique suggère l’ensemble du profil, procédé métonymique. Le corps traité par touches successives : servantes au long col, attaches de gazelles, douceur de son secret de pêche, la détermination par le complément de nom met en relief les qualités primordiales, prémisses fécondes. La conjonction entre la femme et le paysage naturel se confirme : mains plus douces que les palmes, douceur des collines jumelles, front bombé sous la forêt de senteurs. L’association au cosmos élargit la vision : ton sourire / comme une voie lactée les abeilles d’or sur tes joues d’ombre /la croix du Sud étincelle à la pointe de ton menton / le charriot flamboie à la pointe de ton front dextre, dans un effet de surimpression prolongée[4]. L’éloge du corps suppose une énumération de ses éléments distincts, une fragmentation qui prendra un tour dramatique dans des œuvres ultérieures et dissidentes, comme il sera observé ci-après.
L’image se construit non par référence au contexte indigène rural dans la misère du tiers monde, mais implicitement par contraste avec les linéaments inscrits dans la tradition occidentale. Au teint de rose et de lys qui emprunte à la beauté du jour selon les poètes de la Renaissance, s’oppose l’intensité sombre de la peau d’ébène. Le procédé oxymoronique permet de juxtaposer les extrêmes : ma lumineuse claire noire, à la peau de nuit diamantine, ma négresse blonde d’huile de palme. Au regard d’un bleu céleste – celui de la seconde épouse normande aux yeux violets – répond dans les Chants d’ombre, le magnétisme des pupilles sombres : Salut à la présente qui me fascine par le regard noir du mamba tout constellé d’or vert, formule réitérée dans Ethiopiques en 1961.
Ces comparaisons entrent dans un langage convenu dont s’empareront de nombreux épigones[5]. Le maître du Sénégal crée un horizon d’attente pour ne pas dire un stéréotype à partir duquel ses successeurs dessineront le corps de la femme. Ce précédent influence jusqu’aux poètes d’Afrique centrale. L’un d’entre eux Jean Baptiste Tati Loutard chante à son tour Eve congolaise faite au tour…. en 1968 ; il célèbre la Vierge noire de Rocamadour et composera une série de Nus féminins dans son recueil de 1997[6].
L’esthétique inspirée des «blasons du corps féminin» tend à rendre familière l’altérité. Dans l’œuvre initiale de L. S. Senghor, un équilibre retrouvé, l’harmonie des lignes, la justesse des courbes : ô visage plus beau qu’un masque pongwe / beauté qui n’est point angle (« Que m’accompagnent Koras et balafongs » in Chants d’ombre) rapprochent l’étrangère des canons de la beauté classique européenne. Une vision globale d’harmonie et de noblesse transfigure le sujet. La beauté sculpturale du sujet féminin contribue à son hiératisme. Le procédé réhabilite la séductrice dite auparavant « indigène » ou « exotique ». La silhouette féminine suggère un mouvement transitif vers des valeurs qu’elle incarne et qui la dépassent, valeurs morales et culturelles africaines. Cet acte de transfiguration de la réalité prosaïque, sera parodié par les écrivains les plus insolents comme Sony Labou Tansi au Congo à la fin du siècle. Dans l’image senghorienne, le corps perçu comme fondamentalement différent parce que féminin et parce que noir, grâce aux traits sélectionnés, verra son hétérogénéité s’estomper.
La réhabilitation de la culture et des civilisations africaines, dans des communautés excentrées au Sud, passe par la transfiguration et l’éloge de l’image féminine. Elle s’oppose au personnage dévalué, décrit par l’ancien colon.
II – L’image inversée
À la période historique littérairement féconde de la montée vers les Indépendances nationales succède le temps de la déception et de la contestation qui s’accompagne d’une conscience aiguë du sous-développement, phase dépressive. Les indépendances nationales une fois reconnues, une époque de crise économique et de remise en cause des valeurs, engendre une littérature du déchirement plutôt que du désenchantement.
Conséquence d’une déception qui marque les premières années des nouveaux régimes politiques, le personnage féminin cristallise une amertume qui souvent se mue en agressivité imputée à la femme elle-même. La violence faite au sexe faible puise ses origines dans les rituels traditionnels d’une part, et dans les comportements modernes d’autre part. À la catégorie des coutumes ancestrales, appartiennent par exemples les images des épouses conduites au tombeau en même temps que le maître défunt, celles des servantes décapitées dont la tête est servie en offrande aux ambassadeurs occidentaux en visite auprès du roi Ghézo, rappelait l’auteur du roman de Doguicimi au Dahomey (actuel Bénin)[7].
À un moment difficile de l’histoire de l’Afrique surgissent dans les romans francophones des exemples de femmes au corps rituellement défait : figures d’amazones légendairement amputées d’un sein pour mieux tirer à l’arc au royaume du Danhomè, troupes féminines de la reine Nzinga d’Angola en Afrique équatorieale, mises en scène par Tchicaya U Tam’si ou Labou Tansi, qui doivent leurs privilèges de guerrières d’élite au sacrifice de l’enfant issu de leur chair. Une naissance dans le camp militaire entraîne la mise à mort du nouveau-né, séparation définitive qui s’ajoute à celle de la parturition.
L’offense à l‘intégralité du corps féminin conformément aux rituels traditionnels est décrite en Afrique de l’Ouest par l’écrivain masculin Ahmadou Kourouma. Il enfreint un tabou et ose dès 1968, dans Les soleils des indépendances, dans une langue franco-Malinke, développer une thématique subversive, celle de l’initiation traditionnelle : il traite violemment l’entrée dans le cycle de la féminité des filles nubiles, narre l’excision cruelle des préadolescentes ; il s’entoure de précautions ethnologiques, mais laisse poindre des critiques. Le récit de la scène initiatique d’une précision clinique, répercuté périodiquement dans le roman, s’énonce en des termes de couleurs et de vertiges, d’un lyrisme violent et créatif. Le tournoiement des images se transmet de la victime au lecteur[8]. Le Malien Yambo Ouologuem avec moins de pudeur dans son roman de 1968 Le devoir de violence, Awa Thiam dans un essai en 1979, Ken Bougoul auteur du Baobab fou en 1983 et plus tard Calixthe Beyala au Cameroun (1987), évoquent cette mutilation parmi les épreuves du « marquage » du corps féminin condamné dans son altérité[9].
L’écrivain d’origine bantoue au Congo où fut anciennement la capitale de la France libre – Brazzaville – le poète Tchicaya U Tam’si loin d’être un inconditionnel des traditions ancestrales comme le voulait L.S.Senghor en sa préface de 1962, s’insurge. Certains de ses vers ne sont compréhensibles que par référence aux cérémonies coutumières contestées, comme celles de « la Tchicoumbi » décrite dans une nouvelle de La main sèche en 1980[10]. Les blessures infligées aux adolescentes sont reprochées aux matrones et aux aïeules qui officient. Elles-mêmes sont alors caricaturées dans les vers donnant l’image de leur cruauté sénile.
Le vocabulaire dépréciatif affecte le corps attirant et répulsif de femmes non encore accomplies : le sang de cent vierges caillant, mention réitérée. Sexe de pierre, vagin étroit[11] sont la preuve d’une attitude morale caractérisée par la froideur et le manque de générosité inévitablement reprochés à ses partenaires par le poète qui se veut en exil et mal-aimé : il n’y a pas d’amour sans lutte de race, professe-t-il[12].
La modernité introduit de nouvelles atteintes physiques d’origine individuelle ou collective. Des raisons culturelles : l’enfant conventionnellement repris par la famille paternelle, la relation manquée à la mère, des conditions sociales comme la difficulté de l’amour inter-racial, entraînent une appréhension pervertie de la féminité. Celle-ci est dépréciée à tous les âges de la vie, celui de la pucelle au sexe tranchant, de la prostituée complice de l’indigne soumission du Noir (Dans tous les lits on voit / ma mère ivre en rut Pouah !). L’image de la mère les bras en berceau vide, privée de son enfant comme ce dernier est privé du giron maternel où mettre ma tête au frais, est dévalorisée dans A triche cœur (Etiage). Les fantasmes nés des frustrations personnelles et les interdits nés d’une époque d’occupation coloniale, resurgissent pour dénoncer le temps des monnè selon Ahmadou Kourouma, et les données se superposent pour modifier l’image de la femme victime ou complice.
Le poète congolais Tchicaya U tam’si dans son œuvre lyrique, dramatique et romanesque tente de résoudre une contradiction qui le déchire entre deux cultures, deux langues, entre la frustration d’amour maternel, et l’appel du père que pourtant il fuit ; par extension il reporte sur l’Autre féminin les tensions qu’il subit. Les fantasmes nés de circonstances particulières conduisent aux agressions fantasmées: A toi ton ventre je vais t’y faire une plaie grasse. Il rêve d’une possession destructrice : L’hydre au bas de ton ventre condamne au démembrement – terme qui figure dans des poèmes de ses successeurs comme Sony Labou Tansi. Dans la même démarche fragmentaire, lors de l’enfantement, la parturiente que sa fonction en principe ennoblit, est imaginée dans un éclatement corporel : Face dos de face…le bassin craque, le sexe se déchire, ce sont autant de visions parodiques de l’enfantement voire de la Nativité[13]. U Tam’si se défendait d’être misogyne : « phallocrate lui seyait mieux », répondait-il. Une souffrance intérieure aiguë exacerbe la malédiction projetée sur l’image féminine.
Un acharnement s’exerce verbalement sur la féminité empêchée de s’accomplir. Le devenir femme semble interdit. L’amant déplore le cycle de la gestation interrompu : À Pâques […] un ventre refusa de traduire mon amour en chair, confie le poète dans La Veste d’intérieur, méditation sur soi en 1976. L’accouchement empêché d’une mère et conjointement d’une nation, « métaphore obsédante ou mythe personnel » selon le vocabulaire de Charles Mauron, signifierait le drame de l’espoir de vie brisé, qui assombrit l’image féminine.
Certains romans des temps post-coloniaux s’articulent sur une récurrence des séquences de l’enfant mort-né. L’écrivain camerounais Mongo Béti insiste sur les séquences obsessionnelles de la mort en couches de la parturiente et de son fruit, conséquence des mauvaises conditions sanitaires dans le Tiers-Monde. Ces séquences tragiques marquent l’image féminine et métaphorisent les conditions sociales, l’empêchement d’un pays à accoucher d’un monde nouveau heureux, suggère le roman Perpétue ou l’habitude du malheur[14].
Enfin l’enfant terrible de la littérature francophone, Sony Labou Tansi au Congo, modifie à son tour l’image féminine enrichie de tant de valeurs symboliques. Dans ses derniers vers il déplore l’espace tronqué du baiser – faut-il entendre l’étreinte inachevée ? Ces mots font écho au roman paru la même année Le commencement des douleurs dont l’argument est un refus lourd de conséquences dramatiques de consommer avec la compagne féminine l’union charnelle, pourtant source de vie.[15]
L’écriture des « romans-fables » du même auteur renouvelle la vision du corps féminin perçu dans son étrangeté. Le ton grotesque adopté interdit dolorisme et sensiblerie, et crée une distance qui permet de tolérer l’indicible. Les écarts de langue, les traits hyperboliques renforcent la menace du Corps farouche, (aux) formes affolantes. Ève arbore un teint de métal chauffé à blanc, les hanches bien équipées, abondante de corps et de gestes, farouche depuis les cheveux jusqu’à la pointe des orteils. La seconde Chaïdana dans le même roman inaugural La vie et demie en 1979, hérite d’un physique provoquant, à la fois attirant et menaçant, beauté mêlée de force : formes crues, seins techniquement fermes, le menton sensuel, brutal, fauve[16]. Dans la fiction, le personnage féminin vante ses propres avantages : J’avais les seins très fermes, ce qui paraît une auto-exaltation des fonctions de reproduction qui seront annulées dans le récit Le commencement des douleurs.
Cependant un héritage culturel africain faisant fonction d’hypotexte, pourrait atténuer la violence de la provocation écrite. La statuaire traditionnelle accentuait les caractères sexuels secondaires censés attirer sur le clan la fécondité. Les caractères sexuels hypertrophiés, l’alliance de termes contradictoires, la subversion systématique des portraits, repris dans le récit de langue française, accentuent l’inquiétude que transmet dans l’écriture un certain imaginaire de la féminité.
Une réécriture provocatrice remet en cause les textes canoniques africains de la période antérieure. Le congolais parodie le profil de médaille de la Grande Royale, érigé dans le roman de Cheik Hamidou Kane, L’aventure ambiguë[17]. Par contraste la séductrice paraît inquiétante, par l’éclat de la denture, le parfum mêlé de sèves, une diabolique étincelle à ses gros cheveux, dessinent la Vénus noire qu’affronte l’Abbé, personnage du roman initial La vie et demie (référence à l’Abbé Fulbert Youlou premier président du Congo de 1960 à 1963 ?) Plus femelle que femme, la séductrice entretient l’alliance des extrêmes en elle-même et dans sa relation au sexe opposé.
Le morcellement du sujet et le malaise du narrateur se confirment. Le turbulent romancier, poète tardivement édité, sacrifie à un inventaire devenu incontournable de l’image féminine. À son tour, il évoque la partie pour le tout : le ventre et le pubis, la bouche, les lèvres, les dents, détails indépendants les uns des autres ; s’y ajoutent les doigts, les ongles, la nuque, le cœur, liste méthodiquement récapitulée in Poèmes et vents lisses, recueil publié à titre posthume en 1995. Les cheveux, le regard sont isolés dans le roman de la même année Le commencement des douleurs tandis que l’amant proteste : Vos yeux avaient éventré mon coeur[18]. Le profil féminin ainsi appréhendé de façon morcelée, l’écriture parodie le procédé senghorien des blasons énumérés. Cet inventaire morcelé, donne à imaginer un corps désagréablement déstructuré.
Dans les années 1990 encore, l’éclosion des guerres civiles exerce une coercition accrue sur l’image d’Ève appelée Awa. Guerres interethniques, génocides, répressions mettent à rude épreuve la tendre chair féminine. La notion de démantèlement poussée à son paroxysme, l’enfant terrible de la littérature africaine écrite, surenchérit en élaborant l’image de la femme tantôt prédatrice aux membres «écartés», poussant des pseudopodes arachnéens – tantôt elle-même écartelée. Le poète menace : Femme voici venir le temps de la dislocation. “Entr’ouverte” pour un accueil tendre, la partenaire est perçue physiquement déchirée dans l’ultime recueil Poèmes et vents lisses[19] .
Dans une anthologie récente due à l’initiative de sa vaillante compatriote Marie-Léontine Tsibinda, le même auteur s’adresse à La femme castrée, mutilée à l’instar du peuple congolais durant les luttes fratricides qui marquent les années 1990. Ces données sont résumées dans Moi Congo ou les rêveurs de la souveraineté où s’exprime la seule voix féminine aussi véhémente protestant contre le démantèlement des ethnies et du personnage féminin. Léontine rédige dans ce recueil un poème où la silhouette féminine est décrite éclatée, fracturée, métaphore d’une condition humaine où nous sommes “ vivisectionnés”, “ sidaïsés”: Là un cœur, une jambe […] On enterre sans tête[20]. Subissant la violence de l’époque actuelle, le corps féminin supplicié s’expose morcelé. Il paraît ainsi disséqué par chacun des auteurs. Décrire l’être humain démembré trahit le désarroi individuel, ou métaphorise plus violemment que dans les années antérieures, la déstructuration du pays-même. Le corps est représenté dispersé, étoilé comme le pays crucifié sur la croix du Sud, insinue le recueil Le serpent austral que publie le poète T. Loutard en 1992[21].
Pouvoir politique hypertrophié et puissance sexuelle mâle restent liés ; tel «père de la nation» ne peut aimer que celles que sa torture a défigurées, énonce Labou Tansi dans L’État Honteux. Vingt ans plus tard, un conte cruel dit la violence perpétrée sur les vierges dont le corps sera découpé pour des cérémonies rituelles obscures destinées à renforcer l’autorité du chef de l’État, écrit Kadima Nzuji dans La chorale des mouches. Un précédent bien réel existe au Zaïre rebaptisé Congo Démocratique dans les récits de Valentin Yves Mudimbe comme Le bel immonde[22].
En fait, une représentation fragmentaire de l’image de « l‘autre sexe », non plus pour l’intégrer à une esthétique, mais pour le montrer douloureusement mutilé à l’instar du continent, constitue une phase négative d’un processus complexe. De l’excès de violence naîtra un mouvement contraire. Le mouvement de destruction contient en germe une restructuration symbolique. Celle-ci s’oriente selon deux tendances : une quête spirituelle réactivée ou la tentation d’une renaissance païenne.
III Eros et Thanatos
Au départ se trouve l’idée reçue que le spectre de la mort s’inscrit dans une apparence féminine, la mort hirsute et pieuvre serait tapie en transparence derrière chaque séductrice, insinue le poète natif de Loango. Souveraine/impériale et démone/elle est cette femme qui veut ma bouche, frémit le poète dans ses derniers chants (Le pain et la cendre, en 1978). À la fois goule, vampire et ventouse, la partenaire exerce une attraction redoutée. Le lit des amants se dégrade en ossuaire écroulé, ricane le poète (La veste d’Intérieur, Fête I). L’auteur s’inscrit dans la tradition épicurienne ou macabre qui exalte la jouissance en laissant pressentir l’état de nos ossements. La chevelure absente, la tête n’est plus qu’un crâne nu. Rasé en signe de deuil, le crâne brille sous la lune, vont répétant Noliwe ou Niyra confirmant la complicité de la femme avec l’astre nocturne et avec la mort dans Le Zulu, et dans les « Chants-pauses » qui jalonnent une « comédie-farce sinistre » Le destin glorieux du maréchal Nnikon Nniku prince qu’on sort de 1978[23].
L’échéance funèbre exalte la sensualité en présence du corps féminin. Labou Tansi partagé entre Eros et Thanatos, entre l’assouvissement du désir des sens et l’angoisse de la mort, à son tour relève le défi fatal : Vous avez eu raison d’être belles / de quelle autre manière peut-on escorter la mort ? Cynique, il poursuit dans son ultime recueil en hommage à la présence féminine mortifère : Mourir ne sera qu’une ardente plaisanterie[24]. Ainsi les images complexes nées dans des situations d’angoisse entre la vie et la mort seront à leur tour transformées dans un mouvement ascensionnel.
IV Image mystique
Les tensions violentes dépassées, une disposition nouvelle mérite d’être signalée : l’écriture du corps rejoint une tradition occidentale qui serait mystique. Influence des missionnaires chrétiens ou traits de l’âme bantoue ? Une reconversion à partir d’un ressenti douloureux vers un état apaisé, unit des poètes par ailleurs si distincts l’un de l’autre. De la part d’U Tam’si l’ancien, l’attitude d’un jouisseur s’accompagne d’un pressentiment mystique. «Esprit fort» et volontiers libertin, il cherche à dépasser une scission demeurée latente et le drame de la chair sans âme. La notion de dualité s’insinue dans le recueil La veste d’intérieur où une hypothèse est murmurée comme une intuition mystique : si la clé était de chair, la porte un corps de lumière...[25]. Le terme de lumière a ici toute sa force. Des intuitions voisines se lisent dans l’ouvrage ultime de son successeur congolais Labou Tansi.
Dans la poésie que nous a laissée celui-ci, le verbe déborde largement le mode descriptif pour repenser l’opposition de l’âme et du corps. Pressentie par Senghor, non éludée par Tchicaya, cette dualité s‘explicite dans les textes Labou Tansien de 1995 où la peinture des avantages féminins s’intègre à une aspiration mystique. Plus la mort est proche, plus une inquiétude s’insinue, et plus l’image féminine introduit une manière de salut.
Si une transgression violente et l’insulte envers le corps appelé viande ont fortement contribué depuis 1979 à une réception réticente des textes narratifs violents, la diffusion du recueil posthume, Poèmes et vents lisses[26], renouvelle la lecture de l’œuvre ; une évolution perceptible au cours des pages dissipe le malentendu. L’écrivain qui sait que ses jours sont comptés revient sur la séparation des esprits animaux et de l’âme en sa pureté solaire. Cette distinction éclaire rétrospectivement certains ouvrages précédents. La récurrence obsessionnelle des termes désignant la consommation phagique, la chair appelée « viande » seraient une réaction contre la perception trop matérielle du corps.
Une dichotomie se voit confirmée par les expressions qui réifient les parties du corps appelées les outils du baiser dans le recueil tardif et les vers intitulés « Vestiges » ou « Voyoussures» (terme forgé à partir du mot voyou). À cette antinomie se rattachent les gestes associés au métier d’aimer que le poète évoque non sans humour, ainsi que la passion ravalée au rang des exercices nuptiaux, formule reprise pour désigner les matériaux nuptiaux. L’amour limité à une activité physiologique est observé avec distance ; une véritable crise de la personne et une crise de la foi sont perceptibles dans l’ultime ouvrage et son poème initial, « Prière ».
L’angoisse de la personnalité schizée, partagée entre le poids de la matière et les aspirations à un idéal, trouve un apaisement quand le corps désiré est réinvesti d’une dimension spirituelle. L’amour physique est réhabilité s’il permet l’accès à une transcendance. L’apparence corporelle auparavant exclusivement plastique se charge d’un idéal sacré. Dans l’image de l’aimée hanche et ogive associées évoquent l’architecture religieuse : Tes hanches sont une fête / d’ogives. Pire, la femme est consacrée temple d’éternité, Voie d’exigence absolue (poème intitulé «Sexorange»). Une heureuse réconciliation relie le corps à la quête essentielle : Quand viendra l’avalanche / J’aurai mis mon âme à l’abri dans ton corps infini se rassure l’amant. Le véritable amour inscrit l’esprit dans la matière. Lorsque l’âme réinvestit la beauté physique, l’image féminine apparaît sanctifiée. Le corps empreint de spiritualité devient rayonnant, s’accordent à penser les poètes en langue française d’origine bantoue. Cette conception facilite une réconciliation avec la représentation de l’étrange féminin.
À l’ombre avide caractérisant l’apparence féminine diabolique se substitue la limpide nudité. Le poète appelle à nuancer /la lumière pour cerner l’aube, ce qui résume l’ambition des amants enlacés (poème «L’issue infinie»). L’entente des corps entraîne une sublimation des instincts. Parallèlement les symboles d’un désir d’élévation se multiplient grâce aux lignes verticales évoquées : les termes «cèdre», «tour» suggèrent un mouvement ascensionnel. Les moments de plénitude et d’entente charnelle provoquent une élévation de l’âme : nous étions toi et moi un couple en ascension éternelle […] Et ton nom grandit jusqu’au ciel/incorrigiblement décidé/ à piquer […]/ quelques bribes d’éternité (poème « Vestiges »). Le rêve est repris dans la formulation mariage d’éternité où l’image féminine suggère une victoire sur le temps qui s’écoule[27].
Une déclaration proférée dans une étreinte exaltée par les éléments cosmiques déchaînés, parodie un processus d’élévation : Vas-y assassine-moi jusqu’au ciel (in « L’archipel »). L’amant poursuit dans le même mouvement : J’ai pris l’irréfutable parti/ d’agrandir tes joies/ jusqu’aux étoiles / L’azur n’a pas menti… («Le son des choses»). L’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala usait du même artifice pour réhabiliter la femme physiquement humiliée dont elle projetait la silhouette sur le ciel et les constellations, dans son Ier roman au titre biblique C’est le soleil qui m’a brûlée[28]. Union physique et ascension morale préparent une assomption et contribuent à « une esthétique de la transcendance ».
V Image décomposée / régénérée
Le dernier hommage du poète de Brazzaville, est destiné au corps féminin composite en des éloges qu’amplifie une langue inventive. Eulalie Zerma actionnait un sourire de technicienne et un habile déhanchement de la poupe à la hauteur de son expérience de femme-tonnerre, se plaît à écrire Labou Tansi dans le roman bientôt posthume. Au-delà d’un découpage virtuel obsessionnellement réitéré, une stimulante réhabilitation se profile. La femme réinstaurée dans sa plénitude corporelle retrouve les fonctions qui la destinent à la gestation attendue.
Le cil en sa délicatesse, l’œil vif, les mains, les lèvres scintillantes, le visage, les hanches à nouveau contribuent au rayonnement de l’icône[29]. Le charme physique accepté, l’image célébrée participe «au renouveau païen du monde» que le poète du littoral appelle de ses voeux[30]. L’éloge irrépressible sourd du plus profond de la culture première. Le poète en sa maturité, effectue un recentrement sur une authenticité qu’il proclame animiste : Nous voici revenus au temps de l’antéchrist, comprenons à un passé anté-colonial précédant l’évangélisation. La description fragmentaire comme pour mieux prendre possession de la partenaire, mieux régner sur son corps, rejoint une forme de fétichisme originel dont l’auteur joue avec humour. Une restructuration imaginaire a la force d’une résurgence vitale. Les fractures symboliquement, littérairement infligées au corps féminin précèdent une reconstitution. Est-ce une référence au mythe d’Isis et d’Osiris. L’exaltation du corps féminin se présente comme une réinsertion dans la culture africaine au sens large.
À la femme schizée ou saccagée s’oppose, au final du recueil Arc musical, l’image de l’élue transfigurée en des traits imaginaires : “mon vin astral […] ma très radio-active. Aux attributs terrifiants chargés d’un pouvoir d’envoûtement funeste, s’oppose la silhouette de l’amante au magnétisme revigorant. Le personnage transfiguré, celle «qui a dans les yeux un parfum d’Astre sauvage», rejoint celle qui «attelle sa charrue au temps », stature de déesse[31].
Un troisième poète élégiaque au Congo s’inscrit dans une tradition littéraire de sublimation de l’image féminine. Comme Pétrarque évoquait dans le Canzoniere in vita et in morte di Madonna Laura, l’image de Laure de Nove métamorphosée en un arbuste, le laurier, le poète Vili Jean Baptiste T. Loutard assimile sa compagne défunte au palmier-lyre. Issue de la terre-mère, d’une croissance rapide, la plante s’élance vers l’espace en un mouvement altier. Orgueil des parcs arborés, la tige évoque la flore et la luxuriance adoucie de la terre équatoriale. Sa forme s’épanouit latéralement comme un éventail. Les palmes rayonnent harmonieusement et bruissent sous la caresse du moindre alizée. La plante qui rappelle l’instrument de musique à cordes, symbolise l’expression lyrique ou poétique. Cette essence appelée abusivement «arbre du voyageur», grâce aux gouttes de rosée retenues au point d’attache de chaque pédoncule, étanche la soif. Sa silhouette élégante nous réconcilie avec une présence féminine rayonnante et fière dans une Afrique redevenue clémente[32].
La métamorphose de l’image féminine s’effectue différemment dans un roman comme Le lys et le flamboyant à la veille du nouveau siècle. Le personnage central disparaît et reparaît sous une apparence fragmentaire chaque fois renouvelée : marraine incestueuse ou maîtresse sensuelle, chanteuse de cabaret ou combattante de la révolution, métisse sino-congolaise et ainsi symbole culturel.[33] Les silences, « les blancs du texte » laissent au profil son mystère ; ombres et lumières le masquent et le démasquent. Présence et disparition alternées prolongent un jeu visuel. Pour finir, un retour aux origines dans clairière de la forêt, précède un incendie accidentel ou criminel. L’héroïne finit sublimée par le feu, puis transfigurée dans le chant qui immortalise son souvenir. Le personnage par sa fonction intermittente et ses éclipses entretient la mobilité et la diversité d’une image plurielle. Ce procédé d’écriture transforme différemment l’image féminine en figure mythique.
Ainsi de l’Afrique de l’Ouest peul ou sérère à l’Afrique Équatoriale bantoue, de la seconde moitié du XXe siècle aux temps actuels, persiste la vision fragmentaire de l’image féminine exaltée à partir de ses plus petits éléments ou tragiquement démembrée. Objet d’une destruction rageuse, celle-ci révèle les fractures intimes. Un mouvement destructeur correspond aux crises personnelles et historiques. Rarement dans un ensemble littéraire, le texte fut perçu aussi révélateur d’un malaise individuel et social. Mais un processus de reconstruction est à l’œuvre, en des pages lyriques.
Ne pourrait-on reconnaître dans ces métamorphoses de l’image féminine littérairement élaborée, les régimes successifs définis par les théories du philosophe et anthropologue Gilbert Durand ? Se succèdent le régime synthétique doux, le régime schizophrène déchiré, le régime mystique unissant la destruction par les guerres et le rétablissement d’une image rayonnante[34]. Le régime nocturne et les structures synthétiques commanderaient plutôt la phase initiale que nous avons évoquée : les images selon L.S. Senghor, impliquant douceur, harmonie, et chaleur maternelle pour revaloriser la culture de l’Afrique subsaharienne. Le régime diurne aux dominantes structurelles schizomorphes serait prédominant à l’époque suivante grevée de déceptions et d’amertume contre les pouvoirs autocratiques et la misère des humbles. Le régime nocturne réapparaîtrait avec les structures dites mystiques unissant les pires conditions d’existence et l’espoir de salut, suggérant une féminité qui symbolise à la fois l’échéance mortelle et la génération de la vie. La métamorphose serait l’essence de l’élue ainsi célébrée :
Femme que le destin réduit en cendre
Pour nourrir les racines de vie[35]
Notes
[1] Gilbert Durand, La sortie du XXe siècle, 2010 ; J.-J. Wunenburger, Philosophie des images, PUF, 1997 ; Epistémologie de l’imaginaire, éd. Transversales philosophiques, 2011 ; M. Maffesoli, Le réenchantement du monde, éd. La table ronde, 2007.
[2] Préface à Imaginaires francophones, A. R. Chemain, publication de l’Université de Nice, 1995 ; Eclipses et surgissements de constellations mythiques, Univ. Nice, 2001, Actes 2002.
[6] Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Les racines congolaises, éd. P.J. Oswald, 1968 ; L’ordre des Phénomènes, éd. Présence africaine, 1996 ; Le Palmier-Lyre, id., 1998.
[8] Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances, éd. de la Francité, Sherbrook, 1968, 2e éd. Seuil, 1970.
[9] Ouologuem, Yambo, Le devoir de violence, éd. Seuil, 1968 ; Thiam, Awa, La parole aux négresses, éd. Denoël-Gonthier, 1969 ; Bougoul, Ken, Le baobab fou, 1983 ; Beyala, C., Tu t’appelleras Tanga, éd. Stock, 1988.
[10] U Tamsi, Tchicaya, La main sèche, éd. Laffont, 1980 ; Épitomé, éd., P.J. Oswald, 1962, Préface L.S. Senghor.
[16] Idem, “Le son des choses” in Poèmes et vents lisses, éd. Festival des francophonies de Limoges, coll. Le bruit des autres, 1995, Le commencement des douleurs, éd. Seuil, 1995. Idem, La vie et demie, éd. Seuil, 1979.
[20] Tsibinda, Marie-Léontine, Moi, Congo ou Les rêveurs de la souveraineté, éd. Bajag Méri, 1999 ; ”Mayombe ma tombe » ; Labou Tansi, S., ”La femme castrée”.
[22] Labou Tansi, S., L’État Honteux, éd. Seuil, 1981 ; Nziki, Kadima, ”Ben Makali” in Moi Congo ou les Rêveurs de la souveraineté ; Tati-Loutard, Jean-Baptiste, Le serpent austral, éd. Présence Africaine, 1992 ; Mudimbe, Valentin Yves, Le bel immonde, éd. Présence africaine, 1976.
[23] U Tam’si, Tchicaya, Le Zulu, éd. Nubia, 1977 ; Nnikon Nniku prince qu’on sort, comédie-farce sinistre, éd. Présence Africaine, 1978.
[31] «Nous revoilà au renouveau païen du monde […] De plus en plus païen devant un monde de moins en moins chrétien», “Le promenoir” in Epitome, 1962, et Danse rituelle in La veste d’intérieur, op.cit., 1976, p. 62, p.76 30 – “Equinoxiales” in A triche coeur, éd. P. J. Oswald, 1960.