Éloïse Delsart
Université de Limoges, France
eloisedel@yahoo.fr
L’Identité signée à même la chair, une lecture de Circonfession de Jacques Derrida
Circumcision and Identity, a Study of Jacques Derrida’s “Circonfession”
Abstract: “Circonfession” is the howling of a man trying not to drown into madness. It is the expression of a desire of fusion with a dying mother. Circumcision is a transmission. But Jacques Derrida’s transmission belongs to a social project, no longer materialized through a trace in the body of his sons, or through a transgenerational transmission from father to son, but through the transmission of works.
Key Words: Jacques Derrida; Circonfession; Transference; Circumcision; Body; Motherhood; Blood.
Et voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, et ta postérité après toi : que tous vos mâles soient circoncis. Vous ferez circoncire la chair de votre prépuce, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous. Quand ils auront huit jours, tous vos mâles seront circoncis, de génération en génération.
Genèse, XVII : 10-12.
Lorsque Jacques Derrida écrit sa succession d’annotations Circonfession entre 1989 et 1990, incorporant des extraits de carnets plus anciens rédigés à la fin des années 1970, sa mère à l’agonie n’est plus en état de le reconnaître. Pour elle, il n’a plus de nom, et son identité est confrontée à la fragilité de sa permanence. Né en 1930 à El-Biar, un faubourg d’Alger, dans une famille juive, à la fois maghrébin, juif et français, il est un et plusieurs, son individualité est en proie à la dislocation, voire à la dis-location. Même s’il se sent coupable de relater avec une forme d’impudeur ces derniers instants de vie, et « d’ajouter un exercice douteux à la série ‘l’écrivain et sa mère’ sous série ‘la mort de la mère’ », il ne peut agir autrement, écrire sans laisser aucune trace d’elle équivaudrait à la laisser « mourir au fond une autre fois[1]». Mais si Derrida écrit Circonfession, mot-valise typiquement derridien évoquant sa propre circoncision et sa confession, ce n’est pas uniquement en mémoire de, ni à la gloire de, sa mère. Ce n’est pas non plus pour expier ses pêchés, tel Augustin s’adressant directement à Dieu. Bien que Derrida s’y réfère, il ne s’agit pas exactement d’une répétition personnelle des Confessions, l’entreprise est moins évidente que cela. C’est avant tout parce que son écriture et son œuvre ne peuvent être dissociées de sa vie et de ses souffrances, même si on conviendra que sa démarche ne peut être enfermée dans les limites du biographique. De ce deuil et de ses larmes il doit rester une trace écrite qui, plus que d’un simple aveu, donne lieu à l’élaboration d’une pensée philosophique. Derrida écrit sur sa mère parce qu’il le doit, d’un devoir qui ne peut être envisagé d’un point de vue purement éthique. Il le doit parce qu’il ne peut en être autrement, son œuvre en dépend. Paradoxalement, c’est en ayant recours au prisme de la circoncision, pratique transgénérationnelle transmise de père en fils, qu’il évoque la relation maternelle. Sachant que le rôle de la mère est crucial dans la question de la transmission de la judéité, on peut être surpris par le choix de cet événement biographique hautement paternel qui, d’un premier abord, pourrait constituer l’angle idéal pour aborder la question de la filiation. Comment Derrida parvient-il à détacher la circoncision du paternel pour mieux renouer avec le maternel, et la transformer en fil conducteur, en « veine[2]», qui dénoue une confession ? Par la suppression de peau, cherche-t-il à s’affranchir du filtre du regard qui empêche de « voir » l’individu à nu, non pas au sens littéral mais plutôt au sens grec du terme ? En se « théorisant[3] » il se plonge dans une contemplation pure qui permet d’atteindre une profondeur et véracité de l’être qui, elle, n’a plus de mot. Ainsi, on s’interrogera pour déterminer si cette signature à même la chair opère à la fois chez le sujet Derrida et dans son texte comme stratagème pour surmonter la déficience des langues.
Par sa symbolique dans la culture juive, nous découvrirons que la circoncision est ce qui signe dans le corps une identité. Mais c’est aussi ce qui acte la différence et laisse place à une altérité. De cette séparation primitive avec l’Autre, avec le féminin, et plus spécifiquement avec sa mère, Derrida en fait, par le sang et la douleur fantôme, un moyen de fusion et d’empathie. Mais si pour sa confession il a recours à la circoncision, c’est parce qu’elle est avant tout par sa forme et son relief un désir de littérature. Par cet aveu issu de l’expérience personnelle, l’auteur laisse transparaître en filigrane ce qui relève d’une pensée philosophique à laquelle il attribue un mouvement de circonvolution.
La trace d’un héritage paternel dans le corps
La milah, ou circoncision en hébreu, c’est la coupure. Coupure physique, d’une part. Mais coupure qui scande la différence et permet de s’ouvrir dans le rapport à l’Autre, d’autre part. Et cet acte revient au père, qui fait symboliquement entrer l’enfant dans l’alliance (brit en hébreu). Alliance de Dieu et d’Abraham telle que décrite dans l’Ancien testament, de Dieu et du peuple d’Israël, et par extension de Dieu et du nouveau né mâle. Elle est effectuée le huitième jour qui suit la naissance, et l’enfant Derrida ne peut s’en souvenir :
la circoncision de moi, l’unique, dont je sais bien qu’elle eut lieu, une seule fois, on me l’a dit et je la vois mais je me soupçonne toujours d’avoir cultivé, parce que je suis circoncis, ergo cultivé, une fantastique affabulation[4]
Pourtant, à défaut de s’en souvenir, comme tout homme né juif, il s’en rappelle car la marque ne le quitte jamais, il la sent dans son corps. Il l’appelle « cette plaie que je n’ai jamais vue, de mes yeux vue[5] ». C’est une archive. Être circoncis, c’est avoir son identité inscrite à même le corps. C’est le signe que l’on va inscrire dans une histoire, dans une généalogie. L’enfant devient un être historique, il entre dans un projet. C’est une révélation sociale, une révélation sémantique devant une assemblée. On lui donne ainsi accès à la tradition et au langage. On lui fait don de la langue qu’il va instantanément oublier, pour mieux l’acquérir par la suite auprès des siens. Il perd une partie de son corps disparue à jamais mais la perte est comblée par l’appartenance à une communauté. À partir de l’instant où le garçon est circoncis, il fait officiellement partie d’un peuple. Il s’agit par cet acte de signer un héritage dans sa chair. Cette appartenance n’est pas rappelée à Jacques Derrida uniquement par sa cicatrice à même son intimité. S’il venait à l’oublier, alors son deuxième prénom, Elie, s’en chargerait. Il ne peut y échapper :
Élie : mon nom – non inscrit, le seul très abstrait, qui me soit arrivé, que j’ai appris, du dehors, plus tard, et que je n’ai jamais senti, porter le nom que je ne connais pas, c’est comme un numéro […] désignant anonymement le nom caché, et en ce sens, plus que tout autre, c’est le nom donné, que j’ai reçu sans le recevoir là où ce qui est reçu ne doit pas se recevoir, ni donner aucun signe de reconnaissance en échange (le nom, le don), mais dès que j’ai appris, très tard, que c’était mon nom, j’y ai placé, très discrètement, mis de côté, en réserve, une certaine noblesse, un signe d’élection.[6]
Outre le fait qu’il s’agisse du nom du prophète, Élie (Eliyahu) est un théophore. En hébreu, Élie signifie « mon nom est YHWH » (YHWH étant le tétragramme sacré de Yahvé, donc Dieu). À la fois étranger à ce deuxième prénom, à cette culture juive dont il ne sait quel héritage tirer, Derrida se sent également fier, comme élu à son tour. Fier mais sans pouvoir s’identifier à cette transmission transgénérationnelle durant laquelle le père est censé marquer physiquement en son fils son identité. Père dont Derrida n’évoque pourtant presque jamais l’existence dans Circonfession. Cette absence du père, dans un texte écrit sous le prisme de l’acte hautement paternel qu’est la circoncision, est une présence en soi. Éviter le père alors qu’il est question de transmission d’une identité, et donc d’une filiation, est lourd en signification. Àcela on peut émettre plusieurs hypothèses. La première est l’étrangeté de Derrida face à une culture juive qui le laisse démuni. Que signifie être juif ? Cette interrogation est inhérente à cette culture. Dans Une Étoile Mystérieuse, Frank Eskenazi résume parfaitement cette question récurrente, pour ne pas dire lancinante :
Je suis juif, il faut le croire, mes parents me l’ont toujours dit. Mais je ne sais pas du tout ce que ça peut signifier. Chez moi, on est juifs de père en fils. Être juif est un état de choses que l’on m’a collé sans me demander mon avis[7].
Derrida, comme nous l’avons vu avec son rapport à son second prénom Élie, exprime également ce malaise face une identité transmise « sans qu’on ne lui ait demandé son avis », et dont il ne découvre que très tard qu’il en relève. Éviter d’aborder le père, c’est éviter soigneusement cette tradition dont on hérite « de père en fils ». On relèvera d’ailleurs qu’en réalité, on n’est pas Juif de père en fils, on est Juif par la mère, c’est elle qui transmet la judéité. En revanche, c’est au père que revient la marque – la signature – qui fait sens/sang. C’est à lui de déclarer l’enfant (juif) mâle.
On peut alors envisager la circoncision comme une forme de forclusion du père face à un droit déchu de transmission. Circoncire, n’est-ce pas dans ce cas se réapproprier la primauté de la filiation ? Reprendre à la mère un pouvoir et le remettre entre les mains du père ? Or Derrida père de fils incirconcis rompt l’alliance :
sachez que je meurs de honte, mais d’une honte en laquelle je persévère d’autant plus que je n’y suis pour rien, je ne reconnais rien et pourtant je reste prêt à justifier, voire à répéter cela même dont on m’accuse, à vous fournir même inépuisablement des arguments de mon cru pour établir cette faute qui cependant reste pour moi de l’hébreu, car je ne suis peut-être pas ce qu’il reste du judaïsme, et je n’aurais aucun mal à l’accorder si du moins on voulait bien en faire la preuve, et il faudra se lever tôt, à l’aube de ce jour sans soir, car enfin mais enfin qui suis-je d’autre en vérité, qui suis-je si je ne suis pas ce que j’habite et où j’ai lieu, Ich bleibe also Jude, c’est-à-dire aujourd’hui en ce qui reste du judaïsme à ce monde.[8]
La violence de la circoncision est à l’image de l’histoire juive elle-même. Une violence que le jeune Derrida expérimente lorsque il évoque l’antisémitisme et l’exclusion dont il est victime à l’école en 1942. Rejeter le père, ou du moins l’oublier, c’est aussi s’éloigner de cette violence.
La seconde hypothèse de cet oubli délibéré est à envisager du côté de ce que Freud voyait comme un substitut symbolique de la castration que le père impose à son fils pour mieux le soumettre à sa volonté. Éviter de parler du père dans ce texte, c’est exclure d’emblée toute interprétation hâtive de la part du lecteur de castration symbolique à travers la circoncision. La troisième hypothèse qui justifierait que la figure paternelle soit si absente de l’écriture, et c’est cette piste que nous prenons, est celle de la cautérisation de la blessure laissée par la mort, non pas du père, mais de la mère. Par la chair à vif, par le sang, il est possible de re-fusionner avec le maternel qui avait été séparé par la coupure de la milah.
Rompre pour mieux re-fusionner avec le maternel
La milah, c’est aussi le face-à-face (moul), ce qui marque la distance. Il n’est d’ailleurs pas anodin d’avoir recours à la circoncision pour évoquer dans ce texte autobiographique l’image de soi en tant qu’autre dans le miroir, tout d’abord, mais également le dialogue, comme c’est le cas ici avec Geoffrey Bennington, à travers la structure même du livre. Visuellement, le texte de Derrida, grisé, se trouve dans les soubassements du texte de Bennington, comme s’il s’agissait d’un appel de notes à l’envers, le transformant en livre plurivocal. Car la circoncision est, rappelons-le, ce qui instaure symboliquement une altérité et rend possible ce dialogue. L’ablation du prépuce a pour fonction de couper l’excroissance qui recouvre le gland pour mieux le découvrir. Elle est par essence un dévoilement, tant bien physique que symbolique. Ce qui était invisible devient visible. On se montre à l’autre et à soi-même, on révèle sa véritable identité. Identité sexuelle d’abord, car c’est ce dénuement qui acte la détermination du sexe de l’enfant. Tant que rien n’est au grand jour, visible, il y a encore lieu d’hésiter et le bébé est considéré comme androgyne. Avant la circoncision, le féminin et le masculin sont encore unis, rien n’est tranché. La circoncision lui permet ainsi de se distinguer de la femme et, par extension de sa mère. Il est écarté du giron maternel pour être mieux lié à la communauté, c’est-à-dire au père. On sépare le « dard » du « fourreau » afin de savoir à qui on a à faire. On retranche ce qui est à mère (amer), ce prépuce-étui pénien qui est au sexe masculin l’équivalent symbolique du vagin des femmes où il ira plus tard se perdre, c’est-à-dire se lover. C’est aussi dans, un registre analytique, dénier dans la chair de l’enfant mâle la bisexualité psychique de tous les sujets. C’est ce qui dé-fusionne, coupure symbolique tardive du cordon ombilical, et permet d’instaurer une altérité. On rompt avec « la mère qu’on tenait à l’écart, parfois en larmes, pour ne pas voir dans la pièce à côté[9] ». En laissant son prépuce à sa mère, le jeune garçon lui fait don d’un résidu de son propre corps, mais aussi peut-être de son corps à elle. C’est le « reste », le prix à payer, pour que les autres reconnaissent l’enfant homme et lui accorde la virilité. Plutôt que de lui sacrifier son corps entier et sa vie, il lui donne une partie de sa chair, tel un os à ronger. Ou plutôt à mâcher, tel que l’a fait Zipporah, qui « répara la défaillance d’un Moïse incapable de circoncire son propre fils[10]» et qui mangea le prépuce encore sanglant.
Or de cette rupture symbolique, Derrida va au contraire faire un rapprochement. Alors que sa mère se meurt des escarres plein le corps, qu’elle est une plaie ouverte, la circoncision est ce qui la re-connecte à elle :
je la sens encore, la brûlure fantôme, dans mon ventre, irradiant une zone diffuse autour du sexe, une menace qui revient chaque fois que l’autre a mal, pour peu que je m’identifie à lui, à elle-même, à ma mère surtout[11]
C’est par la circoncision qu’il peut paradoxalement s’identifier à l’Autre, par cette douleur fantôme. Alors que la circoncision est supposée permettre une coupure avec la mère, c’est ce qui rapproche Derrida de la sienne et permet de développer une empathie que l’on peut qualifier de menstruelle :
ce premier sang qui me vint du sexe de ma cousine, Simone, 7 ou 8 ans, le jour où la pédale d’une trottinette la pénétra par accident, Verfall, avec la première sensation fantôme, cette sympathie algique autour de mon sexe qui me conduit aux serviettes-éponges que ma mère laissait traîner, « marquées » du rouge au marron, dans le bidet, lors, je le compris si tard, de ses propres « periods »[12]
Derrida renoue ainsi avec sa mère par le sang et la sensation-héritage, irradiant encore son corps tant d’années après. En actant publiquement sa virilité, la circoncision a impliqué un devoir de saigner à son tour pour devenir homme. Le rituel, qui a fait couler ce sang dans son sexe masculin, lui permet de s’identifier de nouveau aux femmes dont les menstrues viennent rythmer l’existence. De cette coupure originelle, l’auteur fait une possibilité de raccorder féminin et masculin séparés par la symbolique de la milah, et de s’identifier à elles. Cela lui permet également un rapprochement avec les escarres qui recouvrent le corps de sa mère :
L’escarre, un archipel de volcans rouges et noirâtres, plaies enflammées, croûtes et cratères, des signifiants en puits profonds de plusieurs centimètres, chair même exhibée en son dedans, plus de secret, plus de peau.[13]
Telle la circoncision, l’escarre dévoile tout, le dedans de l’être-à-vif. La peau, en tant que filtre du regard, ne joue plus son rôle. Derrida le circoncis, le dévoilé, l’exhibé tant par la circoncision que par l’écriture, se rapproche encore un peu plus de sa mère. Tous deux sont écorchés. Il recherche d’ailleurs cette empathie suprême jusque dans la fusion de leurs deux fins de vie. Une fin de vie qui tarde à venir, et dont l’escarre est une manifestation de cette lutte contre la mort :
Les escarres se rouvrent, me dit ma sœur au téléphone, celle du sacrum en particulier, je ressens l’impatience ambiguë de tous, la culpabilité à vif autour de ce signe de vie où le dedans paraît encore et le sang qui proteste et la peau qui ne veut pas se fermer enfin sur son silence, comme un linceul propre, comme une paupière de sommeil.[14]
Saigner, suinter, être purulent, c’est encore vivre. Par l’escarre qui refuse de se fermer « comme une paupière de sommeil », et par le retour à la circoncision, Derrida lutte contre l’inéluctable. Alors que sa mère est à l’agonie, et que lui-même est en proie à des problèmes de santé, il combat avec elle, entamant presque entre eux deux une course imaginaire contre la montre et contre la mort :
Vivement que je meure, je me bats avec tant d’anticorps, la course contre la mort a repris de plus belle entre Esther et moi, comme je l’aime, et la différance, c’est que si je pars avant elle, elle n’en saura rien.[15]
Il ne meurt finalement que près de treize années plus tard, en 2004. Mais imaginer mourir avant elle, avant celle dont le prénom est Georgette et qu’il nomme par son prénom sacré Esther, la désignant que très rarement par « Maman », ou mourir avec elle, c’est éviter de faire face au deuil. C’est aussi être deux et un seul à la fois :
je me pleure, je me plains depuis ma mère qui me plaint, je me plains de ma mère, je me fais de la peine, elle pleure sur moi, qui pleure sur moi.[16]
Derrida s’imagine parfois ne pas aller au terme de sa cinquante-neuvième année, d’où l’urgence de cette confession écrite avec peu ou pas de ponctuation. Redouter sa mort toujours imminente est une crainte d’écrivain de ne pas aller jusqu’au bout de sa phrase, une phrase presque interminable qui s’étend sur des dizaines de pages. C’est paradoxalement une stratégie de survie, une défense face à la douleur, tout comme l’est l’écriture de cette « circonfession ». Derrida utilise le terme « différance », volontairement orthographié de la sorte, mot-valise différent de la « différence » uniquement à la lecture et non à l’oreille, qui est un néologisme central dans l’œuvre derridienne, forgé au début de son entreprise de déconstruction philosophique. On peut émettre l’hypothèse qu’ici elle implique une notion de « différé », de remise à plus tard, de report de sens. Dans Circonfession, la différance est à envisager dans sa dimension eschatologique :
J’aurai toujours été eschatologique, si on peut dire, à l’extrême, je suis le dernier des eschatologistes, j’ai à ce jour avant tout vécu, joui, pleuré, prié, souffert comme à la dernière seconde, dans l’imminence de la fin.[17]
La différance, c’est cette fin que l’on anticipe et qui est inévitable. Georgette-Esther-Maman va mourir, inéluctablement. Mais la différance est également ce qui précède l’être, c’est l’« originarité ». C’est par ce retour aux origines, par le biais de la scène primitive de la circoncision, que Derrida affronte la mort. Dans cette phrase se mêle à la fois l’originel, ce qui précède, et la fin, ce que l’on appréhende, dans un aller-retour entre passé et futur. Un aller-retour principe même de la narration, entre témoignages d’enfance et présent. Et c’est cette structure narrative, ce récit, ce désir d’écriture, qui seul peut faire office d’exutoire face à une douleur qui semble insurmontable. Ce n’est que par la confession et par « le sang la prière et les larmes[18] » que Derrida peut trouver le salut, salus in sanguine[19].
La circoncision comme désir de littérature
Le plus délicat dans une confession, c’est de trouver le fil par lequel la dérouler, de « trouver la veine[20] » comme le ferait un(e) infirmier(ière) pour mieux extraire sa pensée. C’est par cette veine que la prise de sang de l’écriture extrait le sang-pensée, rend visible ce qui est invisible, permet d’exprimer des souvenirs enfouis. Ce sang de la confession aspiré par la « pointe aspirante[21] » de la plume de l’écriture, c’est l’invisible dedans, c’est ce que Derrida désigne par « le dedans de (s)a vie s’exhibant tout seul en dehors[22] » :
(l)e sang se livre seul, le dedans se rend et tu peux en disposer, c’est moi mais je n’y suis plus pour rien, pour personne, diagnostiquez le pire, vous auriez raison, ce sera toujours vrai, puis le glorieux apaisement du moins, ce que du moins j’appelle ainsi, tient à ce que le volume de sang, incroyable pour l’enfant que je reste ce soir, expose au dehors, donc à sa mort, ce qu’il y aura eu de plus vivant en moi.[23]
La circoncision, c’est en quelque sorte cette veine, le prisme que Derrida choisit dans Circonfession pour effectuer son retour aux origines. C’est ainsi qu’il procède à une exposition de soi en l’espoir d’un « glorieux apaisement[24] ». C’est un exutoire, un exorcisme vain d’une blessure constitutive de son identité, et l’expression d’une douleur à laquelle il ne peut pourtant mettre fin. C’est un témoignage d’une période « circonrévolue », une « circumnavigation », un aveu que l’on prend de côté et qui tourne autour de lui-même. La circoncision, circumcisio en latin, c’est la coupure autour. En découpant le contour, la surface circulaire, on finit par laisser apparaître le noyau, le cœur de la confession. On se débarrasse des artifices, de la peau, de ce qui encombre, pour pouvoir recueillir la sincérité du propos :
le juif circoncis : plus nu, peut-être, donc plus pudique, sous le surcroît de vêtements, plus propre, plus sale, là où le prépuce ne recouvre plus, se protège d’avantage d’être plus exposé, par l’intériorité, le pseudonyme, l’ironie, l’hypocrisie, le détour et le dérelai, d’où mon thème, prépuce et vérité.[25]
On retrouve avec le propre/le sale, le pudique/l’impudique, le sincère/l’hypocrite, l’authentique et celui qui choisit un pseudonyme, tel Jackie qui troqua son prénom et devint Jacques en 1962, une opposition et différence active entre des termes employés qui permet d’aborder l’individu dans son ensemble. Par cette formule alambiquée, cette circonlocution, rendue possible par l’acceptation d’une méthode de déconstruction de ses propres textes, Derrida introduit l’idée qu’il va aller au-delà du moi social pour mieux livrer son moi profond. En abordant sa propre circoncision, c’est-à-dire une trace de son histoire à même le corps, il nous livre ce qu’il y a de plus intime. Il reconstitue tout par le menu :
le désir de littérature est la circoncision, avec quoi je veux en finir (la perte de l’anneau de mon père, deux ans après sa mort, et ce qui s’ensuivit, tout reconstituer par le menu, menu diminué, ce qu’on mange, le texte lu ne suffit pas, il faut le manger, le sucer, comme le prépuce), ce qui restera absolument secret dans ce livre, je parle du secret conscient, porté par le su, comme su, et non de l’inconscient, on n’a encore rien dit du secret comme su.[26]
Avec l’évocation de la perte d’un anneau, on relèvera l’une des rares allusions à son père, que Derrida – comme on l’a vu – n’aborde presque jamais dans ce texte. Avec Circonfession, nous l’avons compris, il est avant tout question du maternel. Derrida est confronté à la mort de sa mère, une douleur psychique qui ravive la douleur physique fantôme de la circoncision. Écrire, c’est cautériser la blessure de ce deuil, c’est se guérir. C’est espérer que l’escarre puisse être « cautérisée par la lumière de l’écriture, à feu, à sang, mais à cendres aussi[27] ». C’est trouver une réponse à ce que Derrida a ressenti comme une trahison primitive de sa mère restée derrière la porte, dont il imagine avoir désespérément attendu une cautérisation par ses propres lèvres de son gland sanguinolent, fantasmant jusqu’à une fellation de sa « cannibale aimée[28] » :
imaginez l’aimée (me) circoncisant elle-même, comme faisait la mère dans le récit biblique, provoquant lentement l’éjaculation dans sa bouche au moment où elle avale la couronne de peau saignante avec le sperme en signe d’alliance exultante.[29]
Mais on ne peut trouver en sa mère que l’on juge coupable du pêché originel[30]contre soi et source d’une trahison imaginaire comme « quelque vérité rassurante[31] », le baume et la brûlure, le poison et l’antidote. Il faut donc trouver d’autres chemins, et l’écriture en est un. Cautériser, c’est refermer définitivement la plaie. On ne peut plus y revenir, la rouvrir. Et pourtant Derrida ne peut qu’y retourner, ou plutôt tourner, tout autour (circum) :
je confesse ma mère, on confesse toujours l’autre, je me confesse veut dire j’avoue faire avouer ma mère, je la fais parler en moi, devant moi, d’où toutes les questions au bord de son lit, comme si j’espérais de sa bouche la révélation du pêché enfin, sans croire que tout revienne ici à tourner autour d’une faute de la mère en moi portée.[32]
Par l’écriture, l’auteur se circoncit lui-même, il est le circoncis et le circonciseur. Il fait couler le sang, l’encre du stylo. Il s’auto-mutile et s’auto-soigne en un seul geste, il se saigne et s’apaise. Et, dans le cas précis de ce texte, il surmonte l’ivresse de la douleur du deuil, de la confrontation avec la mort, celle de sa mère et la sienne. En se livrant à nous, il opère un geste auto-chirurgical.
Au-delà d’un simple exutoire, à travers ce texte autobiographique qu’est Circonfession, Derrida réconcilie l’idée qu’une philosophie ne peut être développée ex nihilo et qu’elle est inhérente à l’auteur, son vécu, et son intimité. Ici, elle est liée à ses larmes et à la première blessure. Il s’agit d’un processus d’écriture par lequel une vie singulière – et singulièrement incarnée – produit un appareil conceptuel. Par ce circum, Derrida donne une forme et un relief à sa pensée :
Circoncision, je n’ai jamais parlé que de ça, considérez le discours sur la limite, les marges, marques, marches, etc., la clôture, l’anneau (alliance ou don), le sacrifice, l’écriture du corps, le pharmakos exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup et le recoudre, d’où l’hypothèse selon laquelle c’est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n’en parlant jamais ou en en parlant au passage, comme d’un exemple, je parlais ou me laissais parler toujours.[33]
À travers cette circumnaviation, le lecteur assiste à des aveux issus de l’expérience réelle qui construisent en filigrane une pensée et une figure philosophique.
En guise de conclusion, une expérience personnelle de Circonfession
Circonfession est le hurlement d’une douleur pour ne pas sombrer dans la folie. Par l’ablation du prépuce, qui est par essence un dévoilement, Derrida rend visible ce qui était invisible. Par la disparition de peau, il nous permet d’atteindre ce qui ne peut être dit, cette véracité de la souffrance pure que le langage trahit. C’est l’expression d’un désir de fusion avec une mère qui se meurt. Mais c’est également une mise en scène de soi et de sa pensée. La circoncision est une transmission. Or la transmission de Jacques Derrida, son inscription dans un projet social, s’est effectuée non plus dans une trace dans le corps de ses fils, ni par une transmission transgénérationnelle de père en père, mais par la transmission d’œuvres. Il s’est éloigné de la tradition paternelle juive de la circoncision pour lui ouvrir un autre chemin, celui de l’empathie, d’une part, et de l’écriture, d’autre part. Délaissant une culture du père à laquelle il n’a pu s’identifier, il a préféré laisser une trace écrite à travers l’histoire de la philosophie, tracée par le tranchant de la plume, inscrite dans la matière organique non pas de la chair mais du papier.De ce constat peut-être peut-on conclure que, chez Derrida, c’est par transfert que la déficience des langues est en partie déjouée.
Je ne suis pas un homme, je ne connais pas la circoncision, et ma mère est toujours vivante. Et pourtant ma lecture de Circonfession aura été rythmée par du rejet, des instants de pauses, la nécessité de reprendre mon souffle, des tremblements, des larmes également. Lorsqu’on soulève des problématiques autour du corps, on ne sait jamais ce que cela va révéler, écorcher, et mettre à vif dans notre for intérieur. Cette veine qu’il faut chercher pour mieux laisser s’épancher la confession, mon frère l’a trouvée, au sens littéral du terme. C’était le 25 septembre 1996, et pour confession il n’aura laissé qu’une lettre dans une mare de sang. Espérons qu’il ait à son tour pu trouver ce « glorieux apaisement » évoqué par Derrida. Un épisode que j’oublie, souvent, auquel je ne pense parfois plus, qui n’est plus consciemment présent dans mon quotidien. Mais qui, comme la blessure primitive de la circoncision, est une douleur fantôme. Je ne m’en « souviens » pas toujours, mais je m’en « rappelle ». Elle est là, constitutive de mon existence, pierre à l’édifice de ma construction identitaire, séparation brutale inattendue, « coupure », lorsque j’avais seize ans. Étudier ce texte de Derrida aura été pour moi douloureux, j’étais bien loin de m’y attendre en choisissant de m’y pencher. Ou peut-être ne le souhaitais-je pas consciemment, notre inconscient nous jouant souvent des tours.
Éléments Bibliographiques
Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Derrida, (1991), Paris, Éditions du Seuil, 2008.
Frank Eskenazi, L’Étoile mystérieuse, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
Saint Augustin, Les Confessions, Paris, Flammarion, coll. Garnier Flammarion, 1993.
Genèse, trad. Chanoine Augustin Crampon, 1923.
Notes
[1] Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Derrida, (1991), Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 41.
[2] Ibidem, p. 14.
[3] Theorein en grec ancien signifiant en voir, contempler, analyser.
[4] Jacques Derrida, Circonfession, in Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, op. cit., pp. 58-60.
[5] Ibidem, p. 64.
[6] Ibidem, p. 79.
[7] Frank Eskenazi, L’Étoile mystérieuse, Paris, Éditions du Seuil, 2013, p. 11.
[8] Jacques Derrida, Circonfession, op. cit., p. 251.
[9] Ibidem, p. 65.
[10] Ibidem, p. 66.
[11] Ibidem, p. 65.
[12] Ibidem, p. 99.
[13] Ibidem, p. 76.
[14] Ibidem, p. 245.
[15] Ibidem, p. 101.
[16] Ibidem, p. 113.
[17] Ibidem, p. 71.
[18] Ibidem, « le sang la prière et les larmes » p. 26, et « la prière et les larmes » p. 42.
[19] Ibidem, « salus non erat in sanguine » p. 26.
[20] Ibidem, p. 14.
[21] Ibidem, p. 18.
[22] Idem.
[23] Ibidem, p. 19.
[24] Ibidem, p. 17 et p. 19.
[25] Ibidem, pp. 118-119.
[26] Ibidem, p. 74.
[27] Ibidem, p. 55.
[28] Ibidem, p. 66.
[29] Ibidem, p. 183.
[30] Ibidem, p. 70.
[31] Ibidem, p. 73.
[32] Ibidem, p. 128.
[33] Ibidem, p. 68.