Paolo Bellini
Université de l’Insubrie, Varèse – Côme, Italie
paolo.bellini@uninsubria.it
Les paysages hybrides de l’ère technologique : biopouvoir, identité et utopie /
The Hybrid Landscapes of the Technological Era: Biopower, Identity and Utopia
Abstract: This brief essay intends to examine the superimposition of virtual and empirical landscapes with regard to the concepts of biopower, identity and utopia. The landscape, broadly speaking, is analyzed both as a natural space colonized and shaped by technology and as a virtual and utopian project exhibited by political power. In this sense the paper reflects on how hybrid landscapes combine to organize and reflect at once the new technological identity of the contemporary civilization.
Keywords: Landscape; Technology; Biopower; Identity; Utopia.
Le paysage consiste habituellement, et ce depuis toujours et pour toutes les civilisations humaines, dans l’interaction entre des facteurs naturels de différents genres et des processus plus ou moins complexes d’anthropisation et de transformation du territoire. Depuis des temps immémoriaux, l’humanité a contribué à redéfinir la nature et la forme de son habitat en transformant, en fonction des moyens à sa disposition et de ses exigences (culturelles, religieuses, économiques, militaires, etc.), les lieux où elle se fixait. Il suffit de penser aux ouvrages de génie de la civilisation romaine, aux innovations dans le domaine agricole importées en Méditerranée par les Arabes avec l’introduction de la culture des agrumes, ou aux grandes pyramides de l’Égypte ancienne, pour comprendre que chaque territoire, colonisé et occupé par l’homme, donne toujours lieu à un paysage qui est le fruit de l’influence réciproque entre des facteurs d’ordre culturel et naturel. Bien que cette distinction (nature/culture) soit toujours provisoire et fasse l’objet de spéculations en tous genres[1], elle nous permet néanmoins de cerner à titre liminaire l’objet de notre recherche. Il est ainsi possible d’affirmer que la nature, entendue comme l’ensemble de ces phénomènes dont l’existence est indépendante de la volonté humaine, et la culture, en tant que produit de l’inventivité humaine, ont coopéré afin de rendre la surface de la planète telle qu’elle se présente aujourd’hui à la vision satellitaire de l’observateur. En outre, d’un autre point de vue non dépourvu d’implications philosophiques intéressantes, il serait également possible de considérer le paysage, entendu dans ce cas comme la forme revêtue par notre planète au cours des ères géologiques, comme le fruit achevé de la transformation de la matière inorganique provoquée par la présence de la vie[2]. Cette dernière, à son tour, peut également être entendue comme un long processus évolutif ayant abouti à l’apparition de l’espèce humaine qui en exprime les potentialités, y compris en termes de conscience, de culture et d’action délibérée. À partir de cette perspective, la distinction entre nature et culture revêtirait alors une signification profondément différente de celle traditionnelle qui met en évidence la discontinuité[3]. Par conséquent, tout en saisissant cette différence objective et macroscopique, son image de continuité substantielle serait ainsi mise en évidence, plutôt que le hiatus impossible à combler attesté par un regard plus attentif au dualisme et à la séparation radicale entre l’esprit et le corps, typique d’une grande partie de la tradition philosophique occidentale de dérivation cartésienne. Cependant ces débats, qui ont sans nul doute une importante valeur d’ordre spéculatif, théorétique et, à bien des égards, également métaphysique, ne seront pas l’objet principal de ce bref écrit qui s’y référera uniquement dans la mesure où ils pourront servir à comprendre le thème des paysages hybrides typiques de la civilisation technologique et qui font l’objet de relations complexes entre pouvoir, savoir et identité culturelle.
Plus spécifiquement, ce qui sera ici susceptible d’une analyse plus approfondie concerne le paysage comme expression aussi bien des relations de pouvoir que de l’activité performative d’ordre technologique typiques de la civilisation moderne et postmoderne. Comme il est bien connu, plus qu’exprimer un objet défini en soi le pouvoir tend à se constituer comme une relation de type hiérarchique, où les éléments qui la composent ne se trouvent pas sur le même plan[4]. Qu’il s’agisse de groupes, de personnes ou de systèmes politiques, le pouvoir, bien qu’il revête historiquement des formes fort hétérogènes, détermine quoi qu’il en soit un système de relations asymétrique, dans lequel s’expriment des rapports de domination, de soumission, d’obéissance et de protection en tous genres. Concernant notamment la civilisation technologique mondialisée, le pouvoir revêt une forme particulière et en partie novatrice qui, en subissant l’influence déterminante du savoir technologique et scientifique[5], se transforme en biopouvoir. Selon la belle définition de Hardt et Negri, celui-ci consiste en effet en « une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré[6]. »
Or, le biopouvoir ainsi entendu, précisément en raison de sa nature pénétrante et cybernétique liée au contrôle des corps comme de l’imaginaire collectif et des valeurs communes, influence directement et indirectement les identités et les utopies sociales ainsi que les idéaux et les pratiques de manipulation et de modification des territoires qui définissent le paysage. Plus spécifiquement l’utopie, entendue dans une vaste acception comme élaboration d’un projet performatif de transformation de la réalité[7] à travers l’analyse de ses possibles latéraux[8], devient ainsi par rapport au biopouvoir la forme privilégiée de compréhension de l’horizon identitaire et des pratiques de manipulation du réel qui définissent le paysage comme correspondance entre des valeurs et des pratiques opérationnelles. En effet, celle-ci véhicule implicitement des identités et des valeurs déterminées qui s’expriment selon des architectures conceptuelles, sociales et spatiales précises situées tour à tour dans un horizon temporel variable (plus ou moins proche ou indéterminé)[9]. Les utopies, de Platon à Aldous Huxley[10], sont toujours caractérisées par un reflet substantiel d’un ensemble de valeurs et d’identités dans l’espace empirique. Les narrations utopiques réalisent généralement une parfaite correspondance, souvent également architecturale et matérielle, entre valeurs et espace politique, dans un projet virtuel qui peut être mis en œuvre empiriquement. Ainsi par exemple, il existe chez Platon une analogie substantielle entre l’organisation systémique et hiérarchique des rapports entre les classes dans la ville et la relation entre les différentes parties de l’âme individuelle, pour tenter de réaliser entièrement tout idéal possible d’harmonie et de justice[11]. Cet aspect projectif de l’utopie, où se réalise toute sorte de correspondance entre l’intériorité du sujet qui la produit et l’espace extérieur de son application concrète possible, semble revêtir de nouvelles nuances par rapport à l’omniprésence virtuelle et médiatique typique de la civilisation contemporaine. En effet, l’explosion de la dimension virtuelle où se déroule une partie de plus en plus importante de l’existence individuelle et où se détermine une partie toujours plus considérable des identités collectives, permet à l’utopie de s’élever dans toute sa puissance au-dessus de toute contrainte empirique. Si nous acceptons la définition du mot virtuel proposée par Pierre Lévy selon laquelle celui-ci s’oppose à l’actuel, tandis que le possible consiste en un réel non encore existant, latent pour ainsi dire[12], alors nous pouvons comprendre immédiatement comment le virtuel amplifie démesurément la puissance de l’utopie et ses possibilités de transformation effective de la réalité matérielle et donc également du paysage. Sur le terrain propre à la virtualité, l’utopie et la production identitaire qui y est liée expriment pleinement toutes les potentialités latentes du biopouvoir, permettant ainsi une mutation substantielle, à l’intérieur d’un processus toujours en devenir, aussi bien du paysage intérieur que de celui extérieur et empirique. Ce n’est pas un hasard si depuis le XIXe siècle il est possible d’observer que les métropoles occidentales sont assimilables à des chantiers qui, sans cesse, transforment l’espace et le paysage urbain en s’adaptant aux modes et à l’évolution des goûts des citoyens. Cependant les valeurs et les goûts communs, bien qu’évanescents et soumis aux modes du moment, se transposent à leur tour dans la matérialité de l’espace urbain et sont en même temps influencés par la mobilité de sa forme et de ses contenus. À ce qui est typique du paysage hybride et industriel du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, s’ajoute ensuite avec force la théâtralisation publique et privée des paysages virtuels. Ces derniers du reste, lorsqu’ils sont entendus comme des espaces transposables dans le monde matériel, bien que leur existence immatérielle soit affranchie des dures lois de la dimension empirique, nécessitent généralement une actualisation réelle et concrète. Ici se manifeste à son tour un désir irrépressible de correspondance de la pensée et de l’imagination avec l’espace entendu au sens territorial qui dépasse l’horizon urbain pour investir l’ensemble de la surface planétaire.
En ce sens, le biopouvoir (entendu comme contrôle de la conscience et de l’imaginaire) agit à travers l’utopie (entendue comme création d’architectures conceptuelles et imaginatives d’ordre virtuel) directement sur l’espace intérieur, à travers la création de formes symboliques qui intéressent directement l’espace réel dans la transformation incessante du paysage. Ceci est dû au désir d’adapter la matière empirique qui compose l’habitat humain aux exigences du pouvoir et à sa volonté de soumettre tous les aspects de la réalité aux logiques performatives de la mentalité technologique. Autrement dit, il est possible de considérer les dynamiques de transformation et d’hybridation du paysage comme des projets utopiques qui se répartissent dans un horizon virtuel où tout est permis et où la manipulation de la réalité peut s’exprimer dans toute sa puissance, en créant librement son propre espace, aussi bien au sens purement paysagiste que spirituel, éthique et identitaire. Ces deux aspects s’influencent mutuellement à travers la création utopique d’attentes sociales qui nécessitent ensuite une traduction empirique. Ainsi, par exemple, si d’une part afin de stimuler l’industrie touristique on assiste à l’organisation de véritables tours virtuels qui ont une force d’attraction supérieure comparés à l’époque où ils se présentaient à travers la simple fixité photographique des revues patinées ; de l’autre, il est ensuite nécessaire d’organiser le paysage empirique qui accueillera les touristes en chair et en os, conformément à ce qui leur a été montré. L’application des utopies au tourisme n’est cependant pas la seule ni la plus importante, si d’une part elle nous permet de saisir ce phénomène avec une efficacité démonstrative, de l’autre elle occulte les véritables potentialités liées aux modes de manifestation de l’utopie dans la virtualité médiatique. En effet, cette dernière a la capacité de rendre le paysage résidentiel, sans toutefois s’y limiter, assimilable à un chantier, où le biopouvoir opère afin d’obtenir une correspondance substantielle entre imaginaire, réalité empirique, identités sociales et valeurs communes. Or, cette tendance projective et assimilationniste modelée sur le désir de transformation de la matière empirique selon la volonté démiurgique humaine, se heurte incontestablement aux limites imposées par les lois naturelles et par les équilibres écologiques typiques de la biosphère terrestre, qui à leur tour mettent la civilisation technologique face à des choix nouveaux et déterminants pour le destin du genre humain. Nous ne sommes plus ici en présence de simples trans-formations paysagistes ou territoriales susceptibles de considérations élémentaires d’ordre subjectif sur leur beauté ou fonctionnalité supposées. Nous pouvons en revanche observer qu’un idéal utopique et performatif est concrètement opérationnel et qu’il a pour but, aussi bien localement que globalement, d’absorber le paysage afin de le façonner et de le remodeler en fonction d’une volonté d’hybridation et de contrôle qui semble désireuse de défier toutes les limites et toutes les frontières. Heidegger observait déjà dans les années cinquante du siècle dernier que les grands ouvrages de génie civil, comme les centrales hydroélectriques, altèrent bien souvent les paysages et les territoires non seulement au sens matériel mais aussi et surtout dans leur signification la plus profonde et spirituelle.
Une région, au contraire, est provoquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. […] Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale[13].
Autrement dit, ces ouvrages véhiculent socialement et culturellement une conception désacralisante de la nature où celle-ci, transformée en fonds (Bestand)[14], tend à perdre son enchantement au profit de sa fonction de réserve disponible d’énergie ou de matières premières. De plus, ne possédant plus la signification d’objet (Gegenstand) indépendant du concept d’utilisabilité, elle tend progressivement à être absorbée à l’intérieur de planifications utopiques en tous genres qui, en assimilant en leur sein le concept même de nature et de naturel, l’expriment dans la recomposition et dans la reformulation des territoires et des paysages. Il ressort clairement ici une sorte d’introjection de la nature dans l’imaginaire de la nature. Ainsi, toute la réalité matérielle tend à exister uniquement en fonction des exigences du biopouvoir qui, à travers l’actualisation constante de ses utopies, produit consensus, surveillance et contrôle.
L’un des aspects intéressants des potentialités latentes dans toute utopie se manifeste également dans la conception connective[15] typique du cyberespace et de la virtualisation du réel. Ce n’est pas un hasard si la possibilité de pouvoir façonner des mondes parallèles, indépendamment de leur possible actualisation, fait l’objet d’une impulsion non négligeable de la part des potentialités connectives que ces paysages, ces territoires et ces architectures virtuels peuvent avoir au sein du réseau (web) ; la connectivité en soi devient même l’un des ingrédients fondamentaux des nouvelles utopies qui modèlent l’espace matériel selon ces logiques. Dans cette optique, chaque territoire, chaque paysage et chaque espace doit être câblé, connecté et potentiellement disponible pour être, en tant qu’image, transféré sur le réseau. On obtient ainsi une osmose constante entre réel et virtuel, naturel et artificiel, dans une hybridation totale où il est impossible de faire la différence entre réalité et artifice[16]. « Nous ne savons plus si ce que nous sommes en train d’expérimenter est le réel (dur, rêche, lourd) ou bien une simulation ou une représentation de celui-ci[17]. » Ainsi, non seulement les utopies de l’ère technologique transforment ou contribuent à la transformation complète de la réalité matérielle, mais elles perdent entièrement ce caractère de fiction, cet éloignement, cette non-appartenance à l’histoire et cette inaccessibilité propre aux narrations utopiques du début de l’âge moderne comme La Cité du Soleil de Campanella, La Nouvelle Atlantide de Bacon et L’Utopie de More. Les nouvelles utopies ne sont nullement inaccessibles et lointaines, elles ressemblent bien plus à des programmes concrets de transformation du réel ou à des prophéties, souvent négatives, d’inquiétants scénarios futurs, comme le prouvent les cas exemplaires de Huxley et Orwell[18]. Il est clair qu’ici en qualifiant l’utopie nous sommes au-delà d’une caractérisation de celle-ci en tant que simple genre littéraire, car il nous semble plutôt qu’elle représente pour l’ère technologique une forma mentis spécifique, à travers laquelle on cherche à interpréter la réalité comme un objet indéfiniment manipulable et modifiable en fonction de projets performatifs d’ordre technologique. En ce sens, une pensée qui montre une volonté claire d’agir concrètement selon des logiques quantifiables et empiriquement compréhensibles l’emporte sur toute autre forme d’interprétation du réel.
À ce propos, déjà dans les années trente du XXe siècle, Jünger observait avec une grande finesse que
[…] notre espace ressemble à un monstrueux atelier de forgeron. Il ne peut échapper au regard qu’on ne vise aucunement ici à engendrer des œuvres durables, comme nous l’admirons dans les édifices des Anciens, ou même au sens où l’art cherche à produire un langage des formes qui soit valable. […] À cette situation correspond le fait que notre paysage apparaît comme un paysage de transition. Il n’y a ici aucune stabilité des formes ; toutes les forces sont continuellement modelées par une agitation dynamique[19].
Outre l’hybridation substantielle entre naturel et artificiel qui détermine l’aspect des paysages et des territoires de l’époque technologique, Jünger saisit ici également leur caractère provisoire et leur instabilité formelle par rapport à la stabilité et à la solidité du passé préindustriel. Ainsi, l’existence humaine est livrée à une incertitude spirituelle substantielle qui reflète le caractère incertain, inquiet et provisoire de l’identité culturelle de la civilisation mo-derne et postmoderne[20]. Les paysages et les territoires hybrides de notre civilisation mondialisée laissent ainsi apparaître de nouvelles identités qui, en s’exprimant à travers des utopies performatives, montrent un rap-port nouveau et modifié entre les catégories classiques de l’esprit et de la matière. En effet, le premier subit une torsion concep-tuelle qui l’associe toujours plus à la pensée entendue au sens individuel, collectif et con-nectif, tandis que la seconde devient un simple agrégat d’atomes, malléable à loisir en fonction de l’énergie et des capacités technologiques détenues. Tout ceci redéfinit l’espace politique et la relation qui existe entre le pouvoir et le savoir. En effet, si tout est modifiable et malléable en fonction du savoir opérationnel possédé (technosciences), alors le pouvoir pourra bien plus librement se légitimer en fonction de sa capacité à mobiliser le savoir, afin d’établir une relation de commandement et d’obéissance fondée sur un concept de protection vaste et totalisant. De là vient l’obsession typiquement postmoderne pour la surveillance et le contrôle qui caractérise l’identité psychologique et politique des populations occidentales mondialisées. Ce n’est pas un hasard, bien que tout le monde se dise libéral et démocratique, que personne ne soit horrifié à l’idée d’être soumis à des fouilles corporelles minutieuses à chaque fois qu’on décide de voyager en avion ; de même, nul ne se dit scandalisé ou ne se sent gêné par la prolifération incontrôlée de systèmes et d’yeux électroniques qui avec toujours plus d’efficacité soumettent l’espace urbain et suburbain à une surveillance inquiétante et permanente. Tout ce déploiement technologique est aisément justifiable par le besoin de rendre les es-paces publics plus sûrs et il est accepté par les citoyens comme partie intégrante de leur identité. Il nous semble donc assez évident, en suivant le fil des raisonnements effectués jusqu’à présent, qu’en réalité cette identité, si obsédée par le contrôle, est également le fruit de cette puissance inédite de la pensée qui, en désirant franchir toutes les limites et toutes les frontières, cultive un rêve de manipulation absolue de la réalité empirique. Toutefois, l’individu qui adopte ce type d’attitude est également conscient du fait que ses créations et sa force démiurgique peuvent lui échapper et transformer son désir de paradis technologique dans le cauchemar de l’extinction du genre humain ou dans l’apocalypse d’une nouvelle barbarie où les hommes sont obligés, pour survivre, de se dévorer entre eux[21]. En conséquence, le développement de systèmes de surveillance et de contrôle toujours plus efficaces, destinés à exorciser efficacement les cauchemars de ce logos opérationnel sans limite, ne pourra que se renforcer et s’étendre jusqu’à saturer l’ensemble de l’espace planétaire. En définitive, paysages et territoires reflètent la pensée et l’identité de notre époque si chaotique et excitante en nous renvoyant le témoignage muet des contradictions et des dangers auxquels le genre humain s’est volontairement exposé afin de satisfaire sa soif de connaissance et son désir d’immortalité.
Notes
[1] Cf. Francesco Remotti, Natura e cultura, in Enciclopedia delle Scienze sociali, 1996 http://www.treccani.it/enciclopedia/natura-e-cultura_(Enciclopedia-delle-Scienze-Sociali).
[2] Cf. J. Lovelock, Gaia : a New Look at Life on Earth, Oxford University Press, Oxford, 2000 et Les âges de Gaïa, trad. de B. Sigaud, O. Jacob, Paris, 1997.
[4] N. Bobbio, N. Matteucci, G. Pasquino, « Potere », in Il Dizionario di Politica, Utet, Torino, 2008.
[5] Les sciences expérimentales et la technologie constituent actuellement la forme dominante du savoir qui influence énormément le pouvoir aussi bien dans sa forme que dans ses contenus. À ce propos, il suffit de considérer à quel point les nouvelles technologies informatiques, en constituant à travers la création d’Internet des espaces et des paysages virtuels nouveaux, sont en train de transformer aussi bien les dynamiques de construction du consensus que la forme et l’interprétation des relations de pouvoir entre groupes humains et systèmes politiques. Cf. Paolo Bellini, L’immaginario politico del Salvatore. Biopotere, sapere e ordine sociale, Mimesis, Milano, 2012, p. 73-86.
[7] Cf. Corin Braga, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-utopie », Metabasis.it, septembre 2006, an I, numéro 2, (www.metabasis.it) ; G.M. Chiodi, « Utopia e mito : due componenti della politicità » in L’irrazionale e la politica profili di simbolica politico-giuridica, sous la direction de C. Bonvecchio, E.U.T., Trieste, 2001, p. 267-280 ; R. Ruyer, L’utopie et les utopies, P. U. F., Paris, 1950 ; J.-J. Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Jean-Pierre Delarge, Paris, 1979.
[8] « Ce n’est pas par leurs intentions, très variées ; ce n’est pas davantage par leur fabulation qu’il faut définir les utopies. Il faut chercher ailleurs leur principe commun, leur essence. Cette essence, c’est l’emploi du procédé, du mode utopique. De même que, malgré l’immense variété des comédies ou des tragédies, il y a une essence du comique et du tragique, malgré la variété des utopies, malgré le disparate d’un genre qui unit Platon, Cyrano de Bergerac, Morris et Haldane, il y a un mode utopique, qu’il est possible de définir comme exercice mental sur les possibles latéraux ». (R. Ruyer, L’utopie et les utopies, p. 9).
[11] « […] quand la classe des hommes d’affaires, celle des auxiliaires et celle des gardiens exercent chacune leur propre fonction, et ne s’occupent que de cette fonction, n’est-ce pas le contraire de l’injustice et ce qui rend le cité juste ? […] Ne l’affirmons pas encore, repris-je, en toute certitude ; mais si nous reconnaissons que cette conception, appliquée à chaque homme en particulier, est, là aussi, la justice, alors nous lui donnerons notre assentiment […] Pour le moment, parachevons cette enquête qui, pensions-nous, devait nous permettre de voir plus aisément la justice dans l’homme si nous tentions d’abord de la contempler dans l’un des sujets plus grands qui la possèdent. Or il nous a paru que ce sujet était la cité ; […] Ce que nous y avons découvert, transportons-le maintenant dans l’individu […] » (Platon, La République, trad. de R. Bacou, Flammarion, Paris, 1966, p. 186-187, Livre IV, 434d – 434e).
[12] « Le possible est déjà tout constitué, mais il se tient dans les limbes. Le possible se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ni dans sa nature. C’est un réel fantomatique, latent. Le possible est exactement comme le réel : il ne lui manque que l’existence. La réalisation d’un possible n’est pas une création, au sens plein de ce terme, car la création implique aussi la production innovante d’une idée ou d’une forme. La différence entre possible et réel est donc purement logique. Le virtuel, quant à lui, ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution : l’actualisation » […] « Le réel ressemble au possible ; en revanche, l’actuel ne ressemble en rien au virtuel : il lui répond » […] « À la suite de Gilles Deleuze, j’écrivais dans le premier chapitre que le réel ressemble au possible tandis que l’actuel répond au virtuel » (P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995 p. 14, p. 15 et p. 135).
[13] Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et Conférences, trad. de A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 21-22.
[15] Cf. D. De Kerckhove, « The Architecture of Connectivity », in The Architecture of Intelligence, Birkhäuser, Basel, Boston, Berlin, 2001, p. 50-69.
[16] « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable […] » (G. Debord, La société du spectacle, e-booksBrasil.com, 2003, p. 16).
[18] Cf. A. Huxley, Le meilleur des mondes, trad. de J. Castier, Plon, Paris, 1994 et G. Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Gallimard, Paris, 1972.
[19] E. Jünger, Le travailleur, trad. de Julien Hervier, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1989, p. 215.
[20] Avec le terme postmoderne nous entendons ici qualifier cette époque particulière de l’histoire humaine qui débute avec l’invention de la bombe atomique entraînant la possibilité d’autodestruction du genre humain, la structuration d’une société de masse fondée sur la consommation et le développement des technologies informatiques et électroniques. Nous croyons que la civilisation occidentale y a fait son entrée au cours de la deuxième moitié du XXe siècle et que la société mondialisée contemporaine a résolument pris un chemin qui la conduira à abandonner certaines conditions nécessaires fondamentales de l’âge précédent, celui communément reconnu à travers le concept de moderne.
Paolo Bellini
Université de l’Insubrie, Varèse – Côme, Italie
paolo.bellini@uninsubria.it
Les paysages hybrides de l’ère technologique : biopouvoir, identité et utopie /
The Hybrid Landscapes of the Technological Era: Biopower, Identity and Utopia
Abstract: This brief essay intends to examine the superimposition of virtual and empirical landscapes with regard to the concepts of biopower, identity and utopia. The landscape, broadly speaking, is analyzed both as a natural space colonized and shaped by technology and as a virtual and utopian project exhibited by political power. In this sense the paper reflects on how hybrid landscapes combine to organize and reflect at once the new technological identity of the contemporary civilization.
Keywords: Landscape; Technology; Biopower; Identity; Utopia.
Le paysage consiste habituellement, et ce depuis toujours et pour toutes les civilisations humaines, dans l’interaction entre des facteurs naturels de différents genres et des processus plus ou moins complexes d’anthropisation et de transformation du territoire. Depuis des temps immémoriaux, l’humanité a contribué à redéfinir la nature et la forme de son habitat en transformant, en fonction des moyens à sa disposition et de ses exigences (culturelles, religieuses, économiques, militaires, etc.), les lieux où elle se fixait. Il suffit de penser aux ouvrages de génie de la civilisation romaine, aux innovations dans le domaine agricole importées en Méditerranée par les Arabes avec l’introduction de la culture des agrumes, ou aux grandes pyramides de l’Égypte ancienne, pour comprendre que chaque territoire, colonisé et occupé par l’homme, donne toujours lieu à un paysage qui est le fruit de l’influence réciproque entre des facteurs d’ordre culturel et naturel. Bien que cette distinction (nature/culture) soit toujours provisoire et fasse l’objet de spéculations en tous genres[1], elle nous permet néanmoins de cerner à titre liminaire l’objet de notre recherche. Il est ainsi possible d’affirmer que la nature, entendue comme l’ensemble de ces phénomènes dont l’existence est indépendante de la volonté humaine, et la culture, en tant que produit de l’inventivité humaine, ont coopéré afin de rendre la surface de la planète telle qu’elle se présente aujourd’hui à la vision satellitaire de l’observateur. En outre, d’un autre point de vue non dépourvu d’implications philosophiques intéressantes, il serait également possible de considérer le paysage, entendu dans ce cas comme la forme revêtue par notre planète au cours des ères géologiques, comme le fruit achevé de la transformation de la matière inorganique provoquée par la présence de la vie[2]. Cette dernière, à son tour, peut également être entendue comme un long processus évolutif ayant abouti à l’apparition de l’espèce humaine qui en exprime les potentialités, y compris en termes de conscience, de culture et d’action délibérée. À partir de cette perspective, la distinction entre nature et culture revêtirait alors une signification profondément différente de celle traditionnelle qui met en évidence la discontinuité[3]. Par conséquent, tout en saisissant cette différence objective et macroscopique, son image de continuité substantielle serait ainsi mise en évidence, plutôt que le hiatus impossible à combler attesté par un regard plus attentif au dualisme et à la séparation radicale entre l’esprit et le corps, typique d’une grande partie de la tradition philosophique occidentale de dérivation cartésienne. Cependant ces débats, qui ont sans nul doute une importante valeur d’ordre spéculatif, théorétique et, à bien des égards, également métaphysique, ne seront pas l’objet principal de ce bref écrit qui s’y référera uniquement dans la mesure où ils pourront servir à comprendre le thème des paysages hybrides typiques de la civilisation technologique et qui font l’objet de relations complexes entre pouvoir, savoir et identité culturelle.
Plus spécifiquement, ce qui sera ici susceptible d’une analyse plus approfondie concerne le paysage comme expression aussi bien des relations de pouvoir que de l’activité performative d’ordre technologique typiques de la civilisation moderne et postmoderne. Comme il est bien connu, plus qu’exprimer un objet défini en soi le pouvoir tend à se constituer comme une relation de type hiérarchique, où les éléments qui la composent ne se trouvent pas sur le même plan[4]. Qu’il s’agisse de groupes, de personnes ou de systèmes politiques, le pouvoir, bien qu’il revête historiquement des formes fort hétérogènes, détermine quoi qu’il en soit un système de relations asymétrique, dans lequel s’expriment des rapports de domination, de soumission, d’obéissance et de protection en tous genres. Concernant notamment la civilisation technologique mondialisée, le pouvoir revêt une forme particulière et en partie novatrice qui, en subissant l’influence déterminante du savoir technologique et scientifique[5], se transforme en biopouvoir. Selon la belle définition de Hardt et Negri, celui-ci consiste en effet en « une forme de pouvoir qui régit et réglemente la vie sociale de l’intérieur, en la suivant, en l’interprétant, en l’assimilant et en la reformulant. Le pouvoir ne peut obtenir une maîtrise effective sur la vie entière de la population qu’en devenant une fonction intégrante et vitale que tout individu embrasse et réactive de son plein gré[6]. »
Or, le biopouvoir ainsi entendu, précisément en raison de sa nature pénétrante et cybernétique liée au contrôle des corps comme de l’imaginaire collectif et des valeurs communes, influence directement et indirectement les identités et les utopies sociales ainsi que les idéaux et les pratiques de manipulation et de modification des territoires qui définissent le paysage. Plus spécifiquement l’utopie, entendue dans une vaste acception comme élaboration d’un projet performatif de transformation de la réalité[7] à travers l’analyse de ses possibles latéraux[8], devient ainsi par rapport au biopouvoir la forme privilégiée de compréhension de l’horizon identitaire et des pratiques de manipulation du réel qui définissent le paysage comme correspondance entre des valeurs et des pratiques opérationnelles. En effet, celle-ci véhicule implicitement des identités et des valeurs déterminées qui s’expriment selon des architectures conceptuelles, sociales et spatiales précises situées tour à tour dans un horizon temporel variable (plus ou moins proche ou indéterminé)[9]. Les utopies, de Platon à Aldous Huxley[10], sont toujours caractérisées par un reflet substantiel d’un ensemble de valeurs et d’identités dans l’espace empirique. Les narrations utopiques réalisent généralement une parfaite correspondance, souvent également architecturale et matérielle, entre valeurs et espace politique, dans un projet virtuel qui peut être mis en œuvre empiriquement. Ainsi par exemple, il existe chez Platon une analogie substantielle entre l’organisation systémique et hiérarchique des rapports entre les classes dans la ville et la relation entre les différentes parties de l’âme individuelle, pour tenter de réaliser entièrement tout idéal possible d’harmonie et de justice[11]. Cet aspect projectif de l’utopie, où se réalise toute sorte de correspondance entre l’intériorité du sujet qui la produit et l’espace extérieur de son application concrète possible, semble revêtir de nouvelles nuances par rapport à l’omniprésence virtuelle et médiatique typique de la civilisation contemporaine. En effet, l’explosion de la dimension virtuelle où se déroule une partie de plus en plus importante de l’existence individuelle et où se détermine une partie toujours plus considérable des identités collectives, permet à l’utopie de s’élever dans toute sa puissance au-dessus de toute contrainte empirique. Si nous acceptons la définition du mot virtuel proposée par Pierre Lévy selon laquelle celui-ci s’oppose à l’actuel, tandis que le possible consiste en un réel non encore existant, latent pour ainsi dire[12], alors nous pouvons comprendre immédiatement comment le virtuel amplifie démesurément la puissance de l’utopie et ses possibilités de transformation effective de la réalité matérielle et donc également du paysage. Sur le terrain propre à la virtualité, l’utopie et la production identitaire qui y est liée expriment pleinement toutes les potentialités latentes du biopouvoir, permettant ainsi une mutation substantielle, à l’intérieur d’un processus toujours en devenir, aussi bien du paysage intérieur que de celui extérieur et empirique. Ce n’est pas un hasard si depuis le XIXe siècle il est possible d’observer que les métropoles occidentales sont assimilables à des chantiers qui, sans cesse, transforment l’espace et le paysage urbain en s’adaptant aux modes et à l’évolution des goûts des citoyens. Cependant les valeurs et les goûts communs, bien qu’évanescents et soumis aux modes du moment, se transposent à leur tour dans la matérialité de l’espace urbain et sont en même temps influencés par la mobilité de sa forme et de ses contenus. À ce qui est typique du paysage hybride et industriel du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, s’ajoute ensuite avec force la théâtralisation publique et privée des paysages virtuels. Ces derniers du reste, lorsqu’ils sont entendus comme des espaces transposables dans le monde matériel, bien que leur existence immatérielle soit affranchie des dures lois de la dimension empirique, nécessitent généralement une actualisation réelle et concrète. Ici se manifeste à son tour un désir irrépressible de correspondance de la pensée et de l’imagination avec l’espace entendu au sens territorial qui dépasse l’horizon urbain pour investir l’ensemble de la surface planétaire.
En ce sens, le biopouvoir (entendu comme contrôle de la conscience et de l’imaginaire) agit à travers l’utopie (entendue comme création d’architectures conceptuelles et imaginatives d’ordre virtuel) directement sur l’espace intérieur, à travers la création de formes symboliques qui intéressent directement l’espace réel dans la transformation incessante du paysage. Ceci est dû au désir d’adapter la matière empirique qui compose l’habitat humain aux exigences du pouvoir et à sa volonté de soumettre tous les aspects de la réalité aux logiques performatives de la mentalité technologique. Autrement dit, il est possible de considérer les dynamiques de transformation et d’hybridation du paysage comme des projets utopiques qui se répartissent dans un horizon virtuel où tout est permis et où la manipulation de la réalité peut s’exprimer dans toute sa puissance, en créant librement son propre espace, aussi bien au sens purement paysagiste que spirituel, éthique et identitaire. Ces deux aspects s’influencent mutuellement à travers la création utopique d’attentes sociales qui nécessitent ensuite une traduction empirique. Ainsi, par exemple, si d’une part afin de stimuler l’industrie touristique on assiste à l’organisation de véritables tours virtuels qui ont une force d’attraction supérieure comparés à l’époque où ils se présentaient à travers la simple fixité photographique des revues patinées ; de l’autre, il est ensuite nécessaire d’organiser le paysage empirique qui accueillera les touristes en chair et en os, conformément à ce qui leur a été montré. L’application des utopies au tourisme n’est cependant pas la seule ni la plus importante, si d’une part elle nous permet de saisir ce phénomène avec une efficacité démonstrative, de l’autre elle occulte les véritables potentialités liées aux modes de manifestation de l’utopie dans la virtualité médiatique. En effet, cette dernière a la capacité de rendre le paysage résidentiel, sans toutefois s’y limiter, assimilable à un chantier, où le biopouvoir opère afin d’obtenir une correspondance substantielle entre imaginaire, réalité empirique, identités sociales et valeurs communes. Or, cette tendance projective et assimilationniste modelée sur le désir de transformation de la matière empirique selon la volonté démiurgique humaine, se heurte incontestablement aux limites imposées par les lois naturelles et par les équilibres écologiques typiques de la biosphère terrestre, qui à leur tour mettent la civilisation technologique face à des choix nouveaux et déterminants pour le destin du genre humain. Nous ne sommes plus ici en présence de simples trans-formations paysagistes ou territoriales susceptibles de considérations élémentaires d’ordre subjectif sur leur beauté ou fonctionnalité supposées. Nous pouvons en revanche observer qu’un idéal utopique et performatif est concrètement opérationnel et qu’il a pour but, aussi bien localement que globalement, d’absorber le paysage afin de le façonner et de le remodeler en fonction d’une volonté d’hybridation et de contrôle qui semble désireuse de défier toutes les limites et toutes les frontières. Heidegger observait déjà dans les années cinquante du siècle dernier que les grands ouvrages de génie civil, comme les centrales hydroélectriques, altèrent bien souvent les paysages et les territoires non seulement au sens matériel mais aussi et surtout dans leur signification la plus profonde et spirituelle.
Une région, au contraire, est provoquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. […] Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale[13].
Autrement dit, ces ouvrages véhiculent socialement et culturellement une conception désacralisante de la nature où celle-ci, transformée en fonds (Bestand)[14], tend à perdre son enchantement au profit de sa fonction de réserve disponible d’énergie ou de matières premières. De plus, ne possédant plus la signification d’objet (Gegenstand) indépendant du concept d’utilisabilité, elle tend progressivement à être absorbée à l’intérieur de planifications utopiques en tous genres qui, en assimilant en leur sein le concept même de nature et de naturel, l’expriment dans la recomposition et dans la reformulation des territoires et des paysages. Il ressort clairement ici une sorte d’introjection de la nature dans l’imaginaire de la nature. Ainsi, toute la réalité matérielle tend à exister uniquement en fonction des exigences du biopouvoir qui, à travers l’actualisation constante de ses utopies, produit consensus, surveillance et contrôle.
L’un des aspects intéressants des potentialités latentes dans toute utopie se manifeste également dans la conception connective[15] typique du cyberespace et de la virtualisation du réel. Ce n’est pas un hasard si la possibilité de pouvoir façonner des mondes parallèles, indépendamment de leur possible actualisation, fait l’objet d’une impulsion non négligeable de la part des potentialités connectives que ces paysages, ces territoires et ces architectures virtuels peuvent avoir au sein du réseau (web) ; la connectivité en soi devient même l’un des ingrédients fondamentaux des nouvelles utopies qui modèlent l’espace matériel selon ces logiques. Dans cette optique, chaque territoire, chaque paysage et chaque espace doit être câblé, connecté et potentiellement disponible pour être, en tant qu’image, transféré sur le réseau. On obtient ainsi une osmose constante entre réel et virtuel, naturel et artificiel, dans une hybridation totale où il est impossible de faire la différence entre réalité et artifice[16]. « Nous ne savons plus si ce que nous sommes en train d’expérimenter est le réel (dur, rêche, lourd) ou bien une simulation ou une représentation de celui-ci[17]. » Ainsi, non seulement les utopies de l’ère technologique transforment ou contribuent à la transformation complète de la réalité matérielle, mais elles perdent entièrement ce caractère de fiction, cet éloignement, cette non-appartenance à l’histoire et cette inaccessibilité propre aux narrations utopiques du début de l’âge moderne comme La Cité du Soleil de Campanella, La Nouvelle Atlantide de Bacon et L’Utopie de More. Les nouvelles utopies ne sont nullement inaccessibles et lointaines, elles ressemblent bien plus à des programmes concrets de transformation du réel ou à des prophéties, souvent négatives, d’inquiétants scénarios futurs, comme le prouvent les cas exemplaires de Huxley et Orwell[18]. Il est clair qu’ici en qualifiant l’utopie nous sommes au-delà d’une caractérisation de celle-ci en tant que simple genre littéraire, car il nous semble plutôt qu’elle représente pour l’ère technologique une forma mentis spécifique, à travers laquelle on cherche à interpréter la réalité comme un objet indéfiniment manipulable et modifiable en fonction de projets performatifs d’ordre technologique. En ce sens, une pensée qui montre une volonté claire d’agir concrètement selon des logiques quantifiables et empiriquement compréhensibles l’emporte sur toute autre forme d’interprétation du réel.
À ce propos, déjà dans les années trente du XXe siècle, Jünger observait avec une grande finesse que
[…] notre espace ressemble à un monstrueux atelier de forgeron. Il ne peut échapper au regard qu’on ne vise aucunement ici à engendrer des œuvres durables, comme nous l’admirons dans les édifices des Anciens, ou même au sens où l’art cherche à produire un langage des formes qui soit valable. […] À cette situation correspond le fait que notre paysage apparaît comme un paysage de transition. Il n’y a ici aucune stabilité des formes ; toutes les forces sont continuellement modelées par une agitation dynamique[19].
Outre l’hybridation substantielle entre naturel et artificiel qui détermine l’aspect des paysages et des territoires de l’époque technologique, Jünger saisit ici également leur caractère provisoire et leur instabilité formelle par rapport à la stabilité et à la solidité du passé préindustriel. Ainsi, l’existence humaine est livrée à une incertitude spirituelle substantielle qui reflète le caractère incertain, inquiet et provisoire de l’identité culturelle de la civilisation mo-derne et postmoderne[20]. Les paysages et les territoires hybrides de notre civilisation mondialisée laissent ainsi apparaître de nouvelles identités qui, en s’exprimant à travers des utopies performatives, montrent un rap-port nouveau et modifié entre les catégories classiques de l’esprit et de la matière. En effet, le premier subit une torsion concep-tuelle qui l’associe toujours plus à la pensée entendue au sens individuel, collectif et con-nectif, tandis que la seconde devient un simple agrégat d’atomes, malléable à loisir en fonction de l’énergie et des capacités technologiques détenues. Tout ceci redéfinit l’espace politique et la relation qui existe entre le pouvoir et le savoir. En effet, si tout est modifiable et malléable en fonction du savoir opérationnel possédé (technosciences), alors le pouvoir pourra bien plus librement se légitimer en fonction de sa capacité à mobiliser le savoir, afin d’établir une relation de commandement et d’obéissance fondée sur un concept de protection vaste et totalisant. De là vient l’obsession typiquement postmoderne pour la surveillance et le contrôle qui caractérise l’identité psychologique et politique des populations occidentales mondialisées. Ce n’est pas un hasard, bien que tout le monde se dise libéral et démocratique, que personne ne soit horrifié à l’idée d’être soumis à des fouilles corporelles minutieuses à chaque fois qu’on décide de voyager en avion ; de même, nul ne se dit scandalisé ou ne se sent gêné par la prolifération incontrôlée de systèmes et d’yeux électroniques qui avec toujours plus d’efficacité soumettent l’espace urbain et suburbain à une surveillance inquiétante et permanente. Tout ce déploiement technologique est aisément justifiable par le besoin de rendre les es-paces publics plus sûrs et il est accepté par les citoyens comme partie intégrante de leur identité. Il nous semble donc assez évident, en suivant le fil des raisonnements effectués jusqu’à présent, qu’en réalité cette identité, si obsédée par le contrôle, est également le fruit de cette puissance inédite de la pensée qui, en désirant franchir toutes les limites et toutes les frontières, cultive un rêve de manipulation absolue de la réalité empirique. Toutefois, l’individu qui adopte ce type d’attitude est également conscient du fait que ses créations et sa force démiurgique peuvent lui échapper et transformer son désir de paradis technologique dans le cauchemar de l’extinction du genre humain ou dans l’apocalypse d’une nouvelle barbarie où les hommes sont obligés, pour survivre, de se dévorer entre eux[21]. En conséquence, le développement de systèmes de surveillance et de contrôle toujours plus efficaces, destinés à exorciser efficacement les cauchemars de ce logos opérationnel sans limite, ne pourra que se renforcer et s’étendre jusqu’à saturer l’ensemble de l’espace planétaire. En définitive, paysages et territoires reflètent la pensée et l’identité de notre époque si chaotique et excitante en nous renvoyant le témoignage muet des contradictions et des dangers auxquels le genre humain s’est volontairement exposé afin de satisfaire sa soif de connaissance et son désir d’immortalité.
Notes
[1] Cf. Francesco Remotti, Natura e cultura, in Enciclopedia delle Scienze sociali, 1996 http://www.treccani.it/enciclopedia/natura-e-cultura_(Enciclopedia-delle-Scienze-Sociali).
[2] Cf. J. Lovelock, Gaia : a New Look at Life on Earth, Oxford University Press, Oxford, 2000 et Les âges de Gaïa, trad. de B. Sigaud, O. Jacob, Paris, 1997.
[4] N. Bobbio, N. Matteucci, G. Pasquino, « Potere », in Il Dizionario di Politica, Utet, Torino, 2008.
[5] Les sciences expérimentales et la technologie constituent actuellement la forme dominante du savoir qui influence énormément le pouvoir aussi bien dans sa forme que dans ses contenus. À ce propos, il suffit de considérer à quel point les nouvelles technologies informatiques, en constituant à travers la création d’Internet des espaces et des paysages virtuels nouveaux, sont en train de transformer aussi bien les dynamiques de construction du consensus que la forme et l’interprétation des relations de pouvoir entre groupes humains et systèmes politiques. Cf. Paolo Bellini, L’immaginario politico del Salvatore. Biopotere, sapere e ordine sociale, Mimesis, Milano, 2012, p. 73-86.
[7] Cf. Corin Braga, « Utopie, Eutopie, Dystopie et Anti-utopie », Metabasis.it, septembre 2006, an I, numéro 2, (www.metabasis.it) ; G.M. Chiodi, « Utopia e mito : due componenti della politicità » in L’irrazionale e la politica profili di simbolica politico-giuridica, sous la direction de C. Bonvecchio, E.U.T., Trieste, 2001, p. 267-280 ; R. Ruyer, L’utopie et les utopies, P. U. F., Paris, 1950 ; J.-J. Wunenburger, L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Jean-Pierre Delarge, Paris, 1979.
[8] « Ce n’est pas par leurs intentions, très variées ; ce n’est pas davantage par leur fabulation qu’il faut définir les utopies. Il faut chercher ailleurs leur principe commun, leur essence. Cette essence, c’est l’emploi du procédé, du mode utopique. De même que, malgré l’immense variété des comédies ou des tragédies, il y a une essence du comique et du tragique, malgré la variété des utopies, malgré le disparate d’un genre qui unit Platon, Cyrano de Bergerac, Morris et Haldane, il y a un mode utopique, qu’il est possible de définir comme exercice mental sur les possibles latéraux ». (R. Ruyer, L’utopie et les utopies, p. 9).
[11] « […] quand la classe des hommes d’affaires, celle des auxiliaires et celle des gardiens exercent chacune leur propre fonction, et ne s’occupent que de cette fonction, n’est-ce pas le contraire de l’injustice et ce qui rend le cité juste ? […] Ne l’affirmons pas encore, repris-je, en toute certitude ; mais si nous reconnaissons que cette conception, appliquée à chaque homme en particulier, est, là aussi, la justice, alors nous lui donnerons notre assentiment […] Pour le moment, parachevons cette enquête qui, pensions-nous, devait nous permettre de voir plus aisément la justice dans l’homme si nous tentions d’abord de la contempler dans l’un des sujets plus grands qui la possèdent. Or il nous a paru que ce sujet était la cité ; […] Ce que nous y avons découvert, transportons-le maintenant dans l’individu […] » (Platon, La République, trad. de R. Bacou, Flammarion, Paris, 1966, p. 186-187, Livre IV, 434d – 434e).
[12] « Le possible est déjà tout constitué, mais il se tient dans les limbes. Le possible se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ni dans sa nature. C’est un réel fantomatique, latent. Le possible est exactement comme le réel : il ne lui manque que l’existence. La réalisation d’un possible n’est pas une création, au sens plein de ce terme, car la création implique aussi la production innovante d’une idée ou d’une forme. La différence entre possible et réel est donc purement logique. Le virtuel, quant à lui, ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le nœud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution : l’actualisation » […] « Le réel ressemble au possible ; en revanche, l’actuel ne ressemble en rien au virtuel : il lui répond » […] « À la suite de Gilles Deleuze, j’écrivais dans le premier chapitre que le réel ressemble au possible tandis que l’actuel répond au virtuel » (P. Lévy, Qu’est-ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995 p. 14, p. 15 et p. 135).
[13] Martin Heidegger, « La question de la technique », in Essais et Conférences, trad. de A. Préau, Gallimard, Paris, 1958, p. 21-22.
[15] Cf. D. De Kerckhove, « The Architecture of Connectivity », in The Architecture of Intelligence, Birkhäuser, Basel, Boston, Berlin, 2001, p. 50-69.
[16] « Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable […] » (G. Debord, La société du spectacle, e-booksBrasil.com, 2003, p. 16).
[18] Cf. A. Huxley, Le meilleur des mondes, trad. de J. Castier, Plon, Paris, 1994 et G. Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Gallimard, Paris, 1972.
[19] E. Jünger, Le travailleur, trad. de Julien Hervier, Christian Bourgois Éditeur, Paris, 1989, p. 215.
[20] Avec le terme postmoderne nous entendons ici qualifier cette époque particulière de l’histoire humaine qui débute avec l’invention de la bombe atomique entraînant la possibilité d’autodestruction du genre humain, la structuration d’une société de masse fondée sur la consommation et le développement des technologies informatiques et électroniques. Nous croyons que la civilisation occidentale y a fait son entrée au cours de la deuxième moitié du XXe siècle et que la société mondialisée contemporaine a résolument pris un chemin qui la conduira à abandonner certaines conditions nécessaires fondamentales de l’âge précédent, celui communément reconnu à travers le concept de moderne.