Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Les arbres et la forêt ou l’âge d’or des gauchismes français /
The Trees and the Forest or the Golden Age of French Left-Wing Politics
Abstract: Within the period running from about 1960 to 1980, the history of French Marxism experienced both a crisis and an unprecedented surge. Relying on the – yet relative – orthodoxy of the Communist party, the blooming of left-wing secessionism has been impressive, even leading to a certain number of trends one may wish to define. Each trend is in itself the cause of endless internal scatterings which remain astonishing for any historian of politics. All the more so as an often loose imaginary world seems to be at work behind this apparent plurality. The question remains to know whether this apparent dissemination does not in fact constitute the scattering of a powerful unifying fantasy.
Keywords: Marxism; Left-Wing Politics; Secession; Communitarianism; Fatherly Figure; Phraseology; Revolution; Eschatology; Paradise.
La tendance philosophique visant à distinguer le politique de la politique est un peu byzantine, quoique non dénuée de signification. Dans le cas de la pensée de Marx, on peut évidemment dire que sa doctrine précède et suscite une mise en œuvre de processus politiques réels, qui se déroulent sur le terrain même de l’Histoire. Toutefois deux difficultés se présentent ici immédiatement. D’abord il n’est pas sûr que le marxisme de Marx puisse se targuer d’une homogénéité interne rigoureuse. Ensuite il n’est pas sûr non plus que les politiques mises en œuvre au nom du marxisme forment un faisceau lui-même cohérent.
En elle-même cette question est d’une ampleur considérable. On essaiera ici de la limiter à celle de ce qu’on pourrait appeler les gauchismes à la française qui, tous, s’adossent à la pensée de Marx, et cependant connaissent dans leur évolution interne réelle des processus de dissémination incroyablement complexes dans le détail. Il faudra aussi les repenser à travers l’évolution du Parti Communiste Français (le PCF), qui en constitue historiquement d’abord la matrice, ensuite le repoussoir.
La pensée de Marx est le point d’ancrage d’une vaste aventure intellectuelle et politique : parler du marxisme semble presque, aux yeux de certains, parler d’une évidence déjà effectuée, voire d’un anachronisme. En vérité le destin du marxisme, qui ne nous emble pas terminé, demeure d’une fascinante complexité. Plutôt que d’une pensée, il serait plus prudent de parler de l’œuvre de Marx, tant celle-ci a suscité de commentaires discordants au point que Michel Henry a pu écrire que le marxisme est l’histoire de ses propres contresens. Et Raymond Aron a réintitulé Marxismes imaginaires un essai d’abord intitulé D’une sainte famille à l’autre. Entre autres difficultés, le problème est complexifié par le rôle qu’a pu jouer Engels dans la rédaction et l’édition de certains textes. Par ailleurs l’œuvre de Marx est immense, malaisée à décrypter, disséminée à travers l’historique de ses éditions et de ses traductions.
On peut dire cependant, quitte à être ici quelque peu simplificateur, que le nom de Marx est le référent originel, non seulement des grands mouvements politiques qui se réclameront de lui, léninisme, maoïsme, castrisme ; mais aussi des différentes dérives gauchistes qui ne cesseront de bourgeonner autour de la souche, et dont nous recenserons quelques manifestations dans un contexte spécifiquement français. D’emblée, le marxisme est assujetti à une figure tutélaire et, comme tel, il est d’emblée hypothéqué par un imaginaire : celui du père fondateur. Pendant des décennies le nom de Marx sera intouchable chez tous les politiques et les théoriciens qui s’en réclament. Seules varieront les interprétations qui constituent l’herméneutique de sa pensée et de son action.
Dans le contexte particulier qui est celui d’une France démocratique-libérale, les rejetons gauchistes vont foisonner. Leur histoire ne manque ni de pittoresque, ni de complexité. À cet égard, le livre de Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus, nous propose une lecture jubilatoire en même temps que minutieusement informée[1]. À partir du nom de Marx, que l’on peut poser comme la souche originelle, on voit se multiplier une pléthore de groupuscules dont la spécificité même pose souvent problème, et qui semblent habités par une crise permanente d’identité.
Nous nous efforcerons de ne pas perdre de vue les imaginaires, latents ou explicites, qui sous-tendent ces débats. Ce qui nous conduira à montrer qu’ils sont essentiellement convergents. De telle sorte que l’on assistera schématiquement au scenario suivant : à partir de Marx la révolution se met en place et engendre des schismes qui ne cessent de se multiplier. Et pourtant les grandes images archétypales qui sous-tendent ces conflits d’idées semblent constituer une nébuleuse pour finir limitée. L’un conduit au multiple lequel à son tour se résout dans un imaginaire globalement réunifié.
1. La coloration imaginaire du Parti Communiste français
L’Histoire réelle, dans sa chronologie même, établit certains caractères, dicte certaines configurations, génère certaines divisions. Le Parti Communiste français est issu, par étapes, de la Révolution d’octobre et de la scission opérée en 1920 au congrès de Tours. Ipso facto il sera ultérieurement la matrice idéologique des tendances gauchistes qui viendront s’y greffer, au prix de retournements, de dialectiques enflammées et de luttes intestines parfois violentes. Si l’on veut repenser les imaginaires de ces tendances en vue d’une étude comparative, il faut d’abord capter les colorations fondamentales inhérentes à la vie du parti communiste et aux réseaux d’images qui s’y greffent. Le but ici n’est pas d’analyser des doctrines mais de circonscrire un réseau affectif générateur d’images.
À cet égard, une étude trop peu connue de Michel Gaudard est une mine[2]. En croisant sa lecture avec celles de Jeannine Verdès-Leroux, de Philippe Robrieux et de quelques autres observateurs, on parvient à dégager un territoire sous-tendu par une affectivité globalement cohérente. Son évolution interne liée aux événements politiques entraîne certes des modulations, mais n’entame pas quelques attributs fondamentaux et déterminants. La fidélité à l’Union soviétique est remarquable, même si elle connaît quelques évolutions et s’affaiblit un peu dans les années qui précèdent l’effondrement de l’Empire en 1991. C’est dire que le Parti Communiste s’adosse à un modèle tutélaire qui constitue une garantie idéologique, elle-même adossée à la figure de Marx dont l’effigie plane au-dessus des tribunes et des stades, quand bien même les œuvres de Marx demeurent dans l’ensemble médiocrement connues des militants. La figure de Marx est confirmée et renforcée par l’autorité de Lénine, qui sera momifié dans le mausolée, puis par celle de Staline dont le mythe atteindra des sommets au moment des obsèques du dictateur pour ensuite subir une évolution rétrograde.
Redoublée et pétrifiée, la figure du Père atteint à la sanctification. En regard, et pour les militants, le Parti Communiste français peut apparaître aussi comme une incarnation de l’imago maternelle et l’équivalent d’une grande famille au sein de laquelle s’épanouit la fraternité. Le témoignage de Michel Gaudard est à cet égard amplement édifiant. Accueilli au sein d’une communauté unificatrice, le nouveau venu est somme toute déchargé du principe de réalité : le parti pense pour lui. De plus, il a la conviction d’être aimé. Edgar Morin a évoqué la fascination et le tremblement des militants « devant le dieu d’amour »[3]. Tant et si bien que les tribulations du parti, ses paradoxes, ses contradictions, ses brimades même sont aisément pardonnés. Léon Delfosse, membre du Comité central entre 1945 et 1947 a déclaré : « Ah ! ce parti ! Il peut vous en faire, hein, il vous en fait et on l’aime quand même. On l’a dans la peau, quoi, c’est la vérité »[4]. La double relation au père et aux frères développe une loi d’amour ainsi qu’un penchant au sacrifice qui n’est, soit dit au passage, pas sans rappeler une coloration chrétienne : « Non seulement les militants aiment le Parti, mais ils aiment son chef au point de se dire prêts à mourir pour lui, pour empêcher sa mort »[5].
La dimension fortement affective de cette appartenance à une communauté salvatrice qui, de surcroît, détient et dit la vérité, façonne un état d’esprit complètement imbibé de religiosité. Sans cesse, Jeannine Verdès-Leroux revient sur la dimension de croyance qui imprègne la vie à l’intérieur du parti. Elle cite d’innombrables témoignages, parfois sous le couvert de l’anonymat, qui sont absolument convergents. Le marxisme est devenu un acte de foi, médiatisé par les grandes figures politiques qui occupent le terrain de l’Histoire. Parfois les déclarations prennent résolument un aspect héroï-comique. Ainsi Michel Verret évoque ces « …millions d’hommes qui ne peuvent pas penser à leur vie sans penser à Maurice (Thorez) ou à Staline ou à Lénine … »[6].
Il est impossible de ne pas s’interroger sur cet incroyable degré d’aveuglement auquel ont d’ailleurs succombé, au moins provisoirement, bon nombre d’intellectuels. Nous sommes devant une énigme qui gardera toujours une part d’opacité. On peut cependant affirmer qu’elle procède d’une triple motivation fondamentale. D’une part le militant se considère comme un élu de la vérité, ce en quoi il fait partie d’une élite (la pensée de Marx est posée, selon une affirmation de Lénine, comme incontestable parce qu’elle est vraie). D’autre part il est protégé par le rempart de la grande communauté familiale au sein de laquelle il est censé s’épanouir. Enfin il est en accord avec le sens de l’Histoire qui porte dans ses flancs un devenir mirifique et un avenir résolument radieux. En d’autres termes, il est protégé par une véritable forteresse idéologique.
Bien entendu, l’évolution de la situation internationale, notamment en Union Soviétique, va faire surgir peu à peu des effets de doute. Bon gré mal gré, à travers les interrogations de Souvarine, de Gide, de Panaït Istrati, et plus tard de Kravchenko, des interrogations surgissent, inductrices de désenchantements. Les réactions des militants sont très diverses, depuis l’attitude de l’autruche jusqu’au dédoublement de la personnalité[7], en passant par la ruse et le glissement vers un scissionisme parfois complexe.[8] Lorsqu’un militant est amené à quitter le parti, soit parce qu’il en est exclu, soit parce qu’il prend la lourde décision de le faire, il le ressent presque toujours comme un drame. Les témoignages abondent qui montrent que ce passage est vécu comme une rupture affective, une sorte de chagrin amoureux. Rendu à sa liberté, c’est-à-dire à sa solitude, l’impétrant se sent devenir orphelin. En termes plus mythologiques, le voilà chassé du jardin d’Éden.
Jean-Pierre Gaudard a étudié précisément ce processus dans ses modalités diverses. Dans tous les cas, il peut dire que l’engagement au parti constitue un « rêve d’adolescent »[9] qui n’a pas trouvé sa voie. Jeannine Verdès-Leroux note aussi l’importance du « besoin de rêver »[10], affirmée par nombre de témoins. Curieusement, après la fin de l’Union soviétique, Robert Hue affirmera dans un discours public que le communisme a encore de quoi nous faire rêver.
Dans tous ces processus, on voit se profiler un véritable déni de ce que Freud appelle le principe de réalité. Le militantisme garde dans ses flancs une dimension adolescente, relativement indifférente à la vérité tragique des événements historiques. Ce processus est justifié par l’existence de l’ennemi de classe, figure abominable qu’il s’agit, faute de mieux car on n’est tout de même pas en Union Soviétique, d’exorciser et de chasser par des formules violentes.
2. Les arborescences du trotskisme
Après la publication du Livre noir du communisme, une équipe de chercheurs publie Le siècle des communismes[11]. Cette utilisation d’un pluriel trouve assurément sa justification dans l’histoire réelle du communisme au XXe siècle : il suffit de penser à la manière dont l’irruption du « titisme » a engendré une crise des esprits au sein même de l’internationale communiste et du communisme français. Cette pluralité va toucher a fortiori ce que d’abord Lénine avait désigné comme la maladie infantile du communisme, qu’il nomme le gauchisme.
Si le gauchisme s’apparente à un glissement idéologique et contient nécessairement en lui un germe de sécessionnisme, sa pluralisation est encore plus inévitable que dans le cas du communisme orthodoxe. C’est bel et bien ce qui se produira en France. Là encore, le développement historique réel sous-tend le déploiement des idéologies et des imaginaires qui lui sont nécessairement afférents. Le duel homérique qui oppose Staline à Trotski se termine par un coup de piolet qui scelle définitivement une tragédie. Trotski est un révolutionnaire, un intellectuel, un juif et un martyr : il y a là de quoi alimenter un foisonnement imaginaire considérable. Trotski renouvelle la figure du Père, bonifiée par le fait que ce dernier n’a jamais eu la maîtrise complète d’un pouvoir politique ; alors que Staline se révélera a posteriori comme le paradigme du tyran monstrueux. Parlant de leur parangon, les trotskistes disent familièrement « le vieux ».
Sur le plan doctrinal, les trotskistes demeurent fortement ancrés dans le sillage direct du marxisme. Le rôle éminent du prolétariat et de la classe ouvrière, la nécessité dialectique de la lutte des classes, la délimitation féroce de l’ennemi de classe, la volonté proclamée de son élimination en constituent les ingrédients fondamentaux. À cela s’ajoute l’affirmation, sans cesse réitérée, d’une révolution imminente et d’un nouveau grand soir à brève échéance. L’eschatologie reste éminemment présente, même si le terme, en raison de ses connotations apocalyptiques, est soigneusement évité parmi les militants. Certaines affirmations entretiennent un optimisme qui va jusqu’au délire : « Nous affirmons vouloir instaurer sur terre un véritable paradis pour le peuple »[12]. On peut dire que la pensée de Trotski est marxiste essentiellement, et ceci d’autant plus que Staline peu à peu va endosser la figure du fils indigne, traître et criminel, au fur et à mesure que sera révélée l’étendue de ses crimes, notamment à partir de la publication du rapport Khrouchtchev[13].
On peut certainement affirmer avec Robert Service que les trotskistes ont en partie figé le personnage héroïque de Trotski. En tout cas leur état d’esprit se ressent de l’idée – déjà esquissée chez Marx – de la nécessité d’une révolution permanente. Dans leur pratique, elle devient celle d’une agitation permanente, et celle-ci va se traduire par une multiplication, non seulement de tendances, mais de ramifications. C’est ce qui rend si problématique, et peut-être impossible la saisie de ce que serait le trotskisme dans son essence. Dès les années 20, une opposition de gauche se manifeste, sur le terrain, au communisme[14]. Elle prendra tout son essor avec l’introduction historique du trotskisme en France, puis l’élimination brutale de Trotski au Mexique ; enfin elle retrouve un véritable ballon d’oxygène avec les événements de mai 68.
Dans ce dernier contexte, l’exigence d’un activisme révolutionnaire s’oppose explicitement à un parti communiste, désormais considéré comme parti de l’ordre et même de la réaction ! Cette poussée de fièvre se traduit inévitablement par un éclatement des tendances du trotskisme : l’imaginaire de la révolution se prête, au moins en apparence, au jeu de tous les possibles. Comme l’a déclaré le plus sérieusement du monde Jean-Christophe Cambadélis, « la révolution est une flèche céleste sans indication. Elle permet de tout relativiser, elle permet aussi de transcender l’individu dans un avenir historique lui-même héroïque. Elle est générosité parce qu’elle n’est jamais achevée »[15]. Cette déclaration lyrique est la véritable condensation d’une imagination éthique qui requiert le désordre permanent dans une ouverture à l’avenir qui fait de l’individu un héros.
De fait, et surtout dans les années 1970, le trotskisme est une prolifération de mouvements dont la recension exige de l’exégète une mission presque impossible. La valse des sigles est ahurissante et un article du Monde signale la recension de 26 groupes d’extrême-gauche – les trotskistes y figurent en bonne position[16]. On est en face d’un foisonnement et d’une excitation permanents. Les historiens du gauchisme retiennent essentiellement trois tendances : l’organisation communiste internationale (dominée par la figure énigmatique et romanesque de Pierre Lambert), le mouvement de Lutte Ouvrière (dont Arlette Laguiller assure la continuité), et la Ligue communiste révolutionnaire (élitaire et ancrée sur l’idée de révolution mondiale).
On ne peut ici que simplifier l’exposition de ces tendances. L’ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux en fournit une présentation vivante et parfois stupéfiante. L’imaginaire qui les auréole n’est somme toute pas inattendu. L’esprit messianique y règne et les lendemains radieux sont annoncés. L’imminence de la Révolution est constamment proclamée, ce qui n’est pas peu singulier dans un ensemble de doctrines se référant à l’idée de révolution permanente. Tout cela ne va pas sans une grande violence, surtout verbale, mais parfois physique. Certains cas de figures suscitent à la fois le rire et l’effroi. Ainsi le cas d’Ernest Mandel, portraituré par Edgar Morin : « Complètement illuminé, il était persuadé que la victoire mondiale du socialisme était quasiment accomplie … »[17]. Le communisme orthodoxe – stalinien ! – est vilipendé, plus encore que la société bourgeoise déliquescente et corrompue.
Ce qui est particulièrement étonnant réside dans les luttes que mènent entre elles les différentes tendances, et qui se faufilent aussi à l’intérieur des tendances elles-mêmes. La parole – le verbe – sont érigés en valeurs performatives, et la disputation est le moteur de la dialectique transformatrice. Déjà Trotski lui-même, de son vivant, s’étonnait de ces excès et déclarait à Pierre Naville : « Vous savez, je n’ai jamais vu de luttes entre factions comme celles que vous avez. Nous avons eu notre lot, et ce n’était pas toujours tendre, loin de là ! Mais je n’ai jamais assisté à des disputes aussi féroces que les vôtres »[18]. Et beaucoup plus tard, Laurent Schwartz, qui fut militant pendant onze ans, a pu écrire ceci, qui résume tout : « Les organisations trotskistes se divisèrent en un archipel de tendances jusqu’à parvenir à une situation grotesque et intenable où les querelles de fractions tenaient lieu d’activité »[19]. Cette dispersion surprenante et quelque peu bouffonne indique une déficience de pensée ; là où la pensée s’efforce de rassembler, l’imagination politique s’exténue au-delà du principe de réalité. Bien sûr, il y a aussi des exceptions et il arrive que telle ou telle analyse issue de la presse trotskiste mérite le bon point[20]. Dans l’ensemble cependant, c’est un vaste ressassement qui domine, globalement peu inventif.
Un autre trait caractéristique, plutôt commun aux différentes tendances celui-là, est la haine exprimée, voire le dégoût du présent. Par une analyse méthodique des publications empruntées à ces tendances, Jeannine Verdès-Leroux fait apparaître sans ambiguïté un fantasme exprimé : la société actuelle est abominable, et ceci toujours davantage au fil du temps. Elle est minée par un capitalisme délétère, qui en accentue la décomposition. Heureusement la dialectique historique prépare un retournement grandiose et l’émergence brutale d’un avenir enthousiasmant. Pour tous ces activistes, on peut dire que dans les limbes de l’enfer, on n’est jamais très loin du paradis. Toutefois l’irruption est toujours remise à plus tard, comme si le désir était au fond plus essentiel que l’acte.
3. Le maoïsme français : de la tragédie à l’opéra-comique
Dans les années 1960, les communistes russes et chinois s’accusent mutuellement de trotskisme ! C’est dire d’une façon flagrante à quel point le trotskisme et le maoïsme semblent a priori résolument éloignés l’un de l’autre. Historiquement parlant, Staline a œuvré abondamment en sous-main pour la promotion du communisme chinois à travers le personnage de Mao Tsé-Toung[21]. Il n’est donc pas étonnant que les maoïstes français affichent généralement leur admiration pour Staline – à l’instar de Christian Jambet et Guy Lardreau (ce dernier s’habille sciemment d’un manteau de cuir dont il éprouvera quelque honte après sa reconversion[22]). Et ceci même si les fautes de Staline sont généralement reconnues avec une certaine discrétion.
L’histoire du maoïsme est une sorte d’épopée, dont les accents et les manifestations seraient le plus souvent comiques si n’existaient en arrière plan les innombrables victimes du grand bond en avant et de la révolution culturelle. Bernard-Henri Lévy a pu écrire cette phrase extraordinaire : « Je tiens aujourd’hui comme hier l’épopée maoïste comme une des plus grandes pages de la récente histoire de France »[23] (toutefois, il est vraisemblable que Lévy ne fut maoïste que par coquetterie). Il faut lire aussi de très près la chronique de Christophe Bourseiller, ou la chronologie établie sur Wikipédia par Christian Beuvain et Florent Schumacher pour jauger à que point la bouffonnerie est toujours proche parente de cette « épopée ».
Le personnage de Mao constitue l’épicentre d’un imaginaire à lui tout seul. Nouvelle figure tutélaire, il préfigure le personnage de l’ogre débonnaire qui cache une dimension monstrueuse. Sans doute bénéficie-t-il d’un visage rond, d’un nom prédisposé aux rêveries verbales, et d’un petit Livre rouge dont le contenu résolument médiocre fera pourtant les délices de quelques intellectuels parisiens. Le succès de ce traité demeure une énigme pour l’historien des idées et ne peut s’interpréter sans le recours à une mythanalyse impitoyable.
Il n’est pas peu troublant que le succès du maoïsme se déploie dans les milieux intellectuels et notamment dans le cadre de l’École Normale supérieure. Sociologiquement il s’agit d’un milieu jeune, bourgeois, intelligent, soucieux de se distinguer de sa classe sociale et d’afficher un parisianisme élitaire. Les liens, extrêmement curieux entre les maoïstes et les milieux lacaniens reposent sur un paradoxe dont l’imaginaire culturel fait ses délices : à la pensée plate de Mao correspond en filigrane le style totalement chantourné de Lacan. D’un extrême à l’autre, il est toujours tentant de tracer des traits d’union imaginaires, qui ont le goût épicé du paradoxe.
La situation historique aide aussi à comprendre la brève fulguration d’un mouvement qui, à la différence des mouvements trotskistes, ne s’installera pas dans la durée. Bon gré mal gré, la figure de Staline a été mise à mal par les révélations du rapport Khrouchtchev. Et même si – suprême paradoxe ! – les fautes de Staline n’oblitèrent pas complètement un « bilan positif »[24], les intellectuels en mal de croyance cherchent confusément un autre modèle révolutionnaire que celui de la Révolution d’octobre. Lointain et exotique, le nom de Mao va cristalliser un formidable tropisme. Roger Garaudy, qui ne fut pourtant pas un représentant typique du maoïsme écrit que, après Marx, « L’autre géant de la pensée marxiste fut Mao-Tsé-Toung »[25]. Et l’auteur précise : « En philosophie, sans sous-estimer l’apport de Hegel, il (Mao) enrichit et universalise la dialectique du Yin et du Yang … »[26]. Parmi les zélateurs les plus lyriques de Mao, il faut noter Philippe Sollers, qui est saisi d’une admiration quasi mystique. Sa sinophilie fait fureur. Et, dans le numéro 45 de Tel Quel, il écrit : « Ils (Les quatre essais philosophiques de Mao Tsé-Toung) constituent par rapport à la ligne massive des textes de Marx, Engels, Lénine un bon en avant considérable et complètement original de la théorie matérialiste dialectique »[27].
Le personnage de Mao est l’objet d’un culte qui s’apparente à une liturgie. Le mythe atteint des proportions inimaginables, qui a laissé des traces même s’il s’est aujourd’hui quelque peu essoufflé. Si Trotski est un martyr, Mao est quant à lui un héros qui traverse les fleuves et conquiert les montagnes. Les effigies à la gloire de Trotski sont peu fréquentes : les vignettes à la gloire de Mao sont innombrables et parfois d’une insondable naïveté. Tout cela est d’autant plus extraordinaire que les pensées de Mao se cantonnent le plus souvent à des remarques de bon sens, ou à des truismes, parfois à de pures et simples sottises. Il est incompréhensible – et cela le sera définitivement – que des intellectuels forgés à la pointe de la philosophie occidentale aient pu s’extasier devant cette accumulation de calembredaines. On ne peut éclairer ce phénomène que par un refus inconscient de penser librement, un besoin viscéral de croire qui finit par conduire à la dévotion. Lors de son voyage à Pékin en 1969 Christian Jambet est pris d’un malaise en apercevant le Président Mao à quelques mètres de lui[28].
La tension créée par les contrastes existant entre d’une part la pauvreté des faits et des paroles, d’autre part la gravité extrême des postures adoptées par les maoïstes français, produit un effet sidérant qui n’est pas dénué d’effets comiques. Philippe Raynaud peut écrire à juste titre que l’histoire du maoïsme parisien est à la fois complexe et truculente[29]. Du côté de la truculence, Christophe Bourseiller nous délivre quelques anecdotes édifiantes[30], largement corroborées par le gros ouvrage de Hamon et Rotman intitulé Génération. Ainsi : le 10 mai 1968, Robert Linhart est éconduit par l’antenne du PCF ; furieux, il écrit une lettre d’insultes … au président Mao. Lors d’une réunion « maoïste » à Paris avec des représentants russes et chinois, quelques militants français imbibés de vodka affirment vouloir s’envoler par la fenêtre et son retenus in extremis par des délégués chinois médusés. Philippe Sollers déclare que les quatre essais philosophiques de Mao représentent « un grand bond en avant » par rapport aux textes de Marx, Engels et Lénine ! Plus tristounet : un certain Nicolas Boultese se fait rosser pour avoir dit que, « à force de lire Marx, Mao et tous les autres, on finit par se faire des idées ». Avec ce superbe jeu de mots peut-être partiellement involontaire, on mesure que la bouffonnerie n’est jamais éloignée du tabassage en coulisse. Il est vrai que la GP (Gauche prolétarienne) prône la violence et se réfère éventuellement à Beria ; là on croit faire un mauvais rêve. Il est vrai aussi que les « fautes » de Staline n’oblitèrent pas selon certains maoïstes un bilan … globalement positif. Sont repris ici des termes déjà rencontrés dans la phraséologie du Parti communiste.
On se tromperait à croire que ces anecdotes sont superficielles. En réalité elles sont truffées de significations qui se nourrissent d’un imaginaire récurrent.
Les maoïstes français n’ont jamais abandonné l’idée marxiste-léniniste selon laquelle la violence est le moteur même de la dialectique historique. Cependant, et malgré leurs surprenantes déférences à Staline lui-même, ils ont certainement eu l’intuition que la Révolution d’octobre avait quelque part échoué dans ses moyens et dans ses fins. La prophétie marxienne ne s’est pas réalisée aussi aisément que prévu, et le surgissement de l’épopée maoïste s’apparente en quelque sorte à une nouvelle chance, un nouveau lieu d’accouchement de l’Histoire ; ce que signifie pour les militants exaltés la mise en œuvre de la révolution culturelle. Le terme même de révolution est de toute façon synonyme d’épectase, et le fait de lui attribuer une connotation culturelle donne jouissance à de jeunes intellectuels formés par une institution foncièrement élitiste – ce qui ne constitue pas le moindre paradoxe.
Le phénomène maoïste en France est à sa manière complètement original. La distance entre les trotskismes et le maoïsme tient en partie dans une question de chronologie et de dévotion. Il y a aussi le fait théorique que Mao refuse l’idée des trotskistes selon laquelle la révolution doit être conduite par des avant-gardes autoproclamées[31]. Par ailleurs, Trotski demeure la figure du martyr, mais Mao incarne la Révolution en acte, la puissance historique de millions et de millions de travailleurs. C’est du moins de cette façon que fonctionnent les imaginations des militants. Le mythe devient alors aveuglant : la lecture du Petit Livre Rouge est celle d’un texte canonique, mais cela est d’autant plus paradoxal que le contenu en est souvent d’une étonnante pauvreté. De plus lorsque surgit un ouvrage qui dans son contenu remet en question la mythification maoïste, il est d’abord écarté : c’est le cas du livre de Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, ridiculisé dans la presse d’inspiration maoïste. En même temps, le livre de Maria Antonietta Macciocchi est porté aux nues et Philippe Sollers écrit que le travail de Maria Antonietta a devant lui toute l’histoire ![32]
Il resterait à mieux comprendre pourquoi le mouvement maoïste français a une durée de vie relativement brève. Mais cela appartient à l’histoire politique. Le mythe de Staline est aujourd’hui moribond, quoique son fantôme hante notre mémoire collective[33] ; il est d’ailleurs troublant de constater que dans la Russie d’aujourd’hui il ne manque pas de gens pour exprimer une certaine nostalgie à l’égard du petit père des peuples. Le mythe de Trotski reste vivant politiquement, même s’il ne touche qu’une fraction limitée des poussées gauchistes dans la France d’aujourd’hui. Le mythe de Mao semble, lui, exsangue malgré les enluminures produites par quelques artistes d’avant-garde[34] et les propos sidérants d’un Alain Badiou qui ressemblent davantage à ceux d’un provocateur narcissique qu’à ceux d’un authentique penseur politique.
L’aventure maoïste en France demeure un morceau de bravoure dans l’arsenal des croyances politiques. Beaucoup d’anciens maoïstes se demandent, un peu effarés : comment cela a-t-il été possible ? Et de fait, cette question devrait nous hanter. Car derrière elle, des millions de morts hantent le paysage.
4. Convergences
Les communistes et les gauchistes se sont souvent déclarés ennemis irréductibles ; et les gauchistes se sont déchirés entre eux. Pourtant il nous semble que dans toutes ces querelles idéologiques, les convergences l’emportent sur les divergences, surtout si on se réfère aux ingrédients imaginaires qui sous-tendent ces affrontements.
Il est d’abord extrêmement troublant, mais peut-être inévitable, que ces mouvements se réfèrent systématiquement à une figure tutélaire, qui semble habilitée par une mystérieuse providence historique à dire la vérité : Staline, Trotski, Mao. Une étude plus complète devrait y ajouter Fidel Castro, le líder maximo ; et des figures plus marginales mais porteuses de bouffées mythologiques comme celle du Che Guevara notamment. Dans tous ces cas de figures, et à quelques variantes près, la parole est portée par un leader politique érigé en maître absolu de la pensée. Tant et si bien que les discours proférés par les militants et les disciples se réduisent à des gloses, répétitives, et ceci malgré leurs étonnantes proliférations. Jeannine Verdès-Leroux, qui a étudié minutieusement les publications des trotskistes et des maoïstes, est frappée par le caractère déficient, voire sommaire, des imprécations et des analyses portées par ces publications. Peu de variantes, peu de pensées originales, et un recours systématique à la phraséologie.
Ipso facto, et c’est là une observation troublante, les parutions de journaux, de titres et d’appellations sont foisonnantes. Philippe Raynaud relève avec humour la valse des sigles[35]. Même chose chez Christophe Bourseiller qui parle d’une multiplication hallucinante des sigles[36]. Avec un mélange de regret et d’ironie, Edwy Pleynel évoque cette époque où le militantisme foisonnait au prix de savoureux néologismes : « Trotskystes, maoïstes, spontanéistes, anarchistes, bordiguistes, posadistes, conseillistes, luxembourgistes, et j’en oublie »[37]. Cette explosion de fractions, qui souvent recouvrent des variations minimes, mérite réflexion. En réaction à l’orthodoxie – relativement – stable du parti communiste, la prolifération des groupuscules issus du trotskisme, du maoïsme, du pablisme ressemble à une fuite en avant. Elle illustre assez bien un activisme qui se dévore de l’intérieur et ne trouve pas son insertion réelle dans le jeu politique de la cité. Elle traduit une immaturité politique totale, que, plus tard, les anciens militants se reprocheront avec amertume[38]. Les titres des publications changent à grande vitesse, en fonction des débats houleux et des bagarres : les petits chefs cherchent leur leadership. Dans le cas du maoïsme, elle s’adaptera à l’événement, c’est-à-dire qu’elle périclitera avec la mort même du grand timonier et le procès de la bande des quatre.
Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas : cette prolifération de cellules, de sigles, de publications, de titres est en son fonds plus apparente que réelle. Les ressemblances, voire les convergences, l’emportent sur les divergences. Les violences verbales, les excommunications, les références exhibées portent sur les mêmes mythèmes philosophico-politiques. Dans tous les cas de figures, on mime un processus révolutionnaire qui, lors de tel ou tel événement, est susceptible de se traduire par un passage à l’acte. De ce point de vue, Jeannine Verdès-Leroux a pu écrire à juste titre : « Tous ces révolutionnaires – communistes, maoïstes, trotskystes –ont des points communs : le monde est, pour eux, coupé en deux, la pensée est extrêmement schématique, les langages, pauvres, outrés, se ressemblent ; ils manifestent la même détestation de leur société dont ils dressent un portrait très noir, faux ; ils sont violents et destructeurs, ils sont éblouis par la supériorité, la générosité de leurs militants, qui sont l’élite »[39].
Bien plus : on peut penser que le climat soixante-huitard, qu’on a parfois présenté comme une contestation du communisme stalinien, est en fait la reproduction de l’idéologie dogmatico-terroriste qui fleurit dans les années 50 lorsque la gloire du petit père des peuples est à son acmé. Hamon et Rotman le disent ainsi : « Avoir été gauchiste en 1970, c’est un peu l’équivalent d’avoir été communiste en 1950 »[40]. Des années plus tard, en 1986, un Jacques Broyelle assagi écrira : « Nous avons été dangereux. D’autant plus dangereux que le PC était depuis longtemps en déclin idéologique et que nous avons contribué à fabriquer une version new look de l’esprit révolutionnaire »[41]. L’isomorphie est souvent frappante. Elle est seulement repoussée par un décalage historique. Devant l’échec du stalinisme et l’ampleur de ses crimes, les militants révolutionnaires passent de l’orthodoxie au gauchisme – ce que prévoyait et redoutait Lénine. Il est plus surprenant – et presque incompréhensible – que les maoïstes se soient retrouvés une sorte de guide, le grand Timonier, comme si leur propre liberté leur était insupportable. Les écrits de Mao, qui sont le plus souvent d’une platitude stupéfiante, produisent un effet de stupeur et d’intimidation qui enferme ses glossateurs dans une platitude plus stupéfiante encore, parfois voisine de la débilité. Plus tard les sectateurs dessillés se flagelleront parfois, comme l’ont fait et le feront certains membres actifs du parti communiste. Lorsque le voile se déchire, la vérité crue peu à peu se fait jour. Certains militants en concevront un remords parfois mortifère. D’autres sublimeront tant bien que mal leur passé politique en écrivant des livres, ou en occupant des fonctions bourgeoises.
Dans tous les cas de figures, la violence est présente car elle vise à faire éclater le principe de réalité. Elle se nourrit des auteurs canoniques : Lénine, Trotski, Mao – sans oublier Marx qui constitue l’arrière-plan focal de cet éventail politique et la figure absolue du Père tutélaire. Dans le cadre hexagonal, elle est souvent restée cantonnée à des événements verbaux, ce qui n’a pas empêché les excommunications, les auto-critiques obligées, les bagarres et les tabassages. Il est vrai que ni le parti communiste français, ni les mouvements gauchistes n’ont à proprement parler disposé du pouvoir. Que se serait-il passé dans le cas contraire ? Serge Depaquit aurait confié à Philippe Robrieux : « Je me suis souvent demandé ce qu’aurait fait le Parti s’il avait été au pouvoir. J’ai longtemps cru que nous aurions évité les conneries des autres. Aujourd’hui je suis persuadé que nous aurions agi comme les pays de l’Est »[42]. Et c’est un trotskiste lambertiste, Charles Jérémie, qui avoue dans un numéro de Carré rouge : « Heureusement que jamais nous n’avons exercé le pouvoir »[43].
Pour tous ces théoriciens, le monde est insupportable. Le monde, ou plutôt ce qu’ils appellent le capitalisme. Beaucoup ne se donnent pas la peine, à la différence de Marx lui-même, d’analyser sérieusement ce qu’est le capitalisme, ses évolutions, ses complexités, ses ressorts. Leur optimisme apparent rejoint en profondeur un puissant pessimisme, qui se révèle dramatiquement lorsque tombent les illusions révolutionnaires. La lecture d’un « roman » comme celui d’Olivier Rolin intitulé Tigre de papier est à cet égard instructive. « Nous étions des enfants », écrit l’auteur. Le besoin de croire s’est manifesté dramatiquement au sein d’une époque qui se situe en aval des crises religieuses du XIXe siècle. Si les mouvements maoïstes semblent particulièrement régis par une incroyable servilité de la pensée, c’est peut-être que le maoïsme surgit tardivement dans l’histoire du marxisme, et que les serviteurs de la « pensée » maoïste subissent une sorte de régression infantile dans une idéalité politique qui se dérobe, et qui fait place à un imaginaire toujours plus lénifié : Mao barbote dans le Fleuve jaune et vit entouré de nymphettes. À croire que la libido politicienne s’est carrément trompée d’objet.
Esquisse de conclusion
Toute pensée et toute pratique politiques oscillent entre le principe de désir[44] et le principe de réalité. Dans le cas très général du marxisme, c’est le principe de réalité qui est soumis à une critique impitoyable. La diffusion du marxisme dans sa version française s’est traduite, on y a insisté, par une prolifération de tendances, que l’on peut par commodité regrouper en quelques catégories. Toutefois, et c’est un point capital, les imaginaires qui surgissent dans cette diffraction sont bien moins différents qu’on pourrait le supposer. Si les visages de Lénine, de Staline, de Trotski, de Mao, de Fidel Castro ont chacun leur spécificité, selon leurs appartenances historiques et géographiques, c’est tout de même en définitive le terme de Révolution qui constitue leur dénominateur commun. La révolution est désirée comme un orgasme collectif et l’imaginaire de la révolution est jouissance. Au bout il y a le redoublement sans fin de la jouissance dans l’univers des avenirs radieux, des sourires extrêmes-orientaux et des tracteurs téléguidés.
Le paradis terrestre est le fantasme majeur qui habite toutes ces représentations.
Le débat fondamental qui viendrait se greffer là-dessus serait bien de savoir si cette aberration de l’imagination est présente dans la pensée de Marx. Nous pensons qu’elle l’est à l’état d’ébauche, mais qu’elle s’y trouve dissimulée par la critique minutieuse que fait Marx de l’économie politique inféodée au développement du capitalisme industriel. Après Marx, le processus de la Révolution d’octobre fera son propre chemin et précipitera les affiliés dans l’univers de la croyance radicale. Une croyance dominée pour un temps par le principe de désir, au prix cependant d’innombrables victimes.
Penser cette tragédie historique demeure aujourd’hui encore une tâche de première importance. Elle est loin d’être achevée.
À la limite nous sommes peut-être au sein d’un chapitre inattendu de l’histoire des religions. L’ancien trotskiste Henri Weber a pu ainsi déclarer en 1986 : « Ce qui séduisait les étudiants dans le marxisme, c’était sa dimension millénariste. La société radicalement mauvaise, non réformable, devait être détruite de fond en comble afin de permettre l’accès à la bonne société. Pour passer de l’une à l’autre, la révolution était nécessaire. La classe ouvrière, Messie collectif, serait l’instrument de la rédemption (…) Nous ressentions un immense besoin de croire »[45] (Hamon / Rotman, p. 409).
Notes
[1] Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus. Les révolutionnaires français de 1945 à 2005, Fayard, Paris, 2005.
[2] Jean-Pierre Gaudard, Les orphelins du P.C., Editions Belfond, Paris, 1986.
[3] Edgar Morin, Auto-critique, p.100, Editions du Seuil, 1959.
[4] Témoignage rapporté par Dominique Desanti, Les staliniens, p. 129, Fayard, 1974.
[5] Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus, p. 51, Fayard, 2005.
[6] Cite par Jeannine Verdès-Leroux, Ibid., p. 50.
[7] Jean-François Revel s’est intéressé au cas, troublant, de Pierre Courtade, dans plusieurs pages de ses Mémoires, sous-titrés Le voleur dans la maison vide, Plon, Paris, 1997.
[8] Hervé Hamon et Patrick Rotman ont longuement montré ce glissement progressif de l’Union des Etudiants Communistes (UEC), à Paris, vers les schismes pré-soixante-huitards. L’exposé détaillé des faits se trouve dans Génération. Les années de rêve, Seuil, 1987.
[9] Gaudard reprend ici les paroles d’Antoine Spire.
[10] Jeannine Verdès-Leroux, op cit.., p. 64.
[11] Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Ingerflom, Roland Lew, Claud Pennetier, Bernard Pudal, Serge Wolikow, Le siècles des communismes, Les éditions de l’atelier, Paris, 2000.
[12] Cité par Robert Service, Trotski, Perrin, p. 251, trad. Martine Devillers-Argouarc’h, Paris, 2011 pour la traduction française.
[13] Tout récemment, vient de paraître un livre signé par Georges Bublex qui fait porter à Staline l’entière et exclusive responsabilité de l’échec du communisme. Le titre en est symptomatique : Marx, du travestissement stalinien à l’échec, L’Harmattan, Paris, 2014.
[14] Sophie Cœuré, La grande lueur à l’est, p.119, Seuil, Paris, 1999.
[15] Jean Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, p. 186, Plon, Paris, 2000.
[16] Philippe Campinchi, Les lambertistes, p. 246, Editions Balland, 2000.
[17] Le témoignage d’Edgar Morin est rapporté par Jeannine Verdès-Leroux, op.cit, p. 431.
[18] Robert Service, op.cit., p. 484.
[19] Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, p. 115, Editions Odile Jacob, Paris, 1995.
[20] Dans son article intitulé « Communisme et histoire de la Pologne : les fruits amers de la désinformation », Alexandra Viatteau note que la presse française a médiocrement rendu compte du 70e anniversaire de l’insurrection de Varsovie. Une exception cependant est signalée à propos d’un papier de Lutte Ouvrière, malheureusement rédigé dans la langue de bois selon l’auteur de l’article.
[21] C’est volontairement que j’utilise l’orthographe francisée en usage dans les années 65-70.
[22] Guy Lardreau, La mort de Joseph Staline, p. 37, Grasset, Paris, 1978.
[23] Archives de l’INA, 27 novembre 1977.
[24] Christophe Bourseiller, Les maoïstes, Plon, Paris, 1996.
[25] Roger Garaudy, Biographie du XXe siècle, p. 109, Editions Tougui, Paris, 1985 (le premier de ces géants est Lénine).
[26] Ibid., p.110.
[27] Cité par Christophe Bourseiller, op.cit., p.174.
[28] L’anecdote – qui n’est pas mince – m’a été racontée par un témoin. Christophe Bourseiller donne une version des choses légèrement différente (p. 117).
[29] Philippe Raynaud, L’extrême-gauche plurielle, chap. IV, Editions autrement, Paris, 2006.
[30] Les informations qui suivent sont extraites du livre de Christophe Bourseiller, Les maoïstes, Plon, Paris, 1996. Pour alléger la lecture, nous n’avons pas mentionné le détail des paginations.
[31] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération. Les années de rêve, p. 229, Editions du Seuil, Paris, 1987.
[32] Christophe Bourseiller, op.cit, p.175.
[33] Andreï Gratchev sous-titre son livre L’exception russe par la question : Staline est-il mort ? Au-delà d’un titre un peu racoleur, ce livre passionnant analyse une authentique question.
[34] Un des sommets du ridicule est atteint dans une peinture de Qi Zhi Long, Consumer icons n°26, qui représente une nymphette en soutien-gorge rose vif, avec deux visages de Mao souriant au milieu des roses. On peut la découvrir dans le livre de Claude Hudelot, Mao, la vie, la légende, Editions Larousse, 2001.
[35] Philippe Campinchi, op.cit., p. 40.
[36] Christophe Bourseiller, op.cit, p. 141.
[37] Edwy Plenel, Secrets de jeunesse, p. 18, Stock, Paris, 2001.
[38] À cet égard, la lecture du livre d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est symptomatique.
[39] Jeannine Verdès-Leroux, op.cit., p. 42.
[40] Cités par Jean Sevillia, p. 87.
[41] Jacques Broyelle, cité par Hamon et Rotman, op.cit., p. 337.
[42] Hamon et Rotman, Génération. Les années de rêve, p.58, Editions du Seuil, 1987.
[43] Philippe Campinchi, op.cit., p. 187.
[44] « Principe de désir » plutôt que « principe de plaisir » ; ce qui modifie quelque peu la terminologie freudienne.
[45] Hamon et Rotman, Génération. Les années de rêve, p.409, Editions du Seuil, 1987.
Jean Libis
Association des amis de Gaston Bachelard, France
j.libis@wanadoo.fr
Les arbres et la forêt ou l’âge d’or des gauchismes français /
The Trees and the Forest or the Golden Age of French Left-Wing Politics
Abstract: Within the period running from about 1960 to 1980, the history of French Marxism experienced both a crisis and an unprecedented surge. Relying on the – yet relative – orthodoxy of the Communist party, the blooming of left-wing secessionism has been impressive, even leading to a certain number of trends one may wish to define. Each trend is in itself the cause of endless internal scatterings which remain astonishing for any historian of politics. All the more so as an often loose imaginary world seems to be at work behind this apparent plurality. The question remains to know whether this apparent dissemination does not in fact constitute the scattering of a powerful unifying fantasy.
Keywords: Marxism; Left-Wing Politics; Secession; Communitarianism; Fatherly Figure; Phraseology; Revolution; Eschatology; Paradise.
La tendance philosophique visant à distinguer le politique de la politique est un peu byzantine, quoique non dénuée de signification. Dans le cas de la pensée de Marx, on peut évidemment dire que sa doctrine précède et suscite une mise en œuvre de processus politiques réels, qui se déroulent sur le terrain même de l’Histoire. Toutefois deux difficultés se présentent ici immédiatement. D’abord il n’est pas sûr que le marxisme de Marx puisse se targuer d’une homogénéité interne rigoureuse. Ensuite il n’est pas sûr non plus que les politiques mises en œuvre au nom du marxisme forment un faisceau lui-même cohérent.
En elle-même cette question est d’une ampleur considérable. On essaiera ici de la limiter à celle de ce qu’on pourrait appeler les gauchismes à la française qui, tous, s’adossent à la pensée de Marx, et cependant connaissent dans leur évolution interne réelle des processus de dissémination incroyablement complexes dans le détail. Il faudra aussi les repenser à travers l’évolution du Parti Communiste Français (le PCF), qui en constitue historiquement d’abord la matrice, ensuite le repoussoir.
La pensée de Marx est le point d’ancrage d’une vaste aventure intellectuelle et politique : parler du marxisme semble presque, aux yeux de certains, parler d’une évidence déjà effectuée, voire d’un anachronisme. En vérité le destin du marxisme, qui ne nous emble pas terminé, demeure d’une fascinante complexité. Plutôt que d’une pensée, il serait plus prudent de parler de l’œuvre de Marx, tant celle-ci a suscité de commentaires discordants au point que Michel Henry a pu écrire que le marxisme est l’histoire de ses propres contresens. Et Raymond Aron a réintitulé Marxismes imaginaires un essai d’abord intitulé D’une sainte famille à l’autre. Entre autres difficultés, le problème est complexifié par le rôle qu’a pu jouer Engels dans la rédaction et l’édition de certains textes. Par ailleurs l’œuvre de Marx est immense, malaisée à décrypter, disséminée à travers l’historique de ses éditions et de ses traductions.
On peut dire cependant, quitte à être ici quelque peu simplificateur, que le nom de Marx est le référent originel, non seulement des grands mouvements politiques qui se réclameront de lui, léninisme, maoïsme, castrisme ; mais aussi des différentes dérives gauchistes qui ne cesseront de bourgeonner autour de la souche, et dont nous recenserons quelques manifestations dans un contexte spécifiquement français. D’emblée, le marxisme est assujetti à une figure tutélaire et, comme tel, il est d’emblée hypothéqué par un imaginaire : celui du père fondateur. Pendant des décennies le nom de Marx sera intouchable chez tous les politiques et les théoriciens qui s’en réclament. Seules varieront les interprétations qui constituent l’herméneutique de sa pensée et de son action.
Dans le contexte particulier qui est celui d’une France démocratique-libérale, les rejetons gauchistes vont foisonner. Leur histoire ne manque ni de pittoresque, ni de complexité. À cet égard, le livre de Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus, nous propose une lecture jubilatoire en même temps que minutieusement informée[1]. À partir du nom de Marx, que l’on peut poser comme la souche originelle, on voit se multiplier une pléthore de groupuscules dont la spécificité même pose souvent problème, et qui semblent habités par une crise permanente d’identité.
Nous nous efforcerons de ne pas perdre de vue les imaginaires, latents ou explicites, qui sous-tendent ces débats. Ce qui nous conduira à montrer qu’ils sont essentiellement convergents. De telle sorte que l’on assistera schématiquement au scenario suivant : à partir de Marx la révolution se met en place et engendre des schismes qui ne cessent de se multiplier. Et pourtant les grandes images archétypales qui sous-tendent ces conflits d’idées semblent constituer une nébuleuse pour finir limitée. L’un conduit au multiple lequel à son tour se résout dans un imaginaire globalement réunifié.
1. La coloration imaginaire du Parti Communiste français
L’Histoire réelle, dans sa chronologie même, établit certains caractères, dicte certaines configurations, génère certaines divisions. Le Parti Communiste français est issu, par étapes, de la Révolution d’octobre et de la scission opérée en 1920 au congrès de Tours. Ipso facto il sera ultérieurement la matrice idéologique des tendances gauchistes qui viendront s’y greffer, au prix de retournements, de dialectiques enflammées et de luttes intestines parfois violentes. Si l’on veut repenser les imaginaires de ces tendances en vue d’une étude comparative, il faut d’abord capter les colorations fondamentales inhérentes à la vie du parti communiste et aux réseaux d’images qui s’y greffent. Le but ici n’est pas d’analyser des doctrines mais de circonscrire un réseau affectif générateur d’images.
À cet égard, une étude trop peu connue de Michel Gaudard est une mine[2]. En croisant sa lecture avec celles de Jeannine Verdès-Leroux, de Philippe Robrieux et de quelques autres observateurs, on parvient à dégager un territoire sous-tendu par une affectivité globalement cohérente. Son évolution interne liée aux événements politiques entraîne certes des modulations, mais n’entame pas quelques attributs fondamentaux et déterminants. La fidélité à l’Union soviétique est remarquable, même si elle connaît quelques évolutions et s’affaiblit un peu dans les années qui précèdent l’effondrement de l’Empire en 1991. C’est dire que le Parti Communiste s’adosse à un modèle tutélaire qui constitue une garantie idéologique, elle-même adossée à la figure de Marx dont l’effigie plane au-dessus des tribunes et des stades, quand bien même les œuvres de Marx demeurent dans l’ensemble médiocrement connues des militants. La figure de Marx est confirmée et renforcée par l’autorité de Lénine, qui sera momifié dans le mausolée, puis par celle de Staline dont le mythe atteindra des sommets au moment des obsèques du dictateur pour ensuite subir une évolution rétrograde.
Redoublée et pétrifiée, la figure du Père atteint à la sanctification. En regard, et pour les militants, le Parti Communiste français peut apparaître aussi comme une incarnation de l’imago maternelle et l’équivalent d’une grande famille au sein de laquelle s’épanouit la fraternité. Le témoignage de Michel Gaudard est à cet égard amplement édifiant. Accueilli au sein d’une communauté unificatrice, le nouveau venu est somme toute déchargé du principe de réalité : le parti pense pour lui. De plus, il a la conviction d’être aimé. Edgar Morin a évoqué la fascination et le tremblement des militants « devant le dieu d’amour »[3]. Tant et si bien que les tribulations du parti, ses paradoxes, ses contradictions, ses brimades même sont aisément pardonnés. Léon Delfosse, membre du Comité central entre 1945 et 1947 a déclaré : « Ah ! ce parti ! Il peut vous en faire, hein, il vous en fait et on l’aime quand même. On l’a dans la peau, quoi, c’est la vérité »[4]. La double relation au père et aux frères développe une loi d’amour ainsi qu’un penchant au sacrifice qui n’est, soit dit au passage, pas sans rappeler une coloration chrétienne : « Non seulement les militants aiment le Parti, mais ils aiment son chef au point de se dire prêts à mourir pour lui, pour empêcher sa mort »[5].
La dimension fortement affective de cette appartenance à une communauté salvatrice qui, de surcroît, détient et dit la vérité, façonne un état d’esprit complètement imbibé de religiosité. Sans cesse, Jeannine Verdès-Leroux revient sur la dimension de croyance qui imprègne la vie à l’intérieur du parti. Elle cite d’innombrables témoignages, parfois sous le couvert de l’anonymat, qui sont absolument convergents. Le marxisme est devenu un acte de foi, médiatisé par les grandes figures politiques qui occupent le terrain de l’Histoire. Parfois les déclarations prennent résolument un aspect héroï-comique. Ainsi Michel Verret évoque ces « …millions d’hommes qui ne peuvent pas penser à leur vie sans penser à Maurice (Thorez) ou à Staline ou à Lénine … »[6].
Il est impossible de ne pas s’interroger sur cet incroyable degré d’aveuglement auquel ont d’ailleurs succombé, au moins provisoirement, bon nombre d’intellectuels. Nous sommes devant une énigme qui gardera toujours une part d’opacité. On peut cependant affirmer qu’elle procède d’une triple motivation fondamentale. D’une part le militant se considère comme un élu de la vérité, ce en quoi il fait partie d’une élite (la pensée de Marx est posée, selon une affirmation de Lénine, comme incontestable parce qu’elle est vraie). D’autre part il est protégé par le rempart de la grande communauté familiale au sein de laquelle il est censé s’épanouir. Enfin il est en accord avec le sens de l’Histoire qui porte dans ses flancs un devenir mirifique et un avenir résolument radieux. En d’autres termes, il est protégé par une véritable forteresse idéologique.
Bien entendu, l’évolution de la situation internationale, notamment en Union Soviétique, va faire surgir peu à peu des effets de doute. Bon gré mal gré, à travers les interrogations de Souvarine, de Gide, de Panaït Istrati, et plus tard de Kravchenko, des interrogations surgissent, inductrices de désenchantements. Les réactions des militants sont très diverses, depuis l’attitude de l’autruche jusqu’au dédoublement de la personnalité[7], en passant par la ruse et le glissement vers un scissionisme parfois complexe.[8] Lorsqu’un militant est amené à quitter le parti, soit parce qu’il en est exclu, soit parce qu’il prend la lourde décision de le faire, il le ressent presque toujours comme un drame. Les témoignages abondent qui montrent que ce passage est vécu comme une rupture affective, une sorte de chagrin amoureux. Rendu à sa liberté, c’est-à-dire à sa solitude, l’impétrant se sent devenir orphelin. En termes plus mythologiques, le voilà chassé du jardin d’Éden.
Jean-Pierre Gaudard a étudié précisément ce processus dans ses modalités diverses. Dans tous les cas, il peut dire que l’engagement au parti constitue un « rêve d’adolescent »[9] qui n’a pas trouvé sa voie. Jeannine Verdès-Leroux note aussi l’importance du « besoin de rêver »[10], affirmée par nombre de témoins. Curieusement, après la fin de l’Union soviétique, Robert Hue affirmera dans un discours public que le communisme a encore de quoi nous faire rêver.
Dans tous ces processus, on voit se profiler un véritable déni de ce que Freud appelle le principe de réalité. Le militantisme garde dans ses flancs une dimension adolescente, relativement indifférente à la vérité tragique des événements historiques. Ce processus est justifié par l’existence de l’ennemi de classe, figure abominable qu’il s’agit, faute de mieux car on n’est tout de même pas en Union Soviétique, d’exorciser et de chasser par des formules violentes.
2. Les arborescences du trotskisme
Après la publication du Livre noir du communisme, une équipe de chercheurs publie Le siècle des communismes[11]. Cette utilisation d’un pluriel trouve assurément sa justification dans l’histoire réelle du communisme au XXe siècle : il suffit de penser à la manière dont l’irruption du « titisme » a engendré une crise des esprits au sein même de l’internationale communiste et du communisme français. Cette pluralité va toucher a fortiori ce que d’abord Lénine avait désigné comme la maladie infantile du communisme, qu’il nomme le gauchisme.
Si le gauchisme s’apparente à un glissement idéologique et contient nécessairement en lui un germe de sécessionnisme, sa pluralisation est encore plus inévitable que dans le cas du communisme orthodoxe. C’est bel et bien ce qui se produira en France. Là encore, le développement historique réel sous-tend le déploiement des idéologies et des imaginaires qui lui sont nécessairement afférents. Le duel homérique qui oppose Staline à Trotski se termine par un coup de piolet qui scelle définitivement une tragédie. Trotski est un révolutionnaire, un intellectuel, un juif et un martyr : il y a là de quoi alimenter un foisonnement imaginaire considérable. Trotski renouvelle la figure du Père, bonifiée par le fait que ce dernier n’a jamais eu la maîtrise complète d’un pouvoir politique ; alors que Staline se révélera a posteriori comme le paradigme du tyran monstrueux. Parlant de leur parangon, les trotskistes disent familièrement « le vieux ».
Sur le plan doctrinal, les trotskistes demeurent fortement ancrés dans le sillage direct du marxisme. Le rôle éminent du prolétariat et de la classe ouvrière, la nécessité dialectique de la lutte des classes, la délimitation féroce de l’ennemi de classe, la volonté proclamée de son élimination en constituent les ingrédients fondamentaux. À cela s’ajoute l’affirmation, sans cesse réitérée, d’une révolution imminente et d’un nouveau grand soir à brève échéance. L’eschatologie reste éminemment présente, même si le terme, en raison de ses connotations apocalyptiques, est soigneusement évité parmi les militants. Certaines affirmations entretiennent un optimisme qui va jusqu’au délire : « Nous affirmons vouloir instaurer sur terre un véritable paradis pour le peuple »[12]. On peut dire que la pensée de Trotski est marxiste essentiellement, et ceci d’autant plus que Staline peu à peu va endosser la figure du fils indigne, traître et criminel, au fur et à mesure que sera révélée l’étendue de ses crimes, notamment à partir de la publication du rapport Khrouchtchev[13].
On peut certainement affirmer avec Robert Service que les trotskistes ont en partie figé le personnage héroïque de Trotski. En tout cas leur état d’esprit se ressent de l’idée – déjà esquissée chez Marx – de la nécessité d’une révolution permanente. Dans leur pratique, elle devient celle d’une agitation permanente, et celle-ci va se traduire par une multiplication, non seulement de tendances, mais de ramifications. C’est ce qui rend si problématique, et peut-être impossible la saisie de ce que serait le trotskisme dans son essence. Dès les années 20, une opposition de gauche se manifeste, sur le terrain, au communisme[14]. Elle prendra tout son essor avec l’introduction historique du trotskisme en France, puis l’élimination brutale de Trotski au Mexique ; enfin elle retrouve un véritable ballon d’oxygène avec les événements de mai 68.
Dans ce dernier contexte, l’exigence d’un activisme révolutionnaire s’oppose explicitement à un parti communiste, désormais considéré comme parti de l’ordre et même de la réaction ! Cette poussée de fièvre se traduit inévitablement par un éclatement des tendances du trotskisme : l’imaginaire de la révolution se prête, au moins en apparence, au jeu de tous les possibles. Comme l’a déclaré le plus sérieusement du monde Jean-Christophe Cambadélis, « la révolution est une flèche céleste sans indication. Elle permet de tout relativiser, elle permet aussi de transcender l’individu dans un avenir historique lui-même héroïque. Elle est générosité parce qu’elle n’est jamais achevée »[15]. Cette déclaration lyrique est la véritable condensation d’une imagination éthique qui requiert le désordre permanent dans une ouverture à l’avenir qui fait de l’individu un héros.
De fait, et surtout dans les années 1970, le trotskisme est une prolifération de mouvements dont la recension exige de l’exégète une mission presque impossible. La valse des sigles est ahurissante et un article du Monde signale la recension de 26 groupes d’extrême-gauche – les trotskistes y figurent en bonne position[16]. On est en face d’un foisonnement et d’une excitation permanents. Les historiens du gauchisme retiennent essentiellement trois tendances : l’organisation communiste internationale (dominée par la figure énigmatique et romanesque de Pierre Lambert), le mouvement de Lutte Ouvrière (dont Arlette Laguiller assure la continuité), et la Ligue communiste révolutionnaire (élitaire et ancrée sur l’idée de révolution mondiale).
On ne peut ici que simplifier l’exposition de ces tendances. L’ouvrage de Jeannine Verdès-Leroux en fournit une présentation vivante et parfois stupéfiante. L’imaginaire qui les auréole n’est somme toute pas inattendu. L’esprit messianique y règne et les lendemains radieux sont annoncés. L’imminence de la Révolution est constamment proclamée, ce qui n’est pas peu singulier dans un ensemble de doctrines se référant à l’idée de révolution permanente. Tout cela ne va pas sans une grande violence, surtout verbale, mais parfois physique. Certains cas de figures suscitent à la fois le rire et l’effroi. Ainsi le cas d’Ernest Mandel, portraituré par Edgar Morin : « Complètement illuminé, il était persuadé que la victoire mondiale du socialisme était quasiment accomplie … »[17]. Le communisme orthodoxe – stalinien ! – est vilipendé, plus encore que la société bourgeoise déliquescente et corrompue.
Ce qui est particulièrement étonnant réside dans les luttes que mènent entre elles les différentes tendances, et qui se faufilent aussi à l’intérieur des tendances elles-mêmes. La parole – le verbe – sont érigés en valeurs performatives, et la disputation est le moteur de la dialectique transformatrice. Déjà Trotski lui-même, de son vivant, s’étonnait de ces excès et déclarait à Pierre Naville : « Vous savez, je n’ai jamais vu de luttes entre factions comme celles que vous avez. Nous avons eu notre lot, et ce n’était pas toujours tendre, loin de là ! Mais je n’ai jamais assisté à des disputes aussi féroces que les vôtres »[18]. Et beaucoup plus tard, Laurent Schwartz, qui fut militant pendant onze ans, a pu écrire ceci, qui résume tout : « Les organisations trotskistes se divisèrent en un archipel de tendances jusqu’à parvenir à une situation grotesque et intenable où les querelles de fractions tenaient lieu d’activité »[19]. Cette dispersion surprenante et quelque peu bouffonne indique une déficience de pensée ; là où la pensée s’efforce de rassembler, l’imagination politique s’exténue au-delà du principe de réalité. Bien sûr, il y a aussi des exceptions et il arrive que telle ou telle analyse issue de la presse trotskiste mérite le bon point[20]. Dans l’ensemble cependant, c’est un vaste ressassement qui domine, globalement peu inventif.
Un autre trait caractéristique, plutôt commun aux différentes tendances celui-là, est la haine exprimée, voire le dégoût du présent. Par une analyse méthodique des publications empruntées à ces tendances, Jeannine Verdès-Leroux fait apparaître sans ambiguïté un fantasme exprimé : la société actuelle est abominable, et ceci toujours davantage au fil du temps. Elle est minée par un capitalisme délétère, qui en accentue la décomposition. Heureusement la dialectique historique prépare un retournement grandiose et l’émergence brutale d’un avenir enthousiasmant. Pour tous ces activistes, on peut dire que dans les limbes de l’enfer, on n’est jamais très loin du paradis. Toutefois l’irruption est toujours remise à plus tard, comme si le désir était au fond plus essentiel que l’acte.
3. Le maoïsme français : de la tragédie à l’opéra-comique
Dans les années 1960, les communistes russes et chinois s’accusent mutuellement de trotskisme ! C’est dire d’une façon flagrante à quel point le trotskisme et le maoïsme semblent a priori résolument éloignés l’un de l’autre. Historiquement parlant, Staline a œuvré abondamment en sous-main pour la promotion du communisme chinois à travers le personnage de Mao Tsé-Toung[21]. Il n’est donc pas étonnant que les maoïstes français affichent généralement leur admiration pour Staline – à l’instar de Christian Jambet et Guy Lardreau (ce dernier s’habille sciemment d’un manteau de cuir dont il éprouvera quelque honte après sa reconversion[22]). Et ceci même si les fautes de Staline sont généralement reconnues avec une certaine discrétion.
L’histoire du maoïsme est une sorte d’épopée, dont les accents et les manifestations seraient le plus souvent comiques si n’existaient en arrière plan les innombrables victimes du grand bond en avant et de la révolution culturelle. Bernard-Henri Lévy a pu écrire cette phrase extraordinaire : « Je tiens aujourd’hui comme hier l’épopée maoïste comme une des plus grandes pages de la récente histoire de France »[23] (toutefois, il est vraisemblable que Lévy ne fut maoïste que par coquetterie). Il faut lire aussi de très près la chronique de Christophe Bourseiller, ou la chronologie établie sur Wikipédia par Christian Beuvain et Florent Schumacher pour jauger à que point la bouffonnerie est toujours proche parente de cette « épopée ».
Le personnage de Mao constitue l’épicentre d’un imaginaire à lui tout seul. Nouvelle figure tutélaire, il préfigure le personnage de l’ogre débonnaire qui cache une dimension monstrueuse. Sans doute bénéficie-t-il d’un visage rond, d’un nom prédisposé aux rêveries verbales, et d’un petit Livre rouge dont le contenu résolument médiocre fera pourtant les délices de quelques intellectuels parisiens. Le succès de ce traité demeure une énigme pour l’historien des idées et ne peut s’interpréter sans le recours à une mythanalyse impitoyable.
Il n’est pas peu troublant que le succès du maoïsme se déploie dans les milieux intellectuels et notamment dans le cadre de l’École Normale supérieure. Sociologiquement il s’agit d’un milieu jeune, bourgeois, intelligent, soucieux de se distinguer de sa classe sociale et d’afficher un parisianisme élitaire. Les liens, extrêmement curieux entre les maoïstes et les milieux lacaniens reposent sur un paradoxe dont l’imaginaire culturel fait ses délices : à la pensée plate de Mao correspond en filigrane le style totalement chantourné de Lacan. D’un extrême à l’autre, il est toujours tentant de tracer des traits d’union imaginaires, qui ont le goût épicé du paradoxe.
La situation historique aide aussi à comprendre la brève fulguration d’un mouvement qui, à la différence des mouvements trotskistes, ne s’installera pas dans la durée. Bon gré mal gré, la figure de Staline a été mise à mal par les révélations du rapport Khrouchtchev. Et même si – suprême paradoxe ! – les fautes de Staline n’oblitèrent pas complètement un « bilan positif »[24], les intellectuels en mal de croyance cherchent confusément un autre modèle révolutionnaire que celui de la Révolution d’octobre. Lointain et exotique, le nom de Mao va cristalliser un formidable tropisme. Roger Garaudy, qui ne fut pourtant pas un représentant typique du maoïsme écrit que, après Marx, « L’autre géant de la pensée marxiste fut Mao-Tsé-Toung »[25]. Et l’auteur précise : « En philosophie, sans sous-estimer l’apport de Hegel, il (Mao) enrichit et universalise la dialectique du Yin et du Yang … »[26]. Parmi les zélateurs les plus lyriques de Mao, il faut noter Philippe Sollers, qui est saisi d’une admiration quasi mystique. Sa sinophilie fait fureur. Et, dans le numéro 45 de Tel Quel, il écrit : « Ils (Les quatre essais philosophiques de Mao Tsé-Toung) constituent par rapport à la ligne massive des textes de Marx, Engels, Lénine un bon en avant considérable et complètement original de la théorie matérialiste dialectique »[27].
Le personnage de Mao est l’objet d’un culte qui s’apparente à une liturgie. Le mythe atteint des proportions inimaginables, qui a laissé des traces même s’il s’est aujourd’hui quelque peu essoufflé. Si Trotski est un martyr, Mao est quant à lui un héros qui traverse les fleuves et conquiert les montagnes. Les effigies à la gloire de Trotski sont peu fréquentes : les vignettes à la gloire de Mao sont innombrables et parfois d’une insondable naïveté. Tout cela est d’autant plus extraordinaire que les pensées de Mao se cantonnent le plus souvent à des remarques de bon sens, ou à des truismes, parfois à de pures et simples sottises. Il est incompréhensible – et cela le sera définitivement – que des intellectuels forgés à la pointe de la philosophie occidentale aient pu s’extasier devant cette accumulation de calembredaines. On ne peut éclairer ce phénomène que par un refus inconscient de penser librement, un besoin viscéral de croire qui finit par conduire à la dévotion. Lors de son voyage à Pékin en 1969 Christian Jambet est pris d’un malaise en apercevant le Président Mao à quelques mètres de lui[28].
La tension créée par les contrastes existant entre d’une part la pauvreté des faits et des paroles, d’autre part la gravité extrême des postures adoptées par les maoïstes français, produit un effet sidérant qui n’est pas dénué d’effets comiques. Philippe Raynaud peut écrire à juste titre que l’histoire du maoïsme parisien est à la fois complexe et truculente[29]. Du côté de la truculence, Christophe Bourseiller nous délivre quelques anecdotes édifiantes[30], largement corroborées par le gros ouvrage de Hamon et Rotman intitulé Génération. Ainsi : le 10 mai 1968, Robert Linhart est éconduit par l’antenne du PCF ; furieux, il écrit une lettre d’insultes … au président Mao. Lors d’une réunion « maoïste » à Paris avec des représentants russes et chinois, quelques militants français imbibés de vodka affirment vouloir s’envoler par la fenêtre et son retenus in extremis par des délégués chinois médusés. Philippe Sollers déclare que les quatre essais philosophiques de Mao représentent « un grand bond en avant » par rapport aux textes de Marx, Engels et Lénine ! Plus tristounet : un certain Nicolas Boultese se fait rosser pour avoir dit que, « à force de lire Marx, Mao et tous les autres, on finit par se faire des idées ». Avec ce superbe jeu de mots peut-être partiellement involontaire, on mesure que la bouffonnerie n’est jamais éloignée du tabassage en coulisse. Il est vrai que la GP (Gauche prolétarienne) prône la violence et se réfère éventuellement à Beria ; là on croit faire un mauvais rêve. Il est vrai aussi que les « fautes » de Staline n’oblitèrent pas selon certains maoïstes un bilan … globalement positif. Sont repris ici des termes déjà rencontrés dans la phraséologie du Parti communiste.
On se tromperait à croire que ces anecdotes sont superficielles. En réalité elles sont truffées de significations qui se nourrissent d’un imaginaire récurrent.
Les maoïstes français n’ont jamais abandonné l’idée marxiste-léniniste selon laquelle la violence est le moteur même de la dialectique historique. Cependant, et malgré leurs surprenantes déférences à Staline lui-même, ils ont certainement eu l’intuition que la Révolution d’octobre avait quelque part échoué dans ses moyens et dans ses fins. La prophétie marxienne ne s’est pas réalisée aussi aisément que prévu, et le surgissement de l’épopée maoïste s’apparente en quelque sorte à une nouvelle chance, un nouveau lieu d’accouchement de l’Histoire ; ce que signifie pour les militants exaltés la mise en œuvre de la révolution culturelle. Le terme même de révolution est de toute façon synonyme d’épectase, et le fait de lui attribuer une connotation culturelle donne jouissance à de jeunes intellectuels formés par une institution foncièrement élitiste – ce qui ne constitue pas le moindre paradoxe.
Le phénomène maoïste en France est à sa manière complètement original. La distance entre les trotskismes et le maoïsme tient en partie dans une question de chronologie et de dévotion. Il y a aussi le fait théorique que Mao refuse l’idée des trotskistes selon laquelle la révolution doit être conduite par des avant-gardes autoproclamées[31]. Par ailleurs, Trotski demeure la figure du martyr, mais Mao incarne la Révolution en acte, la puissance historique de millions et de millions de travailleurs. C’est du moins de cette façon que fonctionnent les imaginations des militants. Le mythe devient alors aveuglant : la lecture du Petit Livre Rouge est celle d’un texte canonique, mais cela est d’autant plus paradoxal que le contenu en est souvent d’une étonnante pauvreté. De plus lorsque surgit un ouvrage qui dans son contenu remet en question la mythification maoïste, il est d’abord écarté : c’est le cas du livre de Simon Leys, Les habits neufs du président Mao, ridiculisé dans la presse d’inspiration maoïste. En même temps, le livre de Maria Antonietta Macciocchi est porté aux nues et Philippe Sollers écrit que le travail de Maria Antonietta a devant lui toute l’histoire ![32]
Il resterait à mieux comprendre pourquoi le mouvement maoïste français a une durée de vie relativement brève. Mais cela appartient à l’histoire politique. Le mythe de Staline est aujourd’hui moribond, quoique son fantôme hante notre mémoire collective[33] ; il est d’ailleurs troublant de constater que dans la Russie d’aujourd’hui il ne manque pas de gens pour exprimer une certaine nostalgie à l’égard du petit père des peuples. Le mythe de Trotski reste vivant politiquement, même s’il ne touche qu’une fraction limitée des poussées gauchistes dans la France d’aujourd’hui. Le mythe de Mao semble, lui, exsangue malgré les enluminures produites par quelques artistes d’avant-garde[34] et les propos sidérants d’un Alain Badiou qui ressemblent davantage à ceux d’un provocateur narcissique qu’à ceux d’un authentique penseur politique.
L’aventure maoïste en France demeure un morceau de bravoure dans l’arsenal des croyances politiques. Beaucoup d’anciens maoïstes se demandent, un peu effarés : comment cela a-t-il été possible ? Et de fait, cette question devrait nous hanter. Car derrière elle, des millions de morts hantent le paysage.
4. Convergences
Les communistes et les gauchistes se sont souvent déclarés ennemis irréductibles ; et les gauchistes se sont déchirés entre eux. Pourtant il nous semble que dans toutes ces querelles idéologiques, les convergences l’emportent sur les divergences, surtout si on se réfère aux ingrédients imaginaires qui sous-tendent ces affrontements.
Il est d’abord extrêmement troublant, mais peut-être inévitable, que ces mouvements se réfèrent systématiquement à une figure tutélaire, qui semble habilitée par une mystérieuse providence historique à dire la vérité : Staline, Trotski, Mao. Une étude plus complète devrait y ajouter Fidel Castro, le líder maximo ; et des figures plus marginales mais porteuses de bouffées mythologiques comme celle du Che Guevara notamment. Dans tous ces cas de figures, et à quelques variantes près, la parole est portée par un leader politique érigé en maître absolu de la pensée. Tant et si bien que les discours proférés par les militants et les disciples se réduisent à des gloses, répétitives, et ceci malgré leurs étonnantes proliférations. Jeannine Verdès-Leroux, qui a étudié minutieusement les publications des trotskistes et des maoïstes, est frappée par le caractère déficient, voire sommaire, des imprécations et des analyses portées par ces publications. Peu de variantes, peu de pensées originales, et un recours systématique à la phraséologie.
Ipso facto, et c’est là une observation troublante, les parutions de journaux, de titres et d’appellations sont foisonnantes. Philippe Raynaud relève avec humour la valse des sigles[35]. Même chose chez Christophe Bourseiller qui parle d’une multiplication hallucinante des sigles[36]. Avec un mélange de regret et d’ironie, Edwy Pleynel évoque cette époque où le militantisme foisonnait au prix de savoureux néologismes : « Trotskystes, maoïstes, spontanéistes, anarchistes, bordiguistes, posadistes, conseillistes, luxembourgistes, et j’en oublie »[37]. Cette explosion de fractions, qui souvent recouvrent des variations minimes, mérite réflexion. En réaction à l’orthodoxie – relativement – stable du parti communiste, la prolifération des groupuscules issus du trotskisme, du maoïsme, du pablisme ressemble à une fuite en avant. Elle illustre assez bien un activisme qui se dévore de l’intérieur et ne trouve pas son insertion réelle dans le jeu politique de la cité. Elle traduit une immaturité politique totale, que, plus tard, les anciens militants se reprocheront avec amertume[38]. Les titres des publications changent à grande vitesse, en fonction des débats houleux et des bagarres : les petits chefs cherchent leur leadership. Dans le cas du maoïsme, elle s’adaptera à l’événement, c’est-à-dire qu’elle périclitera avec la mort même du grand timonier et le procès de la bande des quatre.
Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas : cette prolifération de cellules, de sigles, de publications, de titres est en son fonds plus apparente que réelle. Les ressemblances, voire les convergences, l’emportent sur les divergences. Les violences verbales, les excommunications, les références exhibées portent sur les mêmes mythèmes philosophico-politiques. Dans tous les cas de figures, on mime un processus révolutionnaire qui, lors de tel ou tel événement, est susceptible de se traduire par un passage à l’acte. De ce point de vue, Jeannine Verdès-Leroux a pu écrire à juste titre : « Tous ces révolutionnaires – communistes, maoïstes, trotskystes –ont des points communs : le monde est, pour eux, coupé en deux, la pensée est extrêmement schématique, les langages, pauvres, outrés, se ressemblent ; ils manifestent la même détestation de leur société dont ils dressent un portrait très noir, faux ; ils sont violents et destructeurs, ils sont éblouis par la supériorité, la générosité de leurs militants, qui sont l’élite »[39].
Bien plus : on peut penser que le climat soixante-huitard, qu’on a parfois présenté comme une contestation du communisme stalinien, est en fait la reproduction de l’idéologie dogmatico-terroriste qui fleurit dans les années 50 lorsque la gloire du petit père des peuples est à son acmé. Hamon et Rotman le disent ainsi : « Avoir été gauchiste en 1970, c’est un peu l’équivalent d’avoir été communiste en 1950 »[40]. Des années plus tard, en 1986, un Jacques Broyelle assagi écrira : « Nous avons été dangereux. D’autant plus dangereux que le PC était depuis longtemps en déclin idéologique et que nous avons contribué à fabriquer une version new look de l’esprit révolutionnaire »[41]. L’isomorphie est souvent frappante. Elle est seulement repoussée par un décalage historique. Devant l’échec du stalinisme et l’ampleur de ses crimes, les militants révolutionnaires passent de l’orthodoxie au gauchisme – ce que prévoyait et redoutait Lénine. Il est plus surprenant – et presque incompréhensible – que les maoïstes se soient retrouvés une sorte de guide, le grand Timonier, comme si leur propre liberté leur était insupportable. Les écrits de Mao, qui sont le plus souvent d’une platitude stupéfiante, produisent un effet de stupeur et d’intimidation qui enferme ses glossateurs dans une platitude plus stupéfiante encore, parfois voisine de la débilité. Plus tard les sectateurs dessillés se flagelleront parfois, comme l’ont fait et le feront certains membres actifs du parti communiste. Lorsque le voile se déchire, la vérité crue peu à peu se fait jour. Certains militants en concevront un remords parfois mortifère. D’autres sublimeront tant bien que mal leur passé politique en écrivant des livres, ou en occupant des fonctions bourgeoises.
Dans tous les cas de figures, la violence est présente car elle vise à faire éclater le principe de réalité. Elle se nourrit des auteurs canoniques : Lénine, Trotski, Mao – sans oublier Marx qui constitue l’arrière-plan focal de cet éventail politique et la figure absolue du Père tutélaire. Dans le cadre hexagonal, elle est souvent restée cantonnée à des événements verbaux, ce qui n’a pas empêché les excommunications, les auto-critiques obligées, les bagarres et les tabassages. Il est vrai que ni le parti communiste français, ni les mouvements gauchistes n’ont à proprement parler disposé du pouvoir. Que se serait-il passé dans le cas contraire ? Serge Depaquit aurait confié à Philippe Robrieux : « Je me suis souvent demandé ce qu’aurait fait le Parti s’il avait été au pouvoir. J’ai longtemps cru que nous aurions évité les conneries des autres. Aujourd’hui je suis persuadé que nous aurions agi comme les pays de l’Est »[42]. Et c’est un trotskiste lambertiste, Charles Jérémie, qui avoue dans un numéro de Carré rouge : « Heureusement que jamais nous n’avons exercé le pouvoir »[43].
Pour tous ces théoriciens, le monde est insupportable. Le monde, ou plutôt ce qu’ils appellent le capitalisme. Beaucoup ne se donnent pas la peine, à la différence de Marx lui-même, d’analyser sérieusement ce qu’est le capitalisme, ses évolutions, ses complexités, ses ressorts. Leur optimisme apparent rejoint en profondeur un puissant pessimisme, qui se révèle dramatiquement lorsque tombent les illusions révolutionnaires. La lecture d’un « roman » comme celui d’Olivier Rolin intitulé Tigre de papier est à cet égard instructive. « Nous étions des enfants », écrit l’auteur. Le besoin de croire s’est manifesté dramatiquement au sein d’une époque qui se situe en aval des crises religieuses du XIXe siècle. Si les mouvements maoïstes semblent particulièrement régis par une incroyable servilité de la pensée, c’est peut-être que le maoïsme surgit tardivement dans l’histoire du marxisme, et que les serviteurs de la « pensée » maoïste subissent une sorte de régression infantile dans une idéalité politique qui se dérobe, et qui fait place à un imaginaire toujours plus lénifié : Mao barbote dans le Fleuve jaune et vit entouré de nymphettes. À croire que la libido politicienne s’est carrément trompée d’objet.
Esquisse de conclusion
Toute pensée et toute pratique politiques oscillent entre le principe de désir[44] et le principe de réalité. Dans le cas très général du marxisme, c’est le principe de réalité qui est soumis à une critique impitoyable. La diffusion du marxisme dans sa version française s’est traduite, on y a insisté, par une prolifération de tendances, que l’on peut par commodité regrouper en quelques catégories. Toutefois, et c’est un point capital, les imaginaires qui surgissent dans cette diffraction sont bien moins différents qu’on pourrait le supposer. Si les visages de Lénine, de Staline, de Trotski, de Mao, de Fidel Castro ont chacun leur spécificité, selon leurs appartenances historiques et géographiques, c’est tout de même en définitive le terme de Révolution qui constitue leur dénominateur commun. La révolution est désirée comme un orgasme collectif et l’imaginaire de la révolution est jouissance. Au bout il y a le redoublement sans fin de la jouissance dans l’univers des avenirs radieux, des sourires extrêmes-orientaux et des tracteurs téléguidés.
Le paradis terrestre est le fantasme majeur qui habite toutes ces représentations.
Le débat fondamental qui viendrait se greffer là-dessus serait bien de savoir si cette aberration de l’imagination est présente dans la pensée de Marx. Nous pensons qu’elle l’est à l’état d’ébauche, mais qu’elle s’y trouve dissimulée par la critique minutieuse que fait Marx de l’économie politique inféodée au développement du capitalisme industriel. Après Marx, le processus de la Révolution d’octobre fera son propre chemin et précipitera les affiliés dans l’univers de la croyance radicale. Une croyance dominée pour un temps par le principe de désir, au prix cependant d’innombrables victimes.
Penser cette tragédie historique demeure aujourd’hui encore une tâche de première importance. Elle est loin d’être achevée.
À la limite nous sommes peut-être au sein d’un chapitre inattendu de l’histoire des religions. L’ancien trotskiste Henri Weber a pu ainsi déclarer en 1986 : « Ce qui séduisait les étudiants dans le marxisme, c’était sa dimension millénariste. La société radicalement mauvaise, non réformable, devait être détruite de fond en comble afin de permettre l’accès à la bonne société. Pour passer de l’une à l’autre, la révolution était nécessaire. La classe ouvrière, Messie collectif, serait l’instrument de la rédemption (…) Nous ressentions un immense besoin de croire »[45] (Hamon / Rotman, p. 409).
Notes
[1] Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus. Les révolutionnaires français de 1945 à 2005, Fayard, Paris, 2005.
[2] Jean-Pierre Gaudard, Les orphelins du P.C., Editions Belfond, Paris, 1986.
[3] Edgar Morin, Auto-critique, p.100, Editions du Seuil, 1959.
[4] Témoignage rapporté par Dominique Desanti, Les staliniens, p. 129, Fayard, 1974.
[5] Jeannine Verdès-Leroux, La foi des vaincus, p. 51, Fayard, 2005.
[6] Cite par Jeannine Verdès-Leroux, Ibid., p. 50.
[7] Jean-François Revel s’est intéressé au cas, troublant, de Pierre Courtade, dans plusieurs pages de ses Mémoires, sous-titrés Le voleur dans la maison vide, Plon, Paris, 1997.
[8] Hervé Hamon et Patrick Rotman ont longuement montré ce glissement progressif de l’Union des Etudiants Communistes (UEC), à Paris, vers les schismes pré-soixante-huitards. L’exposé détaillé des faits se trouve dans Génération. Les années de rêve, Seuil, 1987.
[9] Gaudard reprend ici les paroles d’Antoine Spire.
[10] Jeannine Verdès-Leroux, op cit.., p. 64.
[11] Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Ingerflom, Roland Lew, Claud Pennetier, Bernard Pudal, Serge Wolikow, Le siècles des communismes, Les éditions de l’atelier, Paris, 2000.
[12] Cité par Robert Service, Trotski, Perrin, p. 251, trad. Martine Devillers-Argouarc’h, Paris, 2011 pour la traduction française.
[13] Tout récemment, vient de paraître un livre signé par Georges Bublex qui fait porter à Staline l’entière et exclusive responsabilité de l’échec du communisme. Le titre en est symptomatique : Marx, du travestissement stalinien à l’échec, L’Harmattan, Paris, 2014.
[14] Sophie Cœuré, La grande lueur à l’est, p.119, Seuil, Paris, 1999.
[15] Jean Christophe Cambadélis, Le chuchotement de la vérité, p. 186, Plon, Paris, 2000.
[16] Philippe Campinchi, Les lambertistes, p. 246, Editions Balland, 2000.
[17] Le témoignage d’Edgar Morin est rapporté par Jeannine Verdès-Leroux, op.cit, p. 431.
[18] Robert Service, op.cit., p. 484.
[19] Laurent Schwartz, Un mathématicien aux prises avec le siècle, p. 115, Editions Odile Jacob, Paris, 1995.
[20] Dans son article intitulé « Communisme et histoire de la Pologne : les fruits amers de la désinformation », Alexandra Viatteau note que la presse française a médiocrement rendu compte du 70e anniversaire de l’insurrection de Varsovie. Une exception cependant est signalée à propos d’un papier de Lutte Ouvrière, malheureusement rédigé dans la langue de bois selon l’auteur de l’article.
[21] C’est volontairement que j’utilise l’orthographe francisée en usage dans les années 65-70.
[22] Guy Lardreau, La mort de Joseph Staline, p. 37, Grasset, Paris, 1978.
[23] Archives de l’INA, 27 novembre 1977.
[24] Christophe Bourseiller, Les maoïstes, Plon, Paris, 1996.
[25] Roger Garaudy, Biographie du XXe siècle, p. 109, Editions Tougui, Paris, 1985 (le premier de ces géants est Lénine).
[26] Ibid., p.110.
[27] Cité par Christophe Bourseiller, op.cit., p.174.
[28] L’anecdote – qui n’est pas mince – m’a été racontée par un témoin. Christophe Bourseiller donne une version des choses légèrement différente (p. 117).
[29] Philippe Raynaud, L’extrême-gauche plurielle, chap. IV, Editions autrement, Paris, 2006.
[30] Les informations qui suivent sont extraites du livre de Christophe Bourseiller, Les maoïstes, Plon, Paris, 1996. Pour alléger la lecture, nous n’avons pas mentionné le détail des paginations.
[31] Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération. Les années de rêve, p. 229, Editions du Seuil, Paris, 1987.
[32] Christophe Bourseiller, op.cit, p.175.
[33] Andreï Gratchev sous-titre son livre L’exception russe par la question : Staline est-il mort ? Au-delà d’un titre un peu racoleur, ce livre passionnant analyse une authentique question.
[34] Un des sommets du ridicule est atteint dans une peinture de Qi Zhi Long, Consumer icons n°26, qui représente une nymphette en soutien-gorge rose vif, avec deux visages de Mao souriant au milieu des roses. On peut la découvrir dans le livre de Claude Hudelot, Mao, la vie, la légende, Editions Larousse, 2001.
[35] Philippe Campinchi, op.cit., p. 40.
[36] Christophe Bourseiller, op.cit, p. 141.
[37] Edwy Plenel, Secrets de jeunesse, p. 18, Stock, Paris, 2001.
[38] À cet égard, la lecture du livre d’Olivier Rolin, Tigre en papier, est symptomatique.
[39] Jeannine Verdès-Leroux, op.cit., p. 42.
[40] Cités par Jean Sevillia, p. 87.
[41] Jacques Broyelle, cité par Hamon et Rotman, op.cit., p. 337.
[42] Hamon et Rotman, Génération. Les années de rêve, p.58, Editions du Seuil, 1987.
[43] Philippe Campinchi, op.cit., p. 187.
[44] « Principe de désir » plutôt que « principe de plaisir » ; ce qui modifie quelque peu la terminologie freudienne.
[45] Hamon et Rotman, Génération. Les années de rêve, p.409, Editions du Seuil, 1987.