Radu Toderici
Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
radutoderici@yahoo.com
Les allusions à l’utopie – que nous disent-elles sur l’histoire du genre utopique ?
References to Utopia – What Can They Tell Us about the History of the Utopian Genre?
Abstract: Utopian literature came to be understood as a genre in its own right only during the 18th century, and it was during the same period that a significant shift in the meaning of the word “utopia” occurred – some radical political theorists and philosophers were now portrayed as incorrigible dreamers and designers of ideal, unfeasible communities. Utopia became thus politicized, but this didn’t mean that literary utopias were always marginalized by those authors which made passing references to the genre. On the contrary, as this paper shows, in the last two decades of the 18th century, some authors began to claim that at least some utopias deserved to be read for their political or legal arguments. Classical or obscure utopian texts were being re-edited and efforts were being made to legitimate a literary sub-genre (at times labeled “political novel”), in an attempt to advance subversive ideas about political power, hereditary monarchy, tolerance and equality.
Key Words: Utopia; Utopian Genre; Political Theory; French Enlightenment.
In the present disappearance of coin, no person could think it the same country, in which the present minister of the finances has been able to discover fourscore millions sterling in specie. From its general aspect one would conclude that it had been for some time past under the special direction of the learned academicians of Laputa and Balnibarbi.[1]
C’est par ces mots ironiques qu’Edmund Burke décrit en 1790 la situation économique de la République française dans ses fameuses Réflexions sur la Révolution de France. Après avoir critiqué le projet politique du nouveau régime instauré en France, Burke fait référence aux deux pays imaginaires inventés par Jonathan Swift et utilise deux critères essentiels figurant dans les traités politiques de l’époque : la taille de la population et la prospérité économique. Selon Burke, une comparaison suivant ces deux perspectives entre la monarchie prérévolutionnaire et la nouvelle forme de gouvernement instaurée après 1789 est nettement favorable à l’Ancien Régime malgré les réformes dont celui-ci aurait eu besoin. Nous pourrions y voir quelques lignes directrices de la pensée de Burke – l’aversion pour les modèles abstraits du politique, l’accent mis sur la réforme et la tradition et ainsi de suite – mais le passage est également important pour d’autres raisons moins évidentes. L’une de ces raisons est justement la forme que Burke choisit pour exprimer sa critique du projet révolutionnaire. On pourrait dire que l’auteur des Réflexions, qui ne manque pas d’évoquer Swift, s’inscrit dans une certaine tradition de l’essai politique et du pamphlet. Mais, Burke fait allusion à un texte utopique également pour critiquer un régime politique existant, tournant l’utopie contre le politique. Le sens de l’allusion de Burke est assez clair ; il prend soin de mentionner dans une note à quoi il se réfère lorsqu’il mentionne les deux noms mystérieux, Laputa et Balnibarbi (« See Gulliver’s Travels for the idea of countries governed by philosophers »). Mais que nous dit ce paragraphe sur la façon dont on concevait l’utopie et le genre utopique dans la dernière décennie du XVIIIe siècle ? Rien, à proprement parler. Nous pouvons en déduire, faisant éventuellement référence à d’autres textes de Burke, comme par exemple son discours concernant le problème des colonies américaines du 22 mars 1775, quel était le statut de l’utopie, le sens de ce mot (lorsqu’il était utilisé) et quelles étaient les expressions synonymes, désignant une forme de gouvernement impraticable, utilisées par un seul auteur – dans notre cas, Burke fait une référence pas très claire à un « gouvernement de papier » abstrait (« Besides, Sir, to speak the plain truth, I have in general no very exalted opinion of the virtue of Paper Government »[2]) et souligne la différence entre sa proposition et les projet chimériques des auteurs des utopies (« I am not even obliged to go to the rich treasury of the fertile framers of imaginary commonwealths; not to the Republick of Plato, not to the Utopia of More, not to the Oceana of Harrington »[3]). Le problème est que ces références à l’utopie sont presque accidentelles chez Burke. Lorsqu’il se prononce contre une politique qui part des principes, il entre en polémique avec des auteurs contemporains (par exemple Thomas Paine) et utilise les allusions à l’utopie seulement comme une fioriture rhétorique, pour suggérer que la théorie, lorsqu’elle n’est pas sous-tendue par l’expérience et par une certaine vision pragmatique des relations sociales, s’approche de l’utopie et, donc, de la fiction.
En ce cas, quelle est l’utilité des passages isolés que nous avons cités précédemment pour une histoire du genre utopique ? Pour répondre à cette question, nous devrions passer brièvement en revue l’histoire du genre et la façon dont il a été reçu par la critique. Bien que nous ne possédions pas un corpus des textes utopiques définitif, nous pouvons approximer une évolution de celui-ci à partir de la publication de l’Utopie de More en 1516. Ainsi, il existerait environ 15 textes utopiques publiés jusqu’à la fin du XVIe siècle, quelque 50 textes parus au XVIIe siècle, une centaine parus au cours du XVIIIe siècle, entre 150 et 200 textes utopique publiés au XIXe siècle et un nombre beaucoup plus important (plus de 400) au XXe[4]. Ce foisonnement de textes est légèrement trompeur : leur apparition est rarement concentrée à une même période (Frank et Fritzie Manuel suggèrent en 1979, dans l’Utopian Thought in the Western World, qu’il existerait certaines « agglomérations » de ce genre – en Italie, dans la seconde moitié du XVIe siècle, les dernières décennies du XVIIe siècle en France et ainsi de suite) ; pour le reste, les narrations utopiques apparaissent de façon dispersée et seulement une analyse contextuelle pourrait expliquer pourquoi un certain texte apparaît à une certaine époque. Mais, ces textes parus en différentes langues (d’abord en latin et puis dans les langues vernaculaires) et traduits avec beaucoup de difficulté étaient-ils connus par les érudits de l’époque ? Pour le savoir, nous pouvons consulter plusieurs sources. Nous pouvons suivre l’histoire de leur publication et republication (parfois dans des volumes qui contiennent plusieurs textes de ce genre, comme celui publié à Utrecht, en 1643, qui recueille La Nouvelle Atlantide, La Cité du Soleil et Mundus alter et idem de Joseph Hall, ou dans la série de volumes de « voyages imaginaires » édités par Garnier dans la seconde moitié du XVIIIe siècle), tout comme nous pouvons suivre les traductions (en France chaque retraduction de l’Utopie de More suscite différentes réactions dans les journaux de l’époque et ces réactions sont importantes pour connaître à la fois la réception du genre et son ampleur – quelles autres œuvres y sont citées ? de quelle façon ?). En outre, nous pouvons suivre et cataloguer les préfaces ou les textes qui accompagnent les différentes éditions – d’habitude, à ce niveau les traducteurs ou les éditeurs renvoient à d’autres œuvres similaires, faisant des comparaisons et établissant ainsi une sorte de généalogie du genre, en identifiant ses prédécesseurs classiques (d’habitude la République de Platon, mais aussi l’Histoire vraie de Lucien de Samosate, pour la satyre) et ses auteurs canoniques modernes (More, Campanella, Bacon). Ensuite, nous pouvons passer en revue les tentatives de classification du genre, qui apparaissent à l’intérieur des essais et des traités bibliographiques – en commençant avec la Bibliographia politica de Gabriel Naudé (1633), en passant par les bibliographies en latin compilées en Allemagne vers la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe et en parvenant à la catégorie spécifique du XVIIIe siècle, celle des « romans politiques », qui réunit néanmoins un nombre réduit de textes utopiques – en général, une dizaine de titres. En comparant le nombre relativement grand de textes utopiques publiés et le nombre réduit de textes mentionnés dans les traités bibliographiques ou les entrées du mot « utopie » dans le dictionnaire parues jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, un chercheur du genre pourrait conclure que l’utopie était perçue comme un genre mineur et que les lecteurs des utopies s’intéressaient à la catégorie restreinte des utopies classiques (toujours More, Campanella, Bacon, et s’ajoutent graduellement les textes de Cyrano de Bergerac, Harrington, Denis Vairasse et Swift). On peut également évoquer les allusions accidentelles à l’utopie qui apparaissent dans des textes extrêmement différents et qui sont susceptibles de changer notre perception en ce qui concerne l’appréhension de l’utopie jusqu’à la fin du XIXe siècle, lorsqu’elle devient le sujet des recherches érudites et systématiques, comme le montre Richard Toby Widdicombe[5]. Ces allusions (d’habitude, des fioritures rhétoriques servant à cataloguer un certain texte ou une proposition législative comme utopiques), qu’on peut difficilement rassembler de façon systématique, ne peuvent pas déplacer de beaucoup les frontières du genre utopique, tels qu’il était conçu jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Les frontières linguistiques, la faible circulation ou la classification ambiguë des textes utopiques (tantôt comme belles lettres, tantôt comme fiction politique) sont autant d’obstacles dans la voie de la constitution d’un genre largement répandu, à caractère international. Néanmoins, elles sont révélatrices de la façon dont le concept d’« utopie » change de sens ; les références à l’utopie nous indiquent en quelque sorte quelles sont les limites des débats politiques (souvent, ce qui est utopique est non seulement impraticable, mais également indésirable) et quels sont les auteurs placés dans cette région incertaine, au confluent du politique et de l’imaginaire, à différentes époques.
Dans un texte concernant l’évolution sémantique du concept d’ « utopie » en France, Hans-Günter Funke observait que dans la seconde partie du XVIIIe siècle se produit déjà une mutation importante, grâce à laquelle le terme commence à être intensément politisé ; dire de quelqu’un qu’il écrit une utopie ou qu’il a des opinions utopiques devient un moyen de le disqualifier en tant que théoricien du politique[6]. Néanmoins, ce processus, qui consiste dans la censure symbolique des textes trop radicaux, n’est pas univoque, les auteurs s’en défendent souvent, rejetant eux-mêmes l’étiquette d’« utopiste » – l’un des cas les plus célèbres étant celui de Rousseau, qui dans un passage des Lettres écrites de la montagne défend ses théories du Contrat Social :
Eh! Monsieur, si je n’avais fait qu’un système, vous êtes bien sûr qu’on n’aurait rien dit. On se fut contenté de reléguer le Contrat social avec la République de Platon, l’Utopie et les Sévarambes dans le pays des chimères. Mais je peignais un objet existant, et l’on voulait que cet objet changeât de face. Mon livre portait témoignage contre l’attentat qu’on allait faire : voilà ce qu’on ne m’a pas pardonné.[7]
Il existe cependant d’autres textes qui nuancent cette définition de l’utopie en tant qu’écriture aux confins du politique et qui contredisent en grande mesure les sens qui lui ont été attribués par les dictionnaires de l’époque (la source la plus utilisée par les chercheurs voulant connaître la conception qu’on en avait dans la dernière partie du XVIIIe siècle). La courte introduction que Jacques Pierre Brissot de Warville rédige en 1782 pour l’Utopie de More en constitue un exemple. Certes, les remarques de Brissot de Warville dépassent largement les dimensions d’une allusion conventionnelle à l’utopie. Cependant, dans les quelques pages où il analyse les mérites du texte de More on peut identifier des idées qui apparaissent également dans des remarques isolées concernant le genre utopique, remarques écrites pendant les dernières décennies du XVIIIe siècle. L’intention de Brissot de Warville est, manifestement, de légitimer le texte de More, l’intégrant dans une collection d’œuvres-phares de la jurisprudence, qui commence avec le Traité des délits et des peines de Cesare Beccaria, choix qui n’a rien de fortuit. Mais que vient faire l’Utopie parmi ces textes ? Dans l’introduction du premier volume de la collection, Brissot de Warville place le texte de More aux fondements de l’édifice, comme s’il était un prédécesseur des débats contemporains concernant la loi :
Beaucoup d’écrivains n’ont donné que des fragments sur les loix criminelles. Morus, Montesquieu, Daguesseau, Voltaire, Linguet etc. sont de ce nombre. Je crois très-fermement que les premiers auteurs qui on écrit sur les loix pénales on puisé dans l’Utopie de Morus, quoiqu’ils ne l’aient pas dit, & l’Utopie mérite encore d’être lue malgré leurs écrits. On en jugera par les fragmens & l’extrait que j’en donnerai.[8]
Outre la question de l’influence, que Brissot de Warville touche dans ce fragment, il est important de souligner la façon dont l’auteur présente l’œuvre de More. Dans l’introduction qu’il lui dédie dans le IXe volume de la Bibliothèque philosophique du législateur, du politique, du jurisconsulte, l’Utopie est intégrée dans la nomenclature typique du XVIIIe siècle (Brissot de Warville l’appelle « espèce de roman politique » [9]), mais elle est également défendue (contextuellement, dirait-on aujourd’hui, vu que l’auteur de l’anthologie prend soin de motiver les options de More historiquement –l’histoire tumultueuse de l’Angleterre au XVIe siècle expliquerait d’une certaine façon les idées du texte) contre les définitions réductionnistes des auteurs des dictionnaires, (« La lecture de l’Utopie m’a convaincu encore une fois combien il falloit se défier des jugemens des compilateurs de dictionnaires. Rien de plus tranchant que leur ton, rien de plus révoltant que leur présomption, rien de plus méprisable que leur ignorance »[10]). Brissot de Warville est d’accord jusqu’à un certain point avec les critiques de l’Utopie : le texte contiendrait assez de propositions bizarres (qu’il ne nomme pourtant pas). Cependant, More resterait un visionnaire, un auteur qui dépasse sur le plan des idées l’époque où il vit. Brissot de Warville semble suggérer que l’Utopie a été vraiment comprise et continuée au niveau théorique par les « philosophes » des Lumières – et ici resurgit l’argument de l’influence du texte de More sur les écritures les plus radicales de l’époque :
Sans doute, à l’époque où nous vivons, ce livre doit paroître un rêve rempli d’idées ordinaires, parce que les hommes ont gagné du côté de la morale. Elle s’est perfectionnée; mais l’Utopie, comme la République du Platon, a servi à former nos écrivains. Croyez que Rousseau, Helvetius avoient bien médité ces romans; & le moyen de parvenir à des vérités, étoit peut-être de passer par le chemin agréable, tracé par ces rêveurs politiques.[11]
En fin de compte, l’argument de Brissot de Warville n’est pas très différent de celui de Naudé, consigné un siècle et demi plus tôt dans la Bibliographia politica : les utopies sont importantes comme point de départ pour la réflexion politique, même si elles utilisent d’autres moyens d’argumentation et sont plus difficiles à encadrer dans la littérature politique proprement dite. Les associations sont pourtant différentes : Brissot de Warville renvoie, comme on peut le voir plus haut, à Rousseau, à Helvétius, mais aussi à Mably, ou même à Beccaria dans d’autres parties du texte. Ces renvois correspondent à une interprétation assez sélective de l’Utopie : pour Brissot de Warville, le texte de More contient déjà in nuce une grande partie des principes politiques et légaux des Lumières, comme la tolérance religieuse, la révision de l’idée de peine et la reconsidération des lois concernant le mariage, ainsi qu’une certaine vision de la société plus égalitaire et moins belliqueuse. En ce cas, défendre l’Utopie c’est défendre ces principes sur lesquels on peut ensuite construire d’autres arguments, fussent-ils légaux ou politiques. L’apologie du texte de More, il faut le dire, n’est pas l’apologie de toutes les utopies. Dans la préface du premier volume, Brissot de Warville critique, par exemple, le roman utopique de Rétif de Bretonne, l’Andrographe, paru la même année que la Bibliothèque philosophique du législateur[12]. Cependant, ces quasi-exclusions, ainsi que les rapprochements thématiques et conceptuels sont très importants pour la reconstitution d’un profil du genre utopique à une période où l’utopie semble être simultanément en marge des débats politiques et un point de référence dans les discussions théoriques sur les limites des lois et des institutions.
L’une des formes classiques de référence à l’utopie, avant qu’elle ne devienne le sujet des recherches savantes, vers la fin du XIXe siècle, est la liste d’autorités, surtout lorsqu’il s’agit de sujets comme l’égalité ou l’abolition de la propriété. Cet inventaire des auteurs qui ont écrit sur un certain sujet est lui aussi assez conventionnel, puisque d’habitude on passe en revue les textes classiques d’un Platon ou d’un Aristote et seulement quelques textes modernes. Certes, nous pouvons mettre en évidence encore une fois le nombre réduit d’œuvres utopiques citées (par rapport au nombre de textes publiés), mais il est plus important de s’arrêter sur la sélection – on mentionne des œuvres plutôt canoniques, publiées des dizaines et, parfois, des centaines d’années plus tôt. De ce point de vue, la remarque de William Godwin, insérée dans une note de son traité, An Enquiry Concerning Political Justice, paru en 1793, est très éloquente. La position de Godwin est en quelque sorte exceptionnelle à l’époque (il utilise les références aux textes utopiques pour critiquer les formes de la propriété privée), mais la façon de se rapporter à la tradition utopique est plutôt typique : outre le fait qu’il invoque l’autorité des textes utopiques ironiquement, l’auteur passe en revue des textes et des expériences utopiques des plus célèbres, de sorte que la fiction se mêle à la littérature politique et à la pratique utopique :
It might be amusing to some readers to recollect the authorities, if the citation of authorities were a proper mode of reasoning, by which the system of accumulated property is openly attacked. The best known is Plato in his treatise of a Republic. His steps have been followed by sir Thomas More in his Utopia. Specimens of very powerful reasoning on the same side may be found in Gulliver’s Travels, particularly, Part IV, Chap. VI. Mably, in his book De la Législation, has displayed at large the advantages of equality, and then quits the subject in despair from an opinion of the incorrigibleness of human depravity. Wallace, the contemporary and antagonist of Hume, in a treatise entitled, Various Prospects of Mankind, Nature and Providence, is copious in his eulogium of the same system, and deserts it only from fear of the earth becoming too populous […]. The great practical authorities are Crete, Sparta, Peru and Paraguay. It would be easy to swell this list, if we added examples where an approach only to these principles was attempted, and authors who have incidentally confirmed a doctrine, so interesting and clear, as never to have been wholly eradicated from any human understanding.
It would be trifling to object that the systems of Plato and others are full of imperfections. This indeed rather strengthens their authority; since the evidence of the truth they maintained was so great, as still to preserve its hold on their understandings, though they knew not how to remove the difficulties that attended it.[13]
Dans sa note, Godwin part donc de An Essay on the Right of Property in Land de William Ogilvie (publié en 1781) et de cette proposition de réforme agraire il revient aux exemples classiques (Platon et les communautés politiques de Sparte et de la Crète), mentionnant à cette occasion quelques textes déjà canoniques (Utopia, Gulliver’s Travels) et quelques écritures avec une circulation plus restreinte (le petit essai de Wallace, paru en 1761, le livre de Mably, paru en 1776). À part ces textes, il rappelle brièvement les expériences jésuites de l’Amérique du Sud, qu’avaient commentées quelques décennies avant lui des auteurs tels Montesquieu ou Voltaire. Ainsi, la liste restreinte de Godwin contient tant des textes typiques pour un profil conventionnel du genre utopique que les écrits de certains auteurs qui avaient gagné une renommée dans les débats érudits de l’époque (c’est le cas de Wallace « the contemporary and antagonist of Hume », qui avait une controverse avec ce dernier sur l’évolution historique de la population). Les exemples typiques, comme celui de la communauté jésuite de Paraguay, sont les mêmes exemples qu’utilisaient d’autres auteurs des Lumières pour illustrer les cas-limite de certaines formes de gouvernement.
Qu’elle soit conventionnelle ou non, la liste d’utopies citée par Godwin est suggestive de deux points de vue. En premier lieu, même si l’étiquette d’« utopiste » n’est pas particulièrement favorable à l’époque, il existe des auteurs qui citent des utopies et qui les présentent comme un ensemble d’arguments. Quoique tous les arguments de ces textes ne soient pas défendus ou mis en avant, ces auteurs cherchent à retenir au moins leur intention générale, comme le fait Godwin. En second lieu, les utopies sont incluses, apparemment sans discrimination, dans un corpus de textes politiques. Sur la même page sont cités des dialogues philosophiques, des traités sur les principes de gouvernement et des fictions utopiques. On pourrait dire qu’il est question d’un manque de frontières – à la fin du XVIIIe siècle, il n’existe pas encore une distinction claire entre un texte de théorie politique et un « roman politique ». Mais nous pouvons voir un autre aspect du problème : les dernières décennies du XVIIIe siècle nous pouvons parler dans certains cas d’une stratégie d’association de certains textes partageant des idées politiques similaires, même si on arrive à percevoir leurs différences génériques. Nous avons vu que c’était le cas dans les volumes édités par Brissot de Warville, où il avait inclus le « roman politique » de More. La même chose pourrait être dite à propos de la Bibliothèque de l’homme public, publiée en 1790 par les soins de Condorcet, où apparaissent des extraits de textes de philosophie politique (Bodin, Locke, Montesquieu), des traités d’économie politique (Adam Smith, Mirabeau), ou de droit naturel (Pufendorf, Cumberland) et quelques utopies classiques (Utopia, La République et Les Lois de Platon), auxquels on peut ajouter La République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, écrit utopique posthume de Fontenelle. Les introductions précédant ces textes suggèrent que la définition de l’utopie ne change pas sensiblement : La République des philosophes est classifiée en tant que « roman politique », tandis que l’œuvre de More est présentée comme une rêverie philosophique (« L’Utopie est un de ces rêves d’un homme de bien, dont toutes les idées ne sont point impracticables »[14]) et comme une proposition politique réalisable seulement dans certaines conditions (Platon et More « ont travaillé pour des petites républiques, & leurs systêmes seroient tout au plus practicables dans un très-petit pays isolé, ou placé assez avantageusement pour que les puissances voisines eussent un grand intérêt à les protéger »[15]). D’autre part, le texte utopique est placé dans un contexte différent, à côté des œuvres essentielles des Lumières, étant une démarche critique parmi d’autres, un point de départ pour circonscrire les problèmes sensibles, comme le rôle politique de la monarchie ou les inégalités sociales.
Mais, c’est l’activité d’un éditeur subversif comme Daniel Isaac Eaton qui est susceptible d’éclairer le nouveau statut de l’utopie. Connu pour les procès qu’on lui a intentés (il est mis en jugement et acquitté tant en 1793, pour la publication de la seconde partie de Rights of Man de Thomas Paine, qu’en 1794, pour un texte paru dans une publication propre, Politics for the People), Eaton choisit de publier des auteurs contemporains tels Paine ou Godwin, des œuvres incommodes comme le Contrat social et une série des « classiques » de la pensée politique, qui sont souvent classés comme des « utopistes » dans les écrits de l’époque (More, Sydney, Harrington). Pour Eaton, la popularisation d’une tradition de la philosophie critique a un double rôle : les textes publiés ont un rôle dans l’éducation des lecteurs, mais ils peuvent également être utilisés pour défendre les opinions des auteurs récents comme Paine. Dans un texte paru dans Politics for the People, l’éditeur soutient ainsi que les principes qui apparaissent dans Rights of Man sont finalement atemporels et qu’on peut invoquer également d’autres noms illustres pour les justifier (« It is not Mr. Paine alone, (indeed there is nothing new in Mr. Paine’s Rights of Man), but the immortal genius of Sydney, Locke, Milton, Harrington, etc that founds the great leading political principles unpon the natural equality of mankind »[16]).
Dans le climat explosif qui règne dans la Grande Bretagne après 1789, où certains auteurs sont accusés d’avoir essayé d’« importer » les principes de la Révolution française, cet argument est présent dans plusieurs textes et parfois il devient synonyme avec celui du droit à l’opinion. Cela transparaît, par exemple, dans une lettre que Paine adresse à Henry Dundas et où il rappelle une des réactions qu’avait suscitée Rights of Man :
Mr. Adam, in his speech, (see the Morning Chronicle of May 26) says « That he had well considered the subject of Constitutional Publications, and was by no means ready to say (but the contrary) that books of science upon government, though recommending a doctrine of system different from the form of our constitution, (meaning that of England) were fit objects of prosecution ; that if he did, he must condemn (which he meant not to do) Harrington for his Oceana, Sir Thomas More for his Utopia, and Hume for his Idea for a Perfect Commonwealth. But, (continued Mr. Adam) the publication of Mr. Paine was very different ; for it reviled what was most sacred in the constitution, destroyed every principle of subordination, and established nothing in their room ».[17]
Paine continue avec la défense de son œuvre : contrairement à l’opinion citée, dans la seconde partie de Rights of Man, il aurait esquissé une forme de gouvernement qui n’est pas seulement bien cristallisée du point de vue théorique, mais qui est également réalisable. Outre la riposte habituelle du théoricien refusant d’accepter que ses idées soient une pure spéculation théorique, nous pouvons y observer la forme spécifique que prennent certaines polémiques politiques vers la fin du XVIIIe siècle. L’utopie est mentionnée, de façon conventionnelle, avec des exemples typiques, comme un cas-limite de la théorie politique, mais elle est utilisée toujours pour discréditer les opinions d’un certain auteur. Dans le cas de la Grande Bretagne, il existe également un autre sous-texte : faut-il censurer les écrits à caractère utopique ? Paine cite en ce sens une opinion qui semble, rétrospectivement, moins représentative pour les mesures prises contre les auteurs qui discutent de façon critique de la légitimité du souverain ou de celle des institutions législatives. Deux ans plus tard, ce problème apparaît de façon plus tranchante dans un passage d’un essai publié sous l’anonymat par Archibald Bruce, Reflections on the Freedom of Writing. Bruce y cite les opinions des philosophes (Voltaire, D’Alembert) pour encourager la tolérance des opinions dissidentes et pour condamner subtilement, entre autres, les mesures prises contre Paine. Les mêmes « philosophes », ainsi que certains auteurs canoniques de la pensée politique, sont rappelés ensuite dans un plaidoyer en faveur de la libre circulation des pensées. Parmi les textes cités se trouvent des écrits utopiques :
Some late political writings, against which we are told the proclamation was immediately designed, are generally condemned as wild impracticable theories, as well as libels on the greater part of the existing governments. But whatever just offence they may otherwise have given, their entering on a free examination of the first principles of society and the organization of states, or their being wild and impracticable theories, will hardly pass as a sufficient reason for pronouncing them criminal. For how often has this been done before? If these theories are reckoned so intolerable, why have Plato’s Republic, or Aristotle’s politics, with his numerous commentators, been suffered so long to go abroad? Why are not the public schools shut up ; or at least, Ethic and Jurisprudence banished from them? Why have writings containing the constitution of the American states, or of the French nation, or the articles of confederation among the United Provinces, with the spirited defences of them which have appeared, been allowed a free circulation? Why are the Utopia of More, the Oceana of Harrington, the writings of Milton, Sidney and Locke, the elegant writings of Montesquieu, Rousseau, Raynal, and the like, in the hands of every one who chuses to read them?[18]
Pourquoi ces références à l’utopie sont-elles importantes ? D’une part, elles tracent les limites conventionnelles d’un genre. En Angleterre aussi bien qu’en France on cite peu d’œuvres vers la fin du XVIIIe siècle et il nous faut suivre la réception des œuvres utopiques moins citées dans les journaux ou les essais bibliographiques de l’époque pour apprendre si elles étaient connues et pour savoir comment elles étaient comprises. D’autre part, il faut dire que le genre ne peut être reconstitué que rétrospectivement, parce que malgré les étiquettes comme celle de « roman politique », il n’existe pas de délimitation précise entre le texte politique et la fiction politique. Cette indétermination a pourtant une conséquence moins étudiée : tout comme Garnier qui réunissait un grand nombre d’utopies dans une collection intitulée « voyages imaginaires », d’autres auteurs établissaient des corpus de textes politiques, économiques et législatifs où les utopies trouvent également leur place. Les textes peuvent varier en fonction du pays : par exemple, Condorcet choisit de publier une traduction de l’Utopie et La République des philosophes de Fontenelle tandis que, en Grande Bretagne, Easton édite une traduction de l’Utopie et les textes de Harrington ou Sydney. S’esquissent ainsi différentes traditions de l’utopie, ayant finalement le même but, celui d’établir une bibliographie critique du politique. Au premier regard, le phénomène le plus répandu reste toujours celui de l’invocation de l’utopie dans le but de discréditer : c’est ce que fait Burke. Certains auteurs, tels Rousseau ou Paine, se voient ainsi accusés de concevoir des systèmes politiques impraticables et vont se défendre. En fait, la fin du XVIIIe siècle est le moment où l’utopie est simultanément défendue et ironisée. Les enjeux des discussions où l’utopie est intégrée pour le moment sont beaucoup plus larges – on y traite de la souveraineté, des droits, des traditions, du pouvoir politique et de la représentativité – mais, dans ce cadre, le texte utopique commence à être lu et invoqué sous son aspect politique.
*Ce travail a été soutenu par l’Autorité Nationale pour la Recherche Scientifique dans le cadre du Projet de Recherche Exploratoire PN-II-ID-PCE-2011-3-0061.
Notes
[1] Edmund Burke, Revolutionary Writings: Reflections on the Revolution in France and the First Letter on a Regicide Peace, éd.Iain Hampsher-Monk,New York,CambridgeUniversity Press, 2014, p. 137.
[2] Edmund Burke, « Speech of Edmund Burke, Esq., On Moving his Resolutions for Conciliation with the Colonies, March 22nd 1775 (third edition, 1775) », in Edmund Burke, Pre–Revolutionary Writings, éd. Ian Harris,Cambridge,CambridgeUniversity Press, 1993, p. 209.
[3] Ibidem, p. 247.
[4] V. la bibliographie publiée par Corin Braga (éd.), Morfologia lumilor posibile. Utopie, antiutopie, science-fiction, fantasy [La Morphologie des mondes possibles. Utopie, anti-utopie, science-fiction, fantasy], Bucarest, Tracus Arte, 2015, pp. 315-369, elle-même une version amplifiée de la bibliographie figurant dans la thèse soutenue par Corin Braga en 2008 à l’Université Jean Moulin-Lyon 3, De l’utopie à la contre-utopie aux XVIe-XIXe siècles, v. pp. 475-489.
[5] V. Richard Toby Widdicombe, « Early Histories of Utopian Thought (to 1950) », Utopian Studies, no. 1 (3), 1992, pp. 1-38.
[6] V. Hans-Günter Funke, « L’évolution sémantique de la notion d’utopie en français », in Hinrich Hudde, Peter Kuon (éds.), De l’utopie à l’uchronie: formes, significations, fonctions. Actes du colloque d’Erlangen, 16-18 octobre 1986, Tübingen, Gunter Narr, 1988, pp. 26-28.
[7] Jean-Jacques Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Lausanne, L’Age d’Homme, 2007, pp. 183-184.
[8] Jacques Pierre Brissot de Warville, Bibliothèque philosophique du législateur, du politique, du jurisconsulte ou Choix des meilleurs discours, dissertations, essais, fragmens, composés sur la Législation criminelle par les plus célèbres Écrivains, en françois, anglois, italien, allemand, espagnol, &c. pour parvenir à la réforme des loix pénales dans tous les pays, traduits et accompagnés de notes & d’observations historiques, Berlin, [s.l.], 1782, t. I, p. xx.
[9] Ibidem, t. IX, « Fragmens de l’Utopie », p. 4.
[10] Ibidem, p. 5.
[11] Ibidem, pp. 7-8.
[12] Ibidem, t. I, p. xxv: « Tout est encore presque neuf dans L’Andrographie ou projet de réforme pour les mœurs & les loix, par M. Retif de la Bretonne ; mais cet honnête & trop fécond écrivain ne médite pas assez, ne polit pas assez ses ouvrages, & il manque par-là le bien qu’il pourroit faire ».
[13] William Godwin, An Enquiry Concerning Political Justice, éd. Mark Philip,Oxford,OxfordUniversity Press, 2013, p. 423.
[14] Bibliothèque de l’homme public, ou Analyse raisonnée des principaux ouvrages françois et étrangers, sur la politique en général, la législation, les finances, la police, l’agriculture, & le commerce en particulier, & sur le droit naturel & public, Paris, Chez Buisson, 1790, t. IV, p. 149.
[15] Ibidem.
[16] Politics for the People, vol. II, no. XVIII, London, Printed for D.I. Eaton, 1794, p. 279.
[17] Thomas Paine, Common Sense: Addressed to the Inhabitants of America,London, Printed for H.D. Symonds, 1792, Appendix, « First Letter to Mr. Secretary Dundas », p. 16.
[18] [Archibald Bruce], Reflections on Freedom of Writing and the Impropriety of Attempting to Supress It by Penal Laws, 1794, p. 46.