Francimar Arruda
Universidad Federal Fluminense,Rio de Janeiro, Brasil
arruda.franci@gmail.com
Francimar Arruda
L’errance du bonheur
Abstract: This text discusses the philosophical issue of happiness from Greece to the present days. Today we speak more of death than of life, that is, we no longer think of the possibility of a good life. Where are the major proposals of the imaginary happiness, that men have built throughout history? We do not intend in this paper to answer the questions raised above; rather, through it, we seek to find ways to live life rather than contemplate living death.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Philosophy; Happiness; Imagination.
Encore une fois, on demandera au philosophe de placer au centre de la pensée le mot d’ordre suivant : le bonheur. Longtemps laissé dans l’ostracisme – l’aphorisme d’Adorno nous rapelle que le bonheur est une science oubliée –, et par timidité ou par honte, la philosophie critique fait place nette à l’ombre des images troubles de l’Achéron. À l’exemple du corbeau d’Alan Poe, elle repète indéfiniment : « Jamais plus ! Jamais plus ! » Laissons de côté l’attitude faussement polie et politiquement correcte qui affecte de penser que toute philosophie est critique. Le conservatisme philosophique ne cherche pas à être complice de cette phraséologie. Au contraire, il tient à remettre en question tout comportement créatif et toute innovation en les considérant comme nuisibles à la convivialité sociale.
Ce scénario devient désespérant lorsque c’est la philosophie qui suscite l’inquiétude dans les zones les plus stériles de la société. Consternée, cette philosophie est vaincue par son exact inverse. Il est vrai qu’elle était née pour mourir ; mais la mort de la philosophie n’équivaut pas à la philosophie de la mort. Il y a de la dignité dans la première. Sa disparition même est le signe de réalisation. On ne peut pas dépasser la philosophie sans la rendre réelle. On ne peut pas rendre réelle la philosophie sans la supprimer.
C’était à Socrate, par le biais de Platon dans le Phédon, d’inaugurer la tradition. Se dédier à la philosophie consiste à se préparer à mourir ou à être mort. Un homme bon ne trouvera aucun mal dans la mort. Mourir est égal à rien ou à migrer de ce monde vers un autre endroit. L’Apologie de Socrate c’est bien l’anticipation de la philosophie comme salut. Et de quel Salut parle-t-on ? Celui d’un monde exposé aux injustices ou à la mauvaise vie où la perdition attend à l’horizon. Distants de cette idée qui leur est totalement contraire, les épicuriens et les stoïciens éloignés de la polis, poursuivent le bonheur intérieur, et leur pensée finit fréquemment dans la fosse commune des philosophies précédentes. La finitude hante par d’autres moyens. Le thème maintenant est le plaisir. Rien ne suggère pour autant des paramètres distincts. La distiction consiste seulement dans le dégré d’intervention.
Épicure, par exemple, expose que la limite maximale du plaisir est de réussir à éliminer la douleur[1]. Le bonheur n’est pas si facilement placé à portée de main. C’est du pessimisme inconscient, probablement provoqué par les conditions de l’époque. Une fois le citoyen éloigné de la cité par l’empire alexandrin et mis à la marge de toute participation politique, la réclusion devint la conséquence logique de la fin d’un style de vie. Mais cela n’a pas été suffisant pour effacer le souvenir d’un passé qui, étant encore très présent, importunait déjà les pensées les plus brillantes du IIIe siècle av. J.-C. Cela ressurgit par un angle secondaire, délimité par un souci passif. Il ne s’agit pas seulement de se préparer à à affronter un destin inévitable.
Le nouveau modèle se tourne vers le mépris. Il ne faut pas craindre le plus effrayant des maux : la mort. La Lettre à Ménécée est claire : « Quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! » Peu importe si l’on considère peu le problème de la mort. Ainsi, comme le bonheur, elle est un objet de grande importance dans la philosophie de la période hellénistique. Le bonheur envahit la philosophie par la porte arrière parce que la porte de devant est encore fermée pour le plaisir. Que rien ne vive plus dans les seuils des Jardins excepté la mort. Épicure est habitué à penser que la mort ne représente rien de plus que le caractère insensé de celui qui dit la craindre. C’est un objet de méditation anormale pour celui qui a le bonheur comme thème principal du comportement humain.
La « condition intime » se vérifie comme étant l’essentiel de ce bonheur. Le plaisir – principe et fin de la vie heureuse – ne se trouve plus dans la façon de vivre habituelle de la tradition classique. C’est un privilège personnel et individuel du citoyen fier de sa condition d’homme privé. Ne culpabilisons pas le philosophe par ce « changement de cap intérieur ». Les nouvelles conditions qui président à l’unification du monde grec réduisent la participation de l’individu au gouvernement de la cité. Décidément, l’esprit démocratique était dépassé. Autrefois nécessaire à l’insertion dans la politique, la connaissance se réduit désormais au domaine du perfectionnement intérieur de l’homme. L’abandon de cet esprit démocratique ne provient pas d’un choix assumé de façon consciente, mais d’une obligation résultant des circonstances nouvelles imposées par le gouvernement impérial.
Il est perceptible dans l’étique épicurienne que « le sage ne participe pas à la vie publique s’il n’y a pas de motif pour le faire ». Le philosophe est désolé de son inutilité publique. Il n’est pas surprenant que toute une conception du plaisir et du bonheur se trouve soumise à la primauté de la douleur et de la mort. La perspective irrationnelle de penser le bonheur par contraposition à la force impérieuse de la mort paraît donc évidente. Mais la pensée politique de plusieurs siècles ne disparaît pas dans un coup, dans une “mort subite”. La frustration est sublimée, mais pas effacée. Le processus irrationnel ne peut pas être empêché.
Le stoïcisme fonctionne, en principe, comme un catalyseur. Il vit, en effet, les mêmes vicissitudes que l’épicurisme. Produit de la même époque, le stoïcisme passe par des problèmes semblables. Certes, il est moins tourné vers la question de la mort, mais il n’est pas question non plus de parler d’optimisme. La mort n’est rien pour nous – ainsi Lucrèce, en suivant sûrement son maître Épictète –, dit que la peur de la mort est le principe de tous les maux, et que toutes les forces doivent se concentrer pour rendre les hommes libres. Pour Sénèque, la vie est esclavage. Cicéron à son tour considère ce monde comme une résidence provisoire. Nous ne sommes pas chez nous, nous ne sommes que des hôtes.
Le stoïcisme se résigne avec le destin et le bonheur ; ce dernier ne se reconnaît que par son opposé: l’absence de perturbation. Qu’est-ce qui est différent alors? Une double dimension revêt sa conception de monde, l’universalité et la croyance en une autre vie. L’une étend sa Weltanschauung au delà des frontières « nationales » ; l’autre trouve son accomplissement dans le christianisme. Le stoïque se soucie de la fonction de l’homme dans ce monde. Si la mort ne vaut rien, le bonheur n’est pas une fin, mais dépend du rapport « ataraxique » qui se tourne vers « l’au-delà ». La vie sur la terre n’est qu’un « lieu d’exil »[2]. Cette « théologie rationnelle », selon Bréhier, ne surprend pas la pensée chrétienne. La raison étant commune à tous, il en va de même pour les sciences, les arts et la religion.
Quant à la notion de patrie, le christianisme en fait son assise. L’inquiétude des stoïciens des derniers instants de l’Antiquité quant à l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà, – prépare la base permettant l’appropriation chrétienne de la philosophie. Qu’on pense aux Méditations de Marc Aurèle, qui superposent une cité universelle sur une autre, distincte, sans toucher à l’harmonie naturelle du cosmos. L’existence de ces deux communautés, céleste et terrestre, qui opèrent sous une loi naturelle, immuable et éternelle, nourrit la religion chrétienne, elle est nécessaire à son évolution et à ses fondements même.
Il n’est pas anodin que saint Augustin se base sur le concept de deux cités – terrestre et céleste – pour justifier la supériorité de chacune d’entre elles. La mort poursuit sa route sans accorder de crédit à l’idéal du plein bonheur dans une vie mondaine. Augustin ne la nomme pas de façon explicite. Il pénètre la philosophie par le chemin du salut. L’autre monde reçoit le label de validité. Ainsi, il n’y a de philosophie qui ne soit divine ni bonheur qui ne soit de Dieu[3]. Il n’y a donc pas de joie pour l’homme concret, celui qui vit (sic) sur cette planète. On étend le leitmotiv de l’angoisse augustinienne. Aucune philosophie, jusqu’alors, ne s’était préoccupée du désespoir humain. L’entreprise philosophique – à l’exception peut-être de Platon, et encore christianisé – n’avait pas compris que, depuis la chute de l’homme, il n’y a pas d’espace pour l’être éloigné de l’Être. La corruption et le pessimisme prennent place au paradis terrestre. Où se trouve donc, le lieu pour le bonheur dans le royaume des damnés ?
La vie qui mérite d’être vécue vient de se perdre, puisque nous ne savons plus comment aimer. La culpabilité que l’homme porte est grande. De l’expulsion de l’Éden à la civilisation décadente, que prétendent les religions face aux mirages qui pervertissent le plaisir de vivre ? – s’interroge Luc Ferry. Prétendant qu’on n’a pas besoin d’avoir peur, que nos attentes seront satisfaites cependant, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Où ? Sûrement pas dans cette vie. Le salut se trouve dans un topos supérieur, aux côtés d’un être infini, bon, charitable. Quelle est la clé pour le salut ? La croyance bien sûr. La faculté théorique par excellence ne sera plus la raison, mais bien la foi. La confiance surmonte l’argument et l’intelligence. Parce qu’il n’existe pas de doutes, il n’y a pas de place pour les philosophes orgueilleux qui n’écoutent pas le Christ. La philosophie se soumet à la religion. La demande vient, maintenant, du grand Autre, de celui qui prime et châtit selon son propre avis. Ce n’est plus nécessaire de justifier ni de contester les desseins. La philosophie perd la bataille pour l’autre côté de la mort. L’irrationalité ne peut plus être contrôlée.
Qu’on n’imagine pas que la philosophie de la mort est seule. La vie et la joie marchent en parallèle, mais c’est une minorité. L’effort de Spinoza pour créer un monde de bonheur est saboté dans ses fondations. La joie et le bonheur ne sont pas parties composantes d’un au-delà de l’homme. C’est plutôt un effort pour vivre et bien agir. « L’effort pour se conserver est l’essence même de la chose […] et seul fondement de la vertu ». Puissance qui doit « exister en acte » pour préserver l’être et le bien vivre. Il est important de vérifier la conclusion que Spinoza extrait de l’essence humaine, cette priorité ontologique de bien vivre en acte, c’est-à-dire, l’effort qu’il nomme conatus et qui est fondamentalement la vie. Il n’y a pas d’ambiance pour la mort dans l’essence humaine, au moins pas intériorisée. Dans la raison – la possibilité de pouvoir freiner les passions – il n’y a de la place que pour la vertu, c’est- à- dire le bonheur et même la liberté[4].
Encore plus remarquable est l’étendue qu’on vérifie dans l’éthique spinozienne à une époque où l’individualisme fait l’histoire; même parmi ceux qui combattent son excès. L’approche est analogue dans les philosophies sœurs. Le bonheur de l’homme consiste à pouvoir conserver son être. Avec l’évolution du texte, on nie la présomption d’individualisme:
Il y a cependant, en dehors de nous, plusieurs choses qui nous sont utiles et qui par conséquent doivent être désirées. Parmi elles, nous ne pouvons pas concevoir aucune préférence à celles qui sont entièrement en accord avec notre nature. En effet, si par exemple deux individus qui ont absolument la même nature s’unissent l’un à l’autre, ils forment un individu deux fois plus puissant que chacun séparé, donc, rien de plus utile à l’homme que l’homme […]. Il se suit que les hommes, qui se gouvernent par la Raison, c’est-à-dire, les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la direction de la Raison, ne désirent rien pour soi qu’ils ne désirent pas pour les autres hommes, et, de ce fait, ils sont justes, fidèles et honnêtes[5].
Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis cette affirmation, mais nous poursuivons notre quête du bonheur et, par ironie du destin, nous nous trouvons encore une fois dans l’impossibilité de conduire concrètement le destin de la polis. Nous continuons au milieu des remparts de l’antisociabilité, et cela malgré tout le processus de la lutte politique et du vote universel. Que des propos fallacieux ! Le témoignage d’Horkheimer sur l’isolement de l’individu à l’époque grecque, se dote d’une résonance propre à la pensée chrétienne, puis s’adapte de façon particulière à l’homme contemporain. De plus en plus la philosophie tend à chercher du réconfort dans les harmonies intérieures. Éviter la souffrance par le soin de soi et l’apathie sociale conduit à la dissociation entre l’individu et la communauté.
Au fur et à mesure que l’homme commun évite de s’impliquer dans les thèmes politiques, il tend à régresser vers la loi de la jungle. Le prix du salut éternel est, paradoxalement, le renoncement total de soi. Entre la promesse du bonheur et celle de la misère, il existe moins de mystères qu’entre la genèse et la restauration de ce que peut imaginer cette vaine idéologie. Si le discours contredit les faits, qu’on publie donc le récit. Le désoccultement ne fait pas partie de la légende[6]. Le continuum est donc l’éternel retour du même, la tragédie est devenue farce. Le citoyen globalisé ne connaît pas de frontières; il méconnaît également la signification du politique et de son « âme sœur », le social. En extirpant la racine, il n’y a pas de « photosynthèse » économique capable de procéder à la récupération de la vie.
Sans racine, l’homme se met en relation avec soi-même dans un espace de rêverie et banalité. La collectivité se transforme dans une masse composée d’individus en molécule, perdus dans une réalité en diffusion. Fragmentation de l’individu ; morcellement des organisations travaillistes ; hostilité à la démocratie; contrôle social de la part du marché; l’accent est mis sur le sujet décentré. Voici une caractéristique spécifique de nos temps. Thanatos triomphe encore sur Eros. Probablement avec plus de force que dans son état séminal. En dépouillant l’humanité de son contenu « génétique » – ou de son essence naturelle (en niant le principe aristotélicien de la sociabilité et de la recomposition de l’homme au monde de la nature) – les philosophies des nouveaux temps jettent d’un seul coup toute la matérialité et objectivité – et avec elles l’ensemble de relations sociales – conquises par les philosophies qui s’opposent à la décourageante mélodie du chemin vers la fin.
Il n’est pas étrange que dans un contexte où le signe est le seul être supporté – même si c’est aux frais du référent et de sa contrepartie, la référence – la formalisation et le mépris pour la vie assument une position si prédominante. Il est possible maintenant de comprendre pourquoi les philosophies (prédominantes dans l’Académie) se tournent vers le formalisme. L’examen des concepts remplace la réflexion critique. Ce qui prévaut dans la vie est bien la jouissance qu’on veut dans le moment, peu importe à quel prix. Dépolitisation et désérotisation signifient la même chose lorsqu’il s’agit de vivre et de conquérir le bonheur.
En effet, la philosophie radicale elle-même (celle qui cherche sa racine dans l’homme) souffre de complexe d’infériorité. À la défensive, elle s’efforce beaucoup plus de justifier sa volonté obstinée de vivre que d’affronter le flux par la voie de la praxis. Elle reffuse de mourir sans se réaliser. Son objectif est encore à accomplir – le bonheur de l’homme. Humiliée, elle est conduite à la dernière instance du déshonneur par la technicité des jeux de langage et de l’artillerie métaphysique de la purification de l’âme – nom solennel pour désigner la propension pour la mort – résiste au rire nerveux de l’insécurité adversaire dans la tentative de protéger le seul bastion que la philosophie de la mort ne parvient pas à enchaîner avec ses tentacules: l’espoir.
Mais l’espoir n’est-ce pas l’opposé du bonheur ? Spinoza ne nous enseigne-t-il pas qu’en ayant des philosophes compétents comme des co-adjuvants, nous devons nous défendre pour exister en acte, être, agir et vivre ? La recette du bonheur se trouve dans la puissance, dans le désir de savoir, vivre et jouir ; en d’autres termes, c’est le bonheur en acte. Un motif par lequel la philosophie revendique l’action (à ne pas confondre avec l’hédonisme banal). J’ai conscience du dilemme que l’Histoire nous présente. Espérer c’est désirer sans jouir. L’oppression de vivre nous fait peur et me fait penser à une chanson du compositeur Geraldo Vandré, pendant la révolution militaire des années 60 au Brésil :
“Vem vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer”.
“Viens, allons-nous en
Qu’attendre n’est pas savoir
Celui qui sait fait son heure
N’attends pas que cela arrive”.
Bien sûr, le droit à l’espoir revendiqué par une philosophie radicale n’est pas celui du salut, ni par le biais d’une intervention divine, ni par une sotériologie matérialistique, c’est en résumé un concurrent des religions qui n’est basé ni sur la promesse impérative du désir, ni même sur la supposition d’une entreprise victorieuse. L’effort pour la conquête du bonheur n’est pas un certificat de garantie qui assure la réalisation d’une bonne vie. La certitude des vieux révolutionnaires repose sur la croyance que la vérité, qui était de notre côté, a désormais disparu avec Auschwitz, Hiroshima, la Palestine, la chute du mur de Berlin et le triomphe de l’idéologie de marché.
L’irrationalité opprime le cerveau d’Eros comme un cauchemar. Le temps du bonheur n’est pas encore venu, ni même le moment de la création de l’autre ethos, d’une autre culture, l’instant de la révolution, le « retour du refoulé », le mouvement du principe du plaisir contre le principe de la réalité. Nous assistons, par le biais des philosophies répressives, à une attaque permanente contre l’instinct de vie. De Platon à Heidegger, et même autour d’un certain marxisme sclérosé – dont l’écho se fait sentir dans la postmodernité par la survie de ses disciples fanatiques–, la pulsion de mort est devenue le summum bonum de la pensée irrationnelle. Rien n’indique, cependant, que le principe de réalité, le supposé fossoyeur des plaisirs de la vie et du bonheur, représente la monnaie courante de ce que l’on a convenu de nommer la fin de la bonne vie et du beau.
L’optimisme facile n’est pas un bon conseiller pour les réponses imprévisibles. La philosophie, pour le moment, ne peut rien faire de plus que de ne pas « donner au monde une norme et de vouloir que les hommes soient capables de donner à la norme un monde ». La norme est la lutte même contre la bestialité de la préparation à la mort – l’éternel combat contre le domaine de Thanatos – et contre l’excès formalistique perpétré par la postmodernité. Sous la menace, la pensée critique est victime de son impuissance, prisonnière de son sort. L’incertitude d’une fin heureuse n’est pas un obstacle au cri de refus d’une soumission infinie. Dans les moments de plus grand désespoir, la philosophie radicale nie l’acceptation de l’impossibilité d’une fin heureuse. Le désir du bonheur tient à la capacité humaine d’explorer le présent, de connaître l’avenir. Il refuse la fin de la possibilité d’une altérité radicale et interdit l’attitude naïve de considérer ce qui existe comme inévitable. Je ne veux pas changer l’apprentissage d’être seulement, contre l’acceptation d’être seul.
Notes
Francimar Arruda
Universidad Federal Fluminense,Rio de Janeiro, Brasil
arruda.franci@gmail.com
Francimar Arruda
Errant Felicity
Abstract: This text discusses the philosophical issue of happiness from Greece to the present days. Today we speak more of death than of life, that is, we no longer think of the possibility of a good life. Where are the major proposals of the imaginary happiness, that men have built throughout history? We do not intend in this paper to answer the questions raised above; rather, through it, we seek to find ways to live life rather than contemplate living death.
Keywords: Jean-Jacques Wunenburger; Philosophy; Happiness; Imagination.
Encore une fois, on demandera au philosophe de placer au centre de la pensée le mot d’ordre suivant : le bonheur. Longtemps laissé dans l’ostracisme – l’aphorisme d’Adorno nous rapelle que le bonheur est une science oubliée –, et par timidité ou par honte, la philosophie critique fait place nette à l’ombre des images troubles de l’Achéron. À l’exemple du corbeau d’Alan Poe, elle repète indéfiniment : « Jamais plus ! Jamais plus ! » Laissons de côté l’attitude faussement polie et politiquement correcte qui affecte de penser que toute philosophie est critique. Le conservatisme philosophique ne cherche pas à être complice de cette phraséologie. Au contraire, il tient à remettre en question tout comportement créatif et toute innovation en les considérant comme nuisibles à la convivialité sociale.
Ce scénario devient désespérant lorsque c’est la philosophie qui suscite l’inquiétude dans les zones les plus stériles de la société. Consternée, cette philosophie est vaincue par son exact inverse. Il est vrai qu’elle était née pour mourir ; mais la mort de la philosophie n’équivaut pas à la philosophie de la mort. Il y a de la dignité dans la première. Sa disparition même est le signe de réalisation. On ne peut pas dépasser la philosophie sans la rendre réelle. On ne peut pas rendre réelle la philosophie sans la supprimer.
C’était à Socrate, par le biais de Platon dans le Phédon, d’inaugurer la tradition. Se dédier à la philosophie consiste à se préparer à mourir ou à être mort. Un homme bon ne trouvera aucun mal dans la mort. Mourir est égal à rien ou à migrer de ce monde vers un autre endroit. L’Apologie de Socrate c’est bien l’anticipation de la philosophie comme salut. Et de quel Salut parle-t-on ? Celui d’un monde exposé aux injustices ou à la mauvaise vie où la perdition attend à l’horizon. Distants de cette idée qui leur est totalement contraire, les épicuriens et les stoïciens éloignés de la polis, poursuivent le bonheur intérieur, et leur pensée finit fréquemment dans la fosse commune des philosophies précédentes. La finitude hante par d’autres moyens. Le thème maintenant est le plaisir. Rien ne suggère pour autant des paramètres distincts. La distiction consiste seulement dans le dégré d’intervention.
Épicure, par exemple, expose que la limite maximale du plaisir est de réussir à éliminer la douleur[1]. Le bonheur n’est pas si facilement placé à portée de main. C’est du pessimisme inconscient, probablement provoqué par les conditions de l’époque. Une fois le citoyen éloigné de la cité par l’empire alexandrin et mis à la marge de toute participation politique, la réclusion devint la conséquence logique de la fin d’un style de vie. Mais cela n’a pas été suffisant pour effacer le souvenir d’un passé qui, étant encore très présent, importunait déjà les pensées les plus brillantes du IIIe siècle av. J.-C. Cela ressurgit par un angle secondaire, délimité par un souci passif. Il ne s’agit pas seulement de se préparer à à affronter un destin inévitable.
Le nouveau modèle se tourne vers le mépris. Il ne faut pas craindre le plus effrayant des maux : la mort. La Lettre à Ménécée est claire : « Quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! » Peu importe si l’on considère peu le problème de la mort. Ainsi, comme le bonheur, elle est un objet de grande importance dans la philosophie de la période hellénistique. Le bonheur envahit la philosophie par la porte arrière parce que la porte de devant est encore fermée pour le plaisir. Que rien ne vive plus dans les seuils des Jardins excepté la mort. Épicure est habitué à penser que la mort ne représente rien de plus que le caractère insensé de celui qui dit la craindre. C’est un objet de méditation anormale pour celui qui a le bonheur comme thème principal du comportement humain.
La « condition intime » se vérifie comme étant l’essentiel de ce bonheur. Le plaisir – principe et fin de la vie heureuse – ne se trouve plus dans la façon de vivre habituelle de la tradition classique. C’est un privilège personnel et individuel du citoyen fier de sa condition d’homme privé. Ne culpabilisons pas le philosophe par ce « changement de cap intérieur ». Les nouvelles conditions qui président à l’unification du monde grec réduisent la participation de l’individu au gouvernement de la cité. Décidément, l’esprit démocratique était dépassé. Autrefois nécessaire à l’insertion dans la politique, la connaissance se réduit désormais au domaine du perfectionnement intérieur de l’homme. L’abandon de cet esprit démocratique ne provient pas d’un choix assumé de façon consciente, mais d’une obligation résultant des circonstances nouvelles imposées par le gouvernement impérial.
Il est perceptible dans l’étique épicurienne que « le sage ne participe pas à la vie publique s’il n’y a pas de motif pour le faire ». Le philosophe est désolé de son inutilité publique. Il n’est pas surprenant que toute une conception du plaisir et du bonheur se trouve soumise à la primauté de la douleur et de la mort. La perspective irrationnelle de penser le bonheur par contraposition à la force impérieuse de la mort paraît donc évidente. Mais la pensée politique de plusieurs siècles ne disparaît pas dans un coup, dans une “mort subite”. La frustration est sublimée, mais pas effacée. Le processus irrationnel ne peut pas être empêché.
Le stoïcisme fonctionne, en principe, comme un catalyseur. Il vit, en effet, les mêmes vicissitudes que l’épicurisme. Produit de la même époque, le stoïcisme passe par des problèmes semblables. Certes, il est moins tourné vers la question de la mort, mais il n’est pas question non plus de parler d’optimisme. La mort n’est rien pour nous – ainsi Lucrèce, en suivant sûrement son maître Épictète –, dit que la peur de la mort est le principe de tous les maux, et que toutes les forces doivent se concentrer pour rendre les hommes libres. Pour Sénèque, la vie est esclavage. Cicéron à son tour considère ce monde comme une résidence provisoire. Nous ne sommes pas chez nous, nous ne sommes que des hôtes.
Le stoïcisme se résigne avec le destin et le bonheur ; ce dernier ne se reconnaît que par son opposé: l’absence de perturbation. Qu’est-ce qui est différent alors? Une double dimension revêt sa conception de monde, l’universalité et la croyance en une autre vie. L’une étend sa Weltanschauung au delà des frontières « nationales » ; l’autre trouve son accomplissement dans le christianisme. Le stoïque se soucie de la fonction de l’homme dans ce monde. Si la mort ne vaut rien, le bonheur n’est pas une fin, mais dépend du rapport « ataraxique » qui se tourne vers « l’au-delà ». La vie sur la terre n’est qu’un « lieu d’exil »[2]. Cette « théologie rationnelle », selon Bréhier, ne surprend pas la pensée chrétienne. La raison étant commune à tous, il en va de même pour les sciences, les arts et la religion.
Quant à la notion de patrie, le christianisme en fait son assise. L’inquiétude des stoïciens des derniers instants de l’Antiquité quant à l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà, – prépare la base permettant l’appropriation chrétienne de la philosophie. Qu’on pense aux Méditations de Marc Aurèle, qui superposent une cité universelle sur une autre, distincte, sans toucher à l’harmonie naturelle du cosmos. L’existence de ces deux communautés, céleste et terrestre, qui opèrent sous une loi naturelle, immuable et éternelle, nourrit la religion chrétienne, elle est nécessaire à son évolution et à ses fondements même.
Il n’est pas anodin que saint Augustin se base sur le concept de deux cités – terrestre et céleste – pour justifier la supériorité de chacune d’entre elles. La mort poursuit sa route sans accorder de crédit à l’idéal du plein bonheur dans une vie mondaine. Augustin ne la nomme pas de façon explicite. Il pénètre la philosophie par le chemin du salut. L’autre monde reçoit le label de validité. Ainsi, il n’y a de philosophie qui ne soit divine ni bonheur qui ne soit de Dieu[3]. Il n’y a donc pas de joie pour l’homme concret, celui qui vit (sic) sur cette planète. On étend le leitmotiv de l’angoisse augustinienne. Aucune philosophie, jusqu’alors, ne s’était préoccupée du désespoir humain. L’entreprise philosophique – à l’exception peut-être de Platon, et encore christianisé – n’avait pas compris que, depuis la chute de l’homme, il n’y a pas d’espace pour l’être éloigné de l’Être. La corruption et le pessimisme prennent place au paradis terrestre. Où se trouve donc, le lieu pour le bonheur dans le royaume des damnés ?
La vie qui mérite d’être vécue vient de se perdre, puisque nous ne savons plus comment aimer. La culpabilité que l’homme porte est grande. De l’expulsion de l’Éden à la civilisation décadente, que prétendent les religions face aux mirages qui pervertissent le plaisir de vivre ? – s’interroge Luc Ferry. Prétendant qu’on n’a pas besoin d’avoir peur, que nos attentes seront satisfaites cependant, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Où ? Sûrement pas dans cette vie. Le salut se trouve dans un topos supérieur, aux côtés d’un être infini, bon, charitable. Quelle est la clé pour le salut ? La croyance bien sûr. La faculté théorique par excellence ne sera plus la raison, mais bien la foi. La confiance surmonte l’argument et l’intelligence. Parce qu’il n’existe pas de doutes, il n’y a pas de place pour les philosophes orgueilleux qui n’écoutent pas le Christ. La philosophie se soumet à la religion. La demande vient, maintenant, du grand Autre, de celui qui prime et châtit selon son propre avis. Ce n’est plus nécessaire de justifier ni de contester les desseins. La philosophie perd la bataille pour l’autre côté de la mort. L’irrationalité ne peut plus être contrôlée.
Qu’on n’imagine pas que la philosophie de la mort est seule. La vie et la joie marchent en parallèle, mais c’est une minorité. L’effort de Spinoza pour créer un monde de bonheur est saboté dans ses fondations. La joie et le bonheur ne sont pas parties composantes d’un au-delà de l’homme. C’est plutôt un effort pour vivre et bien agir. « L’effort pour se conserver est l’essence même de la chose […] et seul fondement de la vertu ». Puissance qui doit « exister en acte » pour préserver l’être et le bien vivre. Il est important de vérifier la conclusion que Spinoza extrait de l’essence humaine, cette priorité ontologique de bien vivre en acte, c’est-à-dire, l’effort qu’il nomme conatus et qui est fondamentalement la vie. Il n’y a pas d’ambiance pour la mort dans l’essence humaine, au moins pas intériorisée. Dans la raison – la possibilité de pouvoir freiner les passions – il n’y a de la place que pour la vertu, c’est- à- dire le bonheur et même la liberté[4].
Encore plus remarquable est l’étendue qu’on vérifie dans l’éthique spinozienne à une époque où l’individualisme fait l’histoire; même parmi ceux qui combattent son excès. L’approche est analogue dans les philosophies sœurs. Le bonheur de l’homme consiste à pouvoir conserver son être. Avec l’évolution du texte, on nie la présomption d’individualisme:
Il y a cependant, en dehors de nous, plusieurs choses qui nous sont utiles et qui par conséquent doivent être désirées. Parmi elles, nous ne pouvons pas concevoir aucune préférence à celles qui sont entièrement en accord avec notre nature. En effet, si par exemple deux individus qui ont absolument la même nature s’unissent l’un à l’autre, ils forment un individu deux fois plus puissant que chacun séparé, donc, rien de plus utile à l’homme que l’homme […]. Il se suit que les hommes, qui se gouvernent par la Raison, c’est-à-dire, les hommes qui cherchent ce qui leur est utile sous la direction de la Raison, ne désirent rien pour soi qu’ils ne désirent pas pour les autres hommes, et, de ce fait, ils sont justes, fidèles et honnêtes[5].
Il s’est écoulé beaucoup de temps depuis cette affirmation, mais nous poursuivons notre quête du bonheur et, par ironie du destin, nous nous trouvons encore une fois dans l’impossibilité de conduire concrètement le destin de la polis. Nous continuons au milieu des remparts de l’antisociabilité, et cela malgré tout le processus de la lutte politique et du vote universel. Que des propos fallacieux ! Le témoignage d’Horkheimer sur l’isolement de l’individu à l’époque grecque, se dote d’une résonance propre à la pensée chrétienne, puis s’adapte de façon particulière à l’homme contemporain. De plus en plus la philosophie tend à chercher du réconfort dans les harmonies intérieures. Éviter la souffrance par le soin de soi et l’apathie sociale conduit à la dissociation entre l’individu et la communauté.
Au fur et à mesure que l’homme commun évite de s’impliquer dans les thèmes politiques, il tend à régresser vers la loi de la jungle. Le prix du salut éternel est, paradoxalement, le renoncement total de soi. Entre la promesse du bonheur et celle de la misère, il existe moins de mystères qu’entre la genèse et la restauration de ce que peut imaginer cette vaine idéologie. Si le discours contredit les faits, qu’on publie donc le récit. Le désoccultement ne fait pas partie de la légende[6]. Le continuum est donc l’éternel retour du même, la tragédie est devenue farce. Le citoyen globalisé ne connaît pas de frontières; il méconnaît également la signification du politique et de son « âme sœur », le social. En extirpant la racine, il n’y a pas de « photosynthèse » économique capable de procéder à la récupération de la vie.
Sans racine, l’homme se met en relation avec soi-même dans un espace de rêverie et banalité. La collectivité se transforme dans une masse composée d’individus en molécule, perdus dans une réalité en diffusion. Fragmentation de l’individu ; morcellement des organisations travaillistes ; hostilité à la démocratie; contrôle social de la part du marché; l’accent est mis sur le sujet décentré. Voici une caractéristique spécifique de nos temps. Thanatos triomphe encore sur Eros. Probablement avec plus de force que dans son état séminal. En dépouillant l’humanité de son contenu « génétique » – ou de son essence naturelle (en niant le principe aristotélicien de la sociabilité et de la recomposition de l’homme au monde de la nature) – les philosophies des nouveaux temps jettent d’un seul coup toute la matérialité et objectivité – et avec elles l’ensemble de relations sociales – conquises par les philosophies qui s’opposent à la décourageante mélodie du chemin vers la fin.
Il n’est pas étrange que dans un contexte où le signe est le seul être supporté – même si c’est aux frais du référent et de sa contrepartie, la référence – la formalisation et le mépris pour la vie assument une position si prédominante. Il est possible maintenant de comprendre pourquoi les philosophies (prédominantes dans l’Académie) se tournent vers le formalisme. L’examen des concepts remplace la réflexion critique. Ce qui prévaut dans la vie est bien la jouissance qu’on veut dans le moment, peu importe à quel prix. Dépolitisation et désérotisation signifient la même chose lorsqu’il s’agit de vivre et de conquérir le bonheur.
En effet, la philosophie radicale elle-même (celle qui cherche sa racine dans l’homme) souffre de complexe d’infériorité. À la défensive, elle s’efforce beaucoup plus de justifier sa volonté obstinée de vivre que d’affronter le flux par la voie de la praxis. Elle reffuse de mourir sans se réaliser. Son objectif est encore à accomplir – le bonheur de l’homme. Humiliée, elle est conduite à la dernière instance du déshonneur par la technicité des jeux de langage et de l’artillerie métaphysique de la purification de l’âme – nom solennel pour désigner la propension pour la mort – résiste au rire nerveux de l’insécurité adversaire dans la tentative de protéger le seul bastion que la philosophie de la mort ne parvient pas à enchaîner avec ses tentacules: l’espoir.
Mais l’espoir n’est-ce pas l’opposé du bonheur ? Spinoza ne nous enseigne-t-il pas qu’en ayant des philosophes compétents comme des co-adjuvants, nous devons nous défendre pour exister en acte, être, agir et vivre ? La recette du bonheur se trouve dans la puissance, dans le désir de savoir, vivre et jouir ; en d’autres termes, c’est le bonheur en acte. Un motif par lequel la philosophie revendique l’action (à ne pas confondre avec l’hédonisme banal). J’ai conscience du dilemme que l’Histoire nous présente. Espérer c’est désirer sans jouir. L’oppression de vivre nous fait peur et me fait penser à une chanson du compositeur Geraldo Vandré, pendant la révolution militaire des années 60 au Brésil :
“Vem vamos embora
Que esperar não é saber
Quem sabe faz a hora
Não espera acontecer”.
“Viens, allons-nous en
Qu’attendre n’est pas savoir
Celui qui sait fait son heure
N’attends pas que cela arrive”.
Bien sûr, le droit à l’espoir revendiqué par une philosophie radicale n’est pas celui du salut, ni par le biais d’une intervention divine, ni par une sotériologie matérialistique, c’est en résumé un concurrent des religions qui n’est basé ni sur la promesse impérative du désir, ni même sur la supposition d’une entreprise victorieuse. L’effort pour la conquête du bonheur n’est pas un certificat de garantie qui assure la réalisation d’une bonne vie. La certitude des vieux révolutionnaires repose sur la croyance que la vérité, qui était de notre côté, a désormais disparu avec Auschwitz, Hiroshima, la Palestine, la chute du mur de Berlin et le triomphe de l’idéologie de marché.
L’irrationalité opprime le cerveau d’Eros comme un cauchemar. Le temps du bonheur n’est pas encore venu, ni même le moment de la création de l’autre ethos, d’une autre culture, l’instant de la révolution, le « retour du refoulé », le mouvement du principe du plaisir contre le principe de la réalité. Nous assistons, par le biais des philosophies répressives, à une attaque permanente contre l’instinct de vie. De Platon à Heidegger, et même autour d’un certain marxisme sclérosé – dont l’écho se fait sentir dans la postmodernité par la survie de ses disciples fanatiques–, la pulsion de mort est devenue le summum bonum de la pensée irrationnelle. Rien n’indique, cependant, que le principe de réalité, le supposé fossoyeur des plaisirs de la vie et du bonheur, représente la monnaie courante de ce que l’on a convenu de nommer la fin de la bonne vie et du beau.
L’optimisme facile n’est pas un bon conseiller pour les réponses imprévisibles. La philosophie, pour le moment, ne peut rien faire de plus que de ne pas « donner au monde une norme et de vouloir que les hommes soient capables de donner à la norme un monde ». La norme est la lutte même contre la bestialité de la préparation à la mort – l’éternel combat contre le domaine de Thanatos – et contre l’excès formalistique perpétré par la postmodernité. Sous la menace, la pensée critique est victime de son impuissance, prisonnière de son sort. L’incertitude d’une fin heureuse n’est pas un obstacle au cri de refus d’une soumission infinie. Dans les moments de plus grand désespoir, la philosophie radicale nie l’acceptation de l’impossibilité d’une fin heureuse. Le désir du bonheur tient à la capacité humaine d’explorer le présent, de connaître l’avenir. Il refuse la fin de la possibilité d’une altérité radicale et interdit l’attitude naïve de considérer ce qui existe comme inévitable. Je ne veux pas changer l’apprentissage d’être seulement, contre l’acceptation d’être seul.
Notes