Lambros Couloubaritsis
Académie Royale de Belgique et Université Libre de Bruxelles
ousia@swing.be
Lambros Couloubaritsis
L’ère de l’art profusionnel
Abstract: If modern art has usually been defined by means of a specific relationship with rules and a predisposition to develop new modes of expression, modes that do not always take into account an objective, exterior reality as a model for the work of art, profusion as its distinctive trait has formed the object of a lot less critical attention. While, as this essay argues, creativity and originality might cease to seem exclusively modern when one compares European and non-European art, the remarkable abundance and diversity that epitomizes art throughout the last century could provide a key element for understanding it.
Keywords: Profusion; Modernism; Visual Arts; Technology; Creative Imagination; Originality.
1. Un effort occulté
La première version de ce texte a été écrite en 1988, pour introduire le Guide Européen des collections d’Art du XXe siècle (en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures), établi par Yvonne Resseler. Ce guide n’a jamais vu le jour pour des raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Sur le site de Yvonne Resseler, qui nous invite à son « laboratoire secret de l’art contemporain », il est indiqué : « L’art du XXe siècle. Guide des Musées. Fondations et Centres d’Art en Europe, 1988-2000 », non édité. Je dois donc me considérer comme un privilégié d’avoir lu un livre que peu connaissent et, en plus, de l’avoir introduit par un texte qui est également resté, jusqu’ici, « secret ».
Ce livre fait partie (je l’espère provisoirement) de cet ensemble de travaux qui appartiennent à la production profusionnelle des êtres humains, mais qui n’ont pas eu la chance, de bénéficier de la promotion qu’ils méritaient, de s’inscrire dans l’ordre historique et de s’imposer, sans doute parce qu’ils ne sont pas arrivés à un moment propice dans le monde actuel dominé par la technico-économie. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’insister sur ce phénomène dans le domaine de l’histoire de la pensée, phénomène qui se manifeste à travers l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines seulement d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire que nous adoptons sans autre forme de procès[1]. Ce qui a disparu définitivement et ce qui reste latent et que nous attendons, peut-être d’ailleurs en vain, d’être révélé à un moment de l’histoire, alimentant fatalement l’imaginaire. Aussi ai-je pensé qu’il était opportun, à l’occasion de la publication de ce volume en hommage à Jean-Jacques Wunenburger, avec qui j’ai eu l’occasion, non seulement de collaborer étroitement à plusieurs reprises, mais de nouer des liens d’amitié, de reprendre ce texte, qui symbolise le pouvoir de l’imagination, — dont Jean-Jacques Wunenburger est un des meilleurs spécialistes contemporains.
L’imagination joue bien un rôle essentiel dans l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire. Mais, plus généralement, cette opposition me semble constituer un trait essentiel de l’activité humaine de tout temps. Elle permet de voir que ce qui est perdu peut être aussi (pour ne pas dire plus) important que ce qui a subsisté, et chacune de ces deux situations met en œuvre d’autres fonctions de l’imagination. En effet, si l’absence, parce qu’elle est due à plusieurs raisons (destruction naturelle ou violente des textes, négligence ou oubli, etc.) féconde nécessairement l’imagination, ce qui s’est imposé comme réalité semble exclure l’imaginaire, alors qu’en réalité il le réintroduit obliquement dès lors que d’autres dimensions du réel révèlent sa polyvalence et sa complexité.
Cette constatation m’autorise à dire que l’image que nous avons généralement des créations humaines n’est ni objective, ni nécessairement représentative de la réalité historique, car elle se laisse souvent éblouir par ce qui s’est imposé et façonné en dehors d’une réflexion critique sur les raisons d’un tel succès. Il faut une imagination créatrice pour réhabiliter ce qui a disparu, ce qui est demeuré latent ou même ce qui s’impose en occultant la complexité du réel. Or, aujourd’hui, dans le monde dominé par la technico-économie et la marchandisation des choses et des activités, les critères de rendements sont devenus un facteur décisif dans le domaine des publications, de sorte que le processus de promotion prévaut et oriente souvent celui de la profusion des expériences humaines, parmi lesquelles nombreuses sont sacrifiées ou laissées dans l’ombre, occultées pour de multiples prétextes. Lorsqu’elles ne sont pas anéanties ou effacées par l’action extatique du temps, ces créations peuvent persévérer dans leur retrait et alimenter l’imaginaire, préparant leur irruption au moment propice, pour acquérir la force et la vigueur requises pour s’imposer.
Le Guide d’Yvonne Resseler confirmera-t-il le destin tragique de ce qui est rejeté et anéanti, ou sortira-t-il un jour de l’ombre ? L’avenir le dira. Mais décider d’en parler signifie aussi créer, chez le lecteur, une configuration propice à l’action de l’imagination pour s’enquérir de son contenu. Cette configuration peut susciter la curiosité, mais elle peut aussi faire naître un intérêt sincère pour un effort qui n’a pas été récompensé à sa juste valeur. En attendant l’irruption de cet intérêt, et pour marquer ici d’une trace symbolique son effort et pour alléger la souffrance de l’attente, je me permets de rappeler, avant de reprendre le contenu de mon texte sur « l’ère de l’art profusionnel », ce que j’avais indiqué à l’époque en faisant la promotion de son travail.
J’écrivais en effet que l’établissement d’un Guide des collections d’Art du XXe siècle, en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures, constitue une tâche immense qui méritait notre attention. Non seulement parce que cette démarche contribue à donner une vue synoptique d’un aspect essentiel de la civilisation européenne, au moment où l’humanité atteint son épanouissement planétaire, mais parce qu’elle favorise aussi et surtout, au-delà des controverses que l’art moderne n’a cessé de susciter, la démocratisation de la culture et la prise de conscience, par le grand public, de la fécondité infinie de notre contemporanéité. J’ajoutais que ce Guide arrivait au bon moment pour faire voir que le XXe siècle nous adresse un défi tant par l’épanouissement de la technique moderne et par la volonté de plus en plus pressante de réaliser des institutions démocratiques fondées sur la liberté et la justice, que par une révolution artistique qui ne peut plus laisser personne indifférent. Qu’on le veuille ou non, concluais-je, nous sommes désormais contraints de constater que l’art contribue d’une façon décisive à la formation d’une culture véritablement contemporaine, au-delà de ce qu’on a appelé, un peu rapidement, la fin de l’art.
Depuis, je n’ai pas changé d’avis, et c’est pourquoi j’ai décidé de reprendre mon texte sans modifications, si ce n’est en écartant les allusions circonstanciées au Guide en question et en ajoutant, en conclusion, une réflexion sur l’autonomie de l’activité propre à l’imagination.
2. De la pratique des canons à l’éclosion des règles
Par sa vocation multiplement créatrice, l’art contemporain parvient à se détacher du passé et en même temps à subvertir le cloisonnement dominateur et universel de la technique moderne qui semble réaliser irréversiblement une sorte d’acculturation universelle. Parallèlement au fonctionnement des institutions démocratiques qui expriment un trait essentiel de notre contemporanéité, quand bien même la pratique démocratique demeure en retrait, l’art atteste aujourd’hui une ouverture sans précédent dont le sens véritable reste encore à établir. La conjonction entre liberté de production et liberté dans l’action est un signe révélateur d’un nouveau cheminement civilisateur. Aussi cette ouverture ne peut qu’interpeller le philosophe et tous ceux qui sont sensibles à la capacité créatrice de l’homme. Elle ne signifie pas pour autant que l’art créateur serait un phénomène récent propre à la civilisation européenne, comme si les autres civilisations n’avaient produit que des œuvres cultuelles ou fonctionnelles inscrites dans un cadre idéologique restreint.
Si, comme je le pense, l’art réalise un des modes privilégiés d’accès de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts, — monde qui met en jeu à la fois le visible et l’invisible imaginaire (y compris celui qu’on suppose être peuplé de dieux, de démons, d’anges, de héros, de saints, de morts, etc.) —, il est sûrement indissociable de l’activité de l’homme depuis ses origines. C’est pourquoi l’ouverture en question signifie plutôt que l’art moderne et contemporain impose son détachement par rapport à une pratique universelle jusqu’au XVIIIe siècle, qui, le plus souvent, soumettait l’activité artistique à des systèmes canoniques prédéterminés. Face à cette pratique permanente des canons, le propre de l’art contemporain, préparé au XIXe siècle par plusieurs tentatives, et plus particulièrement par celles de Manet, Renoir ou Cézanne, est de substituer aux canons des règles toujours nouvelles qui infléchissent la rigidité des canons et qui visent, à la limite, à la destruction de toute règle[2].
Ce défi insolite, qui confère à l’activité artistique une liberté intrinsèque et une volonté créatrice infinie, au point d’assigner à l’art un statut pour ainsi dire auto-référentiel, modifie radicalement le rapport de l’homme contemporain au monde qui l’entoure. Une rupture radicale à l’égard du passé s’est établie peu à peu et ne cesse de se consolider. Cette rupture rejoint, mais autrement, une autre rupture dans l’historicité de l’homme, à savoir celle qui distingue activité artisanale et activité technique. C’est bien dans la connivence énigmatique qui relie l’art à la technique, mais également dans ce qui l’en détache tout aussi énigmatiquement, que se joue l’essence de l’homme contemporain.
3. Technè, technique et art
On ne peut pas oublier que les Anciens utilisaient le même terme “technè” pour désigner l’activité artistique et l’activité artisanale, ce qui n’est plus possible aujourd’hui où la technique dépasse l’homme et devient une puissance en soi constituée par un ensemble de chaînes de productions présupposées à la constitution d’un produit et indissociable de l’économie. À telle enseigne que, dans son élan irrésistible, la technique moderne, comme l’a montré Heidegger, défie et arraisonne la nature, au point de la détruire[3]. Par suite, il apparaît bien que la conjonction entre production artistique et production artisanale, telle que l’avaient pensée certains penseurs anciens, comme, par exemple Aristote, est désormais dépassée.
En effet, avec la technique moderne on ne peut plus envisager la production en tant que production comme l’entre-deux fondé sur le contact continu ou discontinu entre le producteur qui produit (le produisant) et le productible qui est produit (ou ce qui est se produit), contact qui réalise le traçage (dessin, gravure, écriture, sculpture, etc.), et dont le résultat est une œuvre constituée qui s’offre à nous, et qui peut être pensée comme telle[4]. Le produit de la technique moderne est au contraire le résultat de chaînes variables de production qui produisent des éléments rassemblés après coup pour le réaliser en fonction d’un plan préalablement déterminé. À cette diversification productive qui met en jeu une multiple provenance, s’ajoute une finalité qui est soumise à une fonctionnalité multiple et toujours perfectible, comme par exemple ces machines à laver dont le nombre de fonctions s’accroît au fil des années, et que la nature de chacune d’elles est sans cesse améliorée, ou comme ces P.C. qui ne cessent de multiplier les fonctions grâce à des logiciels toujours plus performants. Or, l’enchaînement producteur, diversifié et susceptible d’assurer au produit une multiplicité de fonctions, dilue en quelque sorte le contact propre à l’art ou à l’artisanat où la production se manifeste chaque fois comme le surgissement d’une forme quelle qu’elle soit, par l’action quasi immédiate du producteur, en vue de réaliser une œuvre unique. Par ces effacements successifs l’origine elle-même devient imperceptible et inaccessible, perturbant tout effort de traçabilité.
Il s’ensuit que dans la technique moderne, la production en tant que production perd sa simplicité et son unicité et, pour ainsi dire, son innocence, au bénéfice d’une diversité d’activités médiatrices qui visent à produire une multiplicité de produits semblables. Dans l’art du passé, c’est sans doute l’art de la gravure qui s’est le plus rapproché de la structure de la technique, bien que la reproduction qu’elle suppose en de multiples exemplaires, ne mette pas en cause la complexité de l’enchaînement impliqué par la technique moderne, et encore moins celle de l’objet produit. Quant à l’art contemporain, bien qu’il parvienne encore souvent à éviter la tentation de la répétition, il demeure, en dépit de son opposition à l’art du passé, plus près de la technè ancienne que de la technique moderne, ne serait-ce que parce qu’il sauvegarde l’essence même de l’activité de production (c’est-à-dire le rapport entre producteur et productible).
Bien sûr, ces constatations ne signifient pas que des tentatives n’ont pas été faites, notamment au XXe siècle, pour rapprocher l’art de la technique. Je ne pense pas tellement à l’usage des matériaux utilisés, en particulier par les sculpteurs, tels Duchamp-Villon, Tinguely ou Pevsner, ou encore par les adeptes du “land art”. Je songe plutôt à cet art actuel qui utilise l’informatique pour créer des images ou encore à l’art vidéo appliqué par Nam June Paik. Cette orientation nouvelle de l’art est certes aujourd’hui embryonnaire, mais tout porte à croire qu’elle bouleversera un jour notre conception de l’art. En attendant, et à condition d’accepter une frange d’activités exceptionnelles qui ne sont pas pour autant marginales, comme par exemple l’art cinétique, le “happening”, etc., il faut reconnaître que dans la façon dont l’art contemporain assume l’activité du produire, il ne s’éloigne pas radicalement de l’art du passé, alors qu’il rompt avec la technique d’une façon plus décisive que toutes les formes de rupture que les artistes ont pu envisager, dans le passé, avec l’art des artisans. C’est plutôt dans l’invention grâce à l’imagination de règles nouvelles par les artistes contemporains, en mettant en question les canons propres aux diverses formes de beau (beau régi par la symétrie, la proportion ou l’harmonie, ou beau fondé sur l’élévation et le sublime), qu’il faut repérer la véritable rupture[5]. Par cette démarche, ils mettent en jeu les rapports que nous entretenons avec le monde en supprimant les références à une réalité invisible existante en soi ou idéalement, qui étaient longtemps l’une des caractéristiques de l’art, et plus spécialement de l’art religieux[6]. Déplaçant ainsi le rôle de l’imaginaire d’une activité capable de faire voir l’invisible à une activité créatrice de règles aptes à configurer une autre « réalité » à voir, ils libèrent l’imaginaire en multipliant ses potentialités et en révélant la dimension multiple du réel, qu’on exprime souvent sous le vocable de « post-modernité ».
Par conséquent, si l’on est disposé à admettre que l’art constitue à toutes les époques et dans toutes les cultures de notre planète, l’une des activités essentielles de l’imagination par lesquelles l’homme manifeste son rapport au monde, il faut aussi reconnaître qu’il marque aujourd’hui de son empreinte autrement qu’auparavant l’état de notre civilisation et touche autrement l’âme de l’homme contemporain, dévoilant une forme inédite de son rapport au monde, tributaire du pouvoir de l’imagination. Or, cette forme n’est pas, comme je viens de le rappeler, le reflet de ce qui constitue le trait essentiel de notre époque, à savoir la technique moderne et sa dimension calculatrice, où l’imagination délimite ses fonctions. En réalité, elle subvertit la présence d’une raison instrumentale au profit d’une irréductible profusion, posant, de ce fait même, les racines d’une activité libre où l’imagination joue un rôle déterminant, — activité parallèle à celle que l’homme contemporain cherche également à instaurer dans le domaine de l’action[7].
Cependant, cela ne signifie pas que l’on doit rendre antinomique le rapport de l’art contemporain et de la technique contemporaine. Non seulement parce qu’on peut intégrer la technique moderne dans l’art contemporain, comme je l’ai signalé plus haut à propos de l’art vidéo appliqué par Nam June Paik ou d’autres cas semblables, mais parce qu’il est important que la technique moderne soit investie par l’art comme tente de le faire le « design » industriel[8].
Cette perspective, qui demande une réflexion particulière — que je ne peux développer ici — suffit à faire voir que le foisonnement des objets techniques aujourd’hui dans une civilisation de surconsommation entraîne, dans son sillage, de nouvelles possibilités pour l’art, renforçant davantage encore la thèse que je défends de l’art profusionnel. Mais il faut préciser que le concept doit être envisagé selon deux perspectives complémentaires : l’art est par essence profusionnel, mais l’art contemporain circonscrit, en plus, une ère particulière marquée par la profusion même.
4. La question de la profusion
Tout d’abord, la profusion peut être considérée comme un caractère essentiel de l’art. Je veux dire par là que les multiples formes de l’art que l’on rencontre dans les innombrables civilisations de notre planète, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, et que l’anthropologie n’a pas manqué de circonscrire, font voir que l’activité de production en tant que production est universelle et que l’originalité ne constitue pas un privilège exclusif de l’art moderne[9]. L’originalité, conçue à partir de ce qui constitue chaque fois la spécificité de tel ou tel art, se tient au cœur même de l’activité artistique.
En effet, peut-on refuser aux arts égyptiens, taoïstes, africains, précolombiens, cycladiques ou byzantins, leur spécificité et leur profonde originalité? Une statue africaine allongée, une mandala orientale, un tableau Tao, une statue grecque ou une icône byzantine ne manifestent-ils pas, chaque fois, un caractère original irremplaçable? Toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit et quelle que soit sa finalité propre, que celle-ci soit cultuelle, constitutionnelle ou autre, ne marque-t-elle pas une surprenante unicité ? Peut-on nier ces évidences ? Pourtant, on ne cesse de parler de l’originalité comme trait essentiel de l’art contemporain, la refusant à toute autre forme d’art. Cette vision restrictive de l’art n’est défendable que si l’on ne discerne pas que l’art est une activité autonome de l’homme manifestant son rapport au monde au moyen d’œuvres médiatrices qui sont produites selon des canons ou des règles prescrites d’avance. L’œuvre d’art produite à partir de ces canons pris comme modèles par les artistes d’une même constellation idéologique constitue en elle-même une sorte d’entité qui se réfère à un modèle idéal, avec ses propres canons, comme si ce modèle était institué originellement pour être reproduit indéfiniment.
Cette répétition, qui ne s’oppose pas à la diversité qui s’impose également pour les œuvres d’un même type, permet de sauvegarder, dans une culture donnée, le rapport permanent de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts. C’est à ce titre que les icônes byzantines ou les tableaux taoïstes, tout en divergeant selon les Écoles et les époques, conservent un système canonique quasi immuable, que la répétition cherche à approfondir, révélant une forme d’unité dans la répétition. En d’autres termes, s’il est vrai qu’une œuvre d’art du passé ou celle qui appartient aux cultures extérieures à la civilisation occidentale ouvre bien à un monde élargi, où l’invisible peuplé de dieux, de puissances maléfiques ou bénéfiques, de morts, etc., est souvent pris en considération, il n’est pas moins vrai qu’elle recèle en elle un système canonique précis reflétant son originalité. Quoique le créateur obéisse à certains critères idéologiques, il ne renie pas pour autant une forme d’activité créatrice et originale qui caractérise le type d’art qu’il assume.
Que l’art, quel qu’il soit, même celui qui est déterminé par une idéologie, atteste ainsi une originalité et une créativité, indique que la multiplicité de pratiques artistiques suit la loi de la profusion. Cette profusion de modèles originaux à travers le monde, témoigne de la capacité créatrice de l’homme et de ses possibilités diversifiées. C’est pourquoi, lorsqu’au début du XXe siècle, les œuvres d’art africaines envahirent les expositions et les musées européens, elles n’ont pas échappé à la perspicacité des artistes. Par leur médiation, une nouvelle forme d’art a été conçue, grâce à Picasso, Modigliani et d’autres, qui s’en sont inspirés, sans pour autant adopter leur cadre idéologique, fondé sur un monde invisible peuplé de dieux ou de puissances infernales, qui n’était d’ailleurs pas indépendant d’un symbolisme énergétique et actif. Du fait que les cadres contextuels de la production de cet art inconnu aux Européens, étaient ignorés par les artistes et les spectateurs, leur influence a pu emprunter, en plus des perspectives formelles, d’autres voies encore, comme par exemple, la recherche d’un retour à la pureté originaire ou archaïque, telle qu’elle a été pratiquée par l’expressionnisme allemand, ouvrant à des potentialités idéologiques nouvelles. Il apparaît ainsi que l’ignorance d’un contexte culturel ou idéologique n’est pas nécessairement un obstacle à la création d’une autre culture ou d’une autre idéologie. Dès lors se pose la question de savoir ce qui distingue l’art contemporain des autres formes d’art qui s’accordent à l’idée de profusion.
5. Le sens contemporain de la profusion
Il va de soi que la multiple appropriation d’un style ou des formes d’un art étranger par les artistes européens suscita aussitôt un nouveau rapport au monde, où la profusion de modèles originaux s’accompagna d’emblée du foisonnement créateur et de la recherche d’une profusion de couleurs et de formes, bref d’une profusion d’originalités. L’application de la couleur comme productrice de formes, déjà manifeste dans l’impressionnisme du XIXe siècle et le néo-impressionnisme, marqua profondément ce phénomène de profusion, dans la mesure où elle rendait possible des voies nouvelles dans la lecture du monde, voies qui s’étendent de l’art naïf d’un Rousseau, au fauvisme et, au-delà de lui, à l’art abstrait. Mieux, le phénomène d’appropriation s’est peu à peu déplacé de l’art étranger vers l’objet étranger à l’art même, donc vers tout objet possible. C’est le cas de l’activité “ready-made” introduite par Marcel Duchamp, qui cherche, par un acte gratuit, à dévier n’importe quel objet de sa fonction propre en décrétant arbitrairement son statut d’œuvre d’art, ou encore dans des mouvements comme “dada” qui intercalent dans l’art, à côté ou à la place des matériaux habituels de la production, des matériaux de la vie quotidienne.
Cette démarche qui investit un objet d’une autre fonction, en l’occurrence artistique ou esthétique, n’est pas nouvelle, puisqu’elle est au cœur des pratiques symboliques. C’est à ce titre qu’un objet peut devenir un objet de culte par une surcharge de sacralité, ou encore que l’eau bénite manifeste du sacré. L’investissement symbolique n’est cependant pas toujours de l’ordre du sacré, mais peut se limiter à des surcharges affectives, comme par exemple, pour les symboles d’une nation, la couleur d’un drapeau, etc. Aujourd’hui ce phénomène change une fois encore de visage et prend une ampleur sans précédent par la marchandisation des objets et des activités, puisqu’un objet peut, en dehors de sa nature ou son statut propre constituer un objet avec une valeur marchande[10]. C’est dire que cette transfiguration de la destinée d’un objet, qui appartient à l’ordre traditionnel d’une démarche symbolique, récupérée désormais massivement par notre système technico-économique, peut également trouver une autre voie de valorisation à travers l’art, tantôt par une liberté adaptée à l’objet investi par de l’art, comme dans le cas du design industriel, tantôt par une liberté créatrice quasi absolue pour l’art qui s’en écarte.
Ces diverses démarches qui peuvent multiplier à l’infini les œuvres d’art originales et uniques, portent sur la question de la profusion dans son éclosion même, au-delà de l’originalité des modèles, comme une sorte de profusion de la profusion. Cette volonté d’une profusion illimitée en art se tient au cœur de l’art du XXe siècle, et s’accentue davantage encore dans l’art postérieur aux années soixante, qu’il s’agisse du “pop’art”, de l’« op’art » ou de l’« art pauvre » qui s’y oppose en vue de revaloriser les matériaux naturels, voire de l’« art conceptuel » qui, en fin de compte, fait pulluler la profusion même, en accordant faussement au spectateur le privilège d’indiquer le sens de ce qu’il comprend, comme si l’on pouvait confondre la production en tant que production (qui est le privilège du seul artiste créateur) et l’interprétation comme telle qui appartient à chaque spectateur, y compris à l’artiste une fois qu’il a achevé son travail[11].
Sans succomber à une périlleuse simplification de cette question, on peut évidemment admettre que, dans la plupart des formes de l’art du XXe siècle, le spectateur ne cesse d’être sollicité. Mais cela ne dispense pas cet art de la soumission à certaines règles qui, tout en évitant la rigidité des canons du passé, n’en demeurent pas moins des règles précises, sujets d’une certaine répétition. C’est ainsi, par exemple, que le cubisme ou le surréalisme sont reconnaissables par ce que chaque œuvre appartenant au mouvement laisse manifester, en attestant l’existence de règles de production et, de ce fait, d’une École cubiste ou d’une École surréaliste.
Mais cette régularité intrinsèque à une attitude artistique qui en rend la cohérence, n’amoindrit en rien la capacité des artistes de marquer leur propre originalité et leur singularité même, avec des marges de liberté plus grandes que celles des arts traditionnels, comme par exemple l’art Tao ou l’art byzantin, perturbant le regard qui s’y porte pour susciter aussitôt la réflexion. Tout se passe alors comme si la profusion s’inscrivait dans le regard même, en décentrant son lieu propre. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une telle visée profusionnelle ait atteint un sommet et produit en même temps son éclatement dans l’art abstrait où la simplicité remarquable de certaines œuvres (Malevitch, Lissitzky ou Mondrian) s’accorde étonnamment bien avec la complexité sinueuse d’autres œuvres (Kandinsky, Gorky ou Pollock), alors même que l’on peut dénombrer toute une gamme de situations intermédiaires où la profusion des couleurs et des formes articulent une réalité en voie de réalisation qui laisse en quelque sorte émerger la genèse comme telle (Klee, Delaunay, Kupka ou Dubuffet).
6. Loi de la différence et profusion à l’infini
Dans ces nouvelles perspectives où la profusion atteint l’art dans les règles mêmes qui décidaient dans le passé du type de rapport au monde que l’homme devait entretenir, l’art réussit un renversement surprenant, dans la mesure où il ne saurait plus être seulement médiateur entre l’homme et le monde, mais devient paradoxalement condition de création de nouveaux rapports entre l’homme et le monde. Bien plus, en mettant en question des systèmes canoniques prescrits d’avance et prédéterminés par un cadre idéologique précis, sans qu’il renie pour autant une certaine référence à des règles de production — au risque d’être méconnaissable et étranger à toute possibilité d’être pris comme modèle par les artistes successifs qui inscrivent délibérément leur démarche dans tel ou tel mouvement —, l’art contemporain révèle que tout rapport de l’homme au monde moyennant l’art s’inscrit dans le domaine de l’imaginaire. Tout se passe comme si l’imagination avait dans les divers modes de rapports cognitifs, praxiologiques ou productifs de l’homme au monde, sa propre autonomie, c’est-à-dire sa propre sphère d’activité et de puissance, marquée par la créativité. Par rapport à tous les rapports de l’homme au monde, que chacun de nous ne cesse de façonner par des configurations[12], l’imagination atteste sa spécificité configuratrice. Et dans cette spécificité configuratrice, l’art apparaît comme l’activité qui confirme de la façon la plus convaincante le caractère autonome de l’imagination. Par l’imagination l’homme réussit à transcender l’objet même en suscitant un processus infini de réflexion et de création.
Ce processus devient d’autant plus fécond que l’art contemporain se libère de ses attaches canoniques et du réel objectif, rendant possible une profusion sans précédent d’œuvres d’art originales et toujours en quête d’un modèle nouveau, d’un modèle qui se veut même souvent comme une sorte d’anti-modèle au profit de la seule genèse, comme si ce qui était chaque fois recherché n’était autre qu’une autre genèse. Dominé ainsi par la loi de la différence, qui porte la genèse même dans la profusion en cherchant à accomplir une profusion à l’infini, l’art contemporain reflète plus clairement qu’auparavant que l’essence de l’art est déterminé par la profusion créatrice. C’est à ce titre qu’on peut parler, pour l’art contemporain, d’ère de l’art profusionnel.
C’est pourquoi je conclurai en affirmant que, grâce à la profusion créatrice qui caractérise l’art contemporain, l’homme peut conférer une réalité à quelque chose qui, en soi, n’a aucune réalité et créer un espace infini de production dans lequel la profusion devient la seule règle d’action. Par cet acte même, l’art du XXe siècle fait voir, grâce à son foisonnement même, que la liberté propre à l’imagination, est un trait propre de l’essence de l’homme.
Notes
[2] Voir mon étude “Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art” (Actes du Colloque Intern.sur la Philosophie de l’art, Corfou, sept. 1984), Diotima, 14, 1986, pp. 108-118.
[3] Voir mon étude “Technè ancienne et technique moderne selon Heidegger”, Revue de philosophie ancienne, 4 (2), 1986, pp. 253-297
[4] Voir mon étude “La signification philosophique de la poïésis aristotélicienne” (Acte du Colloque de Samos, 1980), Diotima, 9, 1981, pp. 94-100. ; “Poïésis et théôria dans l’art”, Actes du IXe Congrès International d’Esthétique (Dubrovnik, août 1980), éd. Damnianovic, Belgrade, 1980, pp. 203-208.
[6] Voir mon étude “L’art comme mode d’accès à l’invisible”, La part de l’œil, 7, 1991, pp. 127-134.
[7] À travers de configurations comme celles, par exemple, de « l’imagination au pouvoir » ou encore de la nécessité de promouvoir les aspirations humaines, et de ne pas se limiter, comme le fait la philosophie politique actuelle, à des considérations limitées à la question de la justice, qui est certes une condition nécessaire de l’action, mais sûrement pas suffisante pour l’épanouissement de l’être humain.
[8] Voir mon étude : L’art du design comme ouverture au monde contemporain », dans F. Lahaut (éd.), School & Design in Europe, Acte Expo, Bruxelles, 1984, p. 16-21.
[9] Sur cette question voir mon étude déjà citée ”Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art”, op. cit.
Lambros Couloubaritsis
Académie Royale de Belgique et Université Libre de Bruxelles
ousia@swing.be
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The Age of Profusional Art
Abstract: If modern art has usually been defined by means of a specific relationship with rules and a predisposition to develop new modes of expression, modes that do not always take into account an objective, exterior reality as a model for the work of art, profusion as its distinctive trait has formed the object of a lot less critical attention. While, as this essay argues, creativity and originality might cease to seem exclusively modern when one compares European and non-European art, the remarkable abundance and diversity that epitomizes art throughout the last century could provide a key element for understanding it.
Keywords: Profusion; Modernism; Visual Arts; Technology; Creative Imagination; Originality.
1. Un effort occulté
La première version de ce texte a été écrite en 1988, pour introduire le Guide Européen des collections d’Art du XXe siècle (en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures), établi par Yvonne Resseler. Ce guide n’a jamais vu le jour pour des raisons sur lesquelles je ne m’attarderai pas ici. Sur le site de Yvonne Resseler, qui nous invite à son « laboratoire secret de l’art contemporain », il est indiqué : « L’art du XXe siècle. Guide des Musées. Fondations et Centres d’Art en Europe, 1988-2000 », non édité. Je dois donc me considérer comme un privilégié d’avoir lu un livre que peu connaissent et, en plus, de l’avoir introduit par un texte qui est également resté, jusqu’ici, « secret ».
Ce livre fait partie (je l’espère provisoirement) de cet ensemble de travaux qui appartiennent à la production profusionnelle des êtres humains, mais qui n’ont pas eu la chance, de bénéficier de la promotion qu’ils méritaient, de s’inscrire dans l’ordre historique et de s’imposer, sans doute parce qu’ils ne sont pas arrivés à un moment propice dans le monde actuel dominé par la technico-économie. Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’insister sur ce phénomène dans le domaine de l’histoire de la pensée, phénomène qui se manifeste à travers l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines seulement d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire que nous adoptons sans autre forme de procès[1]. Ce qui a disparu définitivement et ce qui reste latent et que nous attendons, peut-être d’ailleurs en vain, d’être révélé à un moment de l’histoire, alimentant fatalement l’imaginaire. Aussi ai-je pensé qu’il était opportun, à l’occasion de la publication de ce volume en hommage à Jean-Jacques Wunenburger, avec qui j’ai eu l’occasion, non seulement de collaborer étroitement à plusieurs reprises, mais de nouer des liens d’amitié, de reprendre ce texte, qui symbolise le pouvoir de l’imagination, — dont Jean-Jacques Wunenburger est un des meilleurs spécialistes contemporains.
L’imagination joue bien un rôle essentiel dans l’opposition entre la profusion des expériences humaines et la promotion de certaines d’entre elles, qui ne représentent qu’une infime minorité et qui pourtant dominent et créent l’histoire. Mais, plus généralement, cette opposition me semble constituer un trait essentiel de l’activité humaine de tout temps. Elle permet de voir que ce qui est perdu peut être aussi (pour ne pas dire plus) important que ce qui a subsisté, et chacune de ces deux situations met en œuvre d’autres fonctions de l’imagination. En effet, si l’absence, parce qu’elle est due à plusieurs raisons (destruction naturelle ou violente des textes, négligence ou oubli, etc.) féconde nécessairement l’imagination, ce qui s’est imposé comme réalité semble exclure l’imaginaire, alors qu’en réalité il le réintroduit obliquement dès lors que d’autres dimensions du réel révèlent sa polyvalence et sa complexité.
Cette constatation m’autorise à dire que l’image que nous avons généralement des créations humaines n’est ni objective, ni nécessairement représentative de la réalité historique, car elle se laisse souvent éblouir par ce qui s’est imposé et façonné en dehors d’une réflexion critique sur les raisons d’un tel succès. Il faut une imagination créatrice pour réhabiliter ce qui a disparu, ce qui est demeuré latent ou même ce qui s’impose en occultant la complexité du réel. Or, aujourd’hui, dans le monde dominé par la technico-économie et la marchandisation des choses et des activités, les critères de rendements sont devenus un facteur décisif dans le domaine des publications, de sorte que le processus de promotion prévaut et oriente souvent celui de la profusion des expériences humaines, parmi lesquelles nombreuses sont sacrifiées ou laissées dans l’ombre, occultées pour de multiples prétextes. Lorsqu’elles ne sont pas anéanties ou effacées par l’action extatique du temps, ces créations peuvent persévérer dans leur retrait et alimenter l’imaginaire, préparant leur irruption au moment propice, pour acquérir la force et la vigueur requises pour s’imposer.
Le Guide d’Yvonne Resseler confirmera-t-il le destin tragique de ce qui est rejeté et anéanti, ou sortira-t-il un jour de l’ombre ? L’avenir le dira. Mais décider d’en parler signifie aussi créer, chez le lecteur, une configuration propice à l’action de l’imagination pour s’enquérir de son contenu. Cette configuration peut susciter la curiosité, mais elle peut aussi faire naître un intérêt sincère pour un effort qui n’a pas été récompensé à sa juste valeur. En attendant l’irruption de cet intérêt, et pour marquer ici d’une trace symbolique son effort et pour alléger la souffrance de l’attente, je me permets de rappeler, avant de reprendre le contenu de mon texte sur « l’ère de l’art profusionnel », ce que j’avais indiqué à l’époque en faisant la promotion de son travail.
J’écrivais en effet que l’établissement d’un Guide des collections d’Art du XXe siècle, en particulier des créations plastiques, peintures et sculptures, constitue une tâche immense qui méritait notre attention. Non seulement parce que cette démarche contribue à donner une vue synoptique d’un aspect essentiel de la civilisation européenne, au moment où l’humanité atteint son épanouissement planétaire, mais parce qu’elle favorise aussi et surtout, au-delà des controverses que l’art moderne n’a cessé de susciter, la démocratisation de la culture et la prise de conscience, par le grand public, de la fécondité infinie de notre contemporanéité. J’ajoutais que ce Guide arrivait au bon moment pour faire voir que le XXe siècle nous adresse un défi tant par l’épanouissement de la technique moderne et par la volonté de plus en plus pressante de réaliser des institutions démocratiques fondées sur la liberté et la justice, que par une révolution artistique qui ne peut plus laisser personne indifférent. Qu’on le veuille ou non, concluais-je, nous sommes désormais contraints de constater que l’art contribue d’une façon décisive à la formation d’une culture véritablement contemporaine, au-delà de ce qu’on a appelé, un peu rapidement, la fin de l’art.
Depuis, je n’ai pas changé d’avis, et c’est pourquoi j’ai décidé de reprendre mon texte sans modifications, si ce n’est en écartant les allusions circonstanciées au Guide en question et en ajoutant, en conclusion, une réflexion sur l’autonomie de l’activité propre à l’imagination.
2. De la pratique des canons à l’éclosion des règles
Par sa vocation multiplement créatrice, l’art contemporain parvient à se détacher du passé et en même temps à subvertir le cloisonnement dominateur et universel de la technique moderne qui semble réaliser irréversiblement une sorte d’acculturation universelle. Parallèlement au fonctionnement des institutions démocratiques qui expriment un trait essentiel de notre contemporanéité, quand bien même la pratique démocratique demeure en retrait, l’art atteste aujourd’hui une ouverture sans précédent dont le sens véritable reste encore à établir. La conjonction entre liberté de production et liberté dans l’action est un signe révélateur d’un nouveau cheminement civilisateur. Aussi cette ouverture ne peut qu’interpeller le philosophe et tous ceux qui sont sensibles à la capacité créatrice de l’homme. Elle ne signifie pas pour autant que l’art créateur serait un phénomène récent propre à la civilisation européenne, comme si les autres civilisations n’avaient produit que des œuvres cultuelles ou fonctionnelles inscrites dans un cadre idéologique restreint.
Si, comme je le pense, l’art réalise un des modes privilégiés d’accès de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts, — monde qui met en jeu à la fois le visible et l’invisible imaginaire (y compris celui qu’on suppose être peuplé de dieux, de démons, d’anges, de héros, de saints, de morts, etc.) —, il est sûrement indissociable de l’activité de l’homme depuis ses origines. C’est pourquoi l’ouverture en question signifie plutôt que l’art moderne et contemporain impose son détachement par rapport à une pratique universelle jusqu’au XVIIIe siècle, qui, le plus souvent, soumettait l’activité artistique à des systèmes canoniques prédéterminés. Face à cette pratique permanente des canons, le propre de l’art contemporain, préparé au XIXe siècle par plusieurs tentatives, et plus particulièrement par celles de Manet, Renoir ou Cézanne, est de substituer aux canons des règles toujours nouvelles qui infléchissent la rigidité des canons et qui visent, à la limite, à la destruction de toute règle[2].
Ce défi insolite, qui confère à l’activité artistique une liberté intrinsèque et une volonté créatrice infinie, au point d’assigner à l’art un statut pour ainsi dire auto-référentiel, modifie radicalement le rapport de l’homme contemporain au monde qui l’entoure. Une rupture radicale à l’égard du passé s’est établie peu à peu et ne cesse de se consolider. Cette rupture rejoint, mais autrement, une autre rupture dans l’historicité de l’homme, à savoir celle qui distingue activité artisanale et activité technique. C’est bien dans la connivence énigmatique qui relie l’art à la technique, mais également dans ce qui l’en détache tout aussi énigmatiquement, que se joue l’essence de l’homme contemporain.
3. Technè, technique et art
On ne peut pas oublier que les Anciens utilisaient le même terme “technè” pour désigner l’activité artistique et l’activité artisanale, ce qui n’est plus possible aujourd’hui où la technique dépasse l’homme et devient une puissance en soi constituée par un ensemble de chaînes de productions présupposées à la constitution d’un produit et indissociable de l’économie. À telle enseigne que, dans son élan irrésistible, la technique moderne, comme l’a montré Heidegger, défie et arraisonne la nature, au point de la détruire[3]. Par suite, il apparaît bien que la conjonction entre production artistique et production artisanale, telle que l’avaient pensée certains penseurs anciens, comme, par exemple Aristote, est désormais dépassée.
En effet, avec la technique moderne on ne peut plus envisager la production en tant que production comme l’entre-deux fondé sur le contact continu ou discontinu entre le producteur qui produit (le produisant) et le productible qui est produit (ou ce qui est se produit), contact qui réalise le traçage (dessin, gravure, écriture, sculpture, etc.), et dont le résultat est une œuvre constituée qui s’offre à nous, et qui peut être pensée comme telle[4]. Le produit de la technique moderne est au contraire le résultat de chaînes variables de production qui produisent des éléments rassemblés après coup pour le réaliser en fonction d’un plan préalablement déterminé. À cette diversification productive qui met en jeu une multiple provenance, s’ajoute une finalité qui est soumise à une fonctionnalité multiple et toujours perfectible, comme par exemple ces machines à laver dont le nombre de fonctions s’accroît au fil des années, et que la nature de chacune d’elles est sans cesse améliorée, ou comme ces P.C. qui ne cessent de multiplier les fonctions grâce à des logiciels toujours plus performants. Or, l’enchaînement producteur, diversifié et susceptible d’assurer au produit une multiplicité de fonctions, dilue en quelque sorte le contact propre à l’art ou à l’artisanat où la production se manifeste chaque fois comme le surgissement d’une forme quelle qu’elle soit, par l’action quasi immédiate du producteur, en vue de réaliser une œuvre unique. Par ces effacements successifs l’origine elle-même devient imperceptible et inaccessible, perturbant tout effort de traçabilité.
Il s’ensuit que dans la technique moderne, la production en tant que production perd sa simplicité et son unicité et, pour ainsi dire, son innocence, au bénéfice d’une diversité d’activités médiatrices qui visent à produire une multiplicité de produits semblables. Dans l’art du passé, c’est sans doute l’art de la gravure qui s’est le plus rapproché de la structure de la technique, bien que la reproduction qu’elle suppose en de multiples exemplaires, ne mette pas en cause la complexité de l’enchaînement impliqué par la technique moderne, et encore moins celle de l’objet produit. Quant à l’art contemporain, bien qu’il parvienne encore souvent à éviter la tentation de la répétition, il demeure, en dépit de son opposition à l’art du passé, plus près de la technè ancienne que de la technique moderne, ne serait-ce que parce qu’il sauvegarde l’essence même de l’activité de production (c’est-à-dire le rapport entre producteur et productible).
Bien sûr, ces constatations ne signifient pas que des tentatives n’ont pas été faites, notamment au XXe siècle, pour rapprocher l’art de la technique. Je ne pense pas tellement à l’usage des matériaux utilisés, en particulier par les sculpteurs, tels Duchamp-Villon, Tinguely ou Pevsner, ou encore par les adeptes du “land art”. Je songe plutôt à cet art actuel qui utilise l’informatique pour créer des images ou encore à l’art vidéo appliqué par Nam June Paik. Cette orientation nouvelle de l’art est certes aujourd’hui embryonnaire, mais tout porte à croire qu’elle bouleversera un jour notre conception de l’art. En attendant, et à condition d’accepter une frange d’activités exceptionnelles qui ne sont pas pour autant marginales, comme par exemple l’art cinétique, le “happening”, etc., il faut reconnaître que dans la façon dont l’art contemporain assume l’activité du produire, il ne s’éloigne pas radicalement de l’art du passé, alors qu’il rompt avec la technique d’une façon plus décisive que toutes les formes de rupture que les artistes ont pu envisager, dans le passé, avec l’art des artisans. C’est plutôt dans l’invention grâce à l’imagination de règles nouvelles par les artistes contemporains, en mettant en question les canons propres aux diverses formes de beau (beau régi par la symétrie, la proportion ou l’harmonie, ou beau fondé sur l’élévation et le sublime), qu’il faut repérer la véritable rupture[5]. Par cette démarche, ils mettent en jeu les rapports que nous entretenons avec le monde en supprimant les références à une réalité invisible existante en soi ou idéalement, qui étaient longtemps l’une des caractéristiques de l’art, et plus spécialement de l’art religieux[6]. Déplaçant ainsi le rôle de l’imaginaire d’une activité capable de faire voir l’invisible à une activité créatrice de règles aptes à configurer une autre « réalité » à voir, ils libèrent l’imaginaire en multipliant ses potentialités et en révélant la dimension multiple du réel, qu’on exprime souvent sous le vocable de « post-modernité ».
Par conséquent, si l’on est disposé à admettre que l’art constitue à toutes les époques et dans toutes les cultures de notre planète, l’une des activités essentielles de l’imagination par lesquelles l’homme manifeste son rapport au monde, il faut aussi reconnaître qu’il marque aujourd’hui de son empreinte autrement qu’auparavant l’état de notre civilisation et touche autrement l’âme de l’homme contemporain, dévoilant une forme inédite de son rapport au monde, tributaire du pouvoir de l’imagination. Or, cette forme n’est pas, comme je viens de le rappeler, le reflet de ce qui constitue le trait essentiel de notre époque, à savoir la technique moderne et sa dimension calculatrice, où l’imagination délimite ses fonctions. En réalité, elle subvertit la présence d’une raison instrumentale au profit d’une irréductible profusion, posant, de ce fait même, les racines d’une activité libre où l’imagination joue un rôle déterminant, — activité parallèle à celle que l’homme contemporain cherche également à instaurer dans le domaine de l’action[7].
Cependant, cela ne signifie pas que l’on doit rendre antinomique le rapport de l’art contemporain et de la technique contemporaine. Non seulement parce qu’on peut intégrer la technique moderne dans l’art contemporain, comme je l’ai signalé plus haut à propos de l’art vidéo appliqué par Nam June Paik ou d’autres cas semblables, mais parce qu’il est important que la technique moderne soit investie par l’art comme tente de le faire le « design » industriel[8].
Cette perspective, qui demande une réflexion particulière — que je ne peux développer ici — suffit à faire voir que le foisonnement des objets techniques aujourd’hui dans une civilisation de surconsommation entraîne, dans son sillage, de nouvelles possibilités pour l’art, renforçant davantage encore la thèse que je défends de l’art profusionnel. Mais il faut préciser que le concept doit être envisagé selon deux perspectives complémentaires : l’art est par essence profusionnel, mais l’art contemporain circonscrit, en plus, une ère particulière marquée par la profusion même.
4. La question de la profusion
Tout d’abord, la profusion peut être considérée comme un caractère essentiel de l’art. Je veux dire par là que les multiples formes de l’art que l’on rencontre dans les innombrables civilisations de notre planète, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, et que l’anthropologie n’a pas manqué de circonscrire, font voir que l’activité de production en tant que production est universelle et que l’originalité ne constitue pas un privilège exclusif de l’art moderne[9]. L’originalité, conçue à partir de ce qui constitue chaque fois la spécificité de tel ou tel art, se tient au cœur même de l’activité artistique.
En effet, peut-on refuser aux arts égyptiens, taoïstes, africains, précolombiens, cycladiques ou byzantins, leur spécificité et leur profonde originalité? Une statue africaine allongée, une mandala orientale, un tableau Tao, une statue grecque ou une icône byzantine ne manifestent-ils pas, chaque fois, un caractère original irremplaçable? Toute œuvre d’art, quelle qu’elle soit et quelle que soit sa finalité propre, que celle-ci soit cultuelle, constitutionnelle ou autre, ne marque-t-elle pas une surprenante unicité ? Peut-on nier ces évidences ? Pourtant, on ne cesse de parler de l’originalité comme trait essentiel de l’art contemporain, la refusant à toute autre forme d’art. Cette vision restrictive de l’art n’est défendable que si l’on ne discerne pas que l’art est une activité autonome de l’homme manifestant son rapport au monde au moyen d’œuvres médiatrices qui sont produites selon des canons ou des règles prescrites d’avance. L’œuvre d’art produite à partir de ces canons pris comme modèles par les artistes d’une même constellation idéologique constitue en elle-même une sorte d’entité qui se réfère à un modèle idéal, avec ses propres canons, comme si ce modèle était institué originellement pour être reproduit indéfiniment.
Cette répétition, qui ne s’oppose pas à la diversité qui s’impose également pour les œuvres d’un même type, permet de sauvegarder, dans une culture donnée, le rapport permanent de l’homme au monde qui l’entoure et le cerne de toutes parts. C’est à ce titre que les icônes byzantines ou les tableaux taoïstes, tout en divergeant selon les Écoles et les époques, conservent un système canonique quasi immuable, que la répétition cherche à approfondir, révélant une forme d’unité dans la répétition. En d’autres termes, s’il est vrai qu’une œuvre d’art du passé ou celle qui appartient aux cultures extérieures à la civilisation occidentale ouvre bien à un monde élargi, où l’invisible peuplé de dieux, de puissances maléfiques ou bénéfiques, de morts, etc., est souvent pris en considération, il n’est pas moins vrai qu’elle recèle en elle un système canonique précis reflétant son originalité. Quoique le créateur obéisse à certains critères idéologiques, il ne renie pas pour autant une forme d’activité créatrice et originale qui caractérise le type d’art qu’il assume.
Que l’art, quel qu’il soit, même celui qui est déterminé par une idéologie, atteste ainsi une originalité et une créativité, indique que la multiplicité de pratiques artistiques suit la loi de la profusion. Cette profusion de modèles originaux à travers le monde, témoigne de la capacité créatrice de l’homme et de ses possibilités diversifiées. C’est pourquoi, lorsqu’au début du XXe siècle, les œuvres d’art africaines envahirent les expositions et les musées européens, elles n’ont pas échappé à la perspicacité des artistes. Par leur médiation, une nouvelle forme d’art a été conçue, grâce à Picasso, Modigliani et d’autres, qui s’en sont inspirés, sans pour autant adopter leur cadre idéologique, fondé sur un monde invisible peuplé de dieux ou de puissances infernales, qui n’était d’ailleurs pas indépendant d’un symbolisme énergétique et actif. Du fait que les cadres contextuels de la production de cet art inconnu aux Européens, étaient ignorés par les artistes et les spectateurs, leur influence a pu emprunter, en plus des perspectives formelles, d’autres voies encore, comme par exemple, la recherche d’un retour à la pureté originaire ou archaïque, telle qu’elle a été pratiquée par l’expressionnisme allemand, ouvrant à des potentialités idéologiques nouvelles. Il apparaît ainsi que l’ignorance d’un contexte culturel ou idéologique n’est pas nécessairement un obstacle à la création d’une autre culture ou d’une autre idéologie. Dès lors se pose la question de savoir ce qui distingue l’art contemporain des autres formes d’art qui s’accordent à l’idée de profusion.
5. Le sens contemporain de la profusion
Il va de soi que la multiple appropriation d’un style ou des formes d’un art étranger par les artistes européens suscita aussitôt un nouveau rapport au monde, où la profusion de modèles originaux s’accompagna d’emblée du foisonnement créateur et de la recherche d’une profusion de couleurs et de formes, bref d’une profusion d’originalités. L’application de la couleur comme productrice de formes, déjà manifeste dans l’impressionnisme du XIXe siècle et le néo-impressionnisme, marqua profondément ce phénomène de profusion, dans la mesure où elle rendait possible des voies nouvelles dans la lecture du monde, voies qui s’étendent de l’art naïf d’un Rousseau, au fauvisme et, au-delà de lui, à l’art abstrait. Mieux, le phénomène d’appropriation s’est peu à peu déplacé de l’art étranger vers l’objet étranger à l’art même, donc vers tout objet possible. C’est le cas de l’activité “ready-made” introduite par Marcel Duchamp, qui cherche, par un acte gratuit, à dévier n’importe quel objet de sa fonction propre en décrétant arbitrairement son statut d’œuvre d’art, ou encore dans des mouvements comme “dada” qui intercalent dans l’art, à côté ou à la place des matériaux habituels de la production, des matériaux de la vie quotidienne.
Cette démarche qui investit un objet d’une autre fonction, en l’occurrence artistique ou esthétique, n’est pas nouvelle, puisqu’elle est au cœur des pratiques symboliques. C’est à ce titre qu’un objet peut devenir un objet de culte par une surcharge de sacralité, ou encore que l’eau bénite manifeste du sacré. L’investissement symbolique n’est cependant pas toujours de l’ordre du sacré, mais peut se limiter à des surcharges affectives, comme par exemple, pour les symboles d’une nation, la couleur d’un drapeau, etc. Aujourd’hui ce phénomène change une fois encore de visage et prend une ampleur sans précédent par la marchandisation des objets et des activités, puisqu’un objet peut, en dehors de sa nature ou son statut propre constituer un objet avec une valeur marchande[10]. C’est dire que cette transfiguration de la destinée d’un objet, qui appartient à l’ordre traditionnel d’une démarche symbolique, récupérée désormais massivement par notre système technico-économique, peut également trouver une autre voie de valorisation à travers l’art, tantôt par une liberté adaptée à l’objet investi par de l’art, comme dans le cas du design industriel, tantôt par une liberté créatrice quasi absolue pour l’art qui s’en écarte.
Ces diverses démarches qui peuvent multiplier à l’infini les œuvres d’art originales et uniques, portent sur la question de la profusion dans son éclosion même, au-delà de l’originalité des modèles, comme une sorte de profusion de la profusion. Cette volonté d’une profusion illimitée en art se tient au cœur de l’art du XXe siècle, et s’accentue davantage encore dans l’art postérieur aux années soixante, qu’il s’agisse du “pop’art”, de l’« op’art » ou de l’« art pauvre » qui s’y oppose en vue de revaloriser les matériaux naturels, voire de l’« art conceptuel » qui, en fin de compte, fait pulluler la profusion même, en accordant faussement au spectateur le privilège d’indiquer le sens de ce qu’il comprend, comme si l’on pouvait confondre la production en tant que production (qui est le privilège du seul artiste créateur) et l’interprétation comme telle qui appartient à chaque spectateur, y compris à l’artiste une fois qu’il a achevé son travail[11].
Sans succomber à une périlleuse simplification de cette question, on peut évidemment admettre que, dans la plupart des formes de l’art du XXe siècle, le spectateur ne cesse d’être sollicité. Mais cela ne dispense pas cet art de la soumission à certaines règles qui, tout en évitant la rigidité des canons du passé, n’en demeurent pas moins des règles précises, sujets d’une certaine répétition. C’est ainsi, par exemple, que le cubisme ou le surréalisme sont reconnaissables par ce que chaque œuvre appartenant au mouvement laisse manifester, en attestant l’existence de règles de production et, de ce fait, d’une École cubiste ou d’une École surréaliste.
Mais cette régularité intrinsèque à une attitude artistique qui en rend la cohérence, n’amoindrit en rien la capacité des artistes de marquer leur propre originalité et leur singularité même, avec des marges de liberté plus grandes que celles des arts traditionnels, comme par exemple l’art Tao ou l’art byzantin, perturbant le regard qui s’y porte pour susciter aussitôt la réflexion. Tout se passe alors comme si la profusion s’inscrivait dans le regard même, en décentrant son lieu propre. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une telle visée profusionnelle ait atteint un sommet et produit en même temps son éclatement dans l’art abstrait où la simplicité remarquable de certaines œuvres (Malevitch, Lissitzky ou Mondrian) s’accorde étonnamment bien avec la complexité sinueuse d’autres œuvres (Kandinsky, Gorky ou Pollock), alors même que l’on peut dénombrer toute une gamme de situations intermédiaires où la profusion des couleurs et des formes articulent une réalité en voie de réalisation qui laisse en quelque sorte émerger la genèse comme telle (Klee, Delaunay, Kupka ou Dubuffet).
6. Loi de la différence et profusion à l’infini
Dans ces nouvelles perspectives où la profusion atteint l’art dans les règles mêmes qui décidaient dans le passé du type de rapport au monde que l’homme devait entretenir, l’art réussit un renversement surprenant, dans la mesure où il ne saurait plus être seulement médiateur entre l’homme et le monde, mais devient paradoxalement condition de création de nouveaux rapports entre l’homme et le monde. Bien plus, en mettant en question des systèmes canoniques prescrits d’avance et prédéterminés par un cadre idéologique précis, sans qu’il renie pour autant une certaine référence à des règles de production — au risque d’être méconnaissable et étranger à toute possibilité d’être pris comme modèle par les artistes successifs qui inscrivent délibérément leur démarche dans tel ou tel mouvement —, l’art contemporain révèle que tout rapport de l’homme au monde moyennant l’art s’inscrit dans le domaine de l’imaginaire. Tout se passe comme si l’imagination avait dans les divers modes de rapports cognitifs, praxiologiques ou productifs de l’homme au monde, sa propre autonomie, c’est-à-dire sa propre sphère d’activité et de puissance, marquée par la créativité. Par rapport à tous les rapports de l’homme au monde, que chacun de nous ne cesse de façonner par des configurations[12], l’imagination atteste sa spécificité configuratrice. Et dans cette spécificité configuratrice, l’art apparaît comme l’activité qui confirme de la façon la plus convaincante le caractère autonome de l’imagination. Par l’imagination l’homme réussit à transcender l’objet même en suscitant un processus infini de réflexion et de création.
Ce processus devient d’autant plus fécond que l’art contemporain se libère de ses attaches canoniques et du réel objectif, rendant possible une profusion sans précédent d’œuvres d’art originales et toujours en quête d’un modèle nouveau, d’un modèle qui se veut même souvent comme une sorte d’anti-modèle au profit de la seule genèse, comme si ce qui était chaque fois recherché n’était autre qu’une autre genèse. Dominé ainsi par la loi de la différence, qui porte la genèse même dans la profusion en cherchant à accomplir une profusion à l’infini, l’art contemporain reflète plus clairement qu’auparavant que l’essence de l’art est déterminé par la profusion créatrice. C’est à ce titre qu’on peut parler, pour l’art contemporain, d’ère de l’art profusionnel.
C’est pourquoi je conclurai en affirmant que, grâce à la profusion créatrice qui caractérise l’art contemporain, l’homme peut conférer une réalité à quelque chose qui, en soi, n’a aucune réalité et créer un espace infini de production dans lequel la profusion devient la seule règle d’action. Par cet acte même, l’art du XXe siècle fait voir, grâce à son foisonnement même, que la liberté propre à l’imagination, est un trait propre de l’essence de l’homme.
Notes
[2] Voir mon étude “Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art” (Actes du Colloque Intern.sur la Philosophie de l’art, Corfou, sept. 1984), Diotima, 14, 1986, pp. 108-118.
[3] Voir mon étude “Technè ancienne et technique moderne selon Heidegger”, Revue de philosophie ancienne, 4 (2), 1986, pp. 253-297
[4] Voir mon étude “La signification philosophique de la poïésis aristotélicienne” (Acte du Colloque de Samos, 1980), Diotima, 9, 1981, pp. 94-100. ; “Poïésis et théôria dans l’art”, Actes du IXe Congrès International d’Esthétique (Dubrovnik, août 1980), éd. Damnianovic, Belgrade, 1980, pp. 203-208.
[6] Voir mon étude “L’art comme mode d’accès à l’invisible”, La part de l’œil, 7, 1991, pp. 127-134.
[7] À travers de configurations comme celles, par exemple, de « l’imagination au pouvoir » ou encore de la nécessité de promouvoir les aspirations humaines, et de ne pas se limiter, comme le fait la philosophie politique actuelle, à des considérations limitées à la question de la justice, qui est certes une condition nécessaire de l’action, mais sûrement pas suffisante pour l’épanouissement de l’être humain.
[8] Voir mon étude : L’art du design comme ouverture au monde contemporain », dans F. Lahaut (éd.), School & Design in Europe, Acte Expo, Bruxelles, 1984, p. 16-21.
[9] Sur cette question voir mon étude déjà citée ”Fondements anthropologiques et métaphysiques de l’œuvre d’art”, op. cit.