Anna Caiozzo
Université Diderot, Paris 7, France
a.caiozzo@free.fr
L’enfer et les autres: Eschatologie et topographie du mal dans l’Orient médiéval
Hell and the Others: Eschatology and topographies of Evil in Medieval Orient
Abstract : In the miniatures from the Medieval Islamic world, one of the main themes is the quasi-cosmic conflict between Good and Evil represented by their respective champions. Since the fall of Adam, the earth has become the kingdom of devils. These evil creatures have control over some particular places and are able to pervert the heart of man. The great epic of the kings ofPersia draws a topography of evil places: the heart of the world is the Iranian kingdom surrounded by countries filled with enemies and demons, but the limits of the world are the most dangerous places, especially the surrounding ocean. The most interesting to be noted is that all places are ambivalent ones, good and bad at the same time, in fact completely dependent of the beings that inhabit them.
Keywords: Hell; Paradise; Gog and Magog; Alexander; Qisas al-anbiyâ’; Jinns; Shâh Nâmeh; Cave; Mountain.
Il y a quelques années, nous avions évoqué l’iconographie du mal dans le monde musulman via les corpus de manuscrits à peintures issus du monde oriental médiéval. Une typologie de ces figures s’était esquissée à partir des cosmographies, des manuscrits d’astrologie, et de divers autres corpus. Les figures du mal, plus que toutes autres sont issues d’un grand syncrétisme culturel hérité du folklore du monde arabe, iranien et des religions voisines, et portant d’un point de vue iconographique des influences et des héritages des aires de provenances variées[1]. Elles n’évoquent pas à proprement parler une histoire du mal mais un imaginaire de ses représentations qui a peu varié jusqu’à l’époque contemporaine.
Cette thématique présente toujours un grand intérêt pour l’historien des images, car bien des questionnements demeurent, en particulier ceux portant sur la genèse de certaines de ces figures, entre autres celles des rois des démons que l’on observe une première fois dans le manuscrit d’Oxford, Oriental 133, dit Kitâb al-bulhân, dans la partie consacrée aux spéculations astrologiques et démonologiques d’Abû Ma‘shar[2].
On peut, de façon plus générale, observer que les entités symbolisant le mal relèvent surtout du registre des curiosités et des croyances, en somme de la littérature des merveilles aux XIVe-XVe siècles, alors qu’à partir des XVIe-XVIIIe siècles, on observe une mutation du sens et une prolifération de ces figures dans les ouvrages dédiés aux miracles accomplis par les prophètes, à la divination, dans un registre relevant certes toujours de l’imaginaire, mais dont la portée morale est beaucoup plus marquée.
La littérature enluminée toute entière témoigne de cette hantise, la présence du mal, et, au premier chef, l’épopée des rois de Perse, où le moteur même de cette dernière est un combat cosmique entre le bien, incarné généralement par le roi lui-même et ses sujets, et les tenants du mal, incarnés par les dîvs, enfants du mal, et ensuite par leurs alliés, les rois habitant la périphérie de l’Iran. De ce fait, l’histoire même du mal depuis les origines est intrinsèquement liée à celle des hommes, elle l’accompagne, puisque d’une certaine façon détruire l’homme en particulier, et la Création divine en général, sont les objectifs premiers du mal dans ses œuvres, une constante de l’imaginaire des peuples, avant et après l’islamisation. Les cosmographies évoquent les figures des démons, les ouvrages d’astrologie ceux des planètes, des mansions de lune, les histoires prophètes et les livres de divination le mal incarné sous la figure d’Iblīs, les épopées, celles des démons des montagnes, les dīvs, etc.
La topographie du mal dans les manuscrits à peinture renvoie inexorablement à cette lutte pluri-millénaire et aux lieux qui lui sont associés depuis la cosmogonie.
De façon générale, les imaginaires opposent le ciel et la terre, un espace d’exil et d’attente avant l’eschatologie, espace livré au mal et à ses créatures et, de fait, depuis l’éviction du paradis ; l’enfer est donc sur terre, et aucun espace n’échappe à ses créatures, ni le cœur des hommes, ni le cœur des états, ni leur périphérie. Une topographie parallèle évoque des lieux de bonheur ou de paix, préfigurant le paradis sur terre, sortes d’utopies, mais parfois en apparence, paradis inversés aux valeurs contestables…
I. La terre, lieu de l’exil, royaume du mal et de l’attente
Une miniature représentée dans les corpus arabe et persan de Kalîla wa Dimna, compendium de contes hérités de l’Inde, elle illustre la fable L’homme, le dragon, les serpents et les deux rats, une allégorie de la condition humaine et de sa précarité (BnF, Arabe 3465, fol. 43v). Un homme tombé dans un trou se retient à deux arbrisseaux ; il s’aperçoit alors qu’il risque d’être dévoré par un dragon la gueule béante, mais il réalise aussi que les deux racines qui ont calé ses pieds et arrêté sa chute, sont les têtes de deux vipères que deux rats, l’un blanc, l’autre noir, grignotent. À hauteur de sa tête, il repère un rayon de miel à sa portée mais tout mouvement pour le consommer hâtera sa fin. Et, de fait, le dragon, ou incarnation du temps, comme les rats, celle du jour et de la nuit, joue contre les hommes, et la terre n’est au fond qu’un espace transitoire où l’homme doit préparer son devenir dans l’au-delà, et vivre en profitant des petits bonheurs qui leur sont fortuitement offerts…
Si l’homme garde la nostalgie ou l’espérance du paradis originel, céleste dans l’islam, celui-ci est peu représenté, sinon par une ou deux évocations indirectes dont l’adoration d’Adam par les anges. Après avoir créé Adam, Dieu demanda aux anges de se prosterner devant l’homme. Dans l’une des premières miniatures connues relatant l’événement, celle d’une copie de l’Histoire universelle de Hafîz-i Abrû (Istanbul, TSM, ms. 282, début XVe siècle), on voit Adam debout sur un trône persan, vêtu d’une robe bleue et portant une couronne, quatre anges le corps incliné l’adorant alors qu’une créature hybride noire portant des ailes le désigne du doigt ; une lumière dorée indiquant le jour, une nappe d’eau bordée de fleurs au premier plan et un arbre qui semble s’incliner lui aussi vers le premier homme, sont les seuls éléments du paysage du paradis[3]. L’événement en soi est lourd de sens car il conditionne les rapports des hommes et du mal pour les siècles à venir.
En effet, dans les croyances de l’islam, les jinns, des êtres intermédiaires créés du feu, visiblement chargés de tâches subalternes dans les cieux, demandèrent à Dieu de les autoriser à la fois à habiter la terre et à revêtir différentes formes. Puis, ils se rebellèrent et l’un de leurs chefs, le futur Iblîs, fut commandité pour les soumettre. Lorsque Adam fut créé, Iblîs, que l’on voit représenté sous des traits ailés dans une cosmographie de Tûsî Salmânî[4], refusa de se prosterner devant l’homme fait d’argile et jugé inférieur en nature. Dieu l’exclut alors du Paradis et le maudit (rajîm), inscription que l’on voit dans la miniature d’Istanbul.
En règle générale, les miniaturistes se sont moins intéressés aux lieux qu’aux êtres, et ils représentent, depuis le XIVe siècle, Iblîs et ses semblables, les démons, sous des traits soit d’un hybride cornu et noir[5], soit à partir du XVIe siècle comme un être humanisé mais à la peau sombre, portant un bonnet et une cloche[6]. Iblîs devint le chef des jinns révoltés, refusant d’obéir à Dieu et promus au rang de démons ou shayâtin, et il eut le privilège de règne sans partage sur la terre devenue son royaume, jusqu’à la fin des temps.
Un autre événement consécutif et directement lié s’avère tout aussi important : la chute. En effet, la faute originelle se déroule bien au paradis, à l’instigation du malin rendu fou de rage, et dont l’objectif devint celui de corrompre l’homme pour provoquer sa chute. Peu après, l’homme originel est chassé de ce lieu idéal et chute sur terre dans l’île de Ceylan, Sarandib, ainsi que le paon et le serpent, complices du diable malgré eux. La paradis devient ainsi un espace occulté, céleste, que seul le prophète Muhammad visite lors de son ascension, dans une vision préfigurant l’eschatologie et le jugement dernier. Le paradis est encore une fois entrevu lors de la scène de tentation de l’Athâr al-baqiya’ d’Édimbourg[7] (ms 161, fol 10v).
Car sur terre, désormais, le mal règne en maître, omniprésent, attaquant les corps et les esprits : il s’infiltre partout, la nuit pendant les rêves, corrompt les corps par la maladie, car la topographie du mal est aussi le corps malade, voire mort. Mais c’est surtout à partir du XVIe avec les Histoires des Prophètes, Qisas al-anbiyâ’[8] que la miniature insiste sur les crimes originels, le fratricide avec le meurtre d’Abel par Caïn, les crimes sexuels avec Sodome et Gomorrhe, les fils de Noé, l’avidité des richesses avec Coré, le Veau d’or, etc. La société, via l’âme humaine corruptible, est la proie du mal. Mais les Histoires des Prophètes montrent aussi comment résister, au péril de sa vie, pour la plus grande gloire de Dieu : telle est l’histoire de Job, d’Abraham, de Zacharie, de Moïse, etc.
Ainsi, le mal et les lieux où il s’exerce sont universels, liés à la nature humaine, intrinsèquement corrompue. Dans le monde iranien, les mythes fondateurs ont une contrepartie à Iblîs, Ahriman, qui, lui aussi, s’en prend à la création toute entière dès le premier homme, le géant Gayūmarth, et l’animal primordial, le bœuf. Il possède des émanations, des êtres à son service, les dîvs, ou des humains qu’il a corrompus, comme le montrent les légendes iraniennes mises en scène dans le Shâh Nâma de Firdawsī, illustré à partir du XIVe siècle. Les sorciers, les rois du Tûrân, les rois du Yémen, sont ses émules. Se dessinent avec lui une géographie de l’altérité et une topographie du mal périphérique à l’Iran[9]. Mais il est vrai que si les premiers rois combattent le mal, les rois historiques, tel Khusraw Anûshirwân, soulignent la dimension éthique du problème. Il y a donc une sorte de dématérialisation du mal lorsque l’épopée s’ancre dans l’historicité, le rendant plus diffus, au fond plus dangereux encore.
L’eschatologie désigne à la fois la fin d’une ère et un renouveau pour les justes, et des lieux où le mal sera vaincu. Certains mythes l’annoncent tels les Sept Dormants d’Éphèse, que les miniaturistes des Histoire des Prophètes mettent en scène pour montrer comment le corps des justes endormis peut être préservé dans un espace d’attente préfigurant la Résurrection ou les parousies diverses et variées[10].
Dans les mythes iraniens, des héros dormants se réveillent à la fin des temps pour affronter, entre autres, le tyran Dhahhâk emprisonné dans le mont Damâwand en Iran[11]. Mais, une fois le pays islamisé, le shi‘isme évoque la parousie du mahdî occulté et le retour du souverain Bien. Dans l’islam sunnite, la croyance la plus admise est celle de l’antéchrist, peut-être surgie d’Asie centrale, monté sur son âne, que les cosmographies tardives, présentent régulièrement[12], tout comme les Fâl nâma, Livres de divination, faisant surgir dans les villes qu’il traverse des armées de démons et de suppôts cornus[13]. En outre, une terrible bête fait son apparition, la Bête de l’Apocalypse[14], doté de cornes, de pieds d’animaux, accompagnée par des armées d’hybrides[15]. Isâ’, le Christ, fait dans le sunnisme sa parousie, surgissant sur l’un des minarets de la mosquée de Damas, d’où il part pour affronter et lapider le mal[16].
Une fois le combat livré et les morts ressuscités, le jugement dernier détermine les lieux où seront répartis les hommes pour l’éternité, au Paradis pour les justes, ou en Enfer pour les autres, dans la Géhenne, habitée par des anges bourreaux et non des démons, puisque le mal est de fait, désormais détruit[17].
II. Une topographie évolutive ou la dynamique géographique du mal dans le folklore et la littérature
La Terre est donc, dans son ensemble, un lieu de misère pour les hommes, mais affectée toutefois de pôles négatifs ou d’espaces sanctifiés, les lieux de pèlerinage.
Historiquement, c’est la Mésopotamie qui est classée comme un lieu maudit ; n’est-elle pas la patrie des démons et des tyrans, comme l’a montré B. Tesseydre[18] ? C’est à la fois un domaine géographique lié aux légendes bibliques mais aussi iraniennes.
La Mésopotamie est identifiée par la ville mythique de Babylone, Babîl, et par certains personnages qui incarnent le mal, le polythéisme ou la transgression. Les Histoires des prophètes évoquent la cité maudite de Sodome et Gomorrhe[19] et la perversion des mœurs et qui lui valut sa destruction : on voit ainsi Lot fuyant avec ses filles la ville détruite alors que sa femme se retourne et devient pierre, ou l’ange de la mort exterminant la ville rongée par les péchés de chair[20]. Par la suite, la ville fut associée aux noms des deux anges déchus, Hârût et Mârût, ceux qui apportèrent aux hommes un savoir interdit, la magie, réservé aux anges[21]. Ces anges sont représentés ficelés, pendus par les pieds dans un puits, sans leurs ailes[22], et ce, jusqu’à la fin des temps. Mais Babylone est aussi la patrie du tyran Nemrod qui persécuta Abraham, le premier hanîf, et qui le fit jeter par catapulte dans la fournaise comme le montrent l’Histoire universelle de Rashîd al-dîn[23], celle de Hâfiz-i Abrû[24] et aussi une miniature du ms oriental 133 qui, lui, ne représente que la catapulte et les maisons de Babylone[25]. Dans l’imaginaire épique iranien, Babylone est la ville sur laquelle règne le tyran Dhahhâk qui persécuta le peuple d’Iran et le lieu où il fut vaincu par le héros Farîdûn.
En dehors de la Mésopotamie, les peuples arabes possèdent leurs propres légendes, parmi lesquelles celles de leurs prophètes, Hûd par exemple. La légende du peuple des géants, les ‘Ad, puis des débris de ce peuple, sont en effet mis en peinture dans les corpus des Qisas al-anbiya’ qui évoquent bien l’Arabie comme terre des idolâtres avant l’islam et le Yémen au premier chef. Le premier épisode est celui de l’envoi d’un prophète, Hûd, aux ‘Âd qui sont punis par un vent violents et détruits[26]. Les Thamûd, débris de ce peuple, sont ensuite détruits à l’occasion de l’épisode du prophète Sâlih et de sa chamelle[27]. Enfin, l’ancien roi du Yémen par hybris voulut avoir un jardin de paradis, le jardin d’Iram. Dieu fit détruire la digue de Mahrib et la désolation régna, forçant les habitants à s’enfuir et à migrer vers le nord, une des explications mythiques à l’exode des tribus yéménites en Syrie et Mésopotamie[28].
Plus largement, le mal habite les confins où il infeste les abords du mont Qâf, l’omphalos du monde, la montagne sacrée qui permet d’accéder aux cieux. En effet, il est dit dans les légendes que les sorciers et magiciens pullulent aux environs du mont Qâf[29]. Le problème est bien une géographie en évolution constante, lié en partie à l’histoire du déclassement des empires, qui affecte la géographie imaginaire mais aussi la géographie humaine du monde musulman[30].
L’Iran apparaît depuis les temps archaïques comme le centre du monde, celui sur lequel règne le souverain des quatre quadrants sur les sept parties du monde ou keshvars. Cette topographie spirituelle étudiée par Marijan Molé[31] et ensuite par Henry Corbin[32] ne doit pas faire oublier que le concept de centre politique à lui-même géographiquement évolué : de l’Asie centrale au Fars, sans compter des lieux plus excentrés comme Takht-i Sulayman dans le Caucase. Progressivement, comme l’épopée orientale d’Alexandre le montre dans le Shâh Nâma de Firdawsî, le cœur, s’amoindrit au profit d’autres horizons ; à ce titre, le séjour d’Alexandre à La Mecque peint par les miniaturistes à partir du siècle, préfigure l’arrivée d’une nouvelle religion, l’islam, et de son centre spirituel, la Ka’ba[33].
Mais il est vrai que chaque fois dans l’épopée iranienne, le Shâh Nâma, ou dans les contes de Nizâmî, que le mal est évoqué, il l’est en situation en relation avec les héros, car le mal n’apparaît jamais seul comme l’a noté John Renard[34]. C’est ainsi que la personnalité des héros eux-mêmes, se construit dans ce rapport à « l’Autre », à la fois ontologique et géographique, y compris par la suite, lorsque l’épopée est islamisée[35].
C’est ainsi que des lieux particuliers investis par le mal sont identifiés. Mais, là encore, aucun lieu n’est spécifiquement « bon » ou « mauvais » ; une ambivalence permanente prévaut selon l’être qui investit le lieu de sa présence. Les montagnes, par exemple, sont à la fois présentées dans les imaginaires comme des refuges pour les ermites, abritant les Dormants, refuge de l’enfant Zâl, lieu de la disparition du roi Khusraw, etc. Mais ce sont aussi des lieux dangereux qui abritent des démons ou des forteresses maudites. C’est le cas du château blanc, du château de Bahman[36], que le héros Rustam et le roi Kay Khusraw vont attaquer, mais aussi des combats menés par Rustam contre les dîvs, le plus emblématique étant celui contre le dîv blanc qu’il tue dans son refuge[37]. La caverne symbolise ici les entrailles de la montagne, sombres, périlleuses, celles où les créatures du mal sont terrées durant le jour, attendant la nuit pour commettre leurs méfaits. La caverne évoque aussi le lieu où le tyran Dhahhâk est crucifié dans le mont Damâwand, et attend la sanction à la fin des temps[38].
En règle générale, les héros combattent le mal à la périphérie et sur les confins, des territoires où les jeunes effectuent leur formation comme « chasseurs noirs ». Les états limitrophes forment le Touran, l’ennemi séculaire au nord de l’Iran. Si la plupart des scènes de guerre se déroulent à la frontière, certains héros qui s’y réfugient peuvent y réaliser des exploits, tel Bahrâm Chubina terrassant le lion kapi[39]. Le Yémen, au sud, est présenté comme le pays de sorciers, celui du roi Sarv, beau-père des fils de Farîdûn, celui du père de Sudâba, l’épouse de Kay Kâwûs. Byzance, ou Rūm, est aussi une terre d’exploits, comme le montre la geste du prince Gushtâsp tuant le loup fabuleux ou le monstrueux dragon[40].
Plus on s’éloigne, plus grand est le danger : les espaces septentrionaux, comme méridionaux, sont des lieux dangereux. Au sud, l’Inde où l’Abyssinie, pays des Noirs[41], sont aussi des terres où se réalisent des prouesses ; Iskandar ou Bahrâm Gûr[42] y affrontent des monstres. En somme, le texte précise les lieux mais les miniatures ne permettent jamais d’identifier une flore ou un milieu particulier, excepté par la présence des monstres combattus.
Au Nord du monde, Gog et Magog, ou peuples de l’antéchrist qui le suivront aux derniers temps. Ces derniers sont représentés généralement nus, nombreux, proches des animaux par les mœurs, mangeant cru, y compris des hommes, échevelés, mais héritant les traits des races monstrueuses antiques, pygmées, géants, cynocéphales[43]. On les retrouve même dans le registre épique dans la partie du Shāh Nāma de Firdawsī réservée à Alexandre le Grand qui fit, selon la légende, construire une barrière d’airain pour les contenir[44]. Toujours dans cette lointaine périphérie, l’océan des ténèbres ou environnant, qui abriterait le château d’Iblîs en personne, la coupole d’airain représentée dans une cosmographie de Dimashqî[45].
Ainsi, dans l’épopée, localiser le mal est une entreprise difficile : tous les lieux sont investis par sa présence, du palais royal aux confins, il est partout, mais sa présence augmente lorsqu’on s’éloigne de l’Iran et de ses frontières, le quatrième climat des keshvars[46]. Mais de façon plus générale ce sont les acteurs et non les lieux qui sont identifiables dans les représentations sauf s’ils sont marqués par des monuments ou des formes particulières.
III. Des utopies aux dystopies
Mais le monde abrite aussi des lieux de paix qui offrent aux hommes des modèles de cités idéales. Un lieu imaginaire est représenté dans la cartographie, y compris dans les planisphère d’Idrîsî : le mont Qâf, la montagne sacrée, encerclant le monde au-delà de l’océan environnant. Le mont Qâf est visible à partir du XIIIe siècle dans un compendium de textes magiques de la BnF[47] et dans une cosmographie de 1388[48]. C’est un lieu décrit comme dual, à la fois permettant aux justes d’accéder aux cieux, dont les pentes seraient couvertes de pierres précieuses, mais qui attire à lui les sorciers et les êtres mauvais comme la lumière, les insectes. C’est à proximité du mont Qâf que se trouvent les mythiques Jabalka et Jabalsa, cités imaginales où vivent des bienheureux[49].
La quête des héros combattants de seconde fonction est souvent confrontée à ces rencontres étranges d’hommes détachés du monde, vivant reclus dans des monastères ou des grottes. C’est le cas d’Alexandre en Inde visitant les Brahmanes qui lui révèlent la voie de la sagesse et du renoncement et que les copies du Shāh Nāma représentent peu jusqu’à l’époque moderne[50].
Cette vie de renoncement et d’ascèse prêchée par les sages du monde indien est opposée à celle des peuples de la périphérie du monde et des îles de l’Océan indien qui sont, quant à eux, des sortes de paradis primitifs où les hommes vivent nus, dans les arbres, de cueillette, aussi mais dans lesquels le voyageur avisé reconnaît le danger de la perdition de l’âme. Car ces hommes sont anthropophages ou vivent comme des animaux, et leur contact développe le pire dans l’homme. C’est le cas du fameux arbre wâq-wâq aux fruits semblables à des corps féminins[51].
D’ailleurs, les lieux les plus étranges sont les sociétés idéales de femmes illustrées dès le XIIIe siècle par la reine du pays lointain de Wâq-wâq représentée en majesté mais nue, accompagnée de ses suivantes également nues dans la cosmographie de Qazwînî[52]. Les sociétés de femmes sont globalement présentées comme des étrangetés ; celle des Amazones, ces femmes guerrières qu’Alexandre le Grand / Iskandar rencontre au cours de sa quête, où il demeure impressionné par leurs talents militaires. Iskandar arrive ensuite dans al-Andalus dans le Shâh Nâma de F