Laurenţiu Malomfălean
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
laurentum@ymail.com
L’Enfer du cauchemar.
Rêvant d’Hitler à l’âge hypermoderne
Abstract: Following a brief consideration of the dialectical rapport dream-nightmare-inferno, I look at some psychological aspects Carl Gustav Jung and Charlotte Beradt point out on the subject of Nazism. The scope of the article is to provide a comparative and chronological analysis of three nightmares featuring Adolf Hitler, which I found in the diaries of Federico Fellini, Graham Greene and Georges Perec. For the Italian author, Hitler becomes an oneiric character, a clown and a conversation interlocutor. Greene contributes to Hitler’s being captured whereas Perec remains a spectator, one sharing in, however, the same infernal landscape.
Keywords: Hitler; Nightmare; Federico Fellini, Graham Greene; Georges Perec; Clown; Dystopia; Parody; Dream discourse.
„For in that sleep of death what dreams may come…”
(Shakespeare, le monologue d’Hamlet)
„…the Night is my Hell, Sleep my tormenting Angel.”
(Coleridge, lettre à Thomas Wedgwood[1])
Je choisis le terme hypermoderne (avec ceux consécutifs d’hypermodernisme et hypérmodernité) pour appeler tous ce que nous sommes encore habitués à dénommer post-modern-e/-isme/-ité. C’est-à-dire qu’après la fausse rupture de 1968 – simplement une borne symbolique – la société moderne était loin d’avoir collapsé, au contraire, on visait déjà la modernité superlative, extrême dont parle Gilles Lipovetsky. Négligeant le fait que l’âge en discussion est maintenant passé, j’ai trouvé dans les journaux des rêves appartenant à Federico Fellini, Graham Greene et Georges Perec, une figure moderne typique, presque mythique, prévue dans un espace mentale infernale, chaque fois d’une manière similaire: parodique donc hypermoderne, parce que la parodie implique une exacerbation de quelque chose de préfiguré.
En ce qui concerne l’espace onirique, je dois préciser que je préfère cataloguer le rêve en récit et non pas le récit de rêve – une distinction subtile, mais nécessaire. Même si le récit reste la seule preuve que nous ayons de la réalité du rêve, cette réalité ne peut pas être niée. Pourquoi « l’enfer du cauchemar »? Puisque les trois auteurs choisis rêvent d’un être malfaisant dans la personne d’Adolf Hitler, qui devient ainsi personnage cauchemardesque. En plus, dans tous les cas l’action se passe dans un dystopos.
Bref historique du cauchemar. Du rêve mal-ailé à l’enfer psychique
Pour Homer le songe est un être intermédiaire avec des ailes, qui peut sortir de l’Enfer soit par la porte de corne (quand il annonce quelque chose de vrai pour le dormeur), soit par celle d’ivoire (quand son message reste illusoire)[2]. La dichotomie reste valable pendant le christianisme primitif et moralisateur, pour lequel, selon l’expéditeur onirique (c’est-à-dire Dieu ou Satan), les rêves deviennent bonnes ou mauvaises «prémonitions» – donc on ne peut, dans ce cas non plus, parler de cauchemar.
Mais, au IIe siècle, nous avons Lucien de Samosata, précurseur de ce qui sera la parodie hypermoderne; l’Île des Bienheureux devient l’Île des Rêves, l’espace métaphysique d’après la mort est déjà déconstruit. De plus, aux deux portes oniriques dont parlait Homère se sont ajouté la porte de fer et la porte de céramique, pour le vol des rêves sinistres, meurtriers et cruels, en d’autres mots précisément les cauchemars[3].
Dans son ouvrage dédié au cauchemar, Sophie Bridier semble ignorer que la notion générique de rêve qualifiait, initialement, une sorte d’esprit. Pour le chercheur, à son origine païenne, « le cauchemar n’est pas un type de rêve mais un être surnaturel maléfique qui agresse physiquement le dormeur »[4], en s’installant sur sa poitrine[5], Démon ou revenant, le cauchemar est toujours et littéralement lié à l’enfer. Assez répandu, la croyance en telle figure mythique est aujourd’hui «expliquée» par la pression artérielle et pulmonaire qui peut nous chevaucher pendant les sommeils et les rêves.
À travers le monde chrétien – parmi d’autres – on pourrait bien se demander si les enfers de Dante, Quevedo, Milton ou Swedenborg n’ont pas été rêvés et cesser par cela de les considérer en tant que visions poétiques ou théosophiques des leurs auteurs. En effet, si jadis le cauchemar était tel être démoniaque, on doit envisager le «progrès» vers une conception de faire un rêve comme cristallisation de l’enfer psych(olog)ique. Le fait est que, avec le romantisme, l’introjection de l’espace eschatologique[6] est achevé – d’où la psychanalyse (et, plus tard, la neurophysiologie).
Moins ou plus métaphoriquement, l’inconscient personnel de Freud – ou l’ombre pour Jung – est un substitut de l’enfer. Ensuite, pour les psychanalystes qui se sont aventurés dans son bolge, peu nombreux d’ailleurs, le cauchemar s’affiche comme l’accomplissement franc du désir le plus fortement refoulé, donc hyper-angoissant, qui serait celui d’inceste[7]. Ensuite, pour les neurophysiologues – notamment C. Fisher – les cauchemars « ne sont pas de rêves à proprement parler, puisqu’ils n’apparaissent pas pendant la phase paradoxale mais pendant le sommeil proprement dit, au stade de sommeil le plus profond »[8], ou, plus exactement, le cauchemar se produirait « entre le sommeil et le rêve »[9], durant la transition brutale du sommeil profond au sommeil paradoxal[10]. En tout cas, avec toutes les objections, le cauchemar ne cesse de survenir dans tous les moments de l’histoire individuelle et collective.
Rêvant d’Hitler à son âge
Dans l’analyse des rêves en récit appartenant à Fellini, Greene et Perec, je vais privilégier le contenu, parce que, mettant à part le sentiment de peur intense, aucun auteur ne décrit les bien connus symptômes du cauchemar, tels que l’oppression pectorale ou la paralysie des membres. Je ne le comprends pas stricto sensu, comme phénomène paradoxalement plutôt physique – même dans la théorie psychanalytique; surtout, j’envisage le cauchemar en tant qu’espace onirique du mal ayant toujours une figure tutélaire. Autrement dit, l’onirodystopie a(vec) son dictateur.
Ajoutons que « le travail du rêve consiste à mettre en scène un être hideux, un démon – quelle que soit sa représentation historique et culturelle [je souligne – L.M.] »[11]. D’un côté, Carl Gustav Jung regardait le succès du national socialisme allemand en termes d’un «réveil de Wotan»[12], comme si le dieu germanique païen se fût incarné dans la personne d’Adolf Hitler. Cette clairvoyance jungienne, pour laquelle chaque image divine est archétypale, contradictoire, ayant une double essence psychique, s’est avérée juste. En fait, de l’autre côté, chrétien, ce n’est pas un hasard si, dans l’imaginaire collectif du siècle passé, Adolf Hitler joue le rôle de l’Antéchrist: nouveau Néron qui, pour les juifs d’abord, a déchaîné l’enfer sur terre. Après la Guerre, Jung écrit sur le «pacte nazi avec le diable»[13], qui aurait poussé l’Allemagne vers une «prise en possession par l’ombre collective»[14], espèce d’archétype de masse, magnifié et simultané, symbolisé par le grand Führer.
Avant que je passe à l’analyse des trois rêves hypermodernes avec Hitler, voici un rêve d’un de ses contemporains, recueilli par Charlotte Beradt, qui est, curieusement, similaire:
Hitler apparaît. Il a des bottes hautes et vernies comme un dompteur, et comme un clown un pantalon de satin lilas froissé mais scintillant.[15]
Le rêveur revient plus tard avec une parenthèse en essayant d’interpréter son rêve: « j’avais lu pendant la journée que la couleur lilas était celle du deuil en Angleterre, je ne le voyais donc pas seulement comme un clown, il me faisait penser à la mort et au deuil »[16]. De plus, Beradt se pose une question éthique en ce qui concerne le fait que cette caricature de cirque n’a pas été reconnue tel qu’il l’avait comprise au cours de la journée: « Il le voit comme un clown et même criminel – nos parents n’ont-ils donc pas vu qu’il avait l’air d’un clown? s’interrogent sans cesse les générations d’après-guerre. »[17]. De toute façon, dans les trois rêves suivants, Hitler va être – bien sûr, inconsciemment – hyperparodié, voire la parodie de quelque chose de déjà préparodiée.
Un Führer à la Federico Fellini
Pour le cinéaste italien, qui, enfant, a senti le fascisme sur sa peau, Mussolini représentait l’imago du père national. On pourrait contextualiser ses deux rêves en récit dans lesquels Adolf Hitler est, d’une certaine manière, vu comme ayant des traits en commun avec le dictateur italien.
Ainsi, comme s’il avait redirigé une scène du célèbre film Le Dictateur (1940), le matin du 15 octobre 1961 Fellini se souvient que:
Chaplin, déguisé en Hitler, me fait l’immense honneur de bouffonner pour moi.
Quatre mois et quart après, à la suite du rêve paradisiaque du vol fait pendant la même nuit (daté du 22 février 1962), Adolf Hitler devient à la fois personnage onirique et partenaire de conversation:
Nous sommes reçus en délégation par Hitler. Le décor est religieux, étouffant, mortuaire. Marbres glacials, cryptes, voûtes sombres [je souligne – L.M.].[18]
Le décor est déjà infernalisé. De plus, « Hitler faisait le bouffon [je souligne – L.M.], il imitait en les parodiant des hiérarques fascistes[19], il nous prenait dans ses bras avec beaucoup de cordialité » – sorte de messe noire en miniature. Puis, comme téléportés dans une voiture, Titta[20] répond aux « courtoisies » d’Hitler, en imitant à son tour Mussolini. De plus, tandis qu’ils se promènent « le long d’un sombre et interminable souterrain [je souligne – L.M.] », Fellini s’entretient avec le Führer, mais il arrive seulement à une conversation, pas à une conversion:
– Et le soir, que faites-vous d’habitude? […]
– Ce soir j’assiste à la messe d’un jeune petit prêtre que nous fusillerons demain! […]
– Le prêtre aussi assiste à la messe? […]
– Non. Il a mangé du boudin de riz et il ne peut pas communier […]. Si vous saviez comme cela fait du bien d’assister à une messe.
Enfin, dans une troisième partie du cauchemar en récit, le portrait fait à Hitler est tout à fait suggestif:
Je le regarde droit dans les yeux, il est blanc et rose, il a les yeux blancs des bêtes sauvages, il est vraiment fou, pensé-je, et pourtant son horrible douceur féminine me trouble, il a quelque chose d’atrocement infantile dans ses éclats de rire, dans certains élans… Il fait horreur et pitié [je souligne – L.M.].
Charitable de manière superflue, Fellini est profondément humaniste, car, dans les années ‘60, il appartient encore à la même modernité qui, paradoxalement, avait engendré le totalitarisme hitlérien.
Graham Greene, l’onirosécuriste
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Greene a été employé par le Service de l’Intelligence Secrète britannique. Peut-être pour compenser quelque déficit dans l’univers commun, il accomplit dans son univers onirique secret une mission d’annihilation du ministre nazi Goebbels[21]. Particulièrement, dans la sélection que l’écrivain a faite de son journal de rêves il y a un chapitre consacré à la guerre, dans lequel on trouve un cauchemar avec Hitler – non daté, mais nous pourrions supposer qu’il s’agit de la deuxième moitié des années ‘60[22]:
Il y eut une circonstance que je suis fier d’évoquer, au cours de laquelle je contribuai à la capture d’Hitler. J’attendais par hasard sur un quai de gare lorsque je vis deux hommes descendre d’un train. L’un d’eux était, je le savais, un général des services secrets allemands, et, quand je regardai son compagnon, je fus certain de reconnaître Hitler, bien que l’absurde moustache eût disparu et que son visage fût chiffonné et plus humain [je souligne – L.M.]. Je criai à tous ceux qui se trouvaient là: «Hitler, Hitler est vivant ».[23]
Comme il arrive avec la voiture dans le cauchemar de Fellini, Hitler est transporté vers l’enfer du rêve par un véhicule psychopompe typique, le train – ce qui, nous allons le voir, deviendra pour Georges Perec le chariot. De nouveau, la figure du Führer est parodiée – bien que d’un ton positif en ce cas – et, chose assez étonnante, le même sous-sol apparaît, toujours infernal:
Les deux hommes s’engagèrent dans une bouche de métro. Les gens me regardaient comme si j’étais fou, mais je continuai avec mes cris et les deux hommes furent arrêtés dans leur fuite. Hitler revint vers moi, en colère. Nous allâmes jusqu’au bout du quai [je souligne – L.M.] où nous nous assîmes et parlâmes pendant un long moment.
Malheureusement, à la différence de Federico Fellini, l’auteur anglais, une fois réveillé, ne peut pas se rappeler ce dont ils ont pu discuter:
Je ne me souviens pas du sujet de notre conversation. Quelques personnes étaient là pour aider à le garder, et bientôt un peloton de soldats arriva, qui l’emmena.
Le clown du Georges Perec
Pour tous les rêves en récit de cet homme, le contexte est la même tragédie familiale: père mort au début de la Seconde Guerre mondiale, mère disparue dans le camp d’Auschwitz, c’est-à-dire deux pertes qui, pour l’enfant de quatre, puis de sept ans, et d’autant plus pour le futur écrivain, ont sûrement brûlé n’importe quel manuscrit du roman familial dont parlait Freud.
Ainsi, dans le rêve n° 116 du journal[24], daté du mai 1972 et titré Le singe, on peut aisément reconnaître les discours ampoulés hitlériens, quoique bien extra hardis:
Adolf Hitler est une espèce de clown grotesque, très pâle et longue mèche [je souligne – L.M.]; il joue avec emphase et exagération et d’abord ridiculise son aide de camp, le général Hartmann[25], un bon gros teuton à trogne rouge, certainement ivre […]. Hitler commence par dire, mielleux, tout le bien qu’il pense de Mariani[26]. Mais au fur et à mesure que la tirade avance, elle devient de plus en plus perfide et […] s’achève dans un torrent d’imprécations ordurières.
Notons bien que « Hitler et ses lieutenants apparaissent comme des personnages cocasses, caricaturaux, tragi-comiques »[27], le bouffon de Federico Fellini et ce Charlot rêvé par Graham Greene sans l’attribut viril de la moustache faisant bonne famille avec ces clowns du Perec. De plus, on apprend que:
L’éminence grise d’Adolf Hitler est un singe; il a une très longue queue qui se termine par une main (gantée de noir?) et il ne cesse d’en jouer […] pour accompagner et scander le discours de son maître.
Après un brusque changement décoratif, la nouvelle scène paraît détachée d’une ville infernale, sinon même de l’enfer. Enfin, l’atmosphère devient proprement dite cauchemardesque:
Silence de mort. Sur une vaste esplanade, une foule de soldats vêtus de noir repoussent la population cependant que, terrible et grotesque en même temps [je souligne – L.M.], le singe s’avance au milieu de la grande place. Il est assis sur une sorte de petit chariot (un affût de canon), la queue pointant devant lui comme un canon de char.
Un enfant court. Un des soldats se retourne brusquement lorsqu’il passe devant lui et l’étend à terre d’un coup de crosse.
Même si le personnage central du rêve est le général Hartmann, par son grotesque il ne fait que garder les appellations de son chef, se confondant avec lui dans une figure pseudo-condensée, auquel vient s’ajouter l’ingrédient-surprise de la deuxième séquence onirique, le soldat vêtu de noir – comme le questionnable gant du singe – et son coup mortel. Je ne voudrais pas m’aventurer dans l’engrenage œdipien – la queue-phallus, le retour du soldat précisément lorsque l’enfant est sur le point de le dépasser etc. De toute façon, contrairement aux autres exemples, ici, le rêveur est un simple spectateur. Et « Un enfant court. » est la plus courte sentence de la transposition du cauchemar, peut-être la plus intime. Comme pour Un homme qui dort, mais à rebours, toute la signification du texte est concentrée dans cette image courante. Me prenant le risque de commettre une surinterprétation, puisque l’hypothèse est trop tentante, je crois que cet enfant est le petit George, à l’instar que le soldat soit son Père(c). Dans la moitié autobiographique de W ou le souvenir d’enfance, ouvrage publié trois ans après La boutique obscure, l’orphelin nous offre quelques informations précieuses qui peuvent expliquer par elles-mêmes le final du rêve:
Mon père fut militaire pendant très peu de temps. Pourtant quand je pense à lui c’est toujours à un soldat que je pense. […] Pendant longtemps sa photo, dans un cadre de cuir qui fut l’un des premiers cadeaux que je reçus après la guerre, fut au chevet de mon lit.[28]
À une certaine époque de ma vie, […], l’amour que j’ai porté à mon père s’intégra dans une passion féroce pour les soldats de plomb. […] lorsque je commençais d’aller au lycée, elle[29] me donnait chaque matin deux francs […] pour mon autobus. Mais je mettais l’argent dans ma poche et j’allais au lycée à pied, ce qui […] me permettait, trois fois la semaine, d’acheter un soldat (de terre, hélas) dans un petit magasin situé sur mon itinéraire. Un jour même, voyant en vitrine un soldat accroupi porteur d’un téléphone de campagne, je me souvins que mon père était dans les transmissions et ce soldat, acheté dès le lendemain, devint le centre habituel des opérations stratégiques ou tactiques que j’entreprenais avec ma petite armée.[30]
Pour conclure, le démon se manifeste habituellement comme un parodiste de la création divine, dont il se moque, dans une sorte de singerie. Le mal est toujours la parodie du bien. D’autre part, pour l’hypermodernisme, cette charge parodique fonctionne comme une forme d’hypertexte. Adolf Hitler peut représenter le mal en état brut, mais aussi le modernisme mythique avec ses métarécits (le totalitarisme nazi n’étant qu’une de celles méta-narrations légitimantes rendues illusoires par Jean-Francois Lyotard). J’ai montré comment, dans les temps (presque) hypermodernes et appartenant à trois espaces bien réels, mais assez différents, trois auteurs font des rêves cauchemardesques hitlériens. Heureusement, l’histoire ne se répète pas, seulement les cauchemars.
Bibliographie
Beradt, Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, [préface de Martine Leibovici], postfaces de Reinhart Koselleck et de François Gantheret, traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, Payot & Rivages (Petite Bibliothèque Payot, 513), [Paris], [2004], [Das Dritte Reich des Traums, 1966].
Bridier, Sophie, Le cauchemar. Étude d’une figure mythique, [préface par Claude Lecouteux], Presses de l’Université de Paris-Sorbonne (Traditions & Croyances, 1), [s.l.], [2002].
Fellini, Federico, Le livre de mes rêves, édition établie par Tullio Kezich et Vittorio Boarini avec un témoignage de Vincenzo Mollica, traduction de l’italien Renaud Temperini, Fondazione Federico Fellini – Flammarion, Paris, 2010 [I libro dei sogni, 2007].
Greene, Graham, Mon univers secret. Carnet de rêves, traduit de l’anglais par Marie-Françoise Allain, Librairie générale française (Le livre de poche, 13894), [s.l.], [1996] [A world of my own. A dream diary, 1992].
Iorgulescu, Adriana, À la recherche de l’identité perdue. À la lumière de La Boutique obscure de Georges Perec, thèse de doctorat en littérature française présentée à l’Université de Lettres et Sciences Humaines de Nantes sous la direction de Pierre Masson, 2011.
Jones, Ernest, Le cauchemar, traduit de l’anglais par Annette Stronck-Robert, Payot (Aux confins de la science), Paris, 1973 [On the nightmare, 1931].
Jung, Carl Gustav[31], Opere complete, vol. 10 – Civilizaţia în tranziţie, traducere din germană de Adela Motoc şi Christina Ştefănescu, Editura Trei (Biblioteca de psihanaliză, 101), [Bucureşti], 2011.
Lavallade, Éric, « Lieux Obscurs. Parcours biographiques et autobiographiques dans La Boutique Obscure entre 1968 et 1972 », dans Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes, http://www.associationgeorgesperec.fr/spip.php?rubrique12, avril 2012, site consulté le 27 décembre 2012.
Lipovetsky, Gilles & Charles, Sébastien, Les temps hypermodernes, Bernard Grasset, Paris, [2004].
Lucien, Histoire vraie, édition, introduction et commentaire de François Ollier, Presses Universitaires de France (Érasme, 4), Paris, 1962 [Ἀληθῆ διηγήματα, IIe siècle].
Perec, Georges, La boutique obscure. 124 rêves, postface de Roger Bastide, Denoël-Gonthier (Cause Commune), Paris, 1973.
Idem, W ou le souvenir d’enfance, Gallimard (L’Imaginaire, 293), [s. l.], [1993] ; [1975].
***: Nouvelle Revue de Psychanalyse, nº 5 (L’espace du rêve), printemps 1972.
Cette recherche a été soutenue financièrement par le Programme Opérationnel Sectoriel pour le Développement des Ressources Humaines 2007-2013, ainsi que par le Fond Social Européen dans le cadre du projet POSDRU/107/1.5/S/76841 ayant le titre „Études doctorales modernes: internationalisation et interdisciplinarité”.
Notes
[1] Envoyé le 16 septembre 1803; http://inamidst.com/coleridge/letters/text/letter520, consulté le 30 décembre 2012.
[4] Sophie Bridier, Le cauchemar. Étude d’une figure mythique, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, [s.l.], [2002], p. 15.
[8] André Bourguignon, « Fonctions du rêve », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, nº 5 (L’espace du rêve), printemps 1972, p. 192.
[9] Guy Hanon, « Le cauchemar: clinique et théories », Frénésie, nº 3 (Coche-mare), printemps 1987, p. 39, apud Sophie Bridier, op. cit., p. 120.
[10] Évidemment, le terme est celui introduit par l’hypnologue Michel Jouvet, qui en désigne l’étape responsable pour la majorité de nos rêves.
[12] Voir C. G. Jung, « WOTAN » (« WODAN », 1936), en traduction roumaine, dans Opere complete, vol. 10 – Civilizaţia în tranziţie, Trei, [Bucureşti], 2011.
[13] Voir Idem, « Après la catastrophe » (« Nach der Katastrophe », 1945), en traduction roumaine « După catastrofă », dans ed. cit.
[14] Voir Idem, « Le combat avec l’ombre » (« The fight with the shadow », 1946), en traduction roumaine « Lupta cu umbra », dans ed. cit.
[18] Federico Fellini, Le livre de mes rêves, Fondazione Federico Fellini – Flammarion, Paris, 2010, pp. 103-4 l’original, p. 488 la traduction française.
[19] Tout comme fera l’auteur dans l’épisode avec la défilé de la mode ecclésiastique de son Rome (1972).
[20] L’ami – et l’alter ego – de Fellini, qui a suscité les souvenirs de l’enfance d’Amarcord (1973).
[21] Graham Greene, Mon univers secret. Carnet de rêves Librairie générale française, [s.l.], [1996], pp. 33-4.
[22] Parce qu’il est précédé par trois rêves du février 1965, 23 juin 1965 et – sans autre spécification – 1966.
[27] Éric Lavallade, « Lieux Obscurs. Parcours biographiques et autobiographiques dans La Boutique Obscure entre 1968 et 1972 », dans Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes, http://www.associationgeorgesperec.fr/spip.php?rubrique12, avril 2012, p. 10, site consulté le 27 décembre 2012.
Laurenţiu Malomfălean
Université Babeş-Bolyai, Cluj-Napoca, Roumanie
laurentum@ymail.com
The Inferno of the Nightmare:
The Retun of Hitler in the Hypermodern Age
Abstract: Following a brief consideration of the dialectical rapport dream-nightmare-inferno, I look at some psychological aspects Carl Gustav Jung and Charlotte Beradt point out on the subject of Nazism. The scope of the article is to provide a comparative and chronological analysis of three nightmares featuring Adolf Hitler, which I found in the diaries of Federico Fellini, Graham Greene and Georges Perec. For the Italian author, Hitler becomes an oneiric character, a clown and a conversation interlocutor. Greene contributes to Hitler’s being captured whereas Perec remains a spectator, one sharing in, however, the same infernal landscape.
Keywords: Hitler; Nightmare; Federico Fellini, Graham Greene; Georges Perec; Clown; Dystopia; Parody; Dream discourse.
„For in that sleep of death what dreams may come…”
(Shakespeare, le monologue d’Hamlet)
„…the Night is my Hell, Sleep my tormenting Angel.”
(Coleridge, lettre à Thomas Wedgwood[1])
Je choisis le terme hypermoderne (avec ceux consécutifs d’hypermodernisme et hypérmodernité) pour appeler tous ce que nous sommes encore habitués à dénommer post-modern-e/-isme/-ité. C’est-à-dire qu’après la fausse rupture de 1968 – simplement une borne symbolique – la société moderne était loin d’avoir collapsé, au contraire, on visait déjà la modernité superlative, extrême dont parle Gilles Lipovetsky. Négligeant le fait que l’âge en discussion est maintenant passé, j’ai trouvé dans les journaux des rêves appartenant à Federico Fellini, Graham Greene et Georges Perec, une figure moderne typique, presque mythique, prévue dans un espace mentale infernale, chaque fois d’une manière similaire: parodique donc hypermoderne, parce que la parodie implique une exacerbation de quelque chose de préfiguré.
En ce qui concerne l’espace onirique, je dois préciser que je préfère cataloguer le rêve en récit et non pas le récit de rêve – une distinction subtile, mais nécessaire. Même si le récit reste la seule preuve que nous ayons de la réalité du rêve, cette réalité ne peut pas être niée. Pourquoi « l’enfer du cauchemar »? Puisque les trois auteurs choisis rêvent d’un être malfaisant dans la personne d’Adolf Hitler, qui devient ainsi personnage cauchemardesque. En plus, dans tous les cas l’action se passe dans un dystopos.
Bref historique du cauchemar. Du rêve mal-ailé à l’enfer psychique
Pour Homer le songe est un être intermédiaire avec des ailes, qui peut sortir de l’Enfer soit par la porte de corne (quand il annonce quelque chose de vrai pour le dormeur), soit par celle d’ivoire (quand son message reste illusoire)[2]. La dichotomie reste valable pendant le christianisme primitif et moralisateur, pour lequel, selon l’expéditeur onirique (c’est-à-dire Dieu ou Satan), les rêves deviennent bonnes ou mauvaises «prémonitions» – donc on ne peut, dans ce cas non plus, parler de cauchemar.
Mais, au IIe siècle, nous avons Lucien de Samosata, précurseur de ce qui sera la parodie hypermoderne; l’Île des Bienheureux devient l’Île des Rêves, l’espace métaphysique d’après la mort est déjà déconstruit. De plus, aux deux portes oniriques dont parlait Homère se sont ajouté la porte de fer et la porte de céramique, pour le vol des rêves sinistres, meurtriers et cruels, en d’autres mots précisément les cauchemars[3].
Dans son ouvrage dédié au cauchemar, Sophie Bridier semble ignorer que la notion générique de rêve qualifiait, initialement, une sorte d’esprit. Pour le chercheur, à son origine païenne, « le cauchemar n’est pas un type de rêve mais un être surnaturel maléfique qui agresse physiquement le dormeur »[4], en s’installant sur sa poitrine[5], Démon ou revenant, le cauchemar est toujours et littéralement lié à l’enfer. Assez répandu, la croyance en telle figure mythique est aujourd’hui «expliquée» par la pression artérielle et pulmonaire qui peut nous chevaucher pendant les sommeils et les rêves.
À travers le monde chrétien – parmi d’autres – on pourrait bien se demander si les enfers de Dante, Quevedo, Milton ou Swedenborg n’ont pas été rêvés et cesser par cela de les considérer en tant que visions poétiques ou théosophiques des leurs auteurs. En effet, si jadis le cauchemar était tel être démoniaque, on doit envisager le «progrès» vers une conception de faire un rêve comme cristallisation de l’enfer psych(olog)ique. Le fait est que, avec le romantisme, l’introjection de l’espace eschatologique[6] est achevé – d’où la psychanalyse (et, plus tard, la neurophysiologie).
Moins ou plus métaphoriquement, l’inconscient personnel de Freud – ou l’ombre pour Jung – est un substitut de l’enfer. Ensuite, pour les psychanalystes qui se sont aventurés dans son bolge, peu nombreux d’ailleurs, le cauchemar s’affiche comme l’accomplissement franc du désir le plus fortement refoulé, donc hyper-angoissant, qui serait celui d’inceste[7]. Ensuite, pour les neurophysiologues – notamment C. Fisher – les cauchemars « ne sont pas de rêves à proprement parler, puisqu’ils n’apparaissent pas pendant la phase paradoxale mais pendant le sommeil proprement dit, au stade de sommeil le plus profond »[8], ou, plus exactement, le cauchemar se produirait « entre le sommeil et le rêve »[9], durant la transition brutale du sommeil profond au sommeil paradoxal[10]. En tout cas, avec toutes les objections, le cauchemar ne cesse de survenir dans tous les moments de l’histoire individuelle et collective.
Rêvant d’Hitler à son âge
Dans l’analyse des rêves en récit appartenant à Fellini, Greene et Perec, je vais privilégier le contenu, parce que, mettant à part le sentiment de peur intense, aucun auteur ne décrit les bien connus symptômes du cauchemar, tels que l’oppression pectorale ou la paralysie des membres. Je ne le comprends pas stricto sensu, comme phénomène paradoxalement plutôt physique – même dans la théorie psychanalytique; surtout, j’envisage le cauchemar en tant qu’espace onirique du mal ayant toujours une figure tutélaire. Autrement dit, l’onirodystopie a(vec) son dictateur.
Ajoutons que « le travail du rêve consiste à mettre en scène un être hideux, un démon – quelle que soit sa représentation historique et culturelle [je souligne – L.M.] »[11]. D’un côté, Carl Gustav Jung regardait le succès du national socialisme allemand en termes d’un «réveil de Wotan»[12], comme si le dieu germanique païen se fût incarné dans la personne d’Adolf Hitler. Cette clairvoyance jungienne, pour laquelle chaque image divine est archétypale, contradictoire, ayant une double essence psychique, s’est avérée juste. En fait, de l’autre côté, chrétien, ce n’est pas un hasard si, dans l’imaginaire collectif du siècle passé, Adolf Hitler joue le rôle de l’Antéchrist: nouveau Néron qui, pour les juifs d’abord, a déchaîné l’enfer sur terre. Après la Guerre, Jung écrit sur le «pacte nazi avec le diable»[13], qui aurait poussé l’Allemagne vers une «prise en possession par l’ombre collective»[14], espèce d’archétype de masse, magnifié et simultané, symbolisé par le grand Führer.
Avant que je passe à l’analyse des trois rêves hypermodernes avec Hitler, voici un rêve d’un de ses contemporains, recueilli par Charlotte Beradt, qui est, curieusement, similaire:
Hitler apparaît. Il a des bottes hautes et vernies comme un dompteur, et comme un clown un pantalon de satin lilas froissé mais scintillant.[15]
Le rêveur revient plus tard avec une parenthèse en essayant d’interpréter son rêve: « j’avais lu pendant la journée que la couleur lilas était celle du deuil en Angleterre, je ne le voyais donc pas seulement comme un clown, il me faisait penser à la mort et au deuil »[16]. De plus, Beradt se pose une question éthique en ce qui concerne le fait que cette caricature de cirque n’a pas été reconnue tel qu’il l’avait comprise au cours de la journée: « Il le voit comme un clown et même criminel – nos parents n’ont-ils donc pas vu qu’il avait l’air d’un clown? s’interrogent sans cesse les générations d’après-guerre. »[17]. De toute façon, dans les trois rêves suivants, Hitler va être – bien sûr, inconsciemment – hyperparodié, voire la parodie de quelque chose de déjà préparodiée.
Un Führer à la Federico Fellini
Pour le cinéaste italien, qui, enfant, a senti le fascisme sur sa peau, Mussolini représentait l’imago du père national. On pourrait contextualiser ses deux rêves en récit dans lesquels Adolf Hitler est, d’une certaine manière, vu comme ayant des traits en commun avec le dictateur italien.
Ainsi, comme s’il avait redirigé une scène du célèbre film Le Dictateur (1940), le matin du 15 octobre 1961 Fellini se souvient que:
Chaplin, déguisé en Hitler, me fait l’immense honneur de bouffonner pour moi.
Quatre mois et quart après, à la suite du rêve paradisiaque du vol fait pendant la même nuit (daté du 22 février 1962), Adolf Hitler devient à la fois personnage onirique et partenaire de conversation:
Nous sommes reçus en délégation par Hitler. Le décor est religieux, étouffant, mortuaire. Marbres glacials, cryptes, voûtes sombres [je souligne – L.M.].[18]
Le décor est déjà infernalisé. De plus, « Hitler faisait le bouffon [je souligne – L.M.], il imitait en les parodiant des hiérarques fascistes[19], il nous prenait dans ses bras avec beaucoup de cordialité » – sorte de messe noire en miniature. Puis, comme téléportés dans une voiture, Titta[20] répond aux « courtoisies » d’Hitler, en imitant à son tour Mussolini. De plus, tandis qu’ils se promènent « le long d’un sombre et interminable souterrain [je souligne – L.M.] », Fellini s’entretient avec le Führer, mais il arrive seulement à une conversation, pas à une conversion:
– Et le soir, que faites-vous d’habitude? […]
– Ce soir j’assiste à la messe d’un jeune petit prêtre que nous fusillerons demain! […]
– Le prêtre aussi assiste à la messe? […]
– Non. Il a mangé du boudin de riz et il ne peut pas communier […]. Si vous saviez comme cela fait du bien d’assister à une messe.
Enfin, dans une troisième partie du cauchemar en récit, le portrait fait à Hitler est tout à fait suggestif:
Je le regarde droit dans les yeux, il est blanc et rose, il a les yeux blancs des bêtes sauvages, il est vraiment fou, pensé-je, et pourtant son horrible douceur féminine me trouble, il a quelque chose d’atrocement infantile dans ses éclats de rire, dans certains élans… Il fait horreur et pitié [je souligne – L.M.].
Charitable de manière superflue, Fellini est profondément humaniste, car, dans les années ‘60, il appartient encore à la même modernité qui, paradoxalement, avait engendré le totalitarisme hitlérien.
Graham Greene, l’onirosécuriste
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Greene a été employé par le Service de l’Intelligence Secrète britannique. Peut-être pour compenser quelque déficit dans l’univers commun, il accomplit dans son univers onirique secret une mission d’annihilation du ministre nazi Goebbels[21]. Particulièrement, dans la sélection que l’écrivain a faite de son journal de rêves il y a un chapitre consacré à la guerre, dans lequel on trouve un cauchemar avec Hitler – non daté, mais nous pourrions supposer qu’il s’agit de la deuxième moitié des années ‘60[22]:
Il y eut une circonstance que je suis fier d’évoquer, au cours de laquelle je contribuai à la capture d’Hitler. J’attendais par hasard sur un quai de gare lorsque je vis deux hommes descendre d’un train. L’un d’eux était, je le savais, un général des services secrets allemands, et, quand je regardai son compagnon, je fus certain de reconnaître Hitler, bien que l’absurde moustache eût disparu et que son visage fût chiffonné et plus humain [je souligne – L.M.]. Je criai à tous ceux qui se trouvaient là: «Hitler, Hitler est vivant ».[23]
Comme il arrive avec la voiture dans le cauchemar de Fellini, Hitler est transporté vers l’enfer du rêve par un véhicule psychopompe typique, le train – ce qui, nous allons le voir, deviendra pour Georges Perec le chariot. De nouveau, la figure du Führer est parodiée – bien que d’un ton positif en ce cas – et, chose assez étonnante, le même sous-sol apparaît, toujours infernal:
Les deux hommes s’engagèrent dans une bouche de métro. Les gens me regardaient comme si j’étais fou, mais je continuai avec mes cris et les deux hommes furent arrêtés dans leur fuite. Hitler revint vers moi, en colère. Nous allâmes jusqu’au bout du quai [je souligne – L.M.] où nous nous assîmes et parlâmes pendant un long moment.
Malheureusement, à la différence de Federico Fellini, l’auteur anglais, une fois réveillé, ne peut pas se rappeler ce dont ils ont pu discuter:
Je ne me souviens pas du sujet de notre conversation. Quelques personnes étaient là pour aider à le garder, et bientôt un peloton de soldats arriva, qui l’emmena.
Le clown du Georges Perec
Pour tous les rêves en récit de cet homme, le contexte est la même tragédie familiale: père mort au début de la Seconde Guerre mondiale, mère disparue dans le camp d’Auschwitz, c’est-à-dire deux pertes qui, pour l’enfant de quatre, puis de sept ans, et d’autant plus pour le futur écrivain, ont sûrement brûlé n’importe quel manuscrit du roman familial dont parlait Freud.
Ainsi, dans le rêve n° 116 du journal[24], daté du mai 1972 et titré Le singe, on peut aisément reconnaître les discours ampoulés hitlériens, quoique bien extra hardis:
Adolf Hitler est une espèce de clown grotesque, très pâle et longue mèche [je souligne – L.M.]; il joue avec emphase et exagération et d’abord ridiculise son aide de camp, le général Hartmann[25], un bon gros teuton à trogne rouge, certainement ivre […]. Hitler commence par dire, mielleux, tout le bien qu’il pense de Mariani[26]. Mais au fur et à mesure que la tirade avance, elle devient de plus en plus perfide et […] s’achève dans un torrent d’imprécations ordurières.
Notons bien que « Hitler et ses lieutenants apparaissent comme des personnages cocasses, caricaturaux, tragi-comiques »[27], le bouffon de Federico Fellini et ce Charlot rêvé par Graham Greene sans l’attribut viril de la moustache faisant bonne famille avec ces clowns du Perec. De plus, on apprend que:
L’éminence grise d’Adolf Hitler est un singe; il a une très longue queue qui se termine par une main (gantée de noir?) et il ne cesse d’en jouer […] pour accompagner et scander le discours de son maître.
Après un brusque changement décoratif, la nouvelle scène paraît détachée d’une ville infernale, sinon même de l’enfer. Enfin, l’atmosphère devient proprement dite cauchemardesque:
Silence de mort. Sur une vaste esplanade, une foule de soldats vêtus de noir repoussent la population cependant que, terrible et grotesque en même temps [je souligne – L.M.], le singe s’avance au milieu de la grande place. Il est assis sur une sorte de petit chariot (un affût de canon), la queue pointant devant lui comme un canon de char.
Un enfant court. Un des soldats se retourne brusquement lorsqu’il passe devant lui et l’étend à terre d’un coup de crosse.
Même si le personnage central du rêve est le général Hartmann, par son grotesque il ne fait que garder les appellations de son chef, se confondant avec lui dans une figure pseudo-condensée, auquel vient s’ajouter l’ingrédient-surprise de la deuxième séquence onirique, le soldat vêtu de noir – comme le questionnable gant du singe – et son coup mortel. Je ne voudrais pas m’aventurer dans l’engrenage œdipien – la queue-phallus, le retour du soldat précisément lorsque l’enfant est sur le point de le dépasser etc. De toute façon, contrairement aux autres exemples, ici, le rêveur est un simple spectateur. Et « Un enfant court. » est la plus courte sentence de la transposition du cauchemar, peut-être la plus intime. Comme pour Un homme qui dort, mais à rebours, toute la signification du texte est concentrée dans cette image courante. Me prenant le risque de commettre une surinterprétation, puisque l’hypothèse est trop tentante, je crois que cet enfant est le petit George, à l’instar que le soldat soit son Père(c). Dans la moitié autobiographique de W ou le souvenir d’enfance, ouvrage publié trois ans après La boutique obscure, l’orphelin nous offre quelques informations précieuses qui peuvent expliquer par elles-mêmes le final du rêve:
Mon père fut militaire pendant très peu de temps. Pourtant quand je pense à lui c’est toujours à un soldat que je pense. […] Pendant longtemps sa photo, dans un cadre de cuir qui fut l’un des premiers cadeaux que je reçus après la guerre, fut au chevet de mon lit.[28]
À une certaine époque de ma vie, […], l’amour que j’ai porté à mon père s’intégra dans une passion féroce pour les soldats de plomb. […] lorsque je commençais d’aller au lycée, elle[29] me donnait chaque matin deux francs […] pour mon autobus. Mais je mettais l’argent dans ma poche et j’allais au lycée à pied, ce qui […] me permettait, trois fois la semaine, d’acheter un soldat (de terre, hélas) dans un petit magasin situé sur mon itinéraire. Un jour même, voyant en vitrine un soldat accroupi porteur d’un téléphone de campagne, je me souvins que mon père était dans les transmissions et ce soldat, acheté dès le lendemain, devint le centre habituel des opérations stratégiques ou tactiques que j’entreprenais avec ma petite armée.[30]
Pour conclure, le démon se manifeste habituellement comme un parodiste de la création divine, dont il se moque, dans une sorte de singerie. Le mal est toujours la parodie du bien. D’autre part, pour l’hypermodernisme, cette charge parodique fonctionne comme une forme d’hypertexte. Adolf Hitler peut représenter le mal en état brut, mais aussi le modernisme mythique avec ses métarécits (le totalitarisme nazi n’étant qu’une de celles méta-narrations légitimantes rendues illusoires par Jean-Francois Lyotard). J’ai montré comment, dans les temps (presque) hypermodernes et appartenant à trois espaces bien réels, mais assez différents, trois auteurs font des rêves cauchemardesques hitlériens. Heureusement, l’histoire ne se répète pas, seulement les cauchemars.
Bibliographie
Beradt, Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, [préface de Martine Leibovici], postfaces de Reinhart Koselleck et de François Gantheret, traduit de l’allemand par Pierre Saint-Germain, Payot & Rivages (Petite Bibliothèque Payot, 513), [Paris], [2004], [Das Dritte Reich des Traums, 1966].
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Fellini, Federico, Le livre de mes rêves, édition établie par Tullio Kezich et Vittorio Boarini avec un témoignage de Vincenzo Mollica, traduction de l’italien Renaud Temperini, Fondazione Federico Fellini – Flammarion, Paris, 2010 [I libro dei sogni, 2007].
Greene, Graham, Mon univers secret. Carnet de rêves, traduit de l’anglais par Marie-Françoise Allain, Librairie générale française (Le livre de poche, 13894), [s.l.], [1996] [A world of my own. A dream diary, 1992].
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Jung, Carl Gustav[31], Opere complete, vol. 10 – Civilizaţia în tranziţie, traducere din germană de Adela Motoc şi Christina Ştefănescu, Editura Trei (Biblioteca de psihanaliză, 101), [Bucureşti], 2011.
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Idem, W ou le souvenir d’enfance, Gallimard (L’Imaginaire, 293), [s. l.], [1993] ; [1975].
***: Nouvelle Revue de Psychanalyse, nº 5 (L’espace du rêve), printemps 1972.
Cette recherche a été soutenue financièrement par le Programme Opérationnel Sectoriel pour le Développement des Ressources Humaines 2007-2013, ainsi que par le Fond Social Européen dans le cadre du projet POSDRU/107/1.5/S/76841 ayant le titre „Études doctorales modernes: internationalisation et interdisciplinarité”.
Notes
[1] Envoyé le 16 septembre 1803; http://inamidst.com/coleridge/letters/text/letter520, consulté le 30 décembre 2012.
[4] Sophie Bridier, Le cauchemar. Étude d’une figure mythique, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, [s.l.], [2002], p. 15.
[8] André Bourguignon, « Fonctions du rêve », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, nº 5 (L’espace du rêve), printemps 1972, p. 192.
[9] Guy Hanon, « Le cauchemar: clinique et théories », Frénésie, nº 3 (Coche-mare), printemps 1987, p. 39, apud Sophie Bridier, op. cit., p. 120.
[10] Évidemment, le terme est celui introduit par l’hypnologue Michel Jouvet, qui en désigne l’étape responsable pour la majorité de nos rêves.
[12] Voir C. G. Jung, « WOTAN » (« WODAN », 1936), en traduction roumaine, dans Opere complete, vol. 10 – Civilizaţia în tranziţie, Trei, [Bucureşti], 2011.
[13] Voir Idem, « Après la catastrophe » (« Nach der Katastrophe », 1945), en traduction roumaine « După catastrofă », dans ed. cit.
[14] Voir Idem, « Le combat avec l’ombre » (« The fight with the shadow », 1946), en traduction roumaine « Lupta cu umbra », dans ed. cit.
[18] Federico Fellini, Le livre de mes rêves, Fondazione Federico Fellini – Flammarion, Paris, 2010, pp. 103-4 l’original, p. 488 la traduction française.
[19] Tout comme fera l’auteur dans l’épisode avec la défilé de la mode ecclésiastique de son Rome (1972).
[20] L’ami – et l’alter ego – de Fellini, qui a suscité les souvenirs de l’enfance d’Amarcord (1973).
[21] Graham Greene, Mon univers secret. Carnet de rêves Librairie générale française, [s.l.], [1996], pp. 33-4.
[22] Parce qu’il est précédé par trois rêves du février 1965, 23 juin 1965 et – sans autre spécification – 1966.
[27] Éric Lavallade, « Lieux Obscurs. Parcours biographiques et autobiographiques dans La Boutique Obscure entre 1968 et 1972 », dans Le Cabinet d’amateur. Revue d’études perecquiennes, http://www.associationgeorgesperec.fr/spip.php?rubrique12, avril 2012, p. 10, site consulté le 27 décembre 2012.