Adriana CARRIJO
Programa de Pós-graduação em Psicologia da
Universidade Federal do Rio de Janeiro, Brésil
adrianacarrijo@terra.com.br
L’enfance contemporaine :
Des significations imaginaires en temps bio-identitaires
Contemporary Childhood:
Imaginary Meanings in Bio-Identity Times
Abstract: Since modernity, childhood has been a privileged anchor theme for humanities. Already rationalized by theological pedagogy, essentialized by psychology, currently included by neuroscience, it embraces the power and flow of representations that remain at the heart of these disciplines, triggering them in a vibrating and renewed social construction. Thus, the history of seizing and modeling childhood reveals a historical and social fabric which, obsessed by its control and functionalist use, leaves identity production pages in the archives of existing and emerging Humanities. This movement around childhood is not confined to the limits of what produces it or what ends it, because it transcends the formerly established frameworks and paradigms. Following the track of imaginary identities assigned to childhood, I aim to understand how this identity, anchored in the body and its fluids, organizes and disrupts in our contemporary world, a field concerning childhood. In an era when the child is left only with an identity objectified through media coverage of childish mental disorders, where the “mental” is equivalent to the status of “body fluid”, I focused on the mapping of imaginary significations maintained/ historically altered in discourse and practices concerning children. To do this, I will work on the analysis of the parental, media and specialised discourse.
Keywords: Contemporaneity; Childhood; Imaginary Meanings; Bio-Identities.
Cet article s’inspire de ma pratique psychanalytique avec des enfants et donc de la relation établie avec leurs parents et/ou leurs tuteurs. J’interroge l’émergence et la massification des multiples troubles psychopathologiques ancrés dans l’enfance contemporaine parmi lesquels le trouble du déficit d’attention/hyperactivité, le trouble oppositionnel défiant et le trouble de l’humeur bipolaire, ces troubles étant pris ici comme des bio-identités assignées à l’enfance contemporaine. La bio-identité est à comprendre comme modalité identitaire typiquement contemporaine décalquée à partir d’un désinvestissement symbolique par rapport au corps et l’émergence simultanée de sa matérialité. Ainsi, le corps dans la contemporanéité n’est plus la base du soin de soi et devient plutôt une entité exigeant les soins du moi. Les bio-identités sont apolitiques et individualistes, vu qu’autant ma demeure (comme espace existentiel) que mes déplacements (comme formes de subjectivation) sont réduits à des comportements fondés par la médecine et par la génétique.
La clinique psychanalytique œuvre à partir de l’exercice de l’écoute, cette écoute se trouvant par conséquent à l’origine du travail de raffinement technique. Dans son texte Conseils aux médecins sur le traitement analytique (1990 [1902]), Freud propose qu’un tel exercice soit peaufiné de façon « également flottante », ce que je considère non seulement comme une technique d’écoute, mais surtout comme une perspective pour contempler le champ social-historique.
Ainsi, j’ai choisi d’entreprendre l’analyse de ces troubles psychopathologiques à la lumière du concept de « significations imaginaires » proposé par Castoriadis (2000), ou encore, de « magma »ou essence articulatrice entre l’action parentale, l’action médiatique et l’action spécialisée. Je cherche donc par là à dépasser le domaine identitaire de la psychiatrisation de l’enfance (l’apologie des troubles). Je cherche aussi à montrer que le régime de sociabilité de l’enfant est traversé par des significations imaginaires de l’enfance établies depuis au moins cinq siècles pour la réalisation de l’« homme bon » ainsi que par une société prophylactisée.
Le « magma » selon Castoriadis (2000) met en évidence que l’institution du sujet et du social-historique sont traversées autant par la logique ensembliste que par la logique identitaire – par la logique de la précision et des stéréotypes communs et inhérents à la vie relationnelle tout comme par une puissante dimension affective et créative, ces deux concepts étant pour cet auteur magmatiques. L’institution aussi bien du sujet que du champ social-historique serait originellement et finalement magmatique, c’est-à-dire pleine de stratifications (significations/représentations) et des puissances chargées de sens et d’affects.
Castoriadis propose un enlacement entre la dimension magmatique – ce four de significations imaginaires – et la création (de nouvelles formes d’être, de vivre et du vivre ensemble) et pense la psyché (la subjectivité) comme une entité stratifiée, c’est-à-dire, dans l’interdépendance avec l’institution de la société, originellement imaginaire. Pour ce philosophe, « la question de la psyché ne peut pas être séparée du social-historique, les deux étant des expressions de l’imaginaire radical, là-bas comme imagination radicale, ici comme imaginaire social » (Ibidem, p. 316).
Pour ce sujet qui était aussi psychanalyste, ce « là-bas » comme imagination radicale désignait la pulsatile expression de l’inconscient et cet « ici » embrassait les faits humains institués comme des produits de cette force. Ainsi, tout comme le destin du magma est la stratification, le destin d’une signification imaginaire serait son effectuation dans le contexte social-historique, à travers les multiplications des formes du vivre ensemble et de l’interaction qui demandent l’identité pour leur effectuation comme institution.
Ainsi sont indissolublement liés sujet et société, imaginaire radical et social. Tout comme sont enlacés, me semble-t-il, les concepts de « significations imaginaires » et de « représentations sociales » proposés par Moscovici (1978). Cet auteur suggère que le chercheur social porte son regard sur la demeure de ces stratifications embrassant la cristallisation/objectivation des nombreuses significations/représentations déposées et cultivées depuis au moins cinq siècles de pédagogisation et de psychologisation de l’enfance.
L’enfance ici révélée peut donc bien être pensée comme une création des sciences humaines, un sous-produit des idées et des régimes de vérité et d’une puériculture qu’on devrait étudier comme révélatrice d’un imaginaire enfantin.
Articulant l’idée avancée par Castoriadis au terrain de l’enfance « troublée » contemporaine, je réfléchis : si elles sont à l’origine un magma, les significations imaginaires de l’enfance seraient toujours passibles de l’« imposition d’une organisation ensembliste. » (Ibidem, p. 390). Cette organisation ensembliste et identitaire reflète le domaine de la logique déterministe qui pense le monde comme structuré analogiquement à la théorie des ensembles et prétendant à une classification par identification. Ainsi, en ce qui concerne l’enfance cette logique se ferait représenter par l’enlacement parents-médias d’une part et spécialistes d’autre part, en quête d’un lieu stratifié/institué dans le cours social-historique.
Ceci étant posé, j’interroge : existerait-il quelque chose de nouveau dans ce processus de psychiatrisation de l’enfance? Serait-il possible de le prendre comme étant strictement contemporain, de le concevoir comme le résultat d’un flux de significations imaginaires de l’enfance ?
À travers le travail clinique quotidien, j’ai essayé de penser la puissance de certaines significations/représentations et, plus précisément, d’entrevoir comment celles-ci habiteraient le cœur de certains discours à l’œuvre dans des pratiques high-tech produites pour la consommation et pour une « apparente et renouvelée » disposition sociale qui déplace de plus en plus l’enfant vers le centre d’une culture troublée et médicalisée, jadis pédagogisée et psychologisée. Coïncide ainsi avec l’émergence de ces idées l’histoire de la capture de l’enfant et de la modélisation de l’enfance, une franche construction sociale, une réalité atteinte transversalement par des significations/représentations du développement et du fonctionnement cognitif, aboutissant de nos jours à des psychopathologies du développement et à des dysfonctions cognitives, toutes des sous-produits du discours médiatique qui mobilise l’angoisse parentale dans ces temps où les prescriptions prennent la place du pulsionnel en tant que condition du lien social.
Il faudrait donc réfléchir aux conséquences de ce déplacement du clivage affectif pour l’identification prescriptive. L’enfant déplacé du peloton/feuilleton familial et des névroses trans-générationelles finit par y opérer une involution : il s’est transformé en support de bio-identités. Mais est-ce un déplacement inévitable face à la dimension mouvante des significations imaginaires dans le champ social-historique ?
Dans ce sens, la critique sociale proposée par Castoriadis porte d’importantes spécificités car elle analyse l’efficacité symbolique de certaines significations imaginaires à partir de son effectuation dans le tissu ensembliste et identitaire, exemplifié ici par l’action parentale, médiatique et spécialisée rétractant des éléments d’une logique classique et déterministe qui habite la construction de l’enfance et va jusqu’à la confiner dans les limites d’une conception phasique et inachevée, passible donc d’interventions multiples pour sa meilleure maturation et adaptation au milieu social.
Empruntant cette ligne de raisonnement proposée par Castoriadis, j’ai fait attention au noyau vivant et pulsatile de ces significations/représentations qui comprennent le rachat de savoirs anciens qui avaient endossé de nouveaux habits et la légitimation d’un référentiel « adultocentrique » (Castro, 1990, p. 11) qui rend l’enfance un lieu d’expérimentation scientifique clivé depuis quelques siècles et, dans sa version contemporaine, d’un expressif spectacle médiatique.
L’enfance pensée comme invention/production sociale-historique surgit par conséquent de la nécessité d’une soumission du corps dressé de l’enfant à un champ social plus large, afin de valider également les principes scolastiques depuis le Moyen Âge.
Avant cela, l’enfant traînait avec l’adulte, partageait la scène sociale comme un « homuncule », un projet d’homme futur qui survivait parfois aux intempéries de la vie relationnelle et de la lutte pour la survie. La scène de la vie sociale était absolument publique, la place étant le lieu de communion des attentes et des chagrins. Ainsi, l’institution enfance fut sculptée dans la voie d’une privatisation de la vie familiale, de la louange du nom de famille et dans l’ancrage sur les valeurs catholiques sur cet « homoncule ». (Ariès, 1981).
L’enfant doit alors être contemplé comme une institution modélisée à travers l’histoire, comme un sujet chargé d’attentes et de valeurs propres, le produit d’un parcours dans lequel le corps enfantin capté par l’imaginaire social de chaque époque fond le champ de l’enfance comme espace de quadrillage, développement et disciplinarisation.
L’articulation de la production philosophique et psychanalytique proposée par Castoriadis (2000) tenant compte de l’idée de « significations imaginaires » des « représentations sociales » préconisées par Moscovici (1978) me semble alors un champ fertile d’études sociales, vu que l’ouverture à ces concepts et à leurs possibles articulations rachète la dimension imaginaire comme noyau constitutif et producteur autant du sujet que de la société. De plus, cela loue l’impossibilité de scission entre ces deux instances et pointe pour la possibilité de recherche à travers les flux et la cartographie suggérée par les traces de leurs marques/bornes.
À travers les représentations sociales de l’enfance contemporaine, mon objet d’étude et de réflexion pour cette journée, j’espère non seulement contribuer à la décantation de ces processus de production de subjectivité de base bio-identitaire mais aussi agréer à la recherche sociale les impasses (les miennes) inhérentes au travail avec la dimension affective et créatrice (imaginaire), des puissances qui ne peuvent pas être exclues de n’importe quel travail de terrain, suggérant par là des actions qui incorporent les notions de densité, intensité et complexité comme des conditions elles aussi inhérentes à la démarche théorique/méthodologique avec les significations/représentations.
Références bibliographiques
Ariès, P. (1981). História social da criança e da família. Rio de Janeiro: LTC-Livros Técnicos e Científicos Editora S.A. [Traduction de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Plon, 1960]
Castoriadis, C. (2000) A instituição imaginária da sociedade. São Paulo: Editora Paz e Terra. [Traduction de L’institution imaginaire de la société. Paris: Seuil, 1975]
Freud, S. (1990) Recomendações aos médicos que exercem psicanálise [Conseils aux médecins sur le traitement analytique (1902)]. Article sur la technique. In: O caso de Schreber artigos sobre técnica e outros trabalhos. Edição Standard Brasileira das Obras Psicológicas Completas de Sigmund Freud, Vol. XII (1901-1905). Rio de Janeiro: Imago
Castro, L. (1990) “Desenvolvimento humano: por um retorno ao imaginário” In: Psicologia Clínica. Pós-graduação & Pesquisa. Rio de Janeiro: Pontifícia Universidade Católica do Rio de Janeiro, Centro de Teologia e Ciências Humanas, Departamento de Psicologia, v.5, n. 5.
Moscovici, S. (1978). A representação social da Psicanálise. Rio de Janeiro: Zahar Editores.